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Qui était Staline ?

vendredi 13 août 2010, par Robert Paris

Lettre au Comité Central du Parti Communiste de l’Union Soviétique

Le militant communiste Ignace Reiss (Ludwig)

17 juillet 1937

La lettre que je vous écris aujourd’hui j’aurais dû vous l’écrire depuis longtemps déjà, le jour où les « Seize » [1] furent massacrés dans les caves de la Loubianka, sur l’ordre du « Père des Peuples ».

Je me suis tu alors. Je n’ai pas élevé la voix non plus pour protester lors des assassinats qui ont suivi, et ce silence fait peser sur moi une lourde responsabilité. Ma faute est grande, mais je m’efforcerai de la réparer, et de la réparer vite afin d’alléger ma conscience.

Jusqu’alors j’ai marché avec vous. Je ne ferai pas un pas de plus à vos côtés. Nos chemins divergent ! Celui qui se tait aujourd’hui se fait complice de Staline et trahit la cause de la classe ouvrière et du socialisme !

Je me bats pour le socialisme depuis l’âge de vingt ans. Sur le seuil de la quarantaine, je ne veux pas vivre des faveurs d’un Ejov.

J’ai derrière moi seize années de travail clandestin. C’est quelque chose, mais il me reste assez de forces pour tout recommencer. Car il s’agit bien de « tout recommencer », de sauver le socialisme. La lutte s´est engagée il y a longtemps déjà. Je veux y reprendre ma place.

Le tapage organisé autour des aviateurs qui survolent le Pôle vise à étouffer les cris et les gémissements des victimes torturées à la Loubianka, à la Svobodnaia, à Minsk, à Kiev, à Leningrad, à Tiflis. Ces efforts sont vains. La parole, la parole de la vérité, est plus forte que le vacarme des moteurs les plus puissants.

Les recordmen de l’aviation, il est vrai, toucheront les cœurs des ladies américaines et de la jeunesse des deux continents intoxiqués par le sport, plus facilement que nous arriverons à conquérir l’opinion internationale et à émouvoir la conscience du monde ! Que l’on ne s’y trompe pourtant pas : la vérité se fraiera son chemin, le jour de la vérité est plus proche, bien plus proche que ne le pensent les seigneurs du Kremlin. Le jour est proche où le socialisme international jugera les crimes commis au cours des dix dernières années. Rien ne sera oublié, rien ne sera pardonné. L’histoire est sévère : « le chef génial, le père des peuples, le soleil du socialisme », rendra compte de ses actes : la défaite de la révolution chinoise, le plébiscite rouge [2] , l’écrasement du prolétariat allemand, le social-fascisme et le Front populaire, les confidences à Howard [3] , le flirt attendri avec Laval : toutes choses plus géniales les unes que les autres ?

Ce procès-là sera public, avec des témoins, une multitude de témoins, morts ou vivants ; ils parleront tous une fois encore, mais cette fois pour dire la vérité, toute la vérité. Ils comparaîtront tous, ces innocents massacrés et calomniés, et le mouvement ouvrier international les réhabilitera tous, ces Kamenev et ces Mratchkovski, ces Smirnov et ces Mouralov, ces Drobnis et ces Serebriakov, ces Mdivani et ces Okoudjava, ces Rakovski et ces Andrès Nin, tous ces « espions et ces provocateurs, tous ces agents de la Gestapo et ces saboteurs ».

Pour que l’Union soviétique et le mouvement ouvrier international tout entier ne succombent pas définitivement sous les coups de la contre-révolution ouverte et du fascisme, le mouvement ouvrier doit se débarrasser de ses Staline et de son stalinisme. Ce mélange du pire des opportunismes - un opportunisme sans principes - de sang et de mensonges menace d’empoisonner le monde entier et d’anéantir les restes du mouvement ouvrier.

Lutte sans merci contre le stalinisme !

Non au front populaire, oui à la lutte des classes ! Non aux comités, oui à l’intervention du prolétariat sauver la révolution espagnole : telles sont les tâches à l’ordre du jour !

A bas le mensonge du « socialisme dans un seul pays » ! Retour à l’internationalisme de Lénine !

Ni la IIème ni la IIIème Internationale ne sont capables d’accomplir cette mission historique : désagrégées et corrompues, elles ne peuvent empêcher la classe ouvrière de combattre ; elles ne servent que d’auxiliaires aux forces de police de la bourgeoisie. Ironie de l’Histoire : jadis la bourgeoisie puisait dans ses rangs les Cavaignac et Gallifet, les Trepov et les Wrangel. Aujourd’hui c’est sous la « glorieuse » direction des deux Internationales que les prolétaires remplissent eux-mêmes le rôle de bourreaux de leurs propres camarades. La bourgeoisie peut vaquer tranquillement à ses affaires ; partout règnent « l’ordre et la tranquillité » : il y a encore des Noske et des Ejov, des Negrin et des Diaz. Staline est leur chef et Feuchtwanger leur Homère !

Non, je n’en peux plus. Je reprends ma liberté. Je reviens à Lénine, à son enseignement et à son action.

J’entends consacrer mes modestes forces à la cause de Lénine : je veux combattre, car seule notre victoire – la victoire de la révolution prolétarienne – libérera l’humanité du capitalisme et l’Union soviétique du stalinisme !

En avant vers de nouveaux combats pour le socialisme et la révolution prolétarienne ! Pour la construction de la IVème Internationale !

Ludwig (Ignace Reiss)
Le 17 juillet 1937

P.S. : En 1928 j’ai été décoré à l’Ordre du « Drapeau Rouge », pour services rendus à la révolution prolétarienne. Je vous renvoie cette décoration ci jointe. Il serait contraire à ma dignité de la porter en même temps que les bourreaux des meilleurs représentants de la classe ouvrière russe. Les Izvestia ont publiés au cours des deux dernières semaines des listes de nouveaux décorés dont les fonctions sont passées pudiquement sous silence : ce sont les exécutants des peines de mort.

Notes

[1] Inculpés du premier procès de Moscou.

[2] Plébiscite réclamé en Saxe par les nationaux-socialistes contre le gouvernement social-démocrate et soutenu par les communistes.

[3] Staline avait déclaré, en mai 1935, au journaliste américain Roy Howard que l’idée que l’U.RS.S. pouvait encourager une révolution socialiste mondiale relevait de la " tragi-comédie ".

Déclaration des 13 Opposition bolchévique unifiée

Juillet 1926

Aux membres du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle du Parti.

Des faits visiblement menaçants, de plus en plus fréquents dans le Parti ces temps derniers, nécessitent un jugement attentif et consciencieux ; malgré toutes les tentatives faites d’en haut pour séparer des masses ouvrières une certaine portion du Parti et lui faire abandonner les méthodes propres à celui ci, nous croyons inébranlablement au maintien de l’unité. C’est précisément pour cette raison que nous voulons, en toute franchise, netteté et même violence, exposer ici notre avis sur les phénomènes malsains qui menacent le Parti, sans rien passer sous silence, rien atténuer, rien voiler.

1.
Le Bureaucratisme, source des fractions

La cause directe, qui rend les crises du Parti de plus en plus aiguës, c’est le bureaucratisme, monstrueusement développé pendant la période suivant la mort de Lénine. Ce bureaucratisme continue à gagner du terrain.

Le CC d’un parti gouvernemental, pour agir sur celui ci, dispose non seulement de moyens idéologiques et administratifs inhérents aux partis, mais encore de moyens étatiques et économiques. Lénine a toujours tenu compte du danger de la concentration du pouvoir administratif entre les mains des fonctionnaires du Parti, celle ci entraînant une pression bureaucratique sur ce dernier. C’est précisément pour cette raison que Lénine a eu l’idée d’une commission de contrôle qui, sans avoir le pouvoir administratif, aurait néanmoins entièrement celui de combattre le bureaucratisme, pour défendre le droit des membres du Parti d’exprimer librement leur opinion et de voter selon leur conscience sans avoir à redouter de représailles.

« A l’heure actuelle, une tâche particulièrement importante incombant aux commissions de contrôle, dit la décision de la conférence du Parti de janvier 1924, est de combattre la déviation bureaucratique de l’appareil du Parti et de ses mœurs, de faire rendre compte de leur attitude aux fonctionnaires du Parti ayant entravé l’application de la démocratie ouvrière dans la vie quotidienne des organisations, le libre exposé des opinions dans les réunions et ayant limité le principe électif dans des cas non prévus par les statuts. »

Pourtant, en fait, et il faut le dire dès l’abord, la CCC elle même est devenue un organe purement administratif ; elle aide les autres organes bureaucratiques à faire pression en exécutant pour eux des représailles, en persécutant toute pensée autonome dans le Parti, toute voix de critique, tout murmure d’inquiétude quant au sort de celui ci, toute remarque critique contre certains dirigeants du Parti.

La résolution du X° Congrès dit : « Par démocratie ouvrière dans le Parti, on entend une forme d’organisation assurant, dans l’application de la politique du Parti, une participation active de tous les membres, y compris les plus arriérés, à la discussion de toutes les questions posées, et à leur solution, ainsi qu’une participation active à la construction du Parti. La démocratie ouvrière exclut toute nomination aux fonctions en tant que système ; elle se manifeste par le principe électif largement étendu à toutes les institutions de la base au sommet, par l’obligation pour ces institutions de rendre des comptes et de se soumettre au contrôle, etc. ».

Seul un régime pénétré de ces principes peut protéger le Parti contre la formation de fractions, incompatible avec les intérêts vitaux du prolétariat. Séparer la lutte contre les fractions de la question du régime effectif du Parti est une déformation essentielle du travail à accomplir, crée des déviations bureaucratiques et par suite, des fractions.

La résolution du 5 décembre 1923, adoptée à l’unanimité, montrait que le bureaucratisme, en opprimant la liberté d’appréciation, en tuant la critique, pousse inévitablement des militants de borne foi dans la voie de l’isolement ou de la création de fractions. Les événements de ces derniers temps, particulièrement l’affaire des camarades Lachévitch, Bielenky, Tchernychov, etc. [1] confirme entièrement et pleinement l’exactitude de cette remarque. Représenter cette affaire comme la conséquence du mauvais vouloir d’une personne isolée ou d’un certain groupe à l’égard du Parti serait un aveuglement criminel. En réalité, nous sommes en présence d’une conséquence évidente et incontestable des méthodes officielles qui font que l’on ne peut parler qu’au sommet, tandis qu’à la base on pense à part, en gardant ses pensées sous le boisseau. Ceux qui ne sont pas contents, qui ne sont pas d’accord, qui ont des doutes, craignent de faire entendre leur voix dans les réunions du Parti. La masse de celui ci n’entend jamais que les discours des autorités, d’après les mêmes éternels clichés. Les liens se relâchent, la confiance dans la direction décline.

L’esprit officiel et l’indifférence qui en résulte irrémédiablement règnent dans les assemblées du Parti. Au moment du vote, il n’est pas rare qu’il ne reste qu’une minorité insignifiante ; les assistants se hâtent de partir pour ne pas être obligés de voter des décisions dictées d’avance. Toutes les résolutions sont toujours et partout adoptées à « l’unanimité ».

Ces faits se répercutent douloureusement sur la vie interne du Parti. Les membres craignent d’exprimer tout haut leurs pensées les plus chères, leurs désirs, leurs exigences. Voilà la cause de l’affaire Lachévitch et autres.
2.
Cause de la croissance du bureaucratisme

Il est tout à fait évident que les centres directeurs ont d’autant plus de difficulté à appliquer leurs décisions selon les méthodes de la démocratie du Parti que l’avant garde de la classe ouvrière considère de moins en moins leur politique comme sienne.

La divergence entre la direction de la politique économique et celle des sentiments et des pensées de l’avant garde prolétarienne renforce inévitablement le besoin d’une pression et donne à toute la politique un caractère administratif et bureaucratique.

Toutes autres explications de la croissance du bureaucratisme ne se rapportent qu’à des points secondaires et n’atteignent pas le fond de la question.

Le développement insuffisant de l’industrie, par rapport au développement économique du pays dans son ensemble, correspond, malgré l’augmentation du nombre des ouvriers, à une diminution de l’influence du prolétariat dans la société. L’influence de ce développement insuffisant sur l’économie rurale et la croissance rapide des koulaks réduisent dans les campagnes le rôle des journaliers et des paysans pauvres, ainsi que leur confiance envers FËtat et envers eux mêmes. L’augmentation insuffisante des salaires, comparée au relèvement du niveau de vie des éléments non prolétariens des villes et des. privilégiés des campagnes, diminue, pour le prolétariat, la certitude politique et culturelle d’être classe dirigeante. De là, en particulier, le recul évident de l’activité des ouvriers et des paysans pauvres dans les élections aux Soviets ; ce fait est un avertissement des plus sérieux à notre Parti.
3.
La question des salaires

Au cours de ces derniers mois, on flétrissait du nom de démagogie l’idée de garantir, par tous les moyens, pendant la période des difficultés écono­miques, le maintien des salaires réels, afin de pouvoir, dès la première amélioration, passer à un nouveau relèvement de ceux ci. Pourtant, c’était pour l’État ouvrier le devoir le plus élémentaire que de poser ainsi la question. La masse du prolétariat, dans son noyau décisif, est assez mûre pour comprendre ce qui est possible et ce qui est irréalisable. Quand, pourtant, elle entend dire chaque jour que nous nous développons au point de vue économique, que notre industrie prend de l’extension rapidement, que toutes les affirmations sur l’insuffisance de l’allure du développement de l’industrie sont fausses, que le développement du socialisme est garanti d’avance, que toute critique de notre direction économique est basée sur le pessimisme, le manque de foi, etc. ; quand,. d’autre part, on répète à cette masse que la revendication du maintien du salaire réel avec son relèvement systématique dans l’avenir est de la démagogie, les ouvriers ne peuvent pas comprendre comment l’optimisme officiel au sujet des vues d’avenir et d’ensemble peut aller de pair avec le pessimisme sur les salaires.

Pour les masses, de pareils discours semblent inévitablement faux ; ils ébranlent la confiance dans les sources officielles et font naître une sourde inquiétude. La méfiance envers les réunions offi­cielles, les rapports et les votes provoque, chez des militants parfaitement disciplinés, une tendance à se renseigner sans passer par l’appareil du Parti et les renseignements ainsi obtenus font palpiter les masses ouvrières. Il y a là un danger des plus graves. Mais il ne faut pas frapper les symptômes de la maladie, mais aux racines du mal et, en particulier, à l’attitude de la bureaucratie relativement aux salaires.

Le rejet, au Comité central d’avril d’une proposition des plus légitimes et indispensables tendant à garantir le maintien du salaire réel fut une erreur nette, évidente qui amena, en fait, une baisse des salaires. L’imposition d’une partie des salaires par l’impôt agricole entraîna une nouvelle aggravation. L’influence de ces faits sur la vie quotidienne se trouva encore renforcée par l’application erronée du « régime des économies » et l’état d’esprit des ouvriers en fut également aggravé, La lutte, en elle même absolument nécessaire, pour arriver à disposer plus prudemment et plus consciencieusement des ressources de l’État, créa une pression mécanique de haut en bas et amena finalement une pression sur les ouvriers, surtout sur les plus mal payés, ceux dont le sort est le moins assuré ; cette pression eut pour cause l’erreur radicale commise lors de l’organisation de cette lutte et le fait que celle ci fut menée sans le contrôle de l’ouvrier et du paysan. Cette triple faute dans le domaine des salaires, de l’impôt agricole et du régime des économies, doit être résolument corrigée et sans retard. Il faut, dès maintenant, faire les préparatifs pour accorder, en automne, une certaine augmentation des salaires en commençant par les plus défavorisés, Cela est parfaitement possible, étant donnée l’envergure de notre économie et de notre budget et en dépit de toutes les difficultés présentes et à venir. Mais il y a plus : précisément pour triompher de ces difficultés, il est avant tout indispensable de stimuler l’intérêt actif qu’ont les masses ouvrières à voir s’accroître la puissance de production de l’industrie d’ État. Toute autre politique serait, au plus haut degré, non seulement au point de vue politique, mais également dans le domaine économique, une politique à courte vue.

Il est donc impossible de ne pas reconnaître une très grande faute (refus du Comité, central de juillet de mettre à son ordre du jour la question de la situation des ouvriers en général, ainsi que de donner des directives précises pour la construction des habitations ouvrières, d’importance exceptionnelle).
4.
La question de l’industrialisation

Cette année démontre de nouveau, en toute clarté, que le développement de l’industrie d’État retarde sur celui de l’ensemble de l’économie nationale ; la nouvelle récolte nous surprend encore une fois sans réserves de marchandises.

