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Luttes de clans et luttes de classes dans le Japon médiéval
jeudi 5 décembre 2024, par
Luttes de clans et luttes de classes dans le Japon médiéval
Deux ouvrages de Pierre-François Souyiri éclairent singulièrement la période médiévale au Japon : « Le monde à l’envers » et « La révolte des Ikki »…
Ils remettent sur ses pieds le déroulement historique et rappellent que l’histoire du Japon médiéval est une lutte de classes.
A l’opposé de Souyiri, nombre d’auteurs ne voient dans le Japon médiéval que des luttes de clans féodaux, clans impériaux, clans de la noblesse, clans des chefs religieux des monastères, clans des gouverneurs et autres hauts fonctionnaires, clans des guerriers de toutes sortes (chefs de guerre, samouraïs, bandits…).
En fait, durant ces guerres civiles, il y a eu plusieurs guerres sociales car le fondement de cette vaste déstabilisation est la lutte des classes permanente au sein de la société japonaise. La lutte des clans n’est que l’écume de cette mer en violente furie des oppositions de classes.
La révolte paysanne est sans cesse sous-jacente. La misère nourrit la révolte des pauvres et fournit une masse de bandits, de vauriens, mais aussi de combattants contre l’ordre social.
L’une des révoltes a eu un succès décisif : elle a imposé la suppression de l’esclavage. Il y a eu aussi le combat des paysans pour imposer leurs droits à la terre, leur propriété d’une part des récoltes, leur refus d’impôts insupportables et aussi leur auto-organisation villageoise.
Au travers de ces luttes, ceux qui étaient considérés comme des non-humains, des bêtes, des inexistants et insignifiaints, qu’on peut tuer sans souci, ont imposé leur existence et leur force.
Cependant, l’Histoire étant écrite par les vainqueurs, elle ne leur laisse guère de place…
Jason, abbé de Daijô-in écrit dans son journal personnel en 1485 :
« Aujourd’hui, ceux des barons locaux de la province de Yamashiro qui sont âgés entre 15 et 60 ans se sont réunis pour tenir conseil. Les paysans de la province ont fait de même. »
Souyiri dans « Le monde à l’envers » :
« 1400, instabilité sociale croissante, c’est le temps des révoltes
1416 : troubles dans l’Est de l’archipel… Pour plus d’un siècle, le Kantô sombre dans l’anarchie féodale.
1428-1429 : la paysannerie autour de Kyôto se révolte pour l’abolition des dettes. C’est la première grande révolte populaire. D’autres soulèvements éclatent dans les années suivantes.
1441 : la paysannerie se révolte dans le Kinai et le régime est contraint dans l’urgence de donner satisfaction aux insurgés. Désormais, les révoltes se multiplient.
1462 : nouvelle vague de révoltes de la capitale.
1485-1493 : soulèvement au sud de Kyôto des petits guerriers locaux et des paysans : naissance d’une commune régionale autonome.
1493 : le mouvement d’autnomie rurale et urbaine s’accentue. Villages et quartiers des villes du Japon central organisent l’auto-défense et l’auto-administration.
1573 : Les organisations religieuses à caractère militaire et les ligues paysannnes sont écrasées. En créant des marchés libres, le nouvel Etat mis en place par Nobunaga brise le pouvoir des corporations de marchands et d’artisans, et renforce la montée de nouvelles couches bourgeoises. Le pouvoir sépare les guerriers de la paysannerie.
Si la montée des couches guerrières, la création d’un Etat shôgunal et l’effondrement progressif du système politique mis en place par la monarchie impériale au cours de l’époque ancienne constituent bien l’un des phénomènes saillants de cette époque, la mobilité sociale ou plutôt l’instabilité sociale constitue tout autant un trait majeur de cette société. Les hommes du XVe siècle désignaient cela par l’expression imagée « gekujô », quand « l’inférieur l’emporte sur le supérieur », c’est-à-dire la désobéissance civile, l’inversion des hiérarchies sociales, « le monde à l’envers ». En langage moderne, on serait peut-être bien inspiré de traduire cette expression par « révolution », à condition bien sûr d’entendre par là non pas le grand soir, mais un mouvement multiséculaire de remise en cause permanente des pouvoirs étatiques ou régionaux, de poussée émancipatrice des couches sociales inférieures. Celles-ci refusent la fatalité de leur condition tandis que les couches dirigeantes s’avèrent incapables de maintenir des institutions stables. L’existence de ce « gekokujô », cette mobilité sociale de nature quasi révolutionnaire, explique pourquoi l’Etat éprouve les plus vives difficultés à faire régner l’ordre dans les provinces… Le phénomène de la guerre féodale est rendu plus complexe par l’existence de véritables conflits sociaux opposant seigneurs fonciers et communautés paysannes.
