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Aux origines du bolchévisme : les sociétés secrètes et journaux des révolutionnaires nobles Pestel et Ryléev (1816-1825)
samedi 9 novembre 2024, par
Cet article est la suite du premier épisode :
Qui étaient Pestel et Ryléev ?
Les bolchéviks proposèrent en 1918 une liste de personnalités à qui l’Etat ouvrier issu d’Octobre 1917 devrait rendre hommage :
Personnalités à la mémoire desquelles il est prévu d’élever des monuments à Moscou et dans d’autres villes de la République socialiste fédérative socialiste de Russie (...) :
I. Révolutionnaires et personnalités publiques
1. Spartacus. 2. Tiberius Sempronius Gracchus. 3. Brutus. 4. Babeuf. 5. Marx. 6. Engels. 7. Bebel. 8. Lassalle. 9. Jaurès. 10. Lafargue. 11. Vaillant. 12. Marat. 13. Robespierre. 14. Danton. 15. Garibaldi. 16. Stepan Razine. 17. PESTEL 18. RYLEEV. 19. Herzen. 20. Bakounine. 21. Lavrov. 22. Khaltourine. 23 Plekhanov. 24. Kaliaev. 25. Volodarski. 26. Fourier. 27. Saint-Simon. 28. Robert Owen. 29. Jeliabov. 30. Sophie Pérovskaïa. 31. Kibaltchitch.
Liste soumise à la considération du Conseil des commissaires du peuple par le département des beaux arts du commissariat du peuple à l’instruction publique (2 août 1918)
Izviestia du Comité exécutif central de Russie, numéro 163, 2 août 1918
Les dirigeants du bolchévisme, dont Lénine (1903-1924) et Trotsky (1917-1940), désiraient donc que Pestel et Ryléev soient connus et célébrés par les militants du mouvement ouvrier (voir également cet article à propos de Bakounine et Kropotkine).
Il manquerait donc quelque chose à un parti se voulant bolchévik mais dont les militants ne connaissent ni Pestel et Ryleev. Avant de leur ériger des statues, ou par exemple de rebaptiser le pont Alexandre III à Paris en leur honneur consécutivement à la future prise du pouvoir par la classe ouvrière, étudions donc leurs idées et leurs actions.
Outre l’ouvrage cité ci-dessous, des livres à ce sujet sont :
1) Le roman La Barynia d’Henri Troyat, deuxième épisode de la pentalogie La Lumière des Justes.
L’auteur y met en scène les discussions entre Pestel, Ryléev et les autres futurs décembristes, auxquelles participe le héros de la pentalogie, Nicolas Ozareff.
2) Les penseurs russes - Les idées économiques et sociales de la Russie des XVIII ème et XIX ème siècles par Andreï Anikine. Chapitre VI : Les idées économiques et sociales des décembristes. Pestel.
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Histoire de l’URSS. Editions de Moscou. 1948.
Pour réorganiser le régime féodal existant en Russie, les révolutionnaires nobles fondèrent des organisations politiques secrètes. Beaucoup d’entre eux adhérèrent d’abord à des associations religieuses et morales—les loges maçonniques, qu’ils utilisaient dans leurs buts politiques.
La première société politique secrète des nobles révolutionnaires fut créée en 1816 et fut nommée "Société des véritables et fidèles fils de la patrie" ou "Union du Salut". Le colonel Alexandre Mouraviev fut le fondateur de cette société composée de 20 membres. Elle se fixait pour but l’affranchissement des paysans et l’introduction en Russie d’une monarchie constitutionnelle. Deux courants se formèrent dans cette société : les modérés et les militants. Ces derniers avaient à leur tête le colonel Pavel Ivanovitch Pestel (1793-1826)
Deux ans plus tard, fut fondée une nouvelle société, l’ "Alliance de la Prospérité" (1818-1821). Ce n’était déjà plus une étroite organisation de conspirateurs ; elle comptait 200 adhérents. Des sections locales, les ouprava, furent fondées en province. La plus révolutionnaire était l’ "Ouprava méridionale", fondée par le colonel Pestel en Ukraine (à Toultchine). Sous l’influence de Pestel, l’ "Alliance de la Prospérité" se déclara pour la république.
En janvier 1821, à Moscou, se tint un congrès de l’Alliance où de graves divergences se firent jour. Les modérés décrétèrent la dissolution de l’ "Alliance de la Prospérité". Pestel refusa de se plier à cette décision et fonda en 1821 une nouvelle organisation connue sous le nom de "Société du Sud" (1821-1825). Pestel, Bestoujev-Rioumine, Serguéï Mouraviev-Apostol, Davydov et autres en faisaient partie. Le chef de la "Société du Sud"était Pestel. C’était un homme très instruit, de grande intelligence et de caractère autoritaire. Pouchkine disait : "Pestel est un homme intelligent dans toute l’acception de ce terme, c’est un des esprits les plus originaux que je connaisse".
Pavel Ivanovitch Pestel avait reçu une excellente instruction. En 1812 il se battit vaillamment contre Napoléon et fut blessé à la bataille de Bornodino. Il participa avec l’armée russe aux campagnes étrangères de 1813-1815. Dès son adolescence Pestel se passionna pour les sciences sociales, étudia les oeuvres de Voltaire, de Diderot, de Rousseau, et de bien d’autres penseurs européens. La révolution en Occident, la lecture des livres politiques avait soulevé son indignation contre le régime de servage et d’arbitraire qui régnait en Russie. Il était devenu un ardent partisan de la révolution et de la république.
Pestel établit une programme de réformes constitutionnelles de la Russie qu’il dénomma la Rousskaïa Pravda (La Vérité Russe).