Pourtant l’avance vers le socialisme n’est garantie que si le développement de l’industrie ne retarde pas sur l’ensemble de l’économie, mais l’entraîne en rapprochant systématiquement le pays du niveau technique des pays capitalistes les plus avancés. Tout doit être subordonné à cette tâche, vitale aussi bien pour le prolétariat que pour la paysannerie. Ce n’est qu’à condition de développer avec suffisamment de puissance l’industrie qu’il est possible d’assurer à la fois le relèvement des salaires et les bas prix des marchandises dans les campagnes. Ce serait une absurdité que de baser des projets relativement vastes sur les concessions étrangères auxquelles nous ne pouvons accorder non seulement une place prépondérante, mais même, en général, une place importante sans porter atteinte au caractère socialiste de notre industrie. Le problème consiste donc à établir, au moyen d’une juste politique d’impôts, de prix, de crédits, etc., une répartition de l’accumulation dans les villes et les campagnes permettant de triompher, avec la plus grande rapidité possible, de la disproportion entre l’industrie et l’agriculture.

Si la partie riche des campagnes a pu garder les céréales de l’année passée jusqu’au printemps, réduisant les exportations comme les importations, augmentant le chômage, faisant monter les prix de détail, cela signifie que la politique des impôts et de l’économie en général qui rend possible une telle attitude envers les ouvriers et les paysans est erronée. Une juste politique des impôts parallèlement à une juste politique des prix constitue, dans ces conditions, une des parties les plus importantes d’une direction socialiste de l’économie.

Les quelques centaines de millions de roubles accumulées et concentrées dès maintenant dans les couches supérieures des campagnes servent à l’oppression, par l’usure, des paysans pauvres. Dans les mains des commerçants, intermédiaires et spéculateurs, plus d’un milliard de roubles s’est déjà amassé. Il est nécessaire, par une pression fiscale plus énergique, d’affecter une partie considérable de ces ressources à l’alimentation de l’industrie, au renforcement du crédit agricole, au soutien des paysans pauvres, en leur fournissant des machines et des outils à des conditions privilégiées. L’alliance des paysans et des ouvriers est avant tout, dans les conditions actuelles, une question d’industrialisation.

Pourtant le Parti s’aperçoit avec inquiétude que la résolution du XlV° Congrès sur l’industrialisation passe, en fait, de plus en plus à l’arrière plan ; c’est ainsi, d’ailleurs, qu’ont été annulées toutes les résolutions sur la démocratie dans le Parti. Pour cette question fondamentale dont dépend la vie ou la mort de la Révolution d’Octobre, le Parti ne peut pas et ne veut pas vivre d’après des manuels officiels qui, souvent, sont dictés non par les intérêts de la cause, mais par ceux de la lutte de fractions. Le Parti veut savoir, réfléchir, vérifier, décider. Le régime actuel l’en empêche ; c’est ce qui explique la circulation clandestine de documents du Parti, « l’affaire » Lachévitch, etc.
5.
La politique dans les campagnes­

Dans les questions de la politique agraire, le danger des faveurs accordées aux riches se précise de plus en plus. On entend déjà ouvertement les voix les plus influentes se prononcer pour la transmission de la direction effective des coopératives agricoles aux paysans moyens « puissants », pour le secret complet sur les dépôts des koulaks, pour la vente aux enchères des outils de toute première nécessité appartenant aux emprunteurs insolvables, c’est à dire aux paysans pauvres, etc. L’alliance avec le paysan moyen se transforme, de plus en plus fréquemment, en une orientation vers le paysan moyen aisé qui, le plus souvent, est le frère cadet du koulak.

L’État socialiste a, parmi ses tâches les plus importantes, celle de faire sortir, grâce à la coopération, les paysans pauvres de leur situation sans issue. L’insuffisance de ses ressources ne permet pas de réaliser de suite des changements brusques. Mais elle ne donne pas le droit de fermer les yeux devant le véritable état des choses et de bourrer le crâne du paysan pauvre d’une morale de résignation tout en encourageant le koulak. Cette façon d’aborder la question, de plus en plus fréquente dans notre Parti, menace de creuser un abîme entre nous et notre principal appui dans les campagnes : le paysan pauvre. Ce n’est que s’il existe une liaison indestructible entre le prolétariat et les paysans pauvres que peut se faire rationnellement leur alliance commune avec les paysans moyens, c’est à dire une alliance dont la direction appartienne à la classe ouvrière. Pourtant, c’est un fait que les décisions du Comité central d’Octobre sur l’organisation des paysans pauvres ne sont encore presque pas appliquées par les organisations locales. C’est un fait qu’au sommet de l’administration on constate une tendance à repousser ou à remplacer, autant que possible, les communistes et les paysans pauvres faisant partie des cadres des coopératives agricoles, par des paysans moyens « puissants ». C’est un fait que, sous prétexte d’alliance entre paysans pauvres et moyens, nous constatons très souvent la subordination politique des paysans pauvres aux moyens et, par l’intermédiaire de ces derniers, aux koulaks.
6.
La déviation bureaucratique de l’État ouvrier

Les effectifs de l’industrie d’État n’atteignent pas encore deux millions ; en y ajoutant les ouvriers des transports, ils restent inférieurs à trois millions. Les fonctionnaires des Soviets, des syndicats, des coopératives et autres ne sont certainement pas moins nombreux. Cette comparaison seule témoigne déjà du rôle colossal joué par la bureaucratie, tant au point de vue politique qu’économique ; il est tout à fait évident que l’appareil d’État, par sa composition sociale et son niveau de vie est, pour une très grande part, bourgeois et petit bourgeois ; il tend à s’éloigner du prolétariat et des paysans pauvres et à se rapprocher, d’une part, des intellectuels mis à l’écart et, de l’autre, des patrons, concessionnaires, commerçants, koulaks, nouveaux bourgeois. Combien de fois Lénine n’attira t il pas l’attention sur les déviations bureaucratiques de l’appareil d’État et sur la nécessité, pour les syndicats, de défendre souvent les ouvriers contre lui. Cependant, c’est précisément dans ce domaine que les bureaucrates du Parti sont contaminés en se trompant eux mêmes de la façon la plus dangereuse. Ceci ressort particulièrement du discours de Molotov à la XIV° conférence moscovite du Parti (Pravda, 13 décembre 1925). « Notre État », disait il, « est un État ouvrier »... Mais voici qu’on nous offre une formule exprimant qu’il serait plus juste de dire : « rapprocher encore plus la classe ouvrière de notre État... » Comment cela ? Nous devrions nous fixer comme tâche de rapprocher les ouvriers de notre État ? Mais alors, qu’est­ce que notre État ? A qui est il ? Pas aux ouvriers ? L’État n’est il pas le prolétariat ? Comment peut on alors rapprocher les ouvriers de l’État, c’est à­dire rapprocher les ouvriers eux mêmes de la classe ouvrière au pouvoir, dirigeante de l’État ? » Ces paroles étonnantes sont la négation de la tâche de l’avant garde prolétarienne luttant pour se soumettre réellement l’appareil d’État, au point de vue idéologique et politique. Quelle différence énorme entre cette attitude et le point de vue de Lénine qui écrivait dans ses derniers articles que notre appareil d’État n’est que légèrement renforcé au sommet et a conservé, à tous les autres points de vue, ce qu’il y a de plus ancien dans la vieille administration. Il est naturel que la lutte la plus réelle, la plus sérieuse contre le bureaucratisme, lutte effective et non pas de pure forme, soit considérée maintenant comme un obstacle, une mauvaise querelle, un esprit de fraction.
7.
Les déviations bureaucratiques de l’appareil du Parti

En 1920, la conférence du Parti, dirigée par Lénine, déclara inadmissible que des organes du Parti ou certains camarades se laissassent guider, lors des mobilisations de communistes, par d’autres considérations que l’intérêt de la cause. Toute répression exercée contre des camarades parce que leurs opinions diffèrent du point de vue officiel sur une question quelconque est intolérable. Toute la pratique actuelle contredit cette décision à chaque instant. La vraie discipline est ébranlée et remplacée par la soumission aux personnalités influentes de l’appareil. Des camarades auxquels le Parti peut se fier en toute sécurité dans les jours difficiles sont éliminés des cadres en nombre de plus en plus grand, déplacés, déportés, persécutés et remplacés très souvent par des gens de passage, non éprouvés, mais se distinguant par l’obéissance passive. Ce sont ces graves défauts du régime du Parti qui ont transformé en accusés les camarades Lachévitch et Bielenki, connus depuis plus de vingt ans comme membres dévoués et disciplinés. L’acte d’accusation dressé contre eux est donc un acte d’accusation contre les déviations bureaucratiques de l’appareil du Parti.

L’importance, pour un parti bolchevik, d’un appareil centralisé, fortement uni, n’a pas besoin d’être élucidée. La révolution prolétarienne serait possible sans cette charpente. La majorité de l’appareil du Parti se compose, de militants dévoués et désintéressés qui n’ont point, d’autre mobile que la lutte de la classe ouvrière. Les mêmes militants aideraient avantageusement à faire appliquer la démocratie dans le Parti, s’il existait un régime normal et une utilisation rationnelle des capacités.
8.
Le bureaucratisme et la vie quotidienne des masses ouvrières.

Le bureaucratisme atteint cruellement l’ouvrier dans le Parti, dans l’économie, dans la vie quotidienne, dans la culture. Sans doute la composition sociale du Parti s’est améliorée au cours de ces dernières années, mais, en même temps, il est apparu tout à fait nettement que l’augmentation seule du nombre des ouvriers, même actuellement occupés dans les ateliers, ne garantissait pas le Parti des déviations bureaucratiques et des autres dangers. En fait, l’influence du simple membre, en présence du régime actuel, est très faible, souvent nulle.

C’est sur la jeunesse ouvrière et paysanne que la répercussion du régime bureaucratique est la plus pénible.. Dans les conditions de la NEP, cette jeunesse, qui n’a pas connu la lutte des classes d’autant, ne pourra atteindre au bolchevisme qu’à la condition de travailler pour penser, critiquer, vérifier par elle même. Lénine recommanda souvent d’être particulièrement attentif et prudent envers les processus d’idées de la jeunesse. Au contraire, le bureaucratisme entrave le développement de la jeunesse, refoule les doutes, abat la critique et, sème ainsi, d’une part, la méfiance et le découragement et, de l’autre, l’arrivisme. A la tête des Jeunesses Communistes, le bureaucratisme, au cours de la dernière période, a acquis un développement extrême, mettant au premier plan nombre de bureaucrates jeunes mais précoces. C’est pourquoi, dans les cadres des Jeunesses Communistes, les éléments venant du prolétariat, des journaliers, des paysans pauvres sont de plus en plus remplacés par des intellectuels et des petits bourgeois s’adaptant mieux à une direction émanant des bureaux, mais plus éloignés de la masse ouvrière et paysanne. Pour assurer aux Jeunesses Communistes une direction prolétarienne convenable, il faut donner à celles ci comme au Parti un coup de barre vers la démocratisation, c’est à dire vers l’établissement de conditions permettant aux jeunes de travailler, penser, critiquer et décider et d’arriver ainsi à la maturité révolutionnaire sous la direction prudente du Parti.

Le régime bureaucratique s’implante comme une rouille dans la vie des ateliers et usines. Si, en fait, les membres du Parti sont privés du droit de critiquer les Comités du rayon, de la province ou du pays, de même, à l’usine, ils sont privés du droit de critiquer les autorités immédiates. Les militants sont apeurés. Un administrateur prévoyant sachant s’assurer l’appui du secrétaire d’une organisation hiérarchiquement supérieure se trouve, de ce fait, garanti contre toute critique d’en bas et souvent n’a pas à répondre d’une mauvaise administration on d’un abus de pouvoir.

Dans un pays où s’édifie l’économie socialiste, le contrôle vigilant des masses, surtout des ouvriers, dans les usines et les fabriques, est la condition principale d’un emploi économique des ressources nationales. Tant que les ouvriers ne pourront pas intervenir ouvertement contre les désordres et les abus, en démasquant et en nommant les coupables, de crainte d’être classés dans l’opposition, parmi les « désaccordeurs », les gêneurs, d’être éliminés de la cellule et même de l’usine, la campagne pour les économies comme celle pour la productivité du travail suivra inévitablement l’ornière bureaucratique, et lésera le plus souvent les intérêts vitaux des ouvriers. C’est précisément ce que l’on constate actuellement.

L’établissement peu soigneux ou maladroit des tarifs et des normes de production, qui atteint cruellement l’ouvrier, est neuf fois sur dix une conséquence directe de la négligence dont les fonctionnaires font preuve vis à vis des besoins élémentaires des ouvriers et de la production elle même. Il faut ajouter à cela le retard dans le paiement des salaires, c’est à dire la mise à l’arrière plan de ce qui devrait être le premier de nos soucis.

La question du superflu des sphères dirigeantes, comme on l’appelle, est liée à l’interdiction de toute critique. Beaucoup de circulaires ont été écrites contre le superflu. Nombre d’affaires le concernent devant les commissions de contrôle ; mais la masse se méfie de cette lutte bureaucratique contre le luxe. Il n’y a aussi, dans ce domaine, qu’une issue sérieuse : que la masse ne craigne pas de dire ce qu’elle pense.

Où se discutent toutes ces questions brutalités ? Non dans les réunions officielles du Parti, mais dans les coins et les recoins, sous le manteau, toujours avec crainte. Ces conditions intenables ont engendré « l’affaire » Lachévitch et autres. Déduction principale de cette « affaire » : il faut changer ces conditions.
9.
La lutte pour la paix

Le développement du mouvement révolutionnaire mondial basé sur la solidarité fraternelle des travailleurs est la garantie principale de l’intégrité de l’URSS et de la possibilité pour nous d’une évolution socialiste pacifique.

Ce serait pourtant une erreur périlleuse que de créer ou entretenir, dans les masses ouvrières, l’espérance que les social démocrates ou les gens d’Amsterdam, en particulier le Conseil général des Trade Unions avec Thomas et Purcell en tête, sont disposés à lutter contre l’impérialisme et les interventions militaires, ou capables de le faire. Les collaborationnistes anglais, qui ont trahi si odieusement leurs propres ouvriers pendant la grève générale et achèvent maintenant de trahir la grève des mineurs, trahiront en cas de danger de guerre encore bien plus honteusement le prolétariat anglais et, avec celui ci, l’URSS et la cause de la paix. Dans les recommandations remarquables de Lénine à notre délégation à La Haye, il expliqua que c’est en démasquant impitoyablement les opportunistes devant les masses qu’il serait possible d’empêcher la bourgeoisie de surprendre les ouvriers à l’improviste quand elle tenterait à nouveau de provoquer la guerre. Ce qui importe surtout, écrivait il, c’est de réfuter à La Haye l’opinion courante sur les pacifistes d’Amsterdam, selon laquelle ceux ci seraient contre la guerre, ne comprendraient pas qu’elle puisse et doive tomber sur eux au moment le plus inattendu, seraient en état de concevoir, fût ce quelque peu, les moyens de la combattre, et seraient capables d’adopter contre la guerre des procédés logiques de lutte permettant d’atteindre le but. Lénine attirait particulièrement l’attention du Parti sur le fait que les discours de beaucoup de communistes contenaient des affirmations inexactes et extraordinairement insouciantes quant à la lutte contre la guerre. Je pense, écrivait il, qu’il faut intervenir impitoyablement contre de pareilles déclarations, surtout si elles ont été faites après la guerre et faire connaître le nom de leurs auteurs. On peut, autant qu’on le désire, surtout si cela est nécessaire, atténuer son jugement sur tel orateur, mais il ne faut pas passer sous silence un seul de ces cas, car une attitude insouciante envers cette question est un mal qui l’emporte sur tous les autres et envers lequel il est absolument impossible d’être indulgent. Il faut rappeler à nouveau ces paroles de Lénine à la conscience de notre propre parti et de tout le prolétariat international. Il faut dire, de façon à ce que tout le monde l’entende, que les Thomas, les Macdonald, les Purcell sont aussi peu aptes à empêcher l’agression impérialiste que les Tseretelli, les Dan et les Kerensky d’arrêter la boucherie impérialiste.

Une condition essentielle de la défense de l’URSS et, par conséquent, du maintien de la paix, est la liaison indéfectible entre l’Armée Rouge qui grandit et se renforce et les masses travailleuses de notre pays et du monde entier. Toutes les mesures économiques, politiques et culturelles, qui donnent de l’extension au rôle de la classe ouvrière dans l’État, renforcent sa liaison avec les paysans pauvres et avec les paysans moyens, consolident par là même l’Armée Rouge, assurent l’intégrité du pays des Soviets et affermissent la cause de la paix.
10.
L’Internationale Communiste

Redresser la politique de classe du Parti, c’est redresser sa politique internationale. Il faut rejeter toutes les conséquences douteuses de cette nouveauté présentant le triomphe de l’édification du socialisme dans notre pays comme n’étant pas intimement lié à l’allure et an résultat de la lutte du prolétariat européen et mondial pour la conquête du pouvoir. Nous construisons et construirons le socialisme. Le prolétariat européen luttera pour le pouvoir. Les peuples coloniaux luttent pour leur indépendance. C’est un front commun. Chaque détachement, dans son secteur, doit donner le maximum de son activité sans attendre l’initiative d’autrui. Le socialisme triomphera dans notre pays par des liens indéfectibles avec le mouvement révolutionnaire du prolétariat européen et mondial et grâce à la lutte de l’Orient contre le joug impérialiste.