Très fortement structurées autour de la riziculture, ces dernières résistent souvent victorieusement à la ponction fiscale exigée par les couches supérieures. Le montant et la nature des redevances annuelles, la durée des corvées et leur objet, constituent un thème fréquent de dispute. A partir du XVe siècle, les communautés s’opposent aux classes dirigeantes à propos de la nature même du pouvoir seigneurial, revendiquant pour elles le droit à l’auto-administration, y compris les droits de justice et de police dévolus jusqu’alors aux seigneurs. Produits du développement d’une économie monétaire, d’autres conflits surgissent entre peuple des campagnes et prêteurs d’argent usuriers habitant les villes…
Cette gigantesque poussée sociale et cette aspiration à l’autonomie et au pouvoir local nées de la crise des structures féodales incapables d’assumer si peu que ce soit leur rôle et de plus en plus considérées comme superflues, expliquent les difficultés des autorités du Moyen-Age finissant à assurer l’ordre. Cette incapacité des pouvoirs constitués à s’imposer face à ce mouvement de déstabilisation permanente venu d’en bas éclaire le caractère endémique de la guerre pendant la plus grande partie de la période.
Si le Moyen-Age est assurément un âge des guerriers, c’est donc aussi un âge des révoltes, un moment d’insubordination sociale…
Dans ces moments de crise, les populations deviennent difficiles à contrôler : les gens des villes fuient vers les campagnes dans l’espoir de chaparder ou dans les montagnes où il reste possible à la belle saison de survivre en cueillant baies et légumes sauvages, ou encore en chassant…
Se sentant assiégés par des foules affamées, les puissants ont parfois peur aussi…
C’est à partir du XIIIe siècle que la petite paysannerie, surtout dans le Kinai et les régions voisines, commence à s’émanciper du régime servile auquel elle était condamnée jusqu’alors. Ce mouvement de libération encore limité devait prendre tout son sens dans les deux siècles suivants…
Les historiens du XXe siècle ne se sont pas toujours accordés sur le statut des ces « inférieurs » : s’agit-il d’esclaves, de serfs ou de simples dépendants sur le plan économique mais de statut « libre » ? Tiennent-ils en propre des parcelles ? Les sources écrites sont peu prolixes à leur égard : ils n’y apparaissent que de manière fugitive et allusive. Ils restent les grands muets de l’histoire médiévale…
La société paysanne se divise en deux couches sociales principales : les « myôshu », relativement aisés, responsables de l’exploitation des rizières et du paiement des charges fiscales et les couches de paysans dépendants. C’est à propos de ces derniers que les historiens actuels restent divisés. S’il paraît certain qu’il subsiste des esclaves dans les campagnes japonaises au XIIIe siècle, cela signifie-t-il que tous les paysans dépendants dont il est question plus haut sont des esclaves ?...
Incapables de payer les redevances seigneuriales, endettés, mourant de faim, les gens dans la misère se vendent à des trafiquants d’êtres humains qui négocient cette main d’œuvre misérable dans les régions où on a besoin de bras. Les textes japonais utilisent les expressions « trafic d’êtres humains » sans faire référence explicite à une notion se rapprochant de celle d’esclavage…
Au début du Moyen Age, il n’y avait pas de petites exploitations cultivées par des paysans indépendants. Au contraire, les exploitations des « myôshu » reposaient sur des rapports patriarcaux et esclavagistes…
Quelque chose change dans les rapports sociaux à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle. Ces gens qui acuqièrent une nouvelle place dans la communauté paysanne ont désormais droit à la parole. Dès le début du XIVe siècle, les petits paysans siègent au conseil de la confrérie du santuaire aux côtés des paysans riches.
Comment les couches de paysans dépendants se sont elles émancipées ? Le réveil de l’économie a certainement permis aux plus pauvres d’accumuler un minimum de surproduit parfois commercialisable et rendu possible par l’amélioration générale du niveau de vie. Mais la clé de l’explication est surtout à rechercher dans la mise en culture par ces petits paysans de champs secs (à opposer aux rizières) sur lesquels ils font venir céréales et légumes nécessaires à leur alimentation quotidienne, ce qui les rend par là même indépendants de leurs maîtres… Le champ sec, c’est la terre qui fait vivre le paysan et la terre inondée, c’est la terre par excellence qui fait vivre le maître, celle sur laquelle s’exerce le plus fortement le prélèvement seigneurial. Encore à cette époque, le riz est presque un produit de luxe…
Le XIVe siècle n’a pas d’unité chronologique claire. L’époque de Kamakura continue jusqu’en 1333. La période de Muromachi commence selon les uns en 1378, selon les autres en 1392. Période de transition, le XIVe siècle n’en a pas moins une importance décisive. Il marque le moment où l’instabilité, l’insubordination gagnent tous les secteurs de la société. Le Japon du shôgun Yoshimitsu (1368-1407) est très différent de celui des régents Hôjô. Il est vrai qu’entre-temps, un demi siècle de guerres civiles a profondément bouleversé les structures du pouvoir, les rapports sociaux et la vie culturelle.
Temps de troubles. Le régime Hôjô s’effondre à Kamakura en 13333 après deux années de crise et il est suivi d’une restauration impériale dite de l’ère Kenmu, qui dure à peine trois ans. De 1336 à 1392, le Japon est partagé entre deux formations politiques en guerre qui revendiquent chacune le droit légitime de gouverner le pays entier. Cette période est connue au Japon sous le nom de période de la Cour du Sud et de la Cour du Nord…
Le phénomène d’invasion des domaines de l’Ouest par des guerriers venus de l’Est s’accentue avec l’irruption de la violence ouverte dans les rapports sociaux. De leur côté, les communautés paysannes renforcent leur autonomie locale. Les couches paysannes autrefois dominées par les « myôshu » accèdent à la possession de parcelles et poursuivent leur mouvement d’émancipation entamé dans la seconde moitié du XIIe siècle.
Certains historiens d’après-guerre considèrent que cete émancipation constituait une véritable « révolution féodale ». Selon eux, l’esclavage qui caractérisait jusque-là les rapports de production dans les campagnes japonaises, disparaissait au cours du XIVe siècle. La victoire politique de la classe des guerriers féodaux à la fin du XIIe siècle trouvait donc un écho, un siècle et demi plus tard, dans une victoire sociale des couches inférieures de la paysannerie au cours des guerres civiles. La propriété foncière antique, fondée sur le système domanial, s’effritait sous les coups conjugués des guerriers qui se taillaient des fiefs et des communautés villageoises qui résistaient victorieusement aux exigences seigneuriales…
La paysannerie n’assiste pas de manière passive aux affrontements stériles entre groupes dirigeants. Les guerres ne sont pas que le fait d’armées qui visent à s’emparer des domaines ou des biens de l’ennemi, ou à reconstruire un Etat. Face aux armées en campagne, face aux malheurs qui les accablent, les paysans réagissent et cherchent à tirer profit de ces situations mouvantes. Le mouvement d’émancipation des couches inférieures au sein des communautés agricoles… s’accentue à la faveur des guerres civiles…
Les difficultés des seigneurs locaux à s’imposer à la tête de leurs terres tiennent en partie au degré supérieur d’organisation de la paysannerie japonaise, dont la farouche volonté d’autonomie constitue l’un des phénomènes saillants de l’époque. C’est aussi le moment où la paysannerie ressent plus que jamais la nécessité de faire bloc contre les armées étrangères qui sillonnent la campagne et sèment le malheur…
Le mode d’organisation du village en « sô » repose sur un fort degré d’union de la communauté des habitants. Les premiers sô signalés dans les archives remontent au milieu du XIVe siècle, mais leur nombre s’accroît considérablement au cours des guerres seigneuriales au point de devenir les unités de base du sysème social aux XVe et XVIe siècles. Ces communes, qui se donnent des règles autonomes vis-à-vis du pouvoir seigneurial, se forment d’ailleurs dans la lutte contre celui-ci. Partout au Japon, des documents précieusement conservés par les villageois eux-mêmes, qui les cachaient pour qu’ils ne tombent pas dans les mains des seigneurs, attestent l’existence de ces « communes », qui administrent les villages et y maintiennent l’ordre…
Aucune idéologie structurée de type messianique ou millénariste ne vient forunir de justification conceptuelle à ces mouvements paysans nés d’un renforcement des communautés de base… »
Deux grands épisodes révolutionnaires en 1221 et 1335 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volte_de_J%C5%8Dky%C5%AB
https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9bellion_Nakasendai
Une révolte paysanne en 1441 :
https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9bellion_de_Kakitsu
Féodalité au Japon :
https://fr.wikipedia.org/wiki/F%C3%A9odalit%C3%A9_au_Japon
Histoire du Japon
https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_du_Japon
Période des Kofun (250-538)
https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9riode_Kofun
Période d’Asuka (540-710)
https://fr.wikipedia.org/wiki/P%C3%A9riode_d%27Asuka
Époque de Nara (710-790)
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_de_Nara
Époque de Kamakura (1185–1333)
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_de_Kamakura
Restauration de Kenmu (1333-1336)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Restauration_de_Kenmu
Époque de Muromachi (1336-1573)
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_de_Muromachi
Début de Muromachi - Époque Nanboku-chō (des années 1336 à 1392)
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_Nanboku-ch%C5%8D
Shogunat Ashikaga (1336-1573)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Shoguns_Ashikaga
Époque Sengoku (1477-1573)
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_Sengoku
Époque Azuchi Momoyama (1573-1603)
https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89poque_Azuchi_Momoyama
Les caractères originaux de la société médiévale japonaise
Age des guerriers
Age des guerriers, régime shôgunal, liens de vassalité : le Japon bascule dans ce qu’il est convenu d’appeler le Moyen Age. Moyen Age ? L’expression, on s’en doute, est ici un néologisme. Les hommes de la fin du XIIe siècle eurent conscience de vivre une époque charnière : ils nommèrent ces temps nouveaux, « l’âge des guerriers ». Le mot de Moyen Age (chûsei) date du début du XXe siècle, et est employé pour la première fois par Hara Katsurô, professeur à l’Université impériale de Kyôto. Ce dernier publie en 1906 une histoire du Moyen Age japonais. Ce titre marquait l’aboutissement d’une réflexion. Hara voulait d’abord signifier par là une période intermédiaire entre deux sociétés stabilisées, l’époque ancienne dominée par une cour impériale installée à Heian et l’époque moderne (kinsei) dominée par le shôgunat des Tokugawa installé à Edo. Au régime centralisé de la monarchie antique succédait un système de fractionnement des pouvoirs publics. A tort ou à raison, les dictionnaires traduisent depuis la fin du XIXe siècle le mot hôken (fengjiang en chinois) par le terme occidental de fief. L’âge des guerriers désignait donc le début de la période féodale au Japon ou si l’on préfère, les débuts des temps médiévaux. Mais en choisissant ce terme de Moyen Age, Hara Katsurô se préoccupait aussi de faire correspondre les grandes coupures de l’histoire occidentale, Antiquité, Moyen Age, Temps Modernes, Epoque contemporaine, avec celles de l’histoire japonaise. A l’heure où le Japon affrontait la Russie des tsars à Port-Arthur et faisait montre de sa puissance technique moderne en envoyant par le fond la flotte russe à Tsushima, il n’était pas inutile de mettre l’accent sur la similitude du développement historique en Occident et au Japon.
