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Pourquoi Mao couvrait-il les "contre-révolutionnaires" de bonnets d’ânes pendant la Révolution culturelle (1966-1976) ? Retour sur la révolution paysanne de 1926
mercredi 7 août 2024
Pourquoi Mao couvrait-il les "contre-révolutionnaires" de bonnets d’ânes pendant la Révolution culturelle (1966-1976) ? Retour sur la révolution paysanne de 1926
La Révolution culturelle (RC) déclenchée par Mao fut avant tout une contre révolution.
Quelles en étaient les raisons politiques ?
Il n’est pas toujours facile de comprendre les luttes de classes dans d’autres pays à cause de la barrière de la langue qui donne accès seulement à une petite partie des documents. On est ausi parfois confrontés à des types d’action qui sont courantes dans un pays, beaucoup moins dans d’autres.
A ce titre, les défilés qui pendant la Révolution culturelle avaient à leur tête des accusés obligés de se coiffer d’un bonnet d’âne, une pancarte énonçant leur crime au cou, le tout finissant parfois par une exécution à l’extérieur du village, furent un des aspects les plus spectaculaires de la RC.
Ce type de déambulation accompagnée d’un procés public est-il une invention du totalitarisme, du marxisme, comme certains l’expliquent ?
Avant de s’embarquer dans de telles spéculations, les soi-disant intellectuels feraient mieux de vérifier si de telles pratiques n’existaient pas déjà en Chine, la RC ne faisant que revitaliser une "coutume locale" dans un contexte nouveau.
La révolution paysanne de 1926 : les "défilés en grands bonnets" à travers les villages
Or de telles pratiques furent utilisées contre les despotes de villages par les associations paysannes lors du soulèvement de 1926. Et Mao en fut témoin dans le Hunan, sa province natale, épicentre du soulèvement paysan.
Mao n’a jamais été marxiste. Son objectif a toujours été de remplacer le pouvoir féodal au village (lettrés, clanisme, gros propriétaires fonciers) par une tutelle bourgeoise.
Par exemple dans son Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan à propos du mouvement paysan écrit en mars 1927, Mao n’étudie pas la révolution à la campagne en lien avec la révolution ouvrière. La question des soviets n’est pas posée. Mao veut la révolution bourgeoise, dite révolution nationale, rien de plus.
Mao a compris que les soulèvements paysans ne sont pas à craindre outre mesure par les révolutionnaires bourgeois, les paysans pouvant servir de chair à canon aux bourgeois qui veulent remplacer les classes féodales dans le rôle de classe exploiteuse principale.
Ce rapport de Mao décrit des scènes qui, par leur forme, annoncent celles de la révolution culturelle, notamment les humiliations publiques des "réactionnaires" dans des défilés. Bien sûr, elles avaient une signifciation différente : elles accompagnaient la révolution paysanne en 1926, avaient pour but d’écraser toute révolution paysanne ou ouvrière en 1966-1976
Rapport de Mao (1926)
On lit dans un premier passage :
SUR CE QU’ON APPELLE LES « EXCÈS »
Devenues l’autorité suprême, les unions paysannes ferment la bouche aux propriétaires fonciers ; elles ont réduit en poussière leur prestige – cela revient à dire qu’on a jeté à terre le propriétaire foncier et qu’on lui a mis le pied dessus. Menaçant les despotes locaux et les mauvais hobereaux de les porter sur le registre spécial, les paysans les frappent d’amendes, les chargent de contributions et démolissent leurs palanquins.
La foule fait irruption dans les maisons des despotes locaux et des mauvais hobereaux qui sont contre les unions paysannes ; on égorge les cochons, on rafle le grain. Il arrive que des paysans viennent chez les despotes locaux et les mauvais hobereaux et se prélassent un moment sur les lits incrustés d’ivoire de leurs filles et de leurs brus.