L’orientation de la politique de l’IC, le régime intérieur de celle ci sont, à leur tour, intimement liés au régime de notre parti, qui a été et reste le parti dirigeant. Tout mouvement dans notre parti se répercute immanquablement dans les autres sections de l’Internationale. C’est donc d’autant plus notre devoir de vérifier notre conduite du point de vue international en véritables bolcheviks.

Le XlV° Congrès a estimé nécessaire que les autres Partis prennent part avec plus d’indépendance à la direction de l’IC. Malgré cela, cette résolution, comme les autres, demeure sur le papier et ce n’est pas un hasard. Il n’est possible de résoudre les questions aiguës dans l’IC par les voies politiques et administratives normales que s’il existe un régime normal dans notre propre parti. En tranchant mécaniquement les questions discutées, on menace d’affaiblir de plus en plus la cohésion interne des PC et leurs liens étroits. Au sujet de l’lC, il nous faut revenir avec décision aux règles fixées par Lénine et vérifiées pendant sa vie.
11.
Les Fractions.

Pendant les deux années précédant le XlV° Congrès, il exista un « septuor » fractionnel dont faisaient partie six membres du Bureau politique et le camarade Kouibychey, président de la CCC. Ce Comité fractionnel, à l’insu du Parti, tranchait d’avance, secrètement, toutes les questions à l’ordre du jour du Bureau politique et du CC et résolvait de lui même toute une série de questions sans les soumettre à ce dernier. De la même manière fractionnelle, il disposait des hommes. Il liait ses membres par une discipline intérieure de fraction. Les camarades Yaroslavsky, larison, etc., qui luttent saris pitié contre les fractions et les groupements, prirent part aux travaux du « septuor » à côté de Kouibychev.

Après le XlV° Congrès, une fraction dirigeante analogue continua incontestablement à exister. A Moscou, Leningrad, Kharkov et dans les autres grands centres, des réunions secrètes ont lieu, organisées par une partie des sphères supérieures de l’appareil et cela malgré que tout l’appareil officiel soit dans leurs mains. Ces réunions secrètes, convoquées d’après des listes spéciales, sont de véritables assemblées de fractions. On y lit clés documents secrets, le simple fait de communiquer ceux ci entraîne pour tout adhérent aux dites fractions l’exclusion du Parti.

Il est évidemment absurde d’affirmer qu’une majorité ne peut être considérée comme une fraction. L’interprétation et l’application des résolutions des Congrès doivent revenir aux organes du Parti et non pas avoir lieu en faisant trancher d’avance toutes les questions par la fraction dirigeante dans les coulisses des institutions normales. Il y a, dans la fraction dirigeante, une minorité qui considère que la discipline de fraction prime celle du Parti. Tout ce mécanisme fractionnel a pour tâche de ne pas permettre de modifier la composition et la politique de l’appareil selon les règles normales statutaires. Chaque jour, cette fraction organisée menace de plus en plus l’unité du Parti.

Le mécontentement profond éprouvé contre le régime intérieur du Parti instauré après la mort de Lénine, le mécontentement plus prononcé encore causé par les écarts de notre politique font surgir inévitablement des interventions d’opposition et des discussions aiguës. Pourtant, le groupe dirigeant, au lieu de puiser des enseignements dans les faits nouveaux douloureux et de redresser sa ligne de conduite, aggrave systématiquement les erreurs du bureaucratisme.

Il ne peut faire maintenant aucun doute que le noyau fondamental de l’opposition de 1923 avait avec raison mis en garde contre les dangers d’une déviation de la ligne prolétarienne et contre la croissance menaçante du régime de l’appareil, comme le prouvent les actes de la fraction actuellement au pouvoir.

Les opposants de 1923, parmi lesquels des dizaines et des centaines de vieux bolcheviks ouvriers, trempés dans la lutte, étrangers à l’arrivisme et à la flagornerie, sont encore tenus à l’écart de l’activité du Parti, malgré toute la discipline et la retenue dont ils ont fait preuve.

La répression contre les cadres principaux de l’organisation de Leningrad après le XlV° Congrès ne pouvait ne pas causer une alarme profonde chez les meilleurs ouvriers de notre parti, habitués à considérer les ouvriers communistes de Leningrad comme la garde prolétarienne la mieux éprouvée. Ait moment où la nécessité d’une résistance au koulak grandissant se faisait le mieux sentir, le groupe dirigeant intervint contre l’avant-garde des ouvriers de Leningrad, coupable seulement d’avoir mis en garde contre le péril koulak. Les meilleurs militants furent déportés de Leningrad par centaines. Des milliers d’ouvriers communistes, constituant les meilleurs éléments actifs de l’organisation de Leningrad sont, par tous les moyens, écartés du travail du Parti. Chaque militant consciencieux se rend dès maintenant clairement compte que ces ouvriers avaient raison dans l’essentiel au point de vue politique. La blessure faite à l’organisation de Leningrad ne pourrait se cicatriser qu’à la suite d’un changement radical dans la régime intérieur du Parti. Si les choses continuent comme elles vont maintenant, on ne peut douter que non seulement à Moscou et à Leningrad il faudra encore et toujours de nouveau serrer la vis,. épurer et déporter, mais que les autres centres prolétariens comme le Donbass, Bakou, l’Oural devront aussi subir une répression décuplée.

Rien n’indique aussi clairement qu’on s’éloigne de Lénine que la tendance à se débarrasser de tout jugement bolchevik sur les dangers de l’orientation actuelle du Parti, en qualifiant ce jugement de « menchevik ». C’est en abordant ainsi la question que nos dirigeants les plus ossifiés idéologiquement se trahissent. Le menchevisme, convaincu de l’inéluctabilité de la transformation capitaliste de l’URSS, base tous ses calculs sur la rupture entre la classe ouvrière et l’État soviétique, de même que les socialistes révolutionnaires comptent sur celle qui peut se produire entre ce dernier et la paysannerie « forte ». En fait, le menchevisme, en qualité d’agent de la bourgeoisie, ne pourrait réellement espérer cesser d’être, pour un temps, quantité négligeable que si la fissure, entre la classe ouvrière et l’État soviétique, s’élargit. Pour empêcher cela, il faut, avant tout, voir nettement cette fissure au moment où elle se produit et non fermer les yeux, comme le font les bureaucrates qui nient même la nécessité de travailler à rapprocher l’État soviétique, la classe ouvrière et les pauvres des campagnes. L’embellissement de la réalité, l’optimisme officiel dans les questions économiques générales et le pessimisme quant aux salaires, le désir ne pas voir le koulak et, par là même, l’encouragement donné à celui ci, l’attention insuffisante accordée aux paysans pauvres, la poigne particulièrement brutale dans le travail des centres, le refus de comprendre la leçon donnée par les dernières élections aux Soviets, tout cela correspond à une préparation effective, réelle, et non seulement verbale, à l’influence des mencheviks et des socialistes révolutionnaires.

C’est se tromper grossièrement soi même que penser qu’après avoir mécaniquement écrasé la soi-disant opposition, les cadres de la démocratie du Parti s’élargiront ; en se basant sur toute son expérience, le Parti ne peut plus continuer à ajouter foi à cette légende endormeuse, Les procédés mécaniques de répression préparent de nouvelles fissures, de nouvelles failles, de nouvelles exclusions et éliminations, un nouveau serrage de vis pour l’ensemble du Parti. Inévitablement. ce système rétrécit le sommet dirigeant, abaisse l’autorité de la direction et exige une oppression double et triple pour remplacer l’autorité intellectuelle. Le Parti doit, à tout prix, mettre fin à ce processus périlleux. Lénine a montré que diriger fermement le Parti ne voulait pas dire l’étouffer en lui serrant la gorge.
12.
Pour l’Unité

Il est hors de doute que le Parti est capable de triompher de toutes les difficultés. Ce serait une parfaite folie que de ne pas voir d’issue dans la voie de l’unité. L’issue existe et seulement dans cette voie. Pour y parvenir, une attitude bolchevique attentive et honnête est nécessaire envers les questions posées. Nous sommes adversaires d’une discussion « saisonnière », nous sommes contre une fiévreuse discussion. Une telle discussion, imposée d’en haut, coûte trop cher au Parti. La plupart du temps, elle l’étourdit, le convainc très peu, ne l’enrichit que très peu idéologiquement.

Nous adressons au Comité Central la proposition de rétablir, dans le Parti, par un effort commun, un régime permettant de résoudre toutes les questions discutées en parfaite conformité avec les traditions du Parti, avec les sentiments et les pensées de l’avant-garde prolétarienne.

Ce n’est que sur cette base que la démocratie est possible dans le Parti. Et ce n’est que sur la base de la démocratie du Parti qu’une direction saine, collective est possible. Il n’y a pas d’autres voies. Pour la lutte et le travail dans cette unique voie juste, notre appui, sans réserve est complètement assuré au Comité Central.

I. Bakaiev.
G. Piatakov.
G. Lisdine.
I. Avdeiev.
M. Lachévitch.
N. Mouralov.
A. Peterson.
K. Soloviev.
G. Evdokimov.
G. Zinoviev.
N. Kroupskaïa.
L. Trotsky.
L. Kamenev.

Notes

[1] Le 6.6.1926, Lachévitch avait présidé une réunion clandestine de 70 membres de l’Opposition dans un bois près de Moscou. Dénoncé par un indicateur, il avait été immédiatement exclu.

Extrait de "Staline" de Léon Trotsky :

"De l’obscurité au triumvirat

[La fin de la guerre civile laissa Staline politiquement dans l’ombre. Les timoniers du parti le connaissaient, mais ne le considéraient pas comme un principaux dirigeants. Pour le militant du rang, il était un des membres les moins connus du Comité central, bien qu’il fût membre du Bureau politique. Dans les provinces on avait à peine entendu parler de lui. Le monde non soviétique ne soupçonnait pas même son existence. Et pourtant, en moins de deux années, sa mainmise sur l’appareil du Parti était devenue si formidable, et Lénine estimait son influence si dangereuse, qu’au début de mars 1923 il brisa toutes « relations de camarade » avec lui. Deux autres années passèrent, et Trotsky, second en éminence seulement à Lénine dans la direction de la Révolution d’Octobre et du gouvernement soviétique, avait été relégué par la machine de Staline dans une position politique précaire. Non seulement Staline devint un membre de triumvirat qui remplaça Lénine malade à la direction du Parti, mais le plus puissant des triumvirs. De plus, avec les années, il acquit un pouvoir infiniment plus grand que celui dont Lénine avait jamais joui - en fait une autorité plus absolue que celle d’aucun tsar dans la longue histoire du régime absolutiste.

Comment cela arriva-t-il ? Quelles furent les causes et les étapes du passage de Staline de l’obscurité politique à la prééminence ? ]

Chaque phase du développement, même une phase catastrophique comme la révolution et la contre-révolution, est un produit de la phase précédente, a ses racines en elle, lui ressemble. Après la victoire d’Octobre, il y eut des écrivains pour prétendre que la dictature du prolétariat n’était qu’une nouvelle version du tsarisme, refusant à la manière de l’autruche de prendre en considération l’abolition de la monarchie et de la noblesse, l’anéantissement du capitalisme et l’introduction d’une économie planifiée, l’abolition de l’Eglise d’Etat et l’éducation des masses dans les principes de l’athéisme, la suppression de la grande propriété foncière et la distribution des terres aux travailleurs réels du sol. De même, après le triomphe de Staline sur le bolchévisme, la plupart de ces mêmes écrivains - tels les Webb, les Wells et les Laski, qui avaient été antérieurement d’acerbes critiques du bolchévisme et étaient devenus des compagnons de route du stalinisme - fermèrent les yeux devant le fait dominant et obstiné que, malgré les mesures de répression auxquelles il avait fallu avoir recours sous la pression de circonstances extraordinaires, la Révolution d’Octobre a provoqué un renversement des rapport sociaux dans l’intérêt des masses travailleuses, tandis que la contre-révolution stalinienne a amorcé des bouleversements sociaux qui sont en train de transformer l’ordre social soviétique dans l’intérêt d’une minorité privilégiée de bureaucrates thermidoriens. Egalement fermés à la compréhension des faits élémentaires sont certains renégats du communisme, nombre d’entre eux valets de Staline pour un temps, qui, la tête enfoncée dans les sables de leur amère désillusion, se refusent à voir que, malgré des similitudes superficielles, la contre-révolution dirigée par Staline se différencie en certains points essentiels des contre-révolutions des chefs fascistes, ils se refusent à voir que cette différence a ses racines dans la dissemblance entre la base sociale de la contre­-révolution de Staline et la base sociale des mouvements réactionnaires dirigés par Mussolini et Hitler, qu’elle se développe parallèlement à la différence entre la dictature du prolétariat, si déformée soit-elle soit par le bureaucratisme thermidorien, et la dictature de la bourgeoisie, à la différence entre un Etat ouvrier et un Etat capitaliste.

De plus, cette dissemblance fondamentale est illustrée - et dans un certain sens, atténuée - par le caractère unique de la carrière de Staline comparée à celle des deux autres dictateurs, Mussolini et Hitler, chacun d’eux initiateur d’un mouvement, et à la fois agitateur exceptionnel et tribun populaire. Leur ascension politique, pour fantastique qu’elle puisse sembler, se développa de son propre mouvement, sous les yeux de tous, en liaison indissoluble avec la croissance des mouvements qu’ils dirigèrent dès leur début. Entièrement différente est la nature de la montée de Staline. On ne peut la comparer à rien dans le passé. Il semble n’avoir point de préhistoire. Le processus de sa montée eut lieu quelque part, derrière un rideau politique impénétrable. A un moment donné, son image, revêtue de l’armure du pouvoir, franchit soudain le mur du Kremlin et, pour la première fois, le monde prit connaissance de Staline comme un dictateur « tout-fait ». D’autant plus vif est l’intérêt avec lequel les hommes curieux examinent la nature de Staline, personnelle aussi bien que politique. Ils cherchent dans les particularités de sa personnalité la clé de son destin politique.

Il est impossible de comprendre Staline et ses récents succès si l’on ne connaît d’abord le grand ressort de sa personnalité : l’amour du pouvoir, l’ambition, l’envie - une envie active - à l’égard de tous ceux plus doués, plus puissants, d’un rang plus élevé que lui. Avec sa fanfaronnade habituelle, Mussolini dit un jour à l’un de ses amis : « Je n’ai jamais rencontré mon égal. » Staline n’aurait jamais pu prononcer cette phrase, même devant ses amis les plus intimes parce qu’elle aurait paru trop absurde et trop ridicule. Nombreux étaient ceux qui dans l’état-major bolchéviste seul, dépassaient Staline sous tous les rapports sauf un - son ambition concentrée. Lénine appréciait grandement le pouvoir comme un instrument pour l’action, mais l’amour du pouvoir pour lui-même lui était entièrement étranger. Il n’en est pas de même avec Staline. Psychologiquement, le pouvoir fut toujours pour lui quelque chose en dehors des buts qu’il est supposé servir. Le désir d’exercer sa volonté comme l’athlète exerce ses muscles pour en imposer aux autres - voilà le mobile fondamental de sa personnalité. Sa volonté acquit ainsi une concentration de force toujours croissante, s’enflant en agressivité, en activité, en étendue, ne s’arrêtant devant rien. Pus souvent Staline eut l’occasion de se convaincre lui-même qu’il manquait des qualités pour la conquête du pouvoir, plus intensément s’efforça-t-il de compenser chaque déficience, plus subtilement transforma-t-il chaque manque en un avantage sous certaines conditions.

La comparaison officielle courante qui met Staline sur le même plan que Lénine est simplement indécente. Si la base de la comparaison est l’individu lui-même, il est impossible de placer Staline même à côté de Mussolini ou de Hitler. Pour si maigres que soient les « idées » du fascisme, les deux chefs victorieux de la réaction, l’Italien et l’Allemand, déployèrent, dès le commencement même de leurs mouvements respectifs, de l’initiative, entraînèrent les masses dans l’action, ouvrirent de nouvelles voies à travers la jungle politique. Rien de semblable ne peut être dit de Staline. Le Parti bolchéviste a été créé par Lénine. Staline est sorti de l’appareil du Parti et en reste inséparable. Il ne voit les masses ou les événements qu’à travers les bureaux. Dans la première période de sa montée au pouvoir, son succès le prit lui-même par surprise. Il s’avançait, incertain, regardant à droite, à gauche, par-dessus son épaule, toujours prêt à se dérober et à se mettre à couvert. Utilisé contre moi comme contrepoids, il fut poussé et encouragé par Zinoviev et Kaménev, et, à un moindre degré, par Rykov, Boukharine et Tomsky. Nul d’entre eux ne pensait alors que Staline leur passerait quelque jours sur le corps. Dans le premier triumvirat, Zinoviev se montrait protecteur et circonspect à l’égard de Staline ; Kaménev le traitait avec une pointe d’ironie.