Pour les médiévistes japonais du début du XXe siècle, l’expression « âge des guerriers » s’appliquait à un tour- nant significatif dans l’histoire japonaise, comparable avec ce qu’avait pu être le tournant du Moyen Age en Occident. Comme dans l’Europe médiévale, on retrouvait au Japon un émiettement des pouvoirs, un phénomène de militarisation des couches dirigeantes dans les provinces, l’apparition de liens de vassalité unissant le seigneur à son homme, la naissance de seigneuries foncières dominant la terre et ceux qui la travaillent. L’Etat shôgunal qui se constituait à la fin du me siècle possédait même certains traits des monarchies féodales d’Occident. Le shôgun de la dynastie des Minamoto n’était-il pas investi par l’empereur, descendant de la déesse du Soleil, comme le roi de France est sacré par l’évêque de Reims, représentant de l’Eglise chrétienne et délégué du pape de Rome, de même que le roi d’Angle- terre est couronné dans la cathédrale de Cantorbéry ? Tout en « inventant » des formes sociales nouvelles, le Japon s’éloignait insensiblement des modèles sociaux censés régler les relations humaines en Asie et notamment en Chine. Avec le Moyen Age, le Japon devenait de moins en moins « asiatique » et de plus en plus « européen »… Le Moyen Age, c’était comme la révélation d’une société à l’européenne en plein cœur du Japon.
Loin d’avoir été stagnante à l’image des autres sociétés asiatiques telles que se les représentaient du moins les Occidentaux de l’époque, la société japonaise était animée d’une dynamique qui la conduisait naturellement, avec l’émergence d’une féodalité, à marcher sur les traces des sociétés d’Europe occidentale. La supériorité intrinsèque du Japon sur les autres nations asiatiques en termes industriels et militaires trouvait sa source à la fin du XIIe siècle dans le Kantô, quand les bushi, les fameux guerriers de l’est du pays, avaient subverti les anciennes formes de la domination aristocratique et entraîné le pays dans l’aventure féodale. On mesure sans peine l’enjeu idéologique de tels discours historiques à l’époque de l’impérialisme triomphant.
Aux mains de la classe des guerriers, le nouveau pou- voir d’Etat, le shôgunat, cohabitait avec l’ancien Etat impérial jusqu’au XIVe siècle, avant de s’y substituer entièrement. La coutume guerrière passée en droit écrit en 1232 avec la rédaction d’un recueil législatif le Goseibai shikimoku remplaçait l’ancien droit de la cour hérité des codes antiques eux-mêmes inspirés du modèle chinois des Tang, et s’imposait peu à peu à l’ensemble de la société, Les pouvoirs régaliens tendaient à se fragmenter au niveau local et à passer aux mains des seigneurs de la terre dont l’objectif était la création de seigneuries d’un seul tenant. Ces seigneurs locaux armés se fédéraient en groupements vassaliques unissant dans un lien d’obligations réciproques le suzerain au vassal qu’on appelle ici le kenin, l’homme de la maisonnée. Le Moyen Age japonais était par ailleurs à l’origine de nouvelles valeurs surgies de l’éthique guerrière primitive se « raffinant » au contact de formes de pensée venues de Chine, bouddhisme zen et néo-confucianisme surtout.