Ils arrêtent des gens à la moindre occasion, les coiffent de grands bonnets de papier et les promènent à travers le village, en disant : « Tu sais à présent à qui tu as affaire, sale hobereau ! » Les paysans font ce qu’ils veulent. C’est le monde renversé, et une espèce de terreur règne ainsi à la campagne. C’est ce que certains appellent commettre des « excès », « courber en sens inverse aux fins de redresser », « commettre des actes scandaleux ». En apparence, de tels jugements semblent raisonnables ; en réalité, ils sont tout aussi erronés.
En premier lieu, si les paysans ont commis de tels actes, c’est qu’ils ont été poussés à bout par les despotes locaux, les mauvais hobereaux, les propriétaires fonciers coupables de forfaits. Ces gens ont de tout temps usé de leur pouvoir pour tyranniser et écraser les paysans ; c’est pourquoi ceux-ci ont réagi avec tant de force. Les révoltes les plus violentes, les désordres les plus graves se sont invariablement produits là où les despotes locaux, les mauvais hobereaux, et les propriétaires fonciers coupables de forfaits se sont livrés aux pires outrages. L’œil du paysan voit juste.
Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan (Mao, Oeuvres choisies, Tome I)
Dans un autre passage :
LE « MOUVEMENT DES VA-NU-PIEDS »
La droite du Kuomintang affirme : « Le mouvement paysan est un mouvement de va-nu-pieds, de fainéants ». On peut entendre fréquemment de tels propos à Tchangtcha. J’ai eu l’occasion d’entendre à la campagne les hobereaux déclarer : « On peut créer des unions paysannes, mais les gens qui y travaillent actuellement ne valent rien ; il faut les remplacer ! ».
Ces propos ne diffèrent aucunement de ceux que tient la droite du Kuomintang ; ils se ramènent tous à l’affirmation suivante : on peut organiser le mouvement paysan (du moment qu’on a déjà commencé à le faire, personne n’ose plus en contester l’opportunité), mais les gens qui le dirigent ne valent rien. Les hobereaux comme la droite du Kuomintang vouent une haine particulière à ceux qui dirigent les unions paysannes des échelons inférieurs et les traitent de « va-nu-pieds ».
En somme, tous ceux que les hobereaux méprisaient autrefois, qu’ils foulaient aux pieds, tous ceux qui ne pouvaient trouver de place dans la société, qui n’avaient pas le droit d’ouvrir la bouche, redressent maintenant la tête – et voilà que non seulement ils redressent la tête mais prennent le pouvoir en main. Ils sont les maîtres dans les unions paysannes des cantons (l’échelon le plus bas de l’organisation). Ils ont transformé ces unions en une force redoutable.
Ils ont levé la main, leur main calleuse, sur les hobereaux. Ils attachent les mauvais hobereaux avec des cordes, les coiffent de grands bonnets de papier et les promènent à travers le canton (c’est ce qu’on appelle « conduire dans les villages » à Siangtan et à Sianghsiang, « conduire à travers champs » à Liling).
Chaque jour, les accusations publiques, impitoyables qu’ils lancent d‘une voix rude parviennent aux oreilles des hobereaux. Ils donnent des ordres et commandent en maîtres. Autrefois, ils étaient inférieurs à tous, ils sont maintenant supérieurs à tous, et c‘est ce qu’on appelle le monde renversé.
C’est dans ce rapport qu’on lit la formule célèbre de Mao, que la révolution n’est pas un diner de gala :
la révolution n’est ni un dîner de gala ni une œuvre littéraire, ni un dessin ni une broderie ; elle ne peut s’accomplir avec autant d’élégance, de tranquillité et de délicatesse, ou avec autant de douceur, d’amabilité, de courtoisie, de retenue et de générosité d’âme.
La révolution, c’est un soulèvement, un acte de violence par lequel une classe en renverse une autre. La révolution à la campagne, c’est le renversement, par la paysannerie, du pouvoir féodal des propriétaires fonciers. A moins de déployer les plus grands efforts, la paysannerie n’arrivera jamais à renverser le pouvoir des propriétaires fonciers, qui s’est solidement établi au cours des millénaires. Il faut une puissante poussée révolutionnaire à la campagne pour mettre en mouvement des millions de paysans qui formeront une force considérable.