Les relations de Lénine avec Staline sont caractérisées officiellement comme une étroite amitié. En fait, un abîme séparait ces deux hommes, conséquence non seulement d’une différence d’âge de dix années, mais de la dimension même de leur personnalité. Un sentiment de la nature de l’amitié ne pouvait pas exister entre eux. Sans doute, Lénine en vint à apprécier chez Staline la capacité qu’il montra en tant qu’organisateur pratique durant l’époque difficile de la réaction de 1907-1913. Mais pendant les premières années du régime soviétique, la grossièreté de Staline lui semblait de plus en plus intolérable et rendait impossible une collaboration confiante et égale. C’est en grande partie pour cela que Staline persévéra dans son opposition sournoise à Lénine. Envieux et ambitieux, Staline ne pouvait s’empêcher de devenir plus opiniâtre quand il sentait à chaque instant la supériorité intellectuelle et morale écrasante de Lénine. De telles relations persistèrent jusqu’au moment où Lénine tomba sérieusement malade ; elles se transformèrent alors en une lutte sans merci qui s’acheva par la rupture définitive.

Déjà au printemps de 1920, à l’occasion du cinquantième anniversaire de Lénine, Staline se risqua à prononcer un discours sur les « erreurs » de Lénine. Il est difficile d’imaginer ce qui le poussa à le faire. En tout cas, le discours sembla à tous si déplacé que le jour suivant, le 24 avril, dans leur compte rendu de la cérémonie, la Pravda et les Izvestia relatèrent simplement que « le camarade Staline évoqua divers épisodes de leur travail commun avant la Révolution », et rien de plus.

A la même époque, dans un article écrit pour la même circonstance sous le titre « Lénine comme organisateur et dirigeant du Parti communiste russe », Staline prétendit montrer « ce qu’il avait appris et voulait apprendre de Lénine ». Il ne vaudrait guère la peine d’examiner ce morceau pour son intérêt théorique ou littéraire. Il suffira de dire que l’article s’ouvre sur ces mots : « Tandis qu’à l’Ouest - en France, en Allemagne, le parti ouvrier sortit des syndicats dans des conditions permettant l’existence de syndicats et de partis..., en Russie, au contraire, la formation d’un parti prolétarien eut lieu sous l’absolutisme le plus cruel. »

Cette assertion est, sans doute, vraie pour l’Angleterre, qu’il ne mentionne pas comme exemple, tandis qu’elle n’est pas vraie pour la France et est entièrement erronée pour l’Allemagne, où c’est le parti qui a bâti les syndicats en partant pratiquement de rien. Aujourd’hui comme en 1920, l’histoire du mouvement ouvrier européen est pour Staline un livre fermé et c’est pourquoi il est toujours vain d’attendre de lui un apport théorique dans ce domaine.

Cependant, l’article offre un certain intérêt parce que, non seulement dans son titre mais dans son contenu, Staline célèbre Lénine d’abord comme organisateur, et seulement ensuite comme dirigeant politique. « La plus importante contribution qu’il faut inscrire au crédit du camarade Lénine, fut sa furieuse attaque contre l’absence de tout principe d’organisation chez les menchéviks. » Ce crédit est accordé à Lénine pour son plan d’organisation parce qu’il « généralisa comme un maître l’expérience du travail d’organisation des meilleurs travailleurs pratiques ». Et plus loin : « C’est seulement en conséquence d’une telle politique touchant l’organisation que le parti put achever cette unité interne, cette stupéfiante solidarité qui lui permît de sortir sans effort de la crise de juillet et de Kérensky, de porter sur ses épaules la Révolution d’Octobre, de surmonter la période de la crise de Brest-Litovsk sans se désagréger, et d’organiser la victoire sur l’Entente. »

C’est seulement après ce passage que Staline ajoute : « Mais la valeur d’organisation du Parti communiste russe ne représente qu’un côté de la question », et il passe alors au contenu politique du travail du Parti, à son programme et à sa tactique. Il n’est certainement pas exagéré de dire qu’aucun autre marxiste, en tout cas aucun autre marxiste russe, n’aurait ainsi construit un éloge de Lénine. Il est évident en effet que les questions l’organisation ne sont pas la base de la politique, mais plutôt des déductions qui suivent la cristallisation de la théorie, du programme et de la pratique. Mais ce n’est pas par accident que Staline considère le levier de organisation comme essentiel ; tout ce qui traite de programme et de politique n’était toujours pour lui qu’un ornement de l’organisation fondamentale.

Dans le même article, Staline formulait, pour la première fois, plus ou moins correctement la conception bolchéviste, plutôt neuve à l’époque, du rôle du parti prolétarien dans les conditions des révolutions bourgeoises-démocratiques de notre temps. Ridiculisant les menchéviks, Staline écrivait qu’à tous ceux qui se sont mal assimilés l’histoire des précédentes révolutions il semblait que :

Le prolétariat ne peut pas prétendre à l’hégémonie dans la révolution russe ; la direction doit être offerte à la bourgeoisie russe, cette même bourgeoisie qui était opposée à la révolution. La paysannerie doit de même être placée sous le patronage de la bourgeoisie, tandis que le prolétariat serait relégué au rôle d’une opposition d’extrême gauche. Ces échos dégoûtants de l’odieux libéralisme étaient proposés par les menchéviks comme le dernier mot du véritable marxisme.

Il est remarquable que trois ans plus tard Staline appliqua la propre conception des menchéviks, mot pour mot, lettre pour lettre, à la révolution bourgeoise-démocratique chinoise et, plus tard, avec un cynisme infiniment plus grand, à la révolution espagnole de 1936-­1939. Un renversement aussi total aurait été entièrement impossible si Staline s’était vraiment assimilé et avait pleinement compris la conception léniniste de la révolution. Mais ce que Staline s’est assimilé, c’est simplement la conception léniniste de l’appareil d’un parti centralisé. Dès qu’il l’eut réalisé, il oublia qu’elle découlait de considérations théoriques, sa base programmatique devint pour lui dénuée d’importance et en accord avec son propre passé, sa propre origine sociale, son éducation, il fut naturellement porté vers une conception petite-bourgeoise, vers l’opportunisme, vers le compromis. En 1917, il n’avait pas réussi à réaliser la fusion avec les menchéviks uniquement parce que Lénine ne le lui avait pas permis ; dans la révolution chinoise, il mit en œuvre la conception menchéviste sous le drapeau du bolchévisme ; il appliquait strictement le programme menchéviste, mais avec des méthodes bolchévistes, c’est-à-dire au moyen d’un appareil politique centralisé qui, pour lui, est l’essence du bolchévisme. Beaucoup plus savamment, et avec une parfaite efficacité finalement mortelle, il fit la même politique dans la révolution espagnole.

Ainsi, si l’article de Staline sur Lénine, qui a été réimprimé souvent et dans toutes les langues, n’était qu’une analyse banale de son sujet, il nous donne la clé de la nature politique de son auteur. Il contient même des lignes qui, en un certain sens, sont autobiographiques : « Il arriva plus d’une fois que nos propres camarades (pas seulement les menchéviks) accusèrent le camarade Lénine d’être exagérément enclin aux polémiques et aux scissions dans sa lutte irréconciliable, contre les conciliateurs... Il n’y a pas de doute que les unes et les autres eurent lieu en leur temps. » En 1920, Staline considérait toujours Lénine comme exagérément enclin aux polémiques et aux scissions comme il le pensait en 1913. De plus, il justifiait cette tendance de Lénine sans démontrer la fausseté des accusations portées contre lui.

Quand Lénine eut sa première attaque, le public, y compris celui de la Russie des Soviets, fut incité à croire que sa maladie n’était pas grave et qu’il pourrait bientôt reprendre son travail : il avait une ténacité de dogue et venait seulement de passer la cinquantaine. Au début, les, membres du Bureau politique partagèrent sincèrement cette conviction. Ils ne se préoccupèrent pas de détromper le public, ni même les ouvriers et paysans soviétiques ou les militants du rang quand, plus tard, il devint clair que ce n’était qu’un vain espoir, le mal était sérieux. Avec Lénine éloigné temporairement par la maladie, on considérait comme allant de soi que le Bureau politique devrait continuer sa tâche. Bien que pour le public en général, Trotsky semblât être le successeur tout indiqué de Lénine, et bien que les plus jeunes membres du Parti partageassent cette vue, les timoniers de l’appareil ne voyaient pas le successeur, soit dans Trotsky, soit dans tout autre membre du Bureau politique. La seule chose concevable, pensaient-ils, était la constitution d’un directoire formé des dirigeants du Parti, des membres titulaires et suppléants du Bureau politique.

Mais, en fait, une variante fut apportée à ce programme. La succession passa à un triumvirat dont Zinoviev était le chef, Kaménev le second, Staline ne venant qu’en dernier rang. Zinoviev devint ainsi en fait le successeur de Lénine ; il avait le solide appui de Kaménev et de Boukharine, celui de Staline donné contrecœur, et le soutien passif de Tomsky.

Qui Lénine favoriserait-il comme son successeur ? Jusqu’à la deuxième attaque, qui eut lieu le 16 décembre 1922, encore plein d’espoir de guérir et de pouvoir reprendre la direction, il n’avait pas considéré sérieusement cette question. Son Testament, écrit quelques jours plus tard, était visiblement un désir de mettre le Comité central en garde contre les dangers de rupture qui pourraient surgir plutôt que de dicter sa décision. Précisément à cause du pouvoir que lui valait son prestige exceptionnel, il lui répugnait d’imposer sa volonté. Aussi se borna-t-il à préciser son opinion des dirigeants les plus en vue, à faire des recommandations, dont la plus pressante concernait l’élimination de Staline du poste de secrétaire général à cause de sa « brutalité », de sa « déloyauté ». Cependant dans les deux mois qui suivirent, il jugea nécessaire de prendre une décision irrévocable : la rupture définitive des relations de camarade avec un seul de ses lieutenants, Staline. Cette rupture eut lieu durant la préparation du douzième congrès du Parti, auquel Lénine, immobilisé par une troisième attaque, ne pouvait participer. C’était le premier congrès sans Lénine, et, chose nouvelle, le premier bourré de délégués choisis par le secrétaire général. Il marquait le commencement de la fin du régime de Lénine et l’aube du stalinisme en tant qu’orientation politique nouvelle.

La rupture entre Lénine et Staline ne fut consommée qu’après que Lénine eut fait de vains efforts pour l’éviter. Quand au onzième congrès, vers la fin de mars 1922, Zinoviev et ses proches alliés soutinrent la candidature de Staline au poste de secrétaire général dans l’espoir d’utiliser l’hostilité de ce dernier contre moi pour leurs propres desseins, Lénine restait réservé hésitant. « Ce cuisinier ne nous confectionnera que des plats épicés », dit-il au cours d’une conversation privée.

Il appréhendait un retour de la maladie et il était anxieux d’utiliser le répit qui lui était laissé jusqu’à une attaque possible et qui pourrait être fatale pour établir d’un commun accord une direction collective harmonieuse du Parti.

La seule pièce de littérature marxiste sérieuse que Staline ait jamais ajoutée à l’arsenal de la théorie bolchéviste était consacrée à la question nationale. Cela remontait à 1913, et exprimait sans doute la summa summarum de ces propres observations au Caucase, les résultats du travail révolutionnaire pratique et certaines généralisations historiques qu’il avait, comme nous l’avons déjà dit, empruntées à Lénine. Staline les avait faites siennes, en les adaptant à ses propres conclusions, mais sans les digérer complètement, et certainement sans bien les assimiler.

Ceci devint tout à fait clair pendant le régime soviétique quand les problèmes résolus sur le papier réapparurent sous la forme des tâches administratives de la plus haute importance. C’est alors que l’accord tant vanté de Staline avec Lénine en toute chose, particulièrement sur là question nationale, et dont cet essai de 1913 était la garantie, se révéla dans une large mesure imaginaire.

Au dixième congrès, en mars 1921, Staline avait lu de nouveau son inévitable rapport sur la question nationale. Comme cela arrivait toujours avec lui, en conséquence de son empirisme, il tirait ses généralisations, non du matériel vivant, non de l’expérience soviétique, mais d’abstractions sans rapport entre elles et mal cordonnées. En 1921, comme en 1917, il continuait à répéter l’argument d’ordre général que les nations bourgeoises ne pouvaient pas résoudre leurs questions nationales, tandis que le pays des soviets avait tous les moyens de le faire. Le rapport laissa une impression de gêne et de mécontentement. Au cours du débat qui suivit, les délégués les plus intéressés à la question, surtout les représentants des partis de minorités nationales, formulèrent des critiques. Même Mikoyan, déjà cependant un des alliés politiques des plus proches de Staline et par la suite un de ses plus dévoués serviteurs, fit observer que le Parti avait besoin d’instructions touchant « les changements qui devraient être apporté au régime, et quel type de régime soviétique devrait être établi dans les pays frontières... le camarade Staline ne nous l’a pas dit ».

Les principes n’ont jamais compté pour Staline - et sur la question nationale peut-être moins que sur toute autre. Les tâches administratives immédiates lui apparaissaient toujours plus importantes que toutes les lois de l’histoire. En 1905, il ne remarqua le mouvement grandissant des masses qu’avec la permission du comité de son parti. Dans les heures de réaction, il défendit le mouvement clandestin parce que, par sa nature même, il exigeait un appareil politique centralisé. Après la Révolution de Février, quand cet appareil eut été détruit en même temps que l’illégalité, Staline perdit de vue la différence entre menchévisme et bolchévisme, et il était prêt à s’unir au parti de Tsérételli. Enfin, après la conquête du pouvoir en 1917, toutes les tâches, tous les problèmes, toutes les perspectives étaient subordonnés aux besoins de cet appareil des appareils : l’Etat. Comme commissaire aux nationalités, Staline n’approcha plus la question nationale du point de vue des lois de l’histoire, auxquelles il avait payé son tribut en 1913, mais du point de vue de la commodité des bureaux. Aussi devait-il nécessairement se trouver en conflit aigu avec les besoins des nationalités arriérées et opprimées, tandis qu’il consentait des avantages excessifs à l’impérialisme bureaucratique grand-russien.

Le peuple géorgien, presque entièrement paysan ou petit-bourgeois en sa composition, résista vigoureusement à la soviétisation de son pays. Mais les grandes difficultés qui en découlaient furent considérablement aggravées par l’arbitraire militariste, ses procédés et ses méthodes, auquel la Géorgie fut soumise. Dans ces conditions, le parti dirigeant devait être deux fois plus prudent à l’égard des masses géorgiennes. C’est précisément là qu’il faut trouver la cause du profond désaccord qui se développa entre Lénine, qui insistait sur une politique extrêmement souple, circonspecte, patiente à l’égard de la Géorgie et en Transcaucasie particulièrement, et Staline, qui considérait que, puisque l’appareil de l’Etat était entre ses mains, notre position était assurée. L’agent de Staline au Caucase était Ordjonikidzé, le conquérant impatient de la Géorgie, qui considérait toute velléité de résistance comme un affront personnel. Staline semblait avoir oublié qu’il n’y avait pas si longtemps que nous avions reconnu l’indépendance de la Géorgie et avions signé un traité avec elle. C’était le 7 mai 1920. Mais le 11 février 1921, des détachements de l’Armée rouge avaient envahi la Géorgie, sur les ordres de Staline, et nous avaient mis devant le fait accompli. L’ami d’enfance de Staline, Irémachvili, écrit à ce propos :

Staline était opposé au traité. Il ne voulait pas que son pays natal reste en dehors de l’Etat russe et vive sous le libre gouvernement des menchéviks qu’il détestait. Son ambition le poussa vers la domination de la Géorgie, où la population paisible et sensible résistait à sa propagande destructrice avec une froide obstination... L’esprit de vengeance envers les dirigeants menchéviks, qui avaient toujours refusé d’approuver ses plans utopiques et l’avaient expulsé de leurs rangs, ne lui laissait pas de repos. Contre la volonté de Lénine, sur sa propre initiative vaniteuse, Staline acheva la bolchévisation, ou stalinisation, de sa terre natale... Staline organisa de Moscou l’expédition sur la Géorgie et la dirigea de là-bas. Au milieu de juin 1921, il entrait à Tiflis en conquérant.