Mais pour bien des historiens d’avant-guerre, le Moyen Age reste un moment décisif de l’histoire du pays parce que c’est là que s’affirme l’identité nationale du Japon. A travers des formes d’expression culturelle nouvelles (art du récit, poésie, théâtre, art des jardins, art du thé, art floral, peinture sur rouleaux, esthétique du dépouillement, style architecturaux etc.) qui laissaient transparaître une sensibilité originale, parfois à l’opposé des modèles chinois censés constituer ceux de la noblesse antique, le Japon de l’âge des guerriers devenait « tel qu’en lui-même enfin », c’est-à-dire, pour les observateurs du début du XXe siècle, culturellement autonome.
Une pareille vision des choses permettait aussi d’expliquer la signification profonde de la période qui suit le Moyen Age, celle d’Edo. Il s’agissait d’une sorte d’Ancien Régime à la japonaise et certains shôguns de la dynastie Tokugawa comme Yoshimune étaient d’ailleurs parfaits dans le rôle des despotes éclairés.
Il est certain que la naissance d’un groupe de guerriers, les bushi, d’abord serviteurs armés de la noblesse de cour (samurai), puis véritables seigneurs disposant de pouvoirs locaux étendus, est un phénomène particulier à l’évolution interne de la société japonaise, qu’on ne retrouve pas, du moins à une échelle comparable, dans les autres sociétés asiatiques. D’où cette tentation pour nombre d’historiens de voir dans l’apparition puis l’expansion de ces couches guerrières dont le fonctionnement et les valeurs font en effet penser à celui des couches féodales d’Occident, le moteur d’un développement historique original.
Mobilité sociale, révoltes, croissance
Or, si la montée des couches guerrières, la création d’un Etat shôgunal et l’effondrement progressif du système politique mis en place par la monarchie impériale au cours de l’époque ancienne constituent bien l’un des phénomènes saillants de cette époque, la mobilité sociale ou plutôt l’instabilité sociale constitue tout autant un trait majeur de cette société. Les hommes du XVe siècle désignaient cela par l’expression imagée gekokujô, quand « l’inférieur l’emporte sur le supérieur », c’est-à-dire la désobéissance civile, l’inversion des hiérarchies sociales, « le monde à l’envers ». En langage moderne, on serait peut-être bien inspiré de traduire cette expression par « révolution », à condition bien sûr d’entendre par là non point le grand soir, mais un mouvement multiséculaire de remise en cause permanente des pouvoirs étatiques ou régionaux, de poussée émancipatrice des couches sociales inférieures. Celles-ci refusent la fatalité de leur condition tandis que les couches dirigeantes s’avèrent incapables de maintenir des institutions stables. L’existence de ce gekokujô, cette mobilité sociale de nature quasi révolutionnaire, explique pourquoi l’Etat éprouve les plus vives difficultés à faire régner l’ordre dans les provinces.
L’imprécision dans la définition de la propriété foncière, l’enchevêtrement des droits sur la terre, la multiplicité des juridictions, la pratique de la succession partagée entre les descendants sous l’autorité du chef d’une parentèle provoquent, des tensions entre les groupes sociaux mais aussi à l’intérieur des mêmes couches sociales, voire au sein des familles. Des conflits violents opposent les seigneurs à leurs voisins. La guerre privée devient ordinaire. Conflits pour le contrôle réel de la terre et des redevances paysannes, mais aussi plaisir du pillage et de la guerre pour elle-même dans une société qui reste largement dominée par une éthique combattante. Mais le phénomène de la guerre féodale est rendu ici plus complexe par l’existence de véritables conflits sociaux opposant seigneurs fonciers et communautés paysannes.
Très fortement structurées autour de la riziculture, ces dernières résistent souvent victorieusement à la ponction fiscale exigée par les couches supérieures. Le montant et la nature des redevances annuelles, la durée des corvées et leur objet, constituent un thème fréquent de dispute. A partir du XVe siècle, les communautés s’opposent aux classes dirigeantes à propos de la nature même du pouvoir seigneurial, revendiquant pour elles le droit à l’auto administration, y compris les droits de justice et de police dévolus jusqu’alors aux seigneurs. Produits du développement d’une économie monétaire, d’autres conflits surgissent entre peuple des campagnes et prêteurs d’argent usuriers habitant les villes. Luttes de factions au sein des lignages vassaliques pour le contrôle de la succession du patrimoine, luttes de classes dans les campagnes entre les communautés paysannes et seigneurs guerriers ou propriétaires urbains absentéistes, s’accompagnent aussi de conflits entre les communautés rurales elles-mêmes, que les historiens japonais dénomment luttes de confins (kyôkai no funsô). Il s’agit là de disputes parfois vives à propos du contrôle et de la répartition des eaux d’irrigation, de l’exploitation des bois et des friches ou des limites de terroirs. Ces incidents dont les motivations peuvent parfois sembler dérisoires, s’enveniment cependant rapidement, chaque communauté cherchant protection et parfois aide militaire auprès de son seigneur’.
