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Nouvelle crise mondiale et limites du capitalisme

8 novembre 2009, 12:21, par Yves Coleman - Ni patrie ni frontières

De quelques clichés gauchistes sur les "crises"
28 octobre 2009

Les luttes de classe (ou pour être plus clair les rapports de force entre la classe ouvrière d’un côté, l’Etat et les patrons de l’autre) se mesurent avec des instruments relativement précis, même si le plus souvent l’extrême gauche et les libertaires se contentent de réflexions impressionnistes et imprécises :

1) l’outil de base, le plus évident, est le nombre de jours de grève par an - après on affine en fonction des secteurs concernés, des objectifs des grèves, des formes de lutte et de l’issue de ces conflits

2) les manifestations de rue, leur ampleur, leur fréquence, leurs objectifs, éventuellement les affrontements avec la police et encore une fois l’issue des manifs

3) les émeutes, les affrontements violents (armés ou pas, organisés ou pas) avec l’Etat, les couches sociales concernées. Un affrontement, aussi “violent” soit-il, de petits commerçants français et poujadistes avec des flics n’a pas la même portée qu’une manif de 50 000 Indiennes de la COB bolivienne.

4) l’évolution des effectifs des organisations syndicales et politiques qui se réclament des travailleurs.

5) la contestation des bureaucraties "ouvrières" par les travailleurs et les formes - organisées ou pas - prises par cette contestation

6) éventuellement, même si c’est une conséquence secondaire et “déformée” des conflits entre classes, les résultats électoraux pour la gauche et l’extrême gauche, la portée de l’abstention, du vote blanc, etc.

7) la nature des régimes politiques et les conditions politiques générales : parler de “lutte de classe” sous la dictature nazie, sur le front russe pendant la bataille de Stalingrad, ou en ce moment à Bagdad n’a pas le même sens que dans un régime démocratique et en l’absence de tout conflit armé.

Il y a certainement bien d’autres critères qui ne me viennent pas immédiatement à l’esprit mais qu’il faudrait utiliser si l’on voulait discuter précisément de telle ou telle situation (par exemple les grèves de 1995).

Dans un pays comme la Suisse ou l’Autriche, le niveau de la lutte des classes n’est pas le même que celui de la France. Et celui de la France entre juillet et novembre 2006 n’est pas le même que celui d’Oaxaca à la même période. Tout cela peut se mesurer de façon assez précise avec les outils ci-dessus mentionnés.

Si l’on n’étudie pas concrètement la situation spécifique de chaque pays, et chaque mouvement on ne tient que des discours généraux et généreux qui peuvent être (un temps) bons pour le moral mais qui, à moyen et à long terme, ne mènent qu’à la démoralisation, à des pratiques aventuristes fondées sur des analyses erronées ou à la récitation de mots d’ordre creux, qui n’ont pas plus d’effets sur la réalité sociale que les prières ou les mantras.

Cela suppose de ne pas présenter pas chaque lutte défensive locale comme le début d’une grande offensive nationale ; de ne pas confondre une journée d’action des fonctionnaires avec une grève générale des salariés ; ou de ne pas faire passer des “émeutes de banlieue” pour une “insurrection” (Besancenot).

L’intérêt de différencier une simple grève d’une crise sociale, une crise sociale d’une crise politique, une crise économique d’une crise sociale ou politique, une crise politique d’une crise pré-révolutionnaire, c’est de ne pas prendre ses désirs pour des réalités et d’acquérir une certaine crédibilité politique.

Par exemple, on peut dire que les émeutes de novembre 2005 ont été le reflet d’une crise sociale latente ; qu’elles ont donné lieu à une explosion sociale limitée (dans le temps et dans l’espace, mais aussi par sa nature politique) ; qu’elles ont provoqué une crise politique finalement très réduite, mais qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une crise pré-révolutionnaire, où les gens commencent à poser –explicitement ou non - le problème du pouvoir, pas simplement d’un changement de régime. Quand Besancenot parle à propos des émeutes de 2005 d’une “insurrection”, il fait preuve de démagogie.

L’extrême gauche confond violence défensive et violence offensive, affrontements armés et révolution (“les travailleurs mexicains ont effectivement pris les armes à de nombreuses reprises” écrit un internaute gauchiste, mais dans quelles conditions concrètes, à quelle échelle, et avec quels résultats ? Que je sache, il n’y a jamais eu ni soviets ni conseils ouvriers en Amérique latine, raison pour laquelle le néostalinisme et le militaro-populisme y sont aussi influents encore aujourd’hui ; quant aux zapatistes il s’agissait au départ d’un groupe mao-stalinien parti dans les campagnes pour organiser les paysans et répéter les mêmes erreurs que dans les années 60, puis qui a évolué vers des positions plus réalistes, et sans doute aussi réformistes, mais qui n’a pas d’influence sur la classe ouvrière mexicaine à l’échelle nationale et surtout dont les campagnes n’arrivent pas à faire la jonction avec d’autres luttes de la classe ouvrière).