Staline visita la Géorgie en 1921 ; il le fit avec une autorité bien différente de celle à laquelle on était accoutumé dans son pays, quand il était Sosso, et plus tard Koba. Maintenant, il était le représentant du gouvernement, de l’omnipotent Bureau politique, du Comité central. Cependant personne en Géorgie ne vit en lui un dirigeant, spécialement dans le tiers supérieur du Parti, où on l’accueillait non comme Staline, mais comme un membre de la plus haute instance du Parti, c’est-à-dire non en vertu de sa personnalité, mais sur la base de sa fonction. Ses anciens camarades dans le travail illégal se considéraient au moins aussi compétents que lui dans les affaires de Géorgie ; ils exprimaient librement leurs désaccords avec lui et, quand ils étaient contraints de se soumettre, ils ne le faisaient qu’à contrecœur, n’épargnant pas les critiques acerbes, et menaçant de demander au Bureau politique de reprendre l’examen de l’entier problème. Staline n’était pas encore un dirigeant, même dans son propre pays. Il en était profondément affecté. Il s’estimait mieux informé que tous les autres membres du Comité central sur les questions qui touchaient la Géorgie. Si, à Moscou, il prenait son autorité dans le fait qu’il était un Géorgien familier avec les conditions locales, en Géorgie, où il apparaissait comme le représentant de Moscou libre de préjugés nationaux et de sympathies locales, il essayait de se comporter comme s’il n’était pas un Géorgien, mais un bolchévik délégué par Moscou, le commissaire aux nationalités, et comme si, pour lui, les Géorgiens étaient tout juste une des minorités nationales. Il assumait une attitude d’ignorant en ce qui concernait les particularités nationales de la Géorgie, sorte de compensation pour les sentiments fortement nationaux de sa propre jeunesse. [Il se comportait comme un Grand-Russien, piétinant les droits de son propre peuple comme nation.] C’était là ce que Lénine entendait par « étrangers russifiants » - ce qui se rapportait aussi bien à Staline qu’à Dzerjinsky, un Polonais devenu « russificateur ». D’après Irémachvili qui évidemment exagère : « Les bolchéviks géorgiens qui, au début, étaient impliqués dans l’invasion russe staliniste, considéraient comme leur but l’indépendance d’une République soviétique de Géorgie, qui n’aurait rien de commun avec la Russie, excepté les conceptions bolchévistes et l’amitié politique. Il restait des Géorgiens pour qui l’indépendance de leur pays était plus importante que toute autre chose... Mais alors vint la déclaration de guerre de Staline, qui trouva un appui loyal parmi les gardes rouges russes et la tchéka qu’il envoya en Géorgie. »

Irémachvili nous dit ensuite que Staline se heurta à l’hostilité générale à Tiflis. Au cours d’un meeting au théâtre convoqué par les socialistes de Tiflis, Staline fut l’objet d’une démonstration hostile. Il paraît vraisemblable que le vieux menchévik Irémachvili domina le meeting et accusa Staline ouvertement. On nous dit aussi que d’autres orateurs attaquèrent Staline de la même façon. Malheureusement aucun compte rendu sténographique de ces discours n’a été conservé et on n’est pas forcé de prendre trop littéralement cette partie des souvenirs d’Irémachvili : « Pendant des heures Staline fut obligé d’écouter ses adversaires en silence et d’encaisser leurs accusations. Jamais auparavant et jamais par la suite Staline ne devait être contraint d’endurer une telle indignation ouverte, courageuse. »

Les développements ultérieurs peuvent être relatés brièvement. Staline trahit encore une fois la confiance de Lénine. Afin de se créer pour lui-même un solide appui politique en Géorgie, il y provoqua, derrière le dos de Lénine et du Comité central, avec l’aide d’Ordjonikidzé et non sans l’appui de Dzerjinsky, une « révolution » véritable contre les meilleurs membres du Parti, en se couvrant abusivement de l’autorité du Comité central. Prenant avantage du fait que les réunions avec les camarades géorgiens n’étaient pas accessibles à Lénine, Staline s’efforça de le circonvenir au moyen d’informations fausses. Lénine se douta de quelque chose et demanda à son secrétaire personnel de rassembler une documentation complète sur la question géorgienne ; c’est après l’avoir étudiée qu’il décida d’engager ouvertement la lutte. Il est difficile de dire ce qui le choqua le plus : la déloyauté personnelle de Staline ou son incapacité chronique de saisir l’essence de la politique bolchéviste sur la question nationale vraisemblablement un mélange des deux.

Allant à tâtons vers la vérité, Lénine, alité, entreprit de dicter sous forme de lettre un programme qui fixerait sa position fondamentale sur la question nationale, afin qu’il ne puisse y avoir de malentendu parmi ses camarades quant à sa propre position sur les questions en cours de discussion. Le 30 décembre, il dictait la note suivante : « Je pense que l’impulsivité administrative et brutale de Staline a joué un rôle funeste, et aussi son mépris du nationalisme social. Généralement, le mépris joue, en politique, le plus détestable des rôles. » Et le jour suivant, il ajoutait ces mots à la lettre programme : « Il est naturellement nécessaire de tenir Staline et Dzerjinsky pour responsables de toute cette campagne nationaliste grand-russienne. »

Lénine était sur la bonne voie. S’il réalisait pleinement le sérieux de la situation, la caractérisation atténuée qu’il en donnait était singulière, car ce qui se passait derrière son dos, comme Trotsky l’indiqua huit années plus tard, c’était que la fraction de Staline écrasa la fraction de Lénine au Caucase. C’était la première victoire des réactionnaires dans le Parti. Elle ouvrit le second chapitre de la Révolution - la contre révolution stalinienne.

Lénine fut finalement contraint d’écrire aux oppositionnels géorgiens, le 6 mars 1923 :

Aux camarades Mdivani, Makharadzé et autres, (copie aux camarades Trotsky et Kaménev ).
Chers camarades. Je suis avec vous dans cette affaire de tout mon cœur. Je suis scandalisé par l’arrogance d’Ordjonikidzé et la connivence de Staline et Dzerjinsky. Je prépare des notes et un discours en votre faveur.
Lénine.

Le jour précédent, il avait dicté pour moi la note suivante :

Cher camarade Trotsky,
Je vous demande instamment de vous charger de la défense de l’affaire géorgienne au Comité central du Parti. Elle est maintenant « poursuivie » par Staline et Dzerjinsky, de sorte que je ne peux pas compter sur leur impartialité. En vérité, c’est tout le contraire ! Si vous acceptez de vous charger de cette défense, je serai tranquille. Si pour quelque raison, vous n’acceptiez pas, veuillez me retourner le dossier. Je considérerai cela comme la marque de votre désaccord. Avec mes meilleurs saluts de camarade.
Lénine.

Lénine envoya ensuite deux de ses secrétaires personnelles, Glasser et Fotiéva, porter à Trotsky une note dans laquelle il lui demandait, entre autres de suivre la question géorgienne au douzième congrès du Parti qui allait se réunir. Glasser ajouta : « Quand Vladimir Ilitch a lu notre correspondance avec vous, son front s’est éclairé. Eh bien ! maintenant c’est une autre affaire ! Et il m’a chargé de vous remettre tous les manuscrits qui devaient entrer dans la fabrication de sa « bombe » pour le douzième congrès. » Kaménev m’avait informé que Lénine venait justement d’écrire une lettre par laquelle il rompait toutes relations de camarade avec Staline, de sorte que je suggérai que, puisque Kaménev devait partir ce jour même pour la Géorgie pour assister à une conférence du Parti, il pourrait être bon de lui montrer la lettre sur la question nationale afin qu’il soit en mesure de faire tout le nécessaire. Fotiéva répondit : « Je ne sais pas. Vladimir Ilitch ne m’a pas chargée de communiquer la lettre au camarade Kaménev, mais je puis le lui demander. » Quelques minutes plus tard, elle revenait et dit : « Absolument pas. Lénine dit que Kaménev montrerait la lettre à Staline, qui chercherait alors à conclure un compromis pourri afin de nous duper plus tard. - Ainsi donc, les choses sont allées si loin que Lénine n’estime plus possible de conclure compromis avec Staline même sur une ligne juste ? Oui, Ilitch n’a pas confiance en Staline ; il veut se prononcer ouvertement contre lui devant tout le Parti. Il prépare une bombe. »

Les intentions de Lénine devenaient parfaitement claires. Prenant la politique de Staline comme exemple, il voulait dénoncer devant le Parti (et le faire sans ménagement) le danger de la transformation bureaucratique de la dictature. Fotiéva revint peu après avec un autre message de Vladimir Ilitch qui, dit­-elle, avait décidé d’agir immédiatement et avait écrit la note - citée ci-dessus - à Mdivani et Makharadzé.
« Comment expliquez-vous ce changement ? demandai-je à Fotiéva.
 Son état s’aggrave d’heure en heure, répondit-elle et il est impatient de faire encore tout ce qu’il peut. »

[Deux jours plus tard, Lénine avait sa troisième attaque.]

Parlant au congrès du Parti, le 23 avril, Staline déclara dans sa conclusion sur la question nationale : « On a beaucoup parlé ici de notes et d’articles de Vladimir Ilitch. Je ne voudrais pas citer mon maître, le camarade Lénine, puisqu’il n’est pas ici, car je craindrais de risquer de me référer à lui incorrectement inexactement... »

C’est certainement là un modèle du jésuitisme le plus extraordinaire. Staline savait fort bien à quel point Lénine était indigné contre sa politique nationale et comment, seule, une grave maladie empêcha son « maître » de se débarrasser de ce « disciple » précisément à propos de cette question nationale."

Le chemin du pouvoir

Dans l’intervalle entre sa première et sa deuxième crise, Lénine ne put travailler qu’en donnant la moitié de son énergie d’autrefois. Constamment, son système artériel subissait des secousses, peu graves en apparence, mais menaçantes. A l’une des séances du Bureau politique, comme il se levait pour envoyer à quelqu’un un billet, il chancela légèrement. Je m’en aperçus seulement parce qu’il eut aussitôt le visage tout défait. C’était encore l’un des nombreux avertissements que lui envoyaient les centres vitaux.

Lénine ne se faisait pas d’illusions. Sa préoccupation dominante était alors l’avenir du Parti : comment marcherait le travail sans lui et après lui ? A cette époque se formait déjà dans sa tête le document qui, dans la suite, est devenu connu comme son Testament.

Dans la même période, quelques semaines avant la deuxième crise, j’eus avec lui une grande conversation. En raison de l’importance politique de l’entretien, j’en fis part aussitôt à plusieurs de mes amis ; c’est une des raisons pour lesquelles j’ai gardé des propos de Lénine un souvenir très précis.

Lénine m’avait demandé d’aller le voir dans sa chambre au Kremlin. Il avait constaté, à son retour au travail, une croissance monstrueuse du bureaucratisme dans notre appareil soviétique ; il était urgent de l’enrayer. Il suggérait la création d’une commission spéciale du Comité central et me demandait d’y participer activement. Je répondis : « Vladimir Ilitch, je suis convaincu que, dans la lutte contre le bureaucratisme de l’appareil soviétique, nous ne devons pas perdre de vue le phénomène général qui domine la situation : une sélection spéciale de fonctionnaires et de spécialistes, de membres du Parti et d’hommes hors parti, au Centre et dans les provinces, même dans les bureaux locaux du Parti, est faite sur la base de la loyauté envers certaines personnalités dominantes du Parti et certains groupes à l’intérieur du Comité central lui-même. Chaque fois que vous attaquez un petit secrétaire, vous tombez sur un dirigeant important du Parti... Je ne pourrais donc pas, dans les circonstances présentes, travailler avec la commission dont vous parlez. »

Lénine se montra préoccupé pour un moment et - je cite ses paroles littéralement - me dit : « En d’autres termes, je vous propose une campagne contre le bureaucratisme de l’appareil soviétique et vous me proposez de l’étendre en y ajoutant le bureaucratisme du Bureau d’organisation du Parti ? »

Je me mis à rire, tellement la remarque était pour moi inattendue : « Mettons qu’il en soit ainsi. »

« Eh bien ! alors, reprit Lénine, je vous propose un bloc.

 Il est toujours agréable de faire un bloc avec un brave homme, dis-je. »

Nous convînmes que Lénine se chargerait de la proposition tendant à créer cette commission du Comité central qui devrait engager la bataille contre le bureaucratisme « en général », et dans le Bureau d’organisation en particulier. Nous nous séparâmes là-dessus. Deux semaines passèrent. La santé de Lénine empira. C’est alors que ses secrétaires m’apportèrent ses notes et sa lettre sur la question nationale. Puis, pendant des mois, il fut paralysé par l’artériosclérose, et rien ne pouvait être fait concernant notre bloc contre le bureaucratisme du Parti. Il est évident que le plan de Lénine était dirigé avant tout contre Staline, bien que son nom ne fût pas mentionné ; cela correspondait à la démarche de la pensée et des préoccupations que Lénine formula explicitement dans son Testament. Si, à cette époque, Staline tenait dans ses mains la commission centrale de contrôle, le Bureau d’organisation et le secrétariat du Parti, Zinoviev avait la majorité au Bureau politique et au Comité central, ce qui contribuait à lui assurer la première place dans le triumvirat. La lutte entre lui et Staline, dissimulée mais cependant fort vive, avait pour objet la conquête de la majorité au congrès du Parti. Zinoviev contrôlait complètement l’organisation de Pétrograd, et son partenaire Kaménev celle de Moscou. Les deux centres les plus importants du Parti n’avaient donc besoin que de l’appui de quelques autres pour obtenir la majorité au congrès. Cette majorité était nécessaire pour l’élection d’un Comité central et la ratification de résolutions favorables à Zinoviev. Mais celui-ci échoua à obtenir une majorité ; la plupart des organisations du Parti en dehors de Pétrograd et de Moscou restèrent sous la solide emprise du secrétaire général.

Cependant Zinoviev insistait pour prendre la place de Lénine au douzième congrès et assumer ainsi ouvertment le rôle de successeur de Lénine en faisant le rapport politique dès la séance d’ouverture. Durant les préparatifs du congrès, la question la plus épineuse était de savoir qui prononcerait ce discours clé ; depuis la fondation du parti, il avait toujours été la prérogative de Lénine. Quand elle vint devant le Bureau politique, Staline fut le premier à dire : « Le rapport politique devra être fait naturellement par le camarade Trotsky. »

Je ne pouvais accepter, car à mes yeux cela aurait semblé signifier que je songeais à remplacer Lénine au moment où il se débattait contre la maladie. Je répondis à peu près ceci : « Il s’agit d’un intérim, nous espérons que Lénine sera bientôt rétabli. Dans l’intervalle, le rapport doit être fait par le secrétaire général, cela découle de sa fonction et éliminera tout prétexte, à de vaines spéculations. D’ailleurs, entre vous et moi, il y a de sérieuses divergences, notamment dans les questions économiques, et je suis dans la minorité. - Mais supposons qu’il n’y ait pas de divergences ? » demanda Staline, laissant ainsi entendre qu’il était prêt à faire des concessions, c’est-à-dire à conclure un compromis pourri.

Kalinine intervint dans ce dialogue : « Quelles divergences ? me demanda-t-il. Vos propositions sont toujours adoptées par le Bureau politique. » Je continuais à insister pour que Staline fit le rapport. « En aucun cas, répliqua-t-il avec une modestie démonstrative. Le Parti ne comprendrait pas. Le rapport doit être fait par Ie membre le plus populaire du Comité central. »

La question fut finalement tranchée au Comité central, où Zinoviev eut la majorité. Il devenait alors clair pour les membres du Parti que Zinoviev prenait la place de Lénine à la tête du Parti. Mais le secrétaire général se hâta de manœuvrer contre son co-triumvir, Zinoviev ne fut pas accueilli par les applaudissements habituels ; un silence pesant régna pendant qu’il prononçait son discours. Le verdict des délégués était clair : dans son nouveau rôle, Zinoviev était considéré comme un usurpateur.

Le douzième congrès du Parti, qui dura une semaine, du 17 au 25 avril 1923, éleva Staline d’une position subalterne à la première place dans le triumvirat. La majorité de Zinoviev au Comité central et au Bureau politique fut renversée ; Staline gagnait le contrôle de l’un et de l’autre. Mais son achèvement le plus important touchait la Commission centrale de contrôle et le réseau des commissions de contrôle provinciales. Au onzième congrès, Staline était devenu le maître secret de la Commission centrale de contrôle ; la majorité de ses membres étaient ses hommes. Mais les commissions provinciales ou locales, beaucoup d’entre elles élues avant qu’il devînt secrétaire général, échappaient à son emprise. Staline aborda le problème selon sa manière habituelle. Sous un prétexte quelconque, des affaires soumises à la juridiction de commissions hostiles étaient simplement transférées à la commission centrale quand elles touchaient aux intérêts du secrétariat ; de plus, partout où cela pouvait être fait sans retenir l’attention, les commissions étaient simplement abolies par décision de la commission centrale.

Ayant été battu au douzième congrès, Zinoviev tenta de rétablir sa position politique par un marchandage. Il hésita entre deux plans : 1° réduire le secrétariat à son ancien statut de dépendance à l’égard du Bureau politique, en le privant de tous les pouvoirs qu’il s’était lui-même attribués, et 2° y introduire un collège spécial de trois membres qui constituerait sa plus haute autorité, ces trois devant être Staline, Trotsky et soit Kaménev, soit Boukharine ou Zinoviev. Quelque combinaison de ce genre, pensait-il, était indispensable pour contrecarrer l’influence excessive de Staline.