Les « excès » dont on vient de parler proviennent justement de cette force engendrée chez les paysans par la puissante poussée révolutionnaire qui s’est développée à la campagne.
(...) Pour le dire carrément, il est nécessaire que s’établisse dans chaque région rurale une brève période de terreur.
et enfin
Les "défilés en grands bonnets"
Les « défilés en grands bonnets » à travers les villages. C’est là une mesure appliquée partout et très fréquemment. On coiffe les despotes locaux et les mauvais hobereaux de grands bonnets de papier portant cette inscription : despote local. Un tel ou mauvais hobereau. Un tel.Puis on les attache à une corde, et on les promène ainsi au milieu d’un grand concours de peuple. Parfois, pour attirer l’attention sur le cortège, on tape sur des gongs et on brandit des oriflammes. C’est ce châtiment qui effraie le plus les despotes locaux et les mauvais hobereaux. Celui qui a défilé ainsi, ne fût-ce qu’une fois, affublé de son grand bonnet, n’a plus droit à aucun respect et ne peut jamais plus relever la tête.
C’est pourquoi les richards préfèrent payer une amende plutôt que de coiffer le bonnet. Mais lorsque les paysans leur refusent cette possibilité, ils sont bien obligés bon gré mal gré, de s’en laisser coiffer. Une union paysanne de canton a ainsi fait preuve de beaucoup d’esprit. Elle s’était saisie d’un mauvais hobereau et lui avait déclaré que le jour même on le coifferait d’un bonnet.
Le mauvais hobereau en devint noir de frayeur. Alors l’union paysanne décida de ne pas le coiffer le jour même, estimant que si on lui faisait subir sa peine immédiatement il se raidirait devant son sort et cesserait de redouter le châtiment. Aussi le renvoya-t-on chez lui en ajournant l’exécution de sa peine. Ignorant quel jour exactement on le coifferait du grand bonnet, ce mauvais hobereau ne put retrouver le calme et jour après jour fut en proie aux plus vives alarmes.
Défilés avec bonnets d’ânes, accusation en public, terreur, tous ces procédés qui referont surface pendant la RC étaient déjà bien rôdés en 1926.
Mao en 1926 : dans la ligne de Staline sur la question paysanne : ni soviets, ni réquisitions des terres
Mao avait 33 ans en 1927, un âge où un révolutionnaire est déjà largement formé. Pour Mao le début de sa formation pratique a été marqué par la révolution bourgeoise de 1911, qu’il a vévue seize and plus tôt. Mais au niveau théorique, sa formation eut peu à voir avec le marxisme, il suffit de lire ses écrits de l’époque pour s’en convaincre.
Concernant la question paysanne, Trotsky en 1927 désignait la question de la réquisition des terres et celle de la création de soviets paysans en liaison avec les soviets ouvriers,comme deux conditions du succès de a révolution :
En ce qui concerne le mouvement agraire, Chen Du-xiu reconnaît loyalement que le programme agraire du Parti (abaissement des fermages) est complètement insufisant. (...) "Nous avons suivi une politique trop pacifique. Mantenant il est nécessaire de confisquer la grande propriété". (...) le Parti communiste chinois est resté énormément en arrière du mouvement agraire spontané. (....)
Pour renforcer et approfondir cette vague, on a besoin de conseils paysans avec le drapeau déployé de la révolution agraire non après la victoire, mais immédiatement, pour assurer la victoire.
Si l’on ne veut pas permettre que la vague paysanne se brise et se disperse en écume, il faut unir les conseils paysans aux conseils ouvriers dans les villes et les centres industriels et ajouter encore aux conseils ouvriers des conseils de la population pauvre pris dans les secteurs citadins du commerce et de l’artisanat.
La Révolution chinoise et les Thèses de Staline (Trotsky, mai 1927)
Conclusion
Mao, dont les apologues prétendront plus tard qu’il était le seul à avoir compris la question paysanne en Chine, ne réclame ni soviet ni partage des terres dans son Rapport : les défilés avec des bonnets d’ânes des "mauvais hoberaux" (il y a les bons !) rabaissent peut-être leur prestige, mais pas la taille de leur propriété foncière