Ce n’est pas parce que des grévistes affrontent l’armée ou la police avec des manches de pioche ou même des armes qu’il y a automatiquement une situation révolutionnaire. La COB bolivienne a utilisé de la dynamite contre l’armée à de nombreuses reprises. Aux Etats-Unis il y a eu de nombreux affrontements armés avant la Première guerre mondiale dans des conflits sociaux, sans que cela débouche sur la moindre situation révolutionnaire. Au Venezuela il y a des manifs monstres pour défendre le régime, il y a même deux polices politiquement opposées à Caracas, un million de gens se sont inscrits dans les milices de Chavez, mais il n’y a pas la moindre situation de double pouvoir. Et pour cause tout le processus est contrôlé par les sommets de l’armée et de l’Etat, les exploités n’ont aucune envie, pour le moment, de véritablement prendre leur sort entre leurs mains, ils sont encore dans le culte du chef providentiel, du Caudillo et n’ont pas confiance en leurs propres capacités. Et ce n’est pas le paternalisme et l’autoritarisme des chavistes qui leur fera prendre de l’assurance.

De même l’extrême gauche confond souvent la question du “pouvoir” avec celle d’un changement de régime. Certains pays connaissent de nombreux coups d’Etat mais pas la moindre situation de double pouvoir. Les mouvements de résistance en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale ont certes abouti à des affrontements armés, mais qui ont seulement renversé des régimes fascistes (Italie, France, Grèce) qui ont été remplacés par des régimes démocratiques bourgeois ou totalitaires-staliniens (Yougoslavie). Pas la moindre trace de situation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire sinon dans l’imagination de l’extrême gauche. Et pourtant l’Etat fasciste ou collaborationniste a souvent été abattu par la force...

En dehors de la question de la “violence”, qui est souvent considérée (et sans aucun souci de précision) comme LE critère décisif, il y a bien d’autres facteurs qu’il faut prendre en compte pour déterminer le niveau de gravité d’une crise sociale, politique ou économique et ses répercussions.

En 1953, en France, il y a eu une crise sociale très dure, dans le secteur public du moins, mais elle n’a débouché sur aucune crise révolutionnaire.

Le coup d’Etat de De Gaulle en 1958 a coïncidé avec une grave crise politique, mais il n’a eu aucune dimension sociale importante (pas de grève générale, ni même de grèves dures contre le changement de régime).

En 1968 il y a eu une crise sociale et une crise politique graves mais qu’il ne s’agissait pas d’une crise pré-révolutionnaire. A aucun moment les travailleurs n’ont cherché à remettre en cause la propriété privée en occupant massivement les usines (c’est pourquoi il me semble inexact d’affirmer que la “classe ouvrière posait concrètement le problème du pouvoir dans chaque entreprise”). Les occupations d’usines étaient ultra-minoritaires et chapeautés par des petits groupes de bureaucrates syndicaux et de militants PCF que l’on enfermait ainsi dans les usines pour éviter la contamination de la jeunesse et des étudiants. Rien à voir avec les occupations massives et “festives” de 1936, qui elles-mêmes n’ont pas non plus créé de situation révolutionnaire contrairement à la légende trotskyste.

Quant aux comités d’action de 1968, ils étaient créés sur la base des quartiers ou des facs, pas des usines, et s’ils regroupaient beaucoup plus que les "gauchistes" encartés, ils n’ont organisé qu’une toute petite frange des travailleurs et surtout des salariés "marginaux" ou “périphériques” par rapport au "coeur" de la classe ouvrière (surtout des jeunes non syndiqués, ou alors des plus âgés mais travaillant dans des petites boîtes).

Il y a eu une crise économique très grave au Venezuela (après la dévaluation du bolívar en 1983) et il n’en est résulté aucune crise sociale importante dans les six ans qui ont suivi (le Caracazo, émeute réprimée dans le sang, date de 1989).

Le Panamá a connu une crise économique et politique très grave après l’intervention américaine en 1989 mais aucune crise sociale qui se serait traduite par des émeutes ou des grèves de masse. Et plus de 17 ans après les travailleurs panaméens continuent à encaisser des coups.

Lors de l’anniversaire de l’insurrection hongroise en octobre 2006 il y a eu une crise sociale et politique à Budapest, mais les prolétaires ont été massivement absents des rues - et heureusement parce que c’était l’extrême droite qui tenait le haut du pavé contre les flics et qui lançait les mots d’ordre !

Donc il n’y a aucun lien mécanique et automatique entre les différentes formes de crise (économique, politique et/ou sociale), et une crise pré-révolutionnaire ou révolutionnaire. Il faut à chaque fois être précis et concret, et ne pas se contenter de formules ahistoriques et intemporelles, ni d’une panoplie de mots d’ordre fabriqués à l’avance.

Y.C.

(2007)

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