Il inaugura ces tractations à Kislovodsk, en septembre 1923. Vorochilov, alors à Rostov, reçut une invitation télégraphique. De même l’ami de Staline, Ordjonikidzé. Les autres dirigeants présents étaient Zinoviev, Boukharine, Lachévitch et Evdokimov. Zinoviev, qui écrivit un résumé de cette conférence, relatait que « le camarade Staline répondit par un télégramme d’un ton grossier mais amical... Il vint quelque temps plus tard et nous eûmes plusieurs conversations. On décida finalement que nous ne toucherions pas au secrétariat, mais qu’afin de coordonner le travail d’organisation avec les activités politiques, nous enverrions trois membres du Bureau politique au Bureau d’organisation. Cette suggestion peu pratique fut faite par le camarade Staline et nous l’acceptâmes... Les trois membres du Bureau politique étaient Trotsky, Boukharine et moi. J’assistai aux séances du Bureau d’organisation une ou deux fois, je pense ; Boukharine et Trotsky ne vinrent pas une seule fois. Il ne sortit rien de cet essai. »

Durant cette période, la situation révolutionnaire en Allemagne était entrée dans une phase aiguë. Cependant les triumvirs étaient trop préoccupés par leur lutte contre Trotsky et par leurs propres rivalités pour accorder à ce problème capital - il dominait alors tous les autres - l’attention qu’il méritait. Au Comité exécutif élargi de l’Internationale communiste, que Zinoviev réunit à Moscou du 12 au 24 juin pour arrêter les grandes lignes de l’action et fixer le rôle que chaque section de l’Internationale communiste devrait y jouer, les discussions et les conclusions furent si confuses que les participants eux-mêmes étaient embarrassés pour indiquer les décisions prises, et les interprétations qu’ils en donnaient étaient parfois nettement divergentes. Elles ne faisaient, au reste, que refléter celles qui existaient parmi les triumvirs, comme on l’apprit plus tard quand fut rendue publique la lettre suivante que Staline écrivit à la date du 7 août 1923 :

Devons-nous, nous communistes, chercher (dans phase actuelle) à nous emparer du pouvoir sans les social-démocrates ; sommes-nous assez mûrs pour cela ? Selon moi, tout est là. En prenant le pouvoir, nous avions, en Russie des réserves comme : a) le pain, b) la terre au paysans, c) le soutien de l’immense majorité de la classe ouvrière, d) la sympathie des paysans. Les communistes allemands n’ont en ce moment rien de semblable. Certes, ils ont dans leur voisinage la nation soviétique, ce que nous n’avions pas, mais que pouvons-nous leur offrir à l’heure actuelle ? Si, aujourd’hui, en Allemagne, le pouvoir pour ainsi dire tombait et que les communistes s’en saisissent, ils échoueraient avec fracas. Cela dans le « meilleur » des cas. Et dans le pire, on les mettrait en pièces et on les rejetterait en arrière. Le tout n’est pas que Brandler veut « éduquer les masses » - le tout est que la bourgeoisie, plus les social-démorates de droite, transformeraient à coup sûr le cours - la démonstration - en bataille générale (en ce moment toutes les chances sont de leur côté) et les écraseraient. Certes, les fascistes ne dorment pas, mais nous avons intérêt à ce qu’ils attaquent les premiers : cela groupera toute la classe ouvrière autour des communistes (l’Allemagne n’est pas la Bulgarie). D’ailleurs, d’après tous les renseignements, les fascistes sont faibles en Allemagne. Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler.

Ce document lamentable, où une crasse ignorance s’étale à chaque ligne, marque les débuts de Staline dans la participation aux travaux de l’Internationale communiste, il n’avait assisté à aucun de ses congrès, et on peut comprendre pourquoi la direction du Parti communiste russe l’en tenait à l’écart.

Qu’un mouvement révolutionnaire engagé dans de telles conditions se soit terminé par une débâcle, on ne peut s’en étonner. Les triumvirs qui en portaient la pleine responsabilité n’eurent cependant d’autre souci que de trouver un bouc émissaire et de détourner sur lui Ieurs critiques, ils dénoncèrent l’homme qui était alors à la tête du Parti communiste allemand, Brandler, comme « droitier » et le firent condamner par toutes les sections de l’Internationale communiste où le « monolithisme » commençait à s’implanter.

La déroute allemande eut une répercussion immédiate au sein du Parti communiste de l’Union soviétique. Les bolchéviks sincères étaient troublés, beaucoup d’entre eux insistaient pour avoir autre chose qu’un compte-rendu de pure forme au sujet de l’attitude des dirigeants du Parti en cette circonstance. Ils voulaient que les problèmes posés soient discutés dans un débat public. Leur première demande était donc la restauration du droit de former des fractions à l’intérieur du Parti, droit aboli par le dixième congrès en 1921. Le mécontentement manifesté à l’intérieur du Parti à l’égard du triumvirat avait couvé depuis le douzième congrès ; il n’était pas limité aux triumvirs, il était dirigé contre le Comité central dans son ensemble. Quarante-six bolchéviks éminents, parmi lesquels Piatakov, Sapronov, Sérébriakov, Préobrajensky, Ossinsky, Drobnis, Alsky, V.M. Smirnov, publièrent une déclaration dans laquelle ils disaient notamment :

Le régime qui a été établi dans le Parti est absolument intolérable. Il annihile toute initiative à l’intérieur du Parti. Il remplace le Parti par l’appareil.... qui fonctionne assez bien quand tout va bien, mais qui, inévitablement flanche dans les périodes de crises et qui menace de faire complète banqueroute lorsqu’il se trouvera en présence des graves développements qui sont devant nous. La présente situation est due au fait que le régime d’une dictature fractionnelle, qui se développa après le dixième congrès, a survécu à son utilité.

Les quarante-six se déclaraient non satisfaits des gestes vides de la réunion plénière de septembre « élargissant la démocratie » dans le Parti. Des meetings de protestation étaient organisés, et l’agitation publique contre le régime bureaucratique ne se manifestait pas seulement à l’intérieur des institutions soviétiques, mais même dans les organisations du Parti. Dans un effort pour décomposer ce mouvement croissant de protestation, qui menaçait de se développer en une opposition unie de la gauche, Zinoviev, au nom du triumvirat, publia un article dans le numéro du 7 novembre de la Pravda - sixième anniversaire de la Révolution bolchéviste - qui autorisait la discussion, en affirmant d’ailleurs qu’une « démocratie ouvrière » existait dans le Parti. En même temps, des débats entre les dirigeants aboutirent finalement à une résolution que le Comité central fit sienne le 5 décembre 1923, dans laquelle la bureaucratie, les privilèges spéciaux, etc.. étaient condamnés, et la restauration du droit de critique solennellement promise, ainsi que des élections sincères dans tous les domaines. Trotsky, malade depuis le commencement de novembre, et par suite incapable de participer à la discussion générale, joignit sa signature à celle des autres membres du Comité central.

La lutte intérieure s’était déroulée dans un tel secret que le Parti dans son ensemble l’ignorait complètement et tous ses membres, sauf une poignée d’initiés, regardaient Trotsky comme un défenseur du présent régime. Aussi, après avoir signé la résolution du 5 décembre, décida-t-il de publier une déclaration précisant sa propre position, dans laquelle il expliquait franchement ses craintes touchant le danger bureaucratique la possibilité d’une dégénérescence du mouvement bolchéviste, appelait la jeunesse à dédaigner l’obéissance passive, l’arrivisme et la servilité.

Cette lettre provoqua une tempête d’indignation parmi les dirigeants. Le plus furieux de tous était Zinoviev qui, comme Boukharine, devait le révéler quatre années plus tard, insista pour que Trotsky fût arrêté et accusé de trahison. De plus, bien que la discussion ait été officiellement autorisée, la Commission centrale de contrôle siégea sans arrêt. La treizième conférence du Parti, réunie du 16 au 19 janvier 1924, pour préparer le treizième congrès qui devait avoir lieu en mai, adopta, sur la base d’un rapport de Staline, une résolution qui condamnait la discussion pour la démocratie à l’intérieur du Parti et le rôle de Trotsky dans les termes suivants :

« L’opposition dirigée par Trotsky met en avant le mot d’ordre : "l’appareil du Parti doit être brisé", et elle tente de transférer le centre de gravité de la lutte contre la bureaucratie dans l’appareil de l’Etat en la lutte contre la "bureaucratie" de l’appareil du Parti. Une telle critique dépourvue de tout fondement et la tentative directe de discréditer l’appareil du Parti ne peuvent, objectivement parlant, conduire à rien d’autre qu’à soustraire l’appareil de l’Etat à l’influence du Parti. »

Finalement, le Bureau politique ordonna à Trotsky, encore malade, d’aller faire une cure au Caucase. C’est pendant ce voyage qu’il reçut un télégramme de Staline disant que Lénine, dont la santé s’était récemment améliorée, était mort soudainement.

Politiquement, Staline et moi avons été longtemps dans des camps opposés et irréconciliables. Mais dans certains cercles, c’est devenu la règle de parler de ma « haine » de Staline et d’assumer a priori que tout ce que j’écris, non seulement sur le dictateur de Moscou mais sur l’Union soviétique, est inspiré par ce sentiment. Pendant les dix années de mon présent exil, les agents littéraires du Kremlin se sont systématiquement déchargés de la nécessité de répondre pertinemment à ce que j’écris sur l’U.R.S.S. par une allusion trop commode à ma « haine » de Staline. Freud désapprouvait hautement cette variété de psychanalyse de pacotille. La haine, est, après tout, une sorte de lien personnel. Or, Staline et moi nous avons été séparés par des événements qui ont anéanti et réduit en cendres tout ce qu’il pouvait y avoir de personnel entre nous, sans laisser aucun résidu d’aucune sorte. Il y a un élément d’envie dans la haine. Mais pour moi, en esprit et en sentiment, l’ascension sans précédent de Staline représente la chute la plus profonde. Staline est mon ennemi. Mais Hitler aussi est mon ennemi, et de même Mussolini, et de même beaucoup d’autres. Aujourd’hui, je porte aussi peu de haine à Staline qu’à Hitler, à Franco ou au mikado. Avant tout, je m’efforce de les comprendre, de façon à être mieux équipé pour les combattre. D’une manière générale, dans les questions d’importance historique, la haine personnelle est un sentiment médiocre et méprisable. Il n’est pas seulement dégradant, il rend aveugle. Eh bien ! à la lumière des événements qui se sont récemment déroulés dans le monde, aussi bien que dans l’Union soviétique, beaucoup de mes adversaires eux-mêmes se sont convaincus que je n’étais pas si aveugle : celles de mes prédictions qui semblaient les moins plausibles se sont montrées correctes.

Ces lignes d’introduction pro domo sua sont d’autant plus nécessaires que je vais aborder maintenant un thème particulièrement pénible. Je me suis efforcé de dégager les caractéristiques générales de Staline sur la base d’une observation attentive et d’une minutieuse étude de sa biographie. Je ne nie pas que le portrait qui en résulte soit sombre et même sinistre. Mais je défie quiconque d’essayer de lui en substituer un autre, de trouver une figure plus humaine derrière ces faits qui ont choqué l’imagination des hommes durant les dernières années - les épurations massives, les accusations sans analogue, les procès fantastiques, l’extermination d’une entière génération de révolutionnaires, et finalement les récentes machinations dans le domaine international.

Maintenant, je vais présenter des faits plutôt exceptionnels, ainsi que des pensées et suspicions qui s’y rattachent, sur ce sujet-ci : comment un révolutionnaire provincial est devenu le dictateur d’un grand pays. Ces pensées et suspicions ne me sont pas venues d’un coup. Elles ont mûri lentement, et toutes les fois qu’elles me venaient à l’esprit dans le passé, je les rejetais comme le produit d’une méfiance excessive. Mais les « procès de Moscou » - qui révélèrent un diabolique essaim d’intrigues, de faux, de falsifications, d’empoisonnements et de meurtres, issu du dictateur du Kremlin - ont projeté une lueur sinistre sur les années antérieures. Je commençais alors à me demander avec une insistance croissante : « Quel fut le rôle réel de Staline au temps de la maladie de Lénine ? Le "disciple" ne fit-il rien pour "hâter" la mort de son "maître" ? »

Je me rends compte mieux que quiconque de la monstruosité d’un tel soupçon. Mais qu’y faire, quand il découle de circonstances, de faits, et du caractère de Staline lui-même ? En 1922, l’appréhension de Lénine l’avait conduit à donner cet avertissement : « Ce cuisinier ne nous préparera que des plats épicés. » Ils se trouvèrent être non seulement épicés, mais empoisonnés, et pas seulement au sens figuré mais littéralement. En 1937, je notai par écrit, pour la première fois, des faits, qui, en leur temps (1923-1924), ne furent connus que de sept ou huit personnes, et alors seulement partiellement. De ce nombre, en dehors de moi-même, seuls Staline et Molotov sont encore parmi les vivants. Mais ces deux derniers - en accordant que Molotov fût parmi les initiés, ce dont je ne suis pas certain - n’ont aucune raison de confesser ce que je vais exposer maintenant. Je dois ajouter que chaque fait mentionné par moi, chaque référence et citation, peuvent être confirmés, soit par des publications soviétiques officielles, soit par des documents conservés dans mes archives. J’eus l’occasion de fournir des explications orales et écrites devant la commission d’enquête sur les « procès de Moscou » présidée par John Dewey, et pas une seule des centaines de ces références et citations que j’ai présentées n’a jamais été contestée.

L’iconographie, riche en quantité (pour ne rien dire de sa qualité), constituée durant les dernières années, montre invariablement Lénine en compagnie de Staline. Ils sont assis côte à côte, prennent conseil l’un du l’autre, se regardent amicalement. Cet encombrant motif répété en peinture, en sculpture, sur l’écran, est dicté par le désir de faire oublier le fait que la dernière période de la vie de Lénine fut dominée par un violent conflit entre Staline et lui, conflit qui s’acheva par une rupture totale. Comme toujours, il n’y avait absolument rien de personnel dans l’hostilité de Lénine à l’égard de Staline. Il est certain qu’il appréciait hautement certains traits de Staline, sa fermeté de caractère, son opiniâtreté, même sa dureté et sa ruse, attributs indispensables dans les batailles, et par suite utiles au quartier général du Parti. Mais, avec le temps, Staline profita de plus en plus des occasions que son poste offrait pour recruter des hommes dévoués à lui personnellement, et pour se venger de ses adversaires. Ayant reçu en 1919 la direction du commissariat de l’Inspection ouvrière et paysanne, Staline la transforma progressivement en un instrument de favoritisme et d’intrigues. Il fit du secrétariat général du Parti une source inépuisable de faveurs et de prébendes. Il avait mésusé de la même façon, pour des fins personnelles, de sa position de membre du Bureau d’organisation et du Bureau politique. Un motif personnel pouvait être discerné dans toutes ses actions. Peu à peu Lénine devint convaincu que certains traits de Staline, multipliés par l’appareil du Parti, étaient directement nuisibles. C’est ainsi que mûrit sa décision d’écarter Staline de l’appareil et de le replacer dans la situation de simple membre du Comité central du Parti. Les lettres de Lénine de cette époque sont ce qu’il y a de plus inaccessible dans l’Union soviétique d’aujourd’hui. Heureusement, des copies dactylographiées et des photocopies d’un certain nombre d’entre elles sont dans mes archives, j’en ai déjà publié quelques-unes.

La santé de Lénine s’aggrava soudainement vers la fin 1921. La première attaque le frappa en mai de l’année suivante. Pendant deux mois, il fut incapable de se mouvoir, de parler ou d’écrire. Il entra lentement en convalescence au commencement de juillet. Quand il put retourner au Kremlin, en octobre, et reprendre son travail, il fut littéralement effrayé par le développement de la bureaucratie, de l’arbitraire et des intrigues dans les institutions du Parti et du gouvernement. En décembre, il ouvrit le feu contre Staline à propos des persécutions exercées à l’égard des nationalités, spécialement contre la politique qu’il imposait en Géorgie, où l’autorité du secrétaire général était ouvertement défiée Il attaqua Staline sur la question du monopole du commerce extérieur, et préparait pour le prochain congrès du Parti un discours que ses secrétaires, citant ses propres mots, désignaient comme « une bombe contre Staline ». Le 23 janvier, au grand effroi du secrétaire général, il soumit un projet de création d’une commission ouvrière de contrôle qui devrait mettre un terme à la toute-puissance de la bureaucratie. « Parlons franchement, écrivait Lénine le 2 mars, le commissariat de l’Inspection ouvrière et paysanne ne jouit pas aujourd’hui de la plus légère autorité... Il n’y a pas de pire institution, chez nous, que notre commissariat de l’Inspection. » Or, Staline était à la tête de cette Inspection. Il comprit ce que signifiait un tel langage.

Au milieu de décembre 1922, la santé de Lénine empira de nouveau. Il dut s’abstenir d’assister aux conférences, restant cependant en contact avec le Comité central au moyen de notes et de messages téléphonés. Staline agit immédiatement pour tirer profit de la situation en cachant à Lénine une grande partie des informations centralisées au secrétariat du Parti. Il s’efforçait de l’isoler, d’écarter ceux qui lui étaient le plus proches, tandis que Kroupskaïa faisait tout ce qu’elle pouvait pour défendre le malade contre ces manœuvres hostiles. Mais Lénine était capable de reconstituer une vue d’ensemble de la situation sur la base d’indications fortuites à peine perceptibles. « Protégez-le contre tout souci », insistaient les médecins. C’était plus facile à dire qu’à faire. Immobilisé dans son lit, isolé du monde extérieur, Lénine était en proie à l’inquiétude et à l’indignation. La cause principale en était Staline, dont la conduite devint plus impudente à mesure que les bulletins de santé des médecins devinrent moins favorables. En ces jours, Staline était sombre, la pipe serrée entre les dents, une lueur sinistre dans ses yeux jaunes, grognant au lieu de répondre. Son destin était en jeu. Il était résolu à surmonter tous les obstacles. Ce fut alors que la rupture finale eut lieu entre Lénine et lui.

L’ancien diplomate Dmitriévsky, toujours très amical à l’égard de Staline, rapporte ce qu’on disait dans l’entourage du secrétaire général au sujet de ce dramatique épisode : « Comme Kroupskaïa, dont les constants tourments l’agaçaient, lui téléphonait une fois encore pour obtenir de lui quelque information, Staline... lui répondit dans un langage outrageant. Kroupskaïa, toute en larmes, alla immédiatement se plaindre à Lénine. Celui-ci, dont les nerfs étaient déjà tendus au plus haut point par les intrigues, ne put se contenir plus longtemps. Kroupskaïa envoya aussitôt la lettre de rupture à Staline... "Mais vous connaissez Vladimir Ilitch, dit triomphalement Kroupskaïa à Kaménev, il ne serait jamais allé jusqu’à rompre des relations personnelles, s’il n’avait pensé nécessaire d’écraser Staline politiquement." »

Kroupskaïa dit réellement ce qui est ici rapporté, mais pas du tout sur un ton de triomphe ; au contraire, cette femme toujours sincère et sensible était pleine d’appréhension craintive et de souci. Il n’est pas vrai qu’elle se « plaignit » de Staline ; elle était toujours disposée, dans la mesure où elle le pouvait, à jouer le rôle de tampon. Mais, en réponse aux questions pressantes de Lénine, elle ne pouvait lui en dire plus que ce que le secrétariat voulait bien lui communiquer, et Staline dissimulait les informations les plus importantes. La lettre de rupture, ou plutôt la note de quelques lignes dictée le 6 mars à une sténographe de confiance, annonçait sèchement la rupture de toute « relation personnelle et de camarade avec Staline ». Cette note, le dernier texte de Lénine, est en même temps la conclusion définitive de ses relations avec Staline. L’attaque la plus sévère de toutes surgit alors et avec elle la perte de la parole.

Une année plus tard, quand Lénine était déjà embaumé dans son mausolée, la responsabilité de la rupture, comme il apparaît nettement du récit de Dmîtriévsky, était ouvertement attribuée à Kroupskaïa. Staline l’accusait d’ « intrigues » contre lui. Iaroslavsky, qui faisait habituellement les commissions douteuses de Staline, dit en juillet 1926, à une séance du Comité central : « Ils tombèrent si bas qu’ils osèrent tourmenter Lénine malade avec leurs jérémiades, se plaignant d’avoir été blessés par Staline. Quelle honte d’avoir mêlé des affaires personnelles à des questions politiques de la plus haute importance ! » - « Ils », c’était Kroupskaïa. On se vengeait ainsi contre elle des affronts que Staline avait dû subir de la part de Lénine. De son côté, Kroupskaïa me parla à diverses reprises de la profonde méfiance de Lénine à l’égard de Staline durant les derniers mois de sa vie. « Volodya me disait : "Il" (Kroupskaïa ne le désignait pas par son nom, mais inclinait la tête dans la direction de l’appartement de Staline) est dépourvu de l’honnêteté la plus élémentaire, de la plus simple honnêteté humaine... »

Le « Testament » de Lénine - c’est-à-dire ses ultimes conseils sur l’aménagement de la direction du Parti fut écrit en deux fois durant sa seconde maladie : le 25 décembre 1922 et le 4 janvier 1923. « Staline, devenu secrétaire général, déclare, le Testament, a concentré dans ses mains un pouvoir immense et je ne suis pas convaincu qu’il puisse toujours en user avec suffisamment de prudence. » Dix jours plus tard, cette formule réservée sembla insuffisante à Lénine, et il ajouta un post-scriptum : « Je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue du camarade Staline par une supériorité, c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. » Lénine s’efforçait d’exprimer son appréciation de Staline en termes aussi peu offensants que possible, mais il insistait sur la nécessité de l’éloigner du seul poste qui pouvait lui donner son exceptionnel pouvoir,

Après ce qui s’était passé durant les mois précédents, le « Testament » ne pouvait être une surprise pour Staline. Il le ressentit néanmoins comme un coup cruel. Quand il lut le texte pour la première fois - Kroupskaïa le lui avait transmis pour le congrès du Parti qui allait se réunir - en présence de son secrétaire, Mekhlis, plus tard chef politique de l’Armée rouge, et du dirigeant soviétique Syrtsov, qui a depuis disparu de la scène, il éclata en exclamations grossières et vulgaires qui donnaient la mesure de ses vrais sentiments à l’égard de son « maître ». Bajanov, un autre ex-secrétaire de Staline, a décrit la séance du Comité central à laquelle Kaménev lut le « Testament » : « Une génie terrible paralysa tous ceux qui étaient présents. Staline, assis sur les marches de la tribune, se sentait petit et misérable. Je l’examinai attentivement ; malgré son sang-froid et son affectation de calme, il était évident qu’il sentait que son destin était en jeu... » Radek, assis près de moi à cette séance mémorable, se pencha vers moi et dit : « Maintenant, ils n’oseront plus rien contre vous. » Il songeait à deux passages du Testament : l’un qui me caractérisait comme « l’homme le plus capable du présent Comité central », et l’autre qui demandait l’éloignement de Staline de son poste de secrétaire à cause de sa grossièreté, de sa déloyauté et de sa tendance à abuser du pouvoir. Je répondis à Radek : « Au contraire, ils voudront maintenant aller jusqu’au bout et aussi rapidement que possible. » En fait, non seulement le Testament ne réussit pas à mettre fin à la lutte intérieure - ce qu’avait voulu Lénine, - mais il l’intensifia au suprême degré. Staline ne pouvait plus douter que le retour de Lénine à l’activité signifierait la mort politique du secrétaire général. Et inversement, seule la mort de Lénine pouvait laisser la voie libre pour Staline.

Durant la seconde maladie de Lénine, vers la fin de février, 1923, à une réunion du Bureau politique à laquelle assistaient Zinoviev, Kaménev et l’auteur de ces lignes, Staline nous informa, après le départ du secrétaire, que Lénine l’avait fait soudainement appeler et lui avait demandé du poison. Lénine avait perdu une fois encore l’usage de la parole, il considérait son état désespéré, prévoyait proche une nouvelle attaque n’avait pas confiance en ses médecins, dont il avait remarqué les contradictions. Son esprit était parfaitement clair, mais ses souffrances étaient intolérables. J’étais en mesure de suivre le développement de la maladie de Lénine jour par jour grâce au D’ Guétier, notre commun médecin, qui était aussi un ami de notre famille.

« Est-ce possible que ce soit la fin, Fiodor Alexandrovitch ? demandions-nous, anxieusement.

 Absolument impossible de le dire. Il peut encore s’en sauver, il a une puissante constitution.

 Et ses facultés mentales ?

 Essentiellement, elles resteront intactes. Chaque note n’aura peut-être pas sa pureté antérieure, mais le virtuose restera un virtuose. »

Nous continuions à espérer et, tout d’un coup, je me trouvais inopinément en présence de la révélation que Lénine, incarnation même de la volonté de vivre, cherchait du poison pour lui-même. Par quelles luttes intérieures avait-il dû passer !

Je me souviens à quel point l’expression du visage de Staline me sembla extraordinaire, énigmatique, peu en accord avec les circonstances. La requête qu’il nous transmettait était tragique ; pourtant un sourire malsain errait sur son visage comme sur un masque. Nous n’ignorions pas la contradiction qu’il pouvait y avoir entre ses traits et ses paroles. Mais, cette fois, c’était absolument insupportable, le côté odieux en était accru par le fait que Staline s’abstenait de formuler son opinion comme s’il attendait de savoir ce que les autres diraient : voulait-il voir d’abord quelle serait notre réaction, sans s’engager lui-même ? ou avait-il quelques pensées cachées, à lui ? ... Je vois devant moi Kaménev, pâle et silencieux, il aimait sincèrement Lénine, et Zinoviev, égaré comme toujours dans les moments difficiles. Savaient-ils quelque chose avant la séance ? Ou Staline lançait-il sa sinistre information comme une surprise sur ses alliés du triumvirat aussi bien que sur moi ?

« Naturellement, nous ne pouvons pas même songer à accueillir cette requête ! m’exclamai-je. Guétier n’a pas perdu l’espoir. Lénine peut encore se rétablir.

 Je lui ai dit tout cela, répondit Staline, non sans une marque d’ennui, mais il ne voulait rien entendre. Le Vieux souffre. Il doit avoir le poison à portée de la main... Il ne l’utiliserait que lorsqu’il serait convaincu que son état est désespéré.

 En tout cas, c’est absolument hors de question, insistai-je, et je crois que, cette fois, Zinoviev m’appuya. Il pourrait succomber à une crise passagère et prendre la décision irrévocable.

 Le Vieux souffre », répéta Staline, le regard vague, au delà de nous et, comme précédemment, ne disant rien dans un sens ou dans l’autre. Sa pensée suivait visiblement une ligne parallèle à la conversation, mais pas entièrement en accord avec elle.

Il est possible, sans doute, que des événements ultérieurs aient influencé certains détails de mes souvenirs, bien que, en général, je sais pouvoir me fier à ma mémoire. Cependant, cette scène, est de celles qui ont laissé en moi une empreinte indélébile. A mon retour chez moi, je la décrivis en détail à ma femme. Et toujours, depuis, chaque fois que je la revois en pensée, je ne puis m’empêcher de me dire : la conduite de Staline, toute son attitude étaient déconcertantes et sinistres. Que voulait cet homme ? Et pourquoi gardait-il toujours cet insidieux sourire sur son visage ? ... On ne décida rien, puisqu’il s’agissait d’une conversation privée hors séance, mais nous nous séparâmes dans l’accord implicite que nous ne pouvions pas même retenir l’idée d’envoyer du poison à Lénine.

Ici, naturellement, une question se pose : comment et pourquoi Lénine, qui à ce moment se méfiait extrêmement de Staline, s’adressa-t-il à lui pour une telle requête, qui en soi présupposait le plus haut degré de confiance personnelle ? Un mois auparavant, Lénine avait écrit l’impitoyable post-scriptum à son Testament. Et c’est quelques jours après qu’il rompit toute relation personnelle avec lui. Staline n’avait pu manquer de se poser à lui-même la question : pourquoi est-ce justement à moi que Lénine s’adresse ? La réponse est simple : Lénine voyait en Staline le seul homme capable de lui apporter du poison parce qu’il avait un intérêt direct à le faire. Avec son instinct infaillible, le malade devinait ce qui se passait au Kremlin et hors de ses murs, et il connaissait les sentiments réels de Staline à son égard. Lénine n’avait pas même besoin de faire le tour de ses camarades les plus proches pour se convaincre que pas un, sauf Staline, voudrait lui consentir cette « faveur ». En même temps, il est possible qu’il ait voulu éprouver Staline : savoir à quel point ce « cuisinier de plats épicés » serait avide de profiter de cette occasion ? En ces jours, Lénine ne songeait pas seulement à sa mort mais au destin du Parti ; son nerf révolutionnaire était incontestablement le dernier à se rendre.

Quand il était encore un très jeune homme, en prison, Koba excitait hypocritement des Caucasiens fougueux contre ses adversaires : cela finissait habituellement par un pugilat, et une fois même par un meurtre. Avec le temps, il perfectionna sa technique. L’appareil tout-puissant du Parti, combiné avec la machine totalitaire de l’Etat, lui ouvrit des possibilités que même tel de ses prédécesseurs comme César Borgia n’aurait pu imaginer. Le bureau dans lequel les juges d’instruction du Guépéou procèdent à leurs interrogatoires inquisitoriaux est relié par un microphone au bureau de Staline.

L’invisible Joseph Djougachvili, la pipe entre ses dents, suit avidement le dialogue préparé par lui-même, se frotte les mains et rit silencieusement. Plus de dix ans avant les désormais célèbres « procès de Moscou », il avait confessé à Kaménev et à Dzerjinsky, dans une brève conversation, un soir d’été, en vacances, que sa plus grande joie dans la vie était de choisir un ennemi, de tout préparer minutieusement, d’assouvir une vengeance implacable, et ensuite d’aller se coucher. Il devait se venger plus tard de toute une génération de bolchéviks ! Il est inutile de revenir ici sur les complots policiers et judiciaires de Moscou ; le jugement qu’on a porté sur eux en leur temps fut à la fois autorisé et définitif [1]. Mais afin de comprendre le vrai Staline et sa conduite durant les jours de la maladie et de la mort de Lénine, il est nécessaire d’éclairer certains épisodes du dernier de ces grands procès, monté en mars 1938.

Une place spéciale au banc des accusés était occupée par Henri Iagoda, il avait travaillé à la Tchéka et au Guépéou pendant seize ans en qualité d’abord de chef-adjoint, puis de chef, toujours en étroit contact avec le secrétaire général, qui eut en lui le plus sûr de ses aides dans la lutte contre l’opposition. Le système de confession de crimes jamais commis, c’est le travail de Iagoda, même si la conception ne lui en revient pas. En 1933, Staline le récompensa en le décorant de l’ordre de Lénine et, en 1935, il l’élevait au rang de commissaire général à la défense de l’Etat, c’est-à-dire maréchal de la police politique, deux jours seulement après que le brillant Toukhatchevsky avait été promu au rang de maréchal de l’Armée rouge. En la personne de Iagoda, une médiocrité avait été récompensée, connue de tous comme telle et méprisée par tous ; les vieux révolutionnaires ont dû alors échanger des regards d’indignation. Même au sein du docile Bureau politique, une tentative fut faite de s’y opposer. Mais Staline était lié à Iagoda par quelques secrets, et, semblait-il, pour toujours, Pourtant ce lien mystérieux avait été mystérieusement brisé. Durant la grande épuration, Staline décida du liquider en même temps son complice : il en savait trop. En avril 1937, Iagoda fut arrêté. Comme toujours Staline s’assurait ainsi plusieurs profits supplémentaires : par la promesse d’un pardon, Iagoda assuma au procès la responsabilité personnelle de crimes que la rumeur publique avait attribués à Staline. Naturellement, la promesse ne fut pas tenue : Iagoda fut exécuté pour donner la meilleure preuve de l’incompatibilité foncière entre Staline et la morale. Mais des circonstances au plus haut degré révélatrices furent rendue publiques à ce procès. D’après le témoignage de son secrétaire et confident, Boulanov, Iagoda avait un armoire spéciale pour des poisons, de laquelle, quand c’était nécessaire, il extrayait des fioles précieuses et les confiait à ses agents avec des instructions appropriées. Le chef du Guépéou, qui était justement pharmacien par profession, témoignait d’un intérêt exceptionnel pour les poisons, il avait à sa disposition plusieurs toxicologistes pour lesquels il avait organisé un laboratoire spécial, disposant de moyens exceptionnels illimités et sans contrôle. Il est naturellement hors de question que Iagoda ait pu fonder une telle entreprise pour ses seuls besoins personnels. Loin de là ; dans ce cas comme dans les autres, Il exerçait ses fonctions officielles. En temps qu’empoisonneur, il était simplement instrumentum regni, de même que Locuste, la vieille empoisonneuse à la cour de Néron avec cette différence qu’il surpassait de beaucoup son ignorant prédécesseur en matière de technique.

Aux côtés de Iagoda, sur le banc des accusés, il y avait quatre médecins du Kremlin, accusés du meurtre de Maxime Gorki et de deux ministres soviétiques. « Je confesse que... j’ai ordonné des drogues contre-indiquées pour une maladie donnée... Ainsi, j’étais resonsable de la mort prématurée de Maxime Gorki et de Koulbychev. » Durant les jours du procès, dont le fond consistait en mensonges, les accusations comme les confessions d’avoir empoisonné l’écrivain âgé et malade, tout cela me sembla fantastique. Des informations ultérieures et une analyse plus attentive des circonstances m’obligèrent à modifier ce jugement. Tout n’était pas mensonge dans ces procès. Il y avait bien des empoisonnés et des empoisonneurs, et tous les empoisonneurs n’étaient pas sur le banc des accusés. Le principal conduisait le procès par téléphone.

Gorki n’était ni un conspirateur ni un politicien ; c’était un vieil homme tendre, un défenseur des faibles, un protestataire sentimental. Tel avait été son rôle dans les premiers jours de la Révolution d’Octobre. Pendant la famine du premier et du second plan quinquennal, le mécontentement était extrême et les répressions passèrent toute limite. Les courtisans protestaient. Même la femme de Staline, Allilouïéva, protesta. Dans une telle atmosphère, Gorki constituait un sérieux danger. Il correspondait avec des écrivains européens, des étrangers le visitaient, les victimes venaient vers lui, il façonnait l’opinion publique. Mais ce qui dominait tout, c’était qu’il lui aurait été impossible de consentir à l’extermination, que préparait Staline, des vieux bolchéviks, qu’il avait intimement connus pendant de nombreuses années. Une protestation publique de Gorki contre les « complots » policiers aurait immédiatement rompu le « charme » de la justice de Staline aux yeux du monde entier.