Selon ce projet la Russie devait, à la suite d’un coup d’Etat, être transformée en "république indivisible" avec un puissant pouvoir centralisé. Pestel proposait d’exterminer tous les membres de la famille impériale. La monarchie renversée, on devait proclamer la dictature de l’ "Administration suprême provisoire" qui devait se composer de trois organismes : législatif suprême ou Assemblée du peuple, l’exécutif suprême — la Douma d’Etat, et le Sobor suprême qui devait contrôler la juste exécution des lois. Pestel proposait une organisation démocratique de la république, les citoyens devaient jouir de droits égaux et de la liberté. Aucun cens de fortune ou d’instruction n’était nécessaire pour avoir le droit de suffrage.
La Rousskaïa Pravda proclamait l’affranchissement des serfs qui devaient recevoir la terre sans indemnité. Toute la terre labourable devait être partagée en deux parts. La première moitié, composée des terres confisquées par l’Etat aux propriétaires, devait constituer un fonds dont la jouissance devait être commune. Cette terre ne pouvait être ni vendue ni achetée. L’autre moitié devait se composer des terres de l’Etat et de celles des propriétaires privés non confiscables. Elle était destinée à créer l’ "abondance" dans le pays et pouvait être achetée et vendue. Ainsi le projet de réforme agraire de Pestel, quoique ne détruisant pas entièrement la grande propriété terrienne, la sapait toutefois sérieusement.
En 1822, à Pétersbourg, fut fondée la "Société du Nord" qui exista jusqu’à 1825. Le poète Ryléev, Pouchkine, Iakouchkine et autres en faisaient partie. Elle était dirigée par un officier de la garde, Nikita Mouraviev (1795-1826). En 1812, encore adolescent, il abandonna la maison paternelle pour s’engager dans l’armée, participa à la campagne de France et fut témoin d’une campagne électorale à Paris. Dans cette ville il se constitua une excellente bibliothèque d’ouvrages révolutionnaires. A son retour en Russie, il fut l’un des organisateurs de la Société secrète du Nord.
Mouraviev étudia toutes les constitutions européennes et même celle de vingt-trois Etats de l’Amérique du Nord. De nombreux articles pris dans ces constitutions lui servirent à établir son propre projet de constitution pour la Russie. Selon ce projet, la Russie restait monarchique. Elle devait avoir à sa tête un empereur à pouvoir limité par l’assemblée du peuple, composée de deux chambres : la chambre haute ou Douma suprême, et la chambre basse ou chambre des représentants du peuple. Seuls les propriétaires de biens mobiliers ou immobiliers avaient le droit d’élire ou d’être élus à ces assemblées et surtout à la chambre haute. Le servage devait être aboli mais la terre restait aux propriétaires. Les paysans ne devaient recevoir que de petits lots, des isbas, du bétail et des instruments agricoles. Suivant le projet définitif de Mouraviev chaque famille de paysan serf devait recevoir à son affranchissement un lot de deux déciatines de terre.
Le projet de Mouraviev fut sérieusement critiqué par les membres radicaux de la "Société du Nord".
"Il faut résoudre en premier lieu la question de la propriété agraire, disait Pestel. Les terres doivent être réparties entre les paysans ; ce n’est qu’à cette condition que le but de la révolution sera atteint."
Le poète Kondrati Fédorovitch Ryléev (1795-1826) joua un rôle important dans la « Société du Nord ». Il avait également participé à la guerre contre Napoléon et aux campagnes à l’étranger. Rebuté par le service militaire, il donna sa démission. En 1823, Ryléev fonda avec Bestoujev la revue L’Etoile polaire. Cette revue ainsi que les poèmes de Ryléev exercèrent une très grande influence sur la jeunesse aristocratique. En 1820, Ryléev acquit une grande popularité : il fut le premier à désavouer le favori Araktchéev. Ryléev adhéra à la « Société du Nord » en 1823 et prit une part active aux préparatifs de l’insurrection du 14 décembre 1825. Ryléev disait de lui-même : « Je ne suis pas un poète mais un citoyen ». Sa poésie était pénétrée de motifs civique, de l’amour de la liberté et de la haine de l’esclavage. Ryléev était un des plus fervents partisans de la lutte contre le tsarisme. Il savait que la défaite était possible, mais il était pénétré d’une foi ardente et était convaincu de la victoire définitive de cette juste cause. Ryléev a admirablement exposé ces sentiments dans la « Confession de Nalivaïko » :
Je sais parfaitement que la mort attend
Celui, qui le premier se révolte
Contre les oppresseurs du peuple.
Le sort m’a déjà condamné !
Mais, dis-moi : Quand la liberté
Fut obtenue sans sacrifices ?
Je périrai pour ma patrie,
Je le sens et je le sais ...
Et avec joie Père bien-aimé,
J’accepte mon sort et le bénis.
A la même époque que les sociétés du « Nord » et du « Sud », en Ukraine (dans la Volynie) fut organisée en 1823 une autre société secrète, dénommée « Société des Slaves réunis ». Ses fondateurs étaient des officiers, les frères Borissov, Gorbatchevski et autres. Elle se composait d’officiers subalternes de petite fortune et de nobles qui ne servaient pas dans l’armée. « Société des Slaves réunis » n’avait pas de programme déterminé, mais affirmait résolument la nécessité d’abolir le pouvoir tsariste et le servage. Les « Slaves » réclamaient la création d’une république fédérative démocratique comprenant tous les pays slaves. Alors que les membres des sociétés du « Nord » et du « Sud » étaient partisans d’un coup d’Etat militaire préparé par un cercle étroit de conspirateurs, les membres de la « Société des Slaves réunis » tentaient de répandre leurs idées parmi les soldats. En été 1825, les « Slaves » adoptèrent le programme de Pestel et se joignirent à la « Société du Sud ».