A partir du XVe siècle, ces conflits de nature diverse se généralisent, entraînant des provinces entières dans la guerre civile. Profitant de l’incapacité de l’Etat shôgunal à imposer son point de vue et éventuellement à arbitrer entre les parties qui veulent en découdre, villages, quartiers des villes, cantons finissent par créer des structures autonomes de gouvernement local, communes fondées sur des fédérations de villages parfois à l’échelle d’une province entière. Cette gigantesque poussée sociale et cette aspiration à l’autonomie et au pouvoir local nées de la crise des structures féodales incapables d’assumer si peu que ce soit leur rôle et de plus en plus considérées comme superflues, expliquent les difficultés des autorités du Moyen Age finissant à assurer l’ordre. Cette incapacité des pouvoirs constitués à s’imposer face à ce mouvement de déstabilisation permanente venu d’en bas éclaire le caractère endémique de la guerre pendant la plus grande partie de la période.
Si le Moyen Age est assurément un âge des guerriers, c’est donc aussi un âge des révoltes, un moment d’insubordination sociale. Car, malgré ses contraintes, la société médiévale japonaise correspond finalement à une société relativement dynamique et ouverte, porteuse en ses flancs d’une créativité culturelle notable et d’énormes potentialités économiques : partie prenante d’une accélération des échanges et de la mise en place de nouveaux réseaux marchands en Asie orientale, suite à l’effondrement de l’empire mongol, le Japon commence alors à faire l’expérience d’une économie commerciale avec des échanges monétaires encore certes balbutiants, mais qui rendent possibles les premières tentatives d’accumulation de capital. L’exploration des archives portuaires de Hyôgo (la future Kôbe) au XVe siècle met en évidence un trafic dans la mer Intérieure équivalent à celui de la mer Baltique à la fin du Moyen Age. De leur côté, les missionnaires chrétiens arrivés dans l’archipel au XVIe siècle ne purent s’empêcher de comparer Sakai avec son port international, son oligarchie bourgeoise dirigeant la cité, ses nombreux artisans, à la Venise de leur temps.
Longtemps considérée comme une période noire de l’histoire du pays parce qu’anarchique, parce que les usurpations étaient fréquentes, la période médiévale est aujourd’hui largement reconsidérée par les historiens japonais. Ces quatre siècles (fin XIIe-fin XVIe siècle) passent pour les moments du premier « décollage » du pays. Cet essor économique et ce dynamisme social font déjà de ce « Cipango » évoqué par Marco Polo sinon le pays du fabuleux métal du moins l’une des premières puissances commerciales d’Extrême-Orient. Le pays du Soleil Levant peut ainsi faire l’économie d’une première expérience amère de colonisation européenne au XVIe siècle. Malgré les guerres civiles et l’instabilité politique chronique, la société japonaise est suffisamment structurée pour apprendre des premiers Occidentaux parvenus au Japon ce qu’il faut savoir du reste du monde sans pour autant tomber dans la dépendance technique et culturelle de l’Europe. En 1542 ou 1543, les Portugais atteignent l’archipel mais ils ne seront jamais à même — l’eussent-ils voulu — d’imiter les exploits conquérants des Espagnols en Amérique. Face aux armes à feu européennes, les métallurgistes japonais ne sont pas tout à fait démunis. Ils sont les héritiers d’une tradition artisanale qui a fait ses preuves. Ils ont en particulier mis au point des techniques de soufflerie qui leur permettent de produire dans les fours des chaleurs inconnues ailleurs. La maîtrise de leur art est telle qu’ils ont fait de leur pays le principal exportateur d’armes de la région. Et les sabres japonais valent bien les meilleures lames de Tolède. Plus de vingt mille sabres ont été exportés vers la Chine durant le XVe siècle par le seul intermédiaire du commerce officiel entre les deux pays. Les artisans de Tanegashima, du monastère du Negoro-ji, de Sakai et d’ailleurs se voient immédiatement confier l’étude de ces étonnantes armes à feu, pourtant depuis longtemps connues ailleurs en Asie du Sud-Est. Dès 1545, on fabrique les premiers fusils « made in Japan ». Mieux encore, quelques années suffisent pour comprendre tout le parti à tirer de ces nouvelles armes. Vers 1570, le seigneur Oda Nobunaga organise de véritables corps de fusiliers, retranchés derrière des palissades adossées le long des pentes de la colline, qui déclenchent un feu roulant sur les charges de cavaliers ennemis. En 1575, à la bataille de Nagashino, Nobunaga écrase avec sa mousqueterie la fine fleur de la chevalerie du clan féodal des Takeda et élimine l’un de ses plus puissants rivaux.
L’arrivée des Européens dans les mers d’Extrême- Orient représente pour les pays asiatiques de la région un défi nouveau. Disposant de navires capables d’affronter la haute mer pendant de longs mois, d’armes à feu efficaces, animés d’une foi inébranlable, les Portugais n’ont pourtant pas en face d’eux des sociétés inertes. La plupart d’entre elles sauront parfaitement tenir les nouveaux arrivants à distance. C’est le cas en particulier du Japon qui fait là preuve d’une « modernité » saisissante pour une société demeurée des siècles durant à l’écart du monde. L’originalité de l’organisation sociale médiévale explique une telle capacité de riposte. Elle est sans doute à l’origine du formidable mouvement d’expansion interne qui remodèle entièrement l’archipel au XVIIe siècle.
