Accueil > ... > Forum 24618

Quelle était la raison du génocide rwandais ? Pour les classes dirigeantes rwandaises ? Et pour l’impérialisme français ?

10 mai 2014, 19:07

Le 27 novembre 2004, Paul Quilès défendait l’intervention militaire française de 1990 en situant l’opération Noroît dans le cadre des « Accords de défense » signés avec le Rwanda. Il se réclamait même de sa qualité d’ancien ministre de la Défense contre ceux qui méconnaissent les obligations dues par la France à ces « accords de défense » : « Donc, dit-il, en 90, il y avait nécessité pour la France conformément à ses accords de venir aider le pouvoir en place contre une agression extérieure ; ce n’était pas une guerre civile, c’était une agression extérieure. »22

Paul Quilès fait ici référence aux accords d’assistance et de défense signés par la France avec les pays africains francophones lors des indépendances. Mais cet argument est fallacieux pour plusieurs raisons. Outre l’interprétation tendancieuse qui consiste à faire de l’offensive du FPR en exil une « agression extérieure », confondue avec celle d’un État, un tel accord de défense ne fut pas signé avec le Rwanda. Avec le Rwanda c’est un accord non de défense mais de coopération civile qui fut signé le 18 juillet 1975. Or rien dans la lettre de ces accords, y compris dans le texte modifié de 1983, n’obligeait la France à intervenir contre une agression extérieure.

Comme le rappelle le rapport de la mission d’information parlementaire, l’accord de 1975 stipulait que le gouvernement de la République française mettait à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise « les personnels militaires français dont le concours lui est nécessaire pour l’organisation et pour l’instruction de la Gendarmerie rwandaise ». Il précisait (art. 2) que l’officier français dirigeant ces hommes relevait de l’ambassadeur de France, et que les militaires français ne devaient « en aucun cas être associés à la préparation ou à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité ».

Les modifications apportées au texte de juillet 1975 en 1983, puis en 1992, montrent que la coopération devait devenir militaire et rendre une guerre possible. En 1983, l’article 3 – modifié à la demande du gouvernement rwandais – précise que les personnels français serviront « sous l’uniforme rwandais » et que leur « qualité d’assistants techniques militaires » serait « mise en évidence par un badge spécifique “Coopération Militaire” », sur la manche de l’uniforme. Surtout, la révision de 1983 supprime l’interdiction faite aux coopérants militaires français d’être associés à toute opération de guerre. Puis l’avenant du 26 août 1992 remplace la « gendarmerie rwandaise » par les « forces armées rwandaises » : la coopération française est ainsi étendue à l’ensemble des missions militaires rwandaises.

Le problème est que cette modification majeure est apportée au texte deux ans après l’intervention militaire de la France en 1990. Les actions françaises menées au Rwanda pendant ces deux ans ne relevaient donc pas des accords signés par la France et le Rwanda, puisque le texte de 1983 ne comportait aucune obligation d’intervenir. De quel texte relevaient-elles alors, qui, du reste, contredirait les Accords d’Arusha programmant le retrait des militaires français ? Par ailleurs, en quoi consistèrent ces actions ?

L’intervention française prit la forme officielle de l’opération Noroît. Tandis que les soldats belges se retiraient, de nouveaux soldats français vinrent rejoindre ceux qui, déjà présents, allaient rester trois ans encore. Trois détachements militaires français, en tout une centaine d’hommes, étaient ainsi présents au Rwanda au début 1991 : 1. une mission militaire locale d’assistance de 24 soldats (Mission Militaire de Coopération) ; 2. un détachement militaire chargé de l’évacuation des ressortissants (Noroît) ; 3. un Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction (DAMI), dirigé par le lieutenant-colonel Chollet, conseiller aussi du chef de l’état-major rwandais.

La présence de ce DAMI devait rester secrète, comme le montre un fax envoyé alors de France à l’ambassadeur français Georges Martres : « Nous n’avons pas l’intention d’annoncer officiellement la mise en place du Dami. Vous direz au président Habyarimana que nous souhaiterions qu’il agisse de la même manière. » Quelques semaines plus tôt, le 15 octobre 1990, l’Élysée avait été informé par le même Georges Martres des risques d’extermination des Tutsis au Rwanda. D’après le rapport de la Mission d’information parlementaire, « Georges Martres a estimé que le génocide était prévisible dès octobre 1993 “sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité” ».Il a du reste ajouté que « le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis. » (p. 297). Prévoir un génocide sans en imaginer l’ampleur ni l’atrocité : cette performance inédite relève un peu de la technique jésuite de « restriction mentale ». Pour d’autres hauts militaires cités dans le même rapport, le génocide était prévisible dès 1990 : « Cette volonté d’éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement l’armée composée uniquement de Hutus. Le général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993, a indiqué devant la mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le colonel Rwagafilita lui avait expliqué la question tutsie : « ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider »(p. 292).

C’est donc en toute connaissance de cause, en l’absence de tout texte d’accord contraignant, et à l’insu des députés et, semble-t-il, des ministres, que commence en 1990, à la faveur de l’offensive du FPR, la guerre secrète menée par la France au Rwanda. Le colonel Canova, envoyé au Rwanda dès octobre 1990, puis le colonel Chollet organisent une lutte antiguérilla contre le FPR devenu ennemi intérieur. Cette lutte menée aux côtés des FAR (Forces Armées Rwandaises) se comprend comme une guerre totale, et répond pleinement aux normes de la doctrine, formation de milices comprises. La question cruciale est donc celle de la nature exacte de « l’assistance » et de « l’instruction » apportée – et à qui exactement ? – par les Français du DAMI, et de la nature de ces « ennemis » intérieurs, militaire ou civile et ethnique.

D’après le rapport de la MIP, la France est « intervenue sur le terrain de façon extrêmement proche des FAR. Elle a, de façon continue, participé à l’élaboration de plans de bataille, dispensé des conseils à l’état-major et aux commandements de secteurs, proposant des restructurations et des nouvelles tactiques. Elle a envoyé sur place des conseillers pour instruire les FAR au maniement d’armes perfectionnées. Elle a enseigné les techniques de piégeage et de minage, suggérant pour cela les emplacements les plus appropriés » (p. 163). Bernard Cazeneuve, co-rapporteur de la mission, conclut ainsi : « Sous couvert d’assistance au détachement Noroît, une centaine de militaires français menaient quasiment des actions de guerre sans qu’on puisse clairement établir quelle autorité politique le leur avait précisément demandé. »

Mais le même Bernard Cazeneuve, commentant la modification apportée en 1983 aux accords de coopération, soulignait que le port de l’uniforme local par l’armée française « est une concession politique et un signe militaire fort qui ne doit pas être galvaudé ». Or une telle « concession politique » ne peut émaner déjà que du plus haut degré des autorités françaises.

L’armée française a donc mené des « actions de guerre » décidées en haut lieu, par le Président, conseillé par son état-major : les porte-parole de la doctrine de la guerre révolutionnaire auprès de Mitterrand étaient l’amiral Lanxