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Le groupe Bouygues sera jugé pour travail illégal à l’EPR de Flamanville

samedi 12 juillet 2014

Le groupe Bouygues sera jugé pour travail illégal

Par Pascale Pascariello

Bouygues est renvoyé en octobre devant le tribunal correctionnel de
Cherbourg. Le groupe est poursuivi pour avoir employé illégalement près de
500 ouvriers polonais et roumains, via deux sociétés, sur le chantier du
réacteur nucléaire EPR à Flamanville. Les rapports des enquêteurs révèlent
l’existence d’un système très organisé de prêt illicite de main-d’œuvre,
contournant toutes les règles sociales.

Avec quatre années de retard et un surcoût de plus de 5 milliards d’euros
(8,5 milliards au lieu des 3,3 initialement estimés), on savait que le
chantier de l’EPR, ce réacteur de troisième génération construit à
Flamanville (Manche), était loin d’être la vitrine du renouveau nucléaire
français tant escomptée par EDF. Mais voilà bien pire : Flamanville est
devenu le « laboratoire européen du travail illégal », selon l’expression
d’un inspecteur de l’Autorité de sûreté nucléaire.

Déjà condamné le 8 avril à une amende de 75 000 euros pour homicide
involontaire, concernant le décès d’un ouvrier survenu le 24 janvier 2011
sur le chantier, en tant que responsable de la sécurité du génie civil, le
groupe Bouygues va repasser devant le tribunal correctionnel de Cherbourg
les 21, 22 et 23 octobre prochains.

Le chantier de l’EPR de Flamanville, dans la Manche. © Reuters
Après trois années de perquisitions et d’auditions, l’enquête préliminaire
ouverte en juin 2011 par le parquet de Cherbourg pour « travail dissimulé
 » est terminée. Contacté par Mediapart, Éric Bouillard, procureur de la
République, confirme qu’il renvoie le groupe Bouygues et les sociétés Elco
et Atlanco devant le tribunal correctionnel. Les charges retenues sont
lourdes : emploi de salariés étrangers sans titre, prêts illicites de
main-d’œuvre, travail dissimulé et marchandage. Outre les amendes, le
groupe pourrait se voir interdire l’accès aux marchés publics pendant cinq
ans. Contacté par Mediapart, le service de presse de Bouygues s’est refusé
à commenter ces informations et son prochain procès.

Entre 2008 et 2012, Elco, entreprise roumaine de BTP, et Atlanco, société
d’intérim irlandaise aux bureaux chypriotes, ont mis à disposition de
Bouygues « un nombre toujours adapté de salariés, en fonction des missions
à mener (la fourniture de personnel étant alors alliée à une grande
flexibilité) », explique la note de synthèse du procureur. Elco fait la
plus grande part de son chiffre d’affaires en France. Installée en
Roumanie, où elle a très peu d’activité, elle s’emploie essentiellement à
détacher de la main-d’œuvre low cost.

Atlanco, agence d’intérim, est basée en Irlande. Elle recrutait en Pologne
via un bureau fantôme chypriote. Son activité est détaillée dans un
rapport d’enquête datant de janvier 2013 établi par les gendarmes de
l’Office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI). Lors de son
audition, M. G., responsable à Atlanco, décrit ainsi son emploi : « 
démarcher des entreprises françaises aux fins d’y mettre du personnel
recruté par nos soins dans différents pays d’Europe ». Des ouvriers de
Pologne et de République tchèque, essentiellement.

Dans cette démarche, ce responsable était soutenu par Vincent Robeyns,
ancien cadre de Bouygues, chargé pour Atlanco de « chercher de grosses
entreprises clientes ». Atlanco avait d’ailleurs déjà travaillé pour le
groupe Bouygues sur le chantier de l’EPR en Finlande pour recruter 300
ouvriers polonais. Ce qui avait provoqué en 2008 un préavis de grève pour
exiger de mettre en règle les salariés dépourvus de toute couverture
sociale.

Sur le chantier de l’EPR à Flamanville, la plupart des travailleurs
détachés ont été disponibles à tout moment en fonction des besoins. Les
gendarmes de l’OCLTI ont découvert un logiciel informatique de « gestion
de main-d’œuvre » utilisé par Bouygues pour évaluer le nombre de bras
nécessaires en fonction du tonnage de béton à effectuer, avec des heures
supplémentaires déterminées à l’avance. « Une planification extrême »,
pour reprendre le témoignage d’un salarié roumain. Pour Bouygues, « 
l’économie réalisée par l’obtention d’une main-d’œuvre soumise et
particulièrement flexible a constitué à l’évidence une économie liée au
non-paiement de certaines contributions et charges », dont aurait dû
s’acquitter l’entreprise si elle avait respecté les règles de l’emploi,
selon les conclusions du procureur de la République.

Embauchés par la société Elco pour un salaire bien inférieur au SMIC, un
grand nombre de salariés roumains ne recevaient aucun bulletin de paie et
ne pouvaient prétendre à des congés payés. L’un d’entre eux, auditionné,
rapporte : « Lorsqu’on ne travaille pas un jour férié, on le rattrape en
travaillant le samedi. » Dans les conclusions de l’OCLTI, on découvre le
cas de M.Y. qui a travaillé du 15 janvier au 18 décembre sans aucun jour
de repos. Certains frais, notamment de logement ou de transport, étaient à
la charge des salariés. Du côté des ouvriers polonais, recrutés par la
société irlandaise Atlanco, les conditions ne sont pas meilleures : des
rémunérations irrégulières et surtout aucune protection sociale. Selon les
premières estimations, le manque à gagner pour l’URSSAF s’élève à 10
millions d’euros. Selon les témoignages de certains des salariés sans
couverture, en cas d’accident de travail, ils devaient se prendre en
charge et payer tous les frais.

Un montage juridique complexe

M. B., un des directeurs en France d’Atlanco, explique qu’il existait une
entente entre Bouygues et sa société pour ne pas déclarer les accidents.
Il donne l’exemple d’un salarié polonais accidenté : « Ce travailleur est
resté dans son logement. Son salaire était versé comme s’il venait
travailler. (…) Le pointage de cette personne était validé par Bouygues.
 » Certains accidents n’étaient pas bénins. M. F., intérimaire, est
grièvement blessé en janvier 2012. Ses chefs lui demandent d’attendre la
fin de sa journée de travail pour quitter, en toute discrétion, le
chantier et rejoindre son logement par ses propres moyens. Il devra faire
appel à sa compagne pour le récupérer et l’accompagner aux urgences. Il
restera immobilisé plus de trois mois, pour une double fracture. Ceux plus
lourdement touchés, et dans l’incapacité de reprendre le travail, sont
priés de regagner leur pays.

Martin Bouygues lors d’une visite du site de l’EPR, ici avec Nicolas
Sarkozy et Christine Lagarde. © Reuters
Selon la directive européenne du 16 décembre 1996, les travailleurs
détachés, amenés à travailler temporairement dans un autre pays de l’Union
européenne, doivent bénéficier du salaire et des conditions de travail du
pays d’accueil. En revanche, les cotisations sociales sont celles du pays
d’origine. Insuffisamment encadré, ce dispositif qui favorise le dumping
social à l’intérieur de l’espace européen, facilite les dérives : salaires
au rabais, non-respect du temps de travail, etc. (lire notre article ici).

On compte 1,5 million de ces travailleurs au sein de l’Union européenne.
144 411 sont officiellement déclarés en France, selon un rapport
d’information du Sénat publié en avril 2013. Le vrai chiffre oscille entre
220 000 et 330 000, selon une note de novembre 2012 du ministère du
travail, qui prend en compte les travailleurs non déclarés.

Sous la pression de la France, les 28 ministres du travail des pays
membres de l’UE se sont réunis en décembre 2013 pour limiter les
infractions liées au détachement de ces travailleurs. Très petite avancée
 : un État devra, désormais, engager des poursuites contre un donneur
d’ordres pour les fraudes relevant d’un de ses sous-traitants dans le
secteur du BTP, selon le principe de « responsabilité solidaire » (lire
notre article sur cet accord ici).

Concernant le chantier de l’EPR de Flamanville, remonter jusqu’au donneur
d’ordres ne fut pas chose aisée. Les enquêteurs ont d’abord mis à plat
l’organisation du chantier faite par Bouygues avec ses multiples têtes de
commandement et un montage particulièrement complexe. La création d’une
kyrielle de sociétés, chargées de diriger le chantier et les
sous-traitants, rendait opaque les liens de subordination. Sur un schéma
que Mediapart a pu consulter, le travail des enquêteurs a consisté à
redéfinir les liens de travail direct, les relations de sous-traitance
ainsi que les préjudices sociaux et fiscaux générés par ce montage.

Pour diluer sa responsabilité, Bouygues a installé un dispositif juridique
qu’il applique sur certains de ses chantiers. Le géant du BTP a créé une
SEP (société en participation) en lien de subordination direct avec EDF,
maître d’ouvrage. Cette SEP représente le groupe Bouygues et dirige
l’ensemble du chantier pour le génie civil. Sous cette société, Bouygues a
créé une autre entité, le groupement Flamanville Armatures, une société à
responsabilité juridique partagée. Alors que légalement c’est Bouygues qui
est responsable du génie civil, ce procédé lui permet de se retrouver
minoritaire dans ce groupement dirigé par Welbond, une petite entreprise
locale. C’est ce groupement qui est en lien direct avec Elco et Atlanco,
les recruteurs de travailleurs détachés.

Malgré ce montage juridique, les perquisitions ont permis aux gendarmes de
prouver la responsabilité de Bouygues dans l’utilisation des ouvriers
polonais et roumains. Dans l’un des rapports d’enquête de l’OCLTI, on
découvre que des dirigeants du groupe connaissaient l’illégalité de la
situation de certains travailleurs. Ces derniers ne disposaient pas du
formulaire E 101, le certificat de détachement qui est un sésame pour tout
salarié détaché. L’un des cadres de Bouygues adresse dans ces termes une
demande à la société Atlanco : « Tu trouveras, ci-joint, une liste du
personnel Atlanco pour lequel le formulaire E 101 n’est pas à jour, soit
pour lequel nous n’avons pas de formulaire. » Se sentant sous « 
surveillance vis-à-vis des autorités françaises », un cadre adresse le
mail suivant : « Je pense qu’il devient urgent de faire le point à ce
sujet car en cas de contrôle nous serions très ennuyés. »

Dans les rapports d’enquête, certains échanges de mails révèlent que près
de 40 travailleurs n’avaient jamais eu de certificat de détachement. Pour
60, les formulaires étaient périmés et 63 n’avaient même pas de contrat de
travail.

Dans ses conclusions, le procureur de la République de Cherbourg retient
donc la responsabilité de Bouygues. Le groupe sera jugé pour avoir eu
recours aux services d’une entreprise pratiquant le travail dissimulé,
prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage. Les sociétés Atlanco et Elco
seront elles aussi poursuivies pour travail dissimulé, prêt illicite de
main-d’œuvre et marchandage.

L’avertissement de l’URSSAF en 2009

Capture d’écran du site internet de la société roumaine Elco.
Bouygues risque une amende de 225 000 euros. Mais la peine la plus lourde
consisterait à devoir compenser les pertes subies par les organismes
sociaux. Les premières estimations données par l’URSSAF avoisinent les 10
millions d’euros. Par ailleurs, le groupe pourrait être également interdit
de marchés publics pour une durée de cinq ans. Déjà, en mai 2009, l’URSSAF
avait adressé un avertissement à l’entreprise Bouygues : « Ce contrôle a
permis de mettre en évidence des problèmes concernant la production du
formulaire justifiant que l’ouvrier est réellement déclaré dans son pays
d’origine et qu’il bénéficie d’une couverture sociale de son pays. Ceci
laisse présager de la possibilité d’une situation de travail dissimulé que
nous ne pourrions tolérer. »

Ce procès va s’ouvrir au moment même où la France tente de renforcer sa
législation sur les travailleurs détachés. Le 25 février, l’Assemblée
nationale a adopté une proposition de loi contre le dumping social visant
à renforcer les contrôles et les sanctions contre les entreprises ayant
recours de manière abusive à ces travailleurs. Une liste noire sera mise
en ligne sur Internet, où figureront pendant deux ans les entreprises
condamnées pour travail illégal. Le juge pourra également décider de
l’interdiction d’aides publiques pendant cinq ans pour les entreprises
condamnées.

La proposition de loi instaure également le principe de « responsabilité
solidaire » prévu au niveau européen (lire les précisions ici). Selon ce
principe, les donneurs d’ordres et maîtres d’ouvrage pourront être
poursuivis pour des fraudes commises par leurs sous-traitants et cela non
seulement dans le BTP, comme prévu au niveau européen, mais dans tous les
secteurs concernés par le détachement (agroalimentaire, transport…).

En attendant le procès du mois d’octobre, Bouygues communique. Le Figaro
Magazine du 5 juillet a publié sur huit pages un portrait élogieux d’un « 
Martin Bouygues sur tous les fronts », sans citer le chantier de l’EPR.
Pourtant on y apprend que Bouygues construction pèse le tiers du chiffre
d’affaires de l’ensemble du groupe (10,8 milliards d’euros sur un total de
33,3). Insérée entre deux pages de l’article, une publicité vante
l’attractivité du port de Cherbourg : « Cherbourg, votre escale, plaisir à
port. » Pas sûr que l’escale d’octobre devant le tribunal correctionnel de
Cherbourg soit des plus plaisantes pour le groupe Bouygues.

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