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Ikki : une histoire des révoltes populaires dans le Japon médiéval et moderne (XVe-XIXe siècles), par Pierre-François Souyri
Ikki. Pour un Japonais d’aujourd’hui, le mot a une résonance archaïque et n’est plus d’usage courant. Il est associé le plus souvent aux révoltes paysannes sous l’Ancien Régime Tokugawa, quelque chose comme nos jacqueries d’autrefois.
Depuis le XVe siècle au moins et jusqu’à la fin du XIXe siècle, voire jusqu’à l’été 1918 qui connaît les grandes « émeutes du riz », l’histoire japonaise est en effet traversée d’épisodes nombreux et répétitifs de colère populaire fulgurante qui poussent les villageois mais aussi le petit peuple des villes à créer des coalitions de gens qui défilent pour obtenir justice et exiger réparation. Ces manifestations tournent parfois à l’émeute et peuvent finir par embraser des régions entières. On réclame le plus souvent la démission d’un intendant brutal ou avaricieux, la baisse des redevances ou la suppression des impôts nouveaux, mais aussi le retour des terres mises en gage par les cultivateurs auprès des prêteurs d’argent, l’acte de grâce qui abolit les dettes. À l’appui des exigences populaires, on n’hésite pas à recourir à la violence : on saccage, démolit et incendie.
Solidarités populaires
L’ikki fait donc partie de la tradition populaire, des temps médiévaux jusqu’à l’aube de la modernité. L’archipel connaît plusieurs grandes séquences de violence populaire : le XVe siècle par exemple, au point qu’on a pu parler de « siècle des ikki ». Ou les épisodes de l’ère Temmei dans les années 1780, ou encore celui des années 1830. Puis, entre 1866 et 1869, quand le pouvoir shôgunal vacille et s’effondre, quand un nouveau régime se met en place dans la plus grande incertitude, on recense d’innombrables flambées de violence populaire impliquant sans doute des centaines de milliers d’émeutiers. Dans les années qui suivent la restauration, notamment en 1873 puis en 1876 encore, les paysans se révoltent en masse contre les exigences fiscales du nouveau régime et obtiennent partiellement satisfaction.
Pourtant, l’ikki n’est pas qu’une simple explosion de colère populaire. Il s’agit d’une pratique qui se retrouve dès les débuts des temps médiévaux dans tous les groupes sociaux, moines, guerriers, notables des campagnes ou petits paysans pauvres.
Pour obtenir satisfaction dans un contexte qu’ils jugent a priori défavorable, les gens concernés se réunissent et jurent de ne jamais se séparer tant que leurs objectifs ne seront pas atteints. Ils forment ainsi une « ligue » ou une « conjuration » au sens strict du terme. De la force sacrée du serment qu’ils ont collectivement prêté, ils tirent une puissance qui leur permet souvent d’imposer leur point de vue aux autorités supérieures. L’ikki se constitue dès lors selon un rituel particulier : on se réunit dans l’enceinte sacrée du sanctuaire ou du temple local à la lueur des torches, on jure, on brûle le texte du serment et on boit l’eau de la source sacrée mélangée aux cendres du document consumé pendant que résonne le gong ou la cloche du temple. Dès la fin de la période ancienne, on voit les moines manifester de manière menaçante contre les autorités en faisant « défiler les palanquins sacrés ». De même voit-on naître à partir du XIVe siècle des ententes collectives locales de samouraïs : ils se constituent alors en ligues qui les entraînent à la bataille ou les aident à maintenir la paix sur une région. De leur côté, les habitants d’un domaine s’unissent pour exiger la baisse des redevances ou le renvoi d’un prévôt malveillant. Les premières de ces coalitions paysannes remontent au XIIIe siècle, peut-être sont-elles même plus anciennes encore. Au XVe siècle, les gens des campagnes manifestent fréquemment pour l’obtention d’un édit de grâce qui soulage leurs peines. Transcendés par le sentiment d’avoir l’appui des divinités et la justice pour eux, les « conjurés » peuvent menacer leurs adversaires de la colère divine s’ils n’obtempèrent pas, et il faut bien admettre que les autorités se montrent souvent incapables de résister à ces mouvements de fond qui peuvent s’emparer de la population d’une commune, d’un terroir voire d’une région entière. L’ikki surpasse dans sa résolution jurée la force du clan familial de la maison guerrière, celle des moines regroupés dans leur monastère ou celle des paysans regroupés derrière leur commune ou leur village.
Différents types de revendications et de révoltes populaires
Dès le XVe siècle, les chroniqueurs se sont interrogés – souvent pour s’en offusquer – sur ces mouvements et en ont gardé le souvenir. Les révoltes autour de Kyôto en 1428 puis en 1441 ont particulièrement frappé les esprits par l’ampleur des protestations et des violences. En 1428, profitant de la vacance du pouvoir après la mort du shôgun Ashikaga Yoshimochi, les campagnes autour de la capitale Kyôto s’agitent et des révoltes finissent par éclater. On réclame un édit de grâce proclamant le « gouvernement de la vertu », c’est-à-dire l’abolition des récentes ventes de terres des paysans endettés. Les insurgés font sonner le gong, s’assemblent et partent en cortège armés prendre d’assaut les maisons des usuriers, déchirent les reconnaissances de dettes et récupèrent les biens gagés. Dans les villages où la communauté paysanne est puissante, le sentiment de solidarité l’emporte sur la peur et la tradition de soumission. Des marches sont organisées sur Kyôto où l’on fait le siège des maisons de riches marchands, de brasseurs de saké ou de moines qui font office de banquiers.
Les archives monastiques gardent souvent la trace de ces conflits. À partir du XVIIIe siècle, nombreux sont les chroniques mais aussi les rapports seigneuriaux qui relatent ces épisodes de révoltes. Leur nombre laisse entrevoir l’intérêt déployé par la société pour ces mouvements, voire l’inquiétude des groupes dirigeants devant ces poussées de colère populaire incontrôlable.
Une typologie de ces révoltes, les ikki, a pu être esquissée par les historiens japonais qui divisent ces mouvements, à l’époque des Tokugawa, en trois types :
• d’abord les révoltes de protestation locale au cours desquelles les chefs de village se font les porte-parole du mécontentement et exigent l’application de la justice. Les paysans servent alors de force d’appoint aux leaders mais l’initiative vient rarement des paysans les plus pauvres des communautés.
• Puis les révoltes anti-seigneuriales qui regroupent l’ensemble des paysans d’un district administratif voire d’un fief et qui contestent la nature des mesures politiques prises par le pouvoir.
• Enfin, et c’est surtout le cas dans le second tiers du XIXe siècle, les révoltes de type millénariste animées par une conviction politico-religieuse qui peuvent embraser des régions entières pendant plusieurs semaines.
Contestations de l’ordre établi ?
Quand ils estiment que les promesses n’ont pas été tenues, que leurs plaintes n’ont pas été entendues, les paysans se liguent derrière la communauté villageoise pour exiger une politique seigneuriale plus juste. Ils organisent des défilés armés, font sonner le tocsin, se réunissent sur les berges d’une rivière ou dans un sanctuaire au fond des forêts pour établir une liste de revendications, désigner leurs ennemis et signer un pacte égalitaire dans lequel ils affirment l’objectif de leur coalition et jurent leur union. Les insurgés se noircissent le visage à l’encre, revêtent de longs manteaux en paille de riz pour résister à la pluie et de grands chapeaux qui couvrent une partie de leur visage, tiennent des étendards sur lesquels est inscrit le nom des villages entrés en dissidence. Ils sont armés de fauchards, de bêches, parfois aussi de sabres et de fusils de chasse. Mais l’arme la plus répandue reste la pique en bambou. Les révoltés se rendent en cortège auprès de la résidence de celui qui est désigné comme le responsable de leurs maux, un administrateur, un accapareur, un marchand. Ils agissent vite, incendient, brûlent les reconnaissances de dettes, les rôles fiscaux, attaquent les geôles dans lesquelles croupissent certains de leurs proches. Puis vient le temps des porte-parole qui négocient avec les représentants de l’autorité. On se plaint des nouvelles dispositions fiscales ou juridiques qui ne font qu’accroître le contrôle social et les charges fiscales. On renouvelle sa confiance dans les autorités mais on demande le limogeage des mauvais conseillers à l’origine des mesures nouvelles. En définitive, on s’en remet au sens de la bienveillance du seigneur.
En général, les autorités seigneuriales écoutent le motif des plaintes et tentent d’y remédier parfois, mais les leaders sont arrêtés et, le plus souvent, mis à mort publiquement. Les chefs exécutés sont alors considérés par les insurgés comme des héros martyrs et leur tombe fait parfois l’objet d’une véritable dévotion. De véritables chroniques sont rédigées par des lettrés du cru évoquant le souvenir des grands moments de la révolte, la cruauté des pratiques seigneuriales, la résistance, l’héroïsme des chefs condamnés, travestissant parfois la réalité pour lui donner plus de force. Ces récits contribuent à répandre dans les couches populaires un certain sens de la justice sociale en même temps qu’une mémoire de la révolte, à l’origine d’une insubordination croissante.
Malgré leur violence, ces mouvements ne contestent pourtant jamais l’ordre en place. Ils pointent les dysfonctionnements du système idéologique confucianiste dominant – la rupture de l’harmonie – mais gardent leur foi dans la capacité des puissants à exercer leur bienveillance à leur égard. Même si ces mouvements n’ont pas de dimension révolutionnaire au sens strict, leur fréquence et leur radicalité n’en contribuent pas moins à maintenir une pression très forte sur les élites qui se raidissent dans leurs certitudes face à un monde en pleine évolution.