Le réduire alors au silence, on n’y pouvait songer, l’arrêter, l’exiler, pour ne rien dire de l’exécuter, c’était encore moins concevable. La pensée de hâter sa fin par l’intermédiaire de Iagoda, « sans verser du sang », dut apparaître au dictateur du Kremlin comme la seule issue possible dans les circonstances présentes. L’esprit de Staline est ainsi constitué que de telles décisions lui sont imposées par la force de simples réflexes. Ayant accepté la tâche, Iagoda se tourna vers ses « propres » médecins. Il ne risquait rien. Un refus, selon les mots mêmes du Dr. Lévine, « signifiait la ruine pour moi et ma famille. En outre, complètement impossible d’échapper à Iagoda. C’est un homme qui ne recule devant rien, il vous trouverait même si vous vous cachiez sous terre ».

Mais pourquoi les médecins autorisés et respectés du Kremlin ne se plaignaient-ils pas aux membres du gouvernement qu’ils connaissaient tous très bien puisqu’ils étaient leurs propres clients ? Sur la liste du seul Dr. Lévine figuraient vingt-quatre officiels de haut rang, comprenant des membres du Bureau politique et du Conseil des commissaires du peuple. La réponse est que le Dr. Lévine savait parfaitement - comme tout familier du Kremlin - de qui Iagoda était l’agent. Le Dr. Lévine se soumettait à Iagoda parce qu’il était impuissant devant Staline :

Quant au mécontentement de Gorki, à ses efforts pour aller à l’étranger, au refus de Staline de lui accorder un passeport - on le savait et on en discutait à voix basse. Immédiatement après la mort du grand écrivain, on se demanda si Staline n’avait pas quelque peu aidé les forces destructrices de la nature. Une des raisons du procès de Iagoda était de dégager nettement Staline de cette suspicion. De là, les déclarations répétées de Iagoda, des médecins et des autres accusés que Gorki était « un ami intime de Staline », « un ami sûr », « un staliniste », qu’il approuvait pleinement la politique du « chef », parlait « avec un enthousiasme exceptionnel » du rôle de Staline. Si seulement la moitié de ceci eût été vrai, Iagoda n’aurait pas pris sur lui d’assassiner Gorki et encore moins aurait-il osé charger d’une telle opération un médecin du Kremlin qui aurait pu se débarrasser de lui simplement en téléphonant à Staline.

C’est là un simple « détail » pris dans un seul procès. Il y eut beaucoup de procès et de multiples « détails ». Tous portent l’empreinte ineffaçable de Staline. L’œuvre est fondamentalement la sienne. Allant et venant dans son bureau, il étudie minutieusement divers plans au moyen desquels il pourra réduire quiconque lui déplaît au plus bas degré de l’humiliation, aux dénonciations mensongères de ses amis les plus chers, à la plus horrible trahison de soi-même. Pour celui qui résiste en dépit de tout, il y a toujours une petite fiole. C’est seulement Iagoda qui a disparu ; son armoire aux poisons reste.

Au procès de 1938, Staline accusa Boukharine, comme en passant, d’avoir préparé en 1918 un attentat contre la vie de Lénine. Le naïf et ardent Boukharine vénérait Lénine, l’aimait de l’amour d’un enfant pour sa mère et, quand il polémiquait avec lui, gardait toujours l’attitude déférente d’un disciple. Boukharine, « malléable comme cire », pour reprendre l’expression de Lénine, n’avait pas et ne pouvait avoir eu d’ambitieuses visées personnelles. Si, avant l’ère stalinienne, quelqu’un avait prédit qu’un jour viendrait où Boukharine serait accusé d’un attentat contre la vie de Lénine, chacun de nous, et Lénine plus que quiconque, aurait éclaté de rire et aurait conseillé d’envoyer un tel prophète dans un asile d’aliénés. Pourquoi alors Staline a-t-il recours à une accusation aussi évidemment absurde ? La supposition la plus vraisemblable est que c’était là sa réponse aux soupçons de Boukharine, imprudemment exprimés, en référence à Staline lui-même. D’une manière générale, toutes les accusations sont taillées sur ce modèle. Les éléments essentiels des complots policiers de Staline ne sont pas les produits de la pure fantaisie ; ils sont empruntés à la réalité - le plus souvent à des actes ou à des desseins du « cuisinier » lui-même. Le même « réflexe stalinien » de défensive-offensive, révélé si clairement dans le cas de la mort de Gorki, se montre également dans toute sa force dans le cas de la mort de Lénine. Dans le premier cas, Iagoda paya de sa vie ; dans le second - Boukharine.

J’imagine que les choses se passèrent à peu près de la sorte. Lénine demanda du poison à la fin de février 1923. Au début de mars, il était encore paralysé. Le diagnostic médical était à ce moment prudemment défavorable. Se sentant plus sûr de lui-même, Staline commença à agir comme si Lénine était déjà mort. Mais le malade le trompa ; son organisme puissant, soutenu par sa volonté inflexible, l’emporta. Vers l’hiver, l’état de Lénine commença à s’améliorer lentement, lui permit de se mouvoir plus librement, d’écouter des lectures et de lire lui-même, l’usage de la parole revenait. Les observations des médecins devinrent progressivement plus encourageantes. Le rétablissement de Lénine n’aurait pu, naturellement, empêcher la réaction bureaucratique de supplanter la Révolution, Kroupskaïa avait de bonnes raisons pour dire, en 1926, « si Volodya était vivant, il serait maintenant en prison ».

Pour Staline, il n’était pas question du cours général la Révolution, mais plutôt de son propre destin : ou il pourrait manœuvrer tout de suite, ce jour même, pour devenir le maître de l’appareil politique, et par là du Parti et du pays, ou bien il serait relégué à un rôle de troisième plan pour le reste de sa vie. Staline voulait le pouvoir, tout le pouvoir, quoi qu’il arrive. Il le tenait déjà d’une main ferme ; le but était proche, mais le danger émanant de Lénine était plus proche encore. En ces jours, Staline dut prendre la résolution qu’il était impératif d’agir sans délai. Il avait partout des complices dont le destin était entièrement lié au sien. A côté de lui , il y avait le pharmacien Iagoda. Si Staline envoya le poison à Lénine après que les médecins aient laissé entendre à demi-mot qu’il n’y avait plus d’espoir, ou s’il eut recours à des moyens plus directs, je l’ignore. Mais suis fermement convaincu que Staline n’aurait pu attendre passivement quand son destin était en jeu et que la décision dépendait d’un petit, d’un très petit mouvement de sa main.

Quelques jours après la mi-janvier 1924, je partis pour Soukhoum, au Caucase, pour essayer de me débarrasser d’une mystérieuse et tenace infection, dont la nature resta un mystère pour mes médecins. La nouvelle de la mort de Lénine m’atteignit en cours de route. Selon une version très répandue, j’ai perdu le pouvoir parce que je n’étais pas présent aux funérailles de Lénine. Cette explication peut à peine être retenue sérieusement. Mais le fait de mon absence à ces cérémonies provoqua chez beaucoup de mes amis de graves pressentiments. Dans la lettre de mon fils aîné - il allait vers ses dix-huit ans - il y avait une note de juvénile désespoir : j’aurais dû venir à tout prix ! Telles étaient bien mes intentions. Le télégramme chiffré annonçant la mort de Lénine nous trouva, ma femme et moi, en gare de Tiflis.

J’envoyai immédiatement une note chiffrée au Kremlin : « J’estime nécessaire de rentrer à Moscou. Quand auront lieu les funérailles ? » La réponse de Moscou me parvint une heure plus tard : « Les funérailles auront lieu samedi ; vous ne pourriez revenir à temps. Le Bureau politique estime qu’à cause de l’état de votre santé vous devez poursuivre votre voyage à Soukhoum. - Staline. » Je ne crus pas devoir demander l’ajournement des funérailles pour ma seule convenance. Ce n’est qu’à Soukhoum, enveloppé de couvertures sous la véranda d’un sanatorium, que j’appris que les funérailles avaient été reportées au dimanche. Les circonstances en liaison avec l’arrangement des funérailles et le changement ultérieur de leur date sont si compliquées qu’elle ne peuvent être clarifiées en quelques lignes. Staline manœuvra, non seulement me trompant, mais, ainsi qu’il apparaît, trompant aussi ses alliés du triumvirat. A la différence de Zinoviev, qui considérait chaque question du point de vue de son efficacité immédiate pour l’agitation, Staline était guidé dans ses manœuvres risquées par des considérations plus tangibles. Il put avoir redouté que je rapprocherais la mort de Lénine de la conversation de l’an passé sur le poison, interrogerais les docteurs pour savoir s’il pouvait être question d’un empoisonnement, et demanderais une autopsie spéciale. Il était par conséquent plus sûr, à tous les points de vue, de me tenir éloigné jusqu’après l’embaumement du corps, les viscères brûlés, un examen post mortem n’étant alors plus possible.

Quand je questionnai plus tard les médecins, à Moscou, sur la cause immédiate de la mort de Lénine, qui les prit par surprise, ils ne savaient que dire à ce sujet. Je ne voulus pas tourmenter Kroupskaïa, qui m’avait écrit une lettre très chaleureuse à Soukhoum, avec des questions sur ce sujet. Je ne renouai des relations personnelles avec Zinoviev et Kaménev que deux ans plus tard, après qu’ils eurent rompu avec Staline. Ils évitaient ostensiblement toute discussion concernant les circonstances de la mort de Lénine, répondant par monosyllabes et évitant mon regard. Savaient-ils quelque chose ou n’avaient-ils que des soupçons ? En tout cas, ils avaient été si intimement liés à Staline durant les trois précédentes années qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’être inquiets, craignant que l’ombre du soupçon ne tombât également sur eux.

Devant le cercueil de Lénine, Staline lut, écrit sur une feuille de papier, son serment de fidélité aux commandements de son maître, rédigé dans le style des homélies qu’il avait étudiées au séminaire théologique de Tiflis. Ce serment fut, à l’époque, à peine remarqué ; aujourd’hui, il est dans tous les manuels scolaires, ayant remplacé les Dix Commandements.

Les noms de Néron et de César Borgia ont été mentionnés plus d’une fois à l’occasion des « procès de Moscou » et des récents événements sur la scène internationale. Puisque ces anciens fantômes ont été évoqués, il convient, me semble-t-il, de parler désormais d’un super-Néron et d’un super-Borgia, si modestes et presque naïfs nous apparaissent aujourd’hui les crimes de ces époques en comparaison avec les exploits de notre temps. Il est cependant possible de discerner une signification historique plus profonde dans ces analogies purement personnelles. Les coutumes de l’Empire romain à son déclin s’établirent durant la transition de l’esclavage au féodalisme, du paganisme à la chrétienté. L’époque de la Renaissance marqua la transition de la société féodale à la société bourgeoise, du catholicisme au protestantisme et au libéralisme. Dans les deux cas, l’ancienne morale s’était dissipée avant que la nouvelle se soit formée.

Nous vivons de nouveau durant la transition d’un système à un autre, dans une époque d’exceptionnelle crise sociale, qui, comme toujours, s’accompagne d’une crise dans le domaine de la morale. L’ancienne a été ébranlée jusque dans ses fondements. La nouvelle commence à peine à émerger. Quand le toit s’est effondré, que les portes et les fenêtres sont sorties de leurs gonds, la maison est triste et la vie y est dure. Aujourd’hui, des rafales balayent l’entière planète. Tous les principes traditionnels de moralité sont de plus en plus avilis et non seulement ceux que bafouent les pratiques staliniennes.

Mais une explication historique n’est pas une justification. Néron, lui aussi, fut un produit de son temps. Néanmoins, après qu’il eut disparu, ses statues furent brisées et son nom partout effacé. La vengeance de l’histoire est plus terrible que celle du secrétaire général le plus puissant. J’ose penser que c’est consolant.

Notes

[1] The Case of Leon Trotsky : Report of Hearings on the Charges Made Against Him in the Moscow Trials, by the Preliminary Commission of Inquiry, John Dewey, Chairman, and others. Harper and Brothers, New York and London, 1937, 617 pp.
Not Guilty : Report of the Commission of Inquiry Into the Charges made against Leon Trotsky in the Moscow Trials, by John Dewey Chairman and others. Harper and Brothers, New York and London, 1938, 422 pp.

Messages

  • Staline, depuis l’époque de la première révolution, mène la vie d’un révolutionnaire professionnel. Prison, exil, évasions. Mais pendant toute la période de la réaction, de 1907 à 1911, on ne trouve pas un seul document, article, lettre ou résolution - dans lequel il a formulé sa propre appréciation de la situation et de ses perspectives. Il est impossible que de tels documents n’existent pas. Il est impossible qu’ils ne soient pas conservés, ne serait-ce que dans les archives de police. Pourquoi ne sont-ils pas publiés dans la presse ? C’est tout à fait évident : ils ne peuvent conforter la caractérisation absurde de l’infaillibilité théorique et politique de l’appareil qui signifie celle de Staline lui-même créée par lui

  • L’émancipation des ouvriers ne peut être l’oeuvre que des ouvriers eux-mêmes. Il n’y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer des défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d’acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d’imposture, — de faire en un mot ce que font les staliniens. Ces moyens ne peuvent servir qu’à une fin : prolonger la domination d’une coterie déjà condamnée par l’histoire. Ils ne peuvent pas servir à l’émancipation des masses. Voilà pourquoi la IVe Internationale soutient contre le stalinisme une lutte à mort."

  • Staline représente un phénomène absolument exceptionnel. Il n’est ni penseur ni écrivain, ni orateur. Il s’empara du pouvoir avant que les masses aient appris à distinguer son visage parmi les autres quand elles défilaient devant les chefs de la Révolution dans les processions traditionnelles de la place Rouge. Il prit possession du pouvoir, non grâce à des qualités personnelles, mais en se servant d’une machine impersonnelle. Et ce n’était pas lui qui avait créé la machine, mais la machine qui l’avait créé ; avec sa puissance et son autorité, elle était le produit de la lutte, longue et héroïque, du Parti bolchevik, qui était lui-même le produit d’idées, elle était le porteur de l’idée avant de devenir une fin en soi. Staline la dirigea du jour où il eut coupé le cordon ombilical qui la rattachait à l’idée et devint une chose, par elle-même. Lénine l’avait créée en une association constante avec les masses, sinon par la parole, du moins par l’écrit, sinon directement, mais avec l’aide de ses disciples. Staline se borna à s’en emparer. Pour cela, des qualités spéciales et exceptionnelles étaient nécessaires. Mais ce n’étaient pas celles du penseur, ni de l’écrivain, ni de l’orateur. Tandis que l’appareil du Parti s’était développé sur des idées, la première qualification de Staline, c’est une attitude méprisante à l’égard des idées.

    Léon Trotsky

  • "Je n’ai pas besoin de réfuter une fois de plus ici les stupides et viles calomnies de Staline et de ses agents : il n’y a pas une seule tache sur mon honneur révolutionnaire. Je ne suis jamais entré, que ce soit directement ou indirectement, dans aucun accord en coulisse, ou même négociation, avec les ennemis de la classe ouvrière. (....) Pendant quarante-trois années de ma vie consciente je suis resté un révolutionnaire ; pendant quarante-deux de ces années j’ai lutté sous la bannière du marxisme. Si j’avais à tout recommencer, j’essaierais certes d’éviter telle ou telle erreur, mais le cours général de ma vie resterait inchangé. Je mourrai révolutionnaire prolétarien, marxiste, matérialiste dialectique, et par conséquent intraitable athéiste. Ma foi dans l’avenir communiste de l’humanité n’est pas moins ardente, bien au contraire elle est plus ferme aujourd’hui qu’elle n’était au temps de ma jeunesse. (...) La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement A.B

  • Simone Weil (qui n’était pas trotskyste) écrivait lors de l’été 1932 dans « Libres propos », alors que le stalinisme détruisait toute la signification de la révolution d’octobre, démoralisait les militants ouvriers les plus conscients, alors que les communistes révolutionnaires étaient durablement coupés par le mur stalinien du mouvement ouvrier, alors que le fascisme allemand menaçait et que les partis social-démocrate et stalinien démontraient leur passivité criminelle : « Au milieu du désarroi, de découragement, Trotsky reste isolé, calomnié en tous pays par tous les partis, les quelques amis qui lui sont restés en Russie presque tous morts, déportés ou en prison, il a su garder intacts son courage, son espérance et cette lucidité héroïque qui est sa marque propre

  • La trahison de Staline et de la direction de l’Internationale communiste s’explique par le caractère de la couche dirigeante actuelle en U.R.S.S. C’est une bureaucratie privilégiée et incontrôlée, qui s’élève au‑dessus du peuple et qui opprime le peuple. Le marxisme enseigne que l’existence détermine la conscience. La bureaucratie soviétique craint avant tout la critique, le mouvement, le risque : elle est conservatrice, elle défend âprement ses privilèges. Etouffant la classe ouvrière en U.R.S.S., elle a perdu depuis longtemps confiance dans la révolution mondiale. Elle promet de construire le « socialisme dans un seul pays » si les travailleurs se taisent, obéissent et endurent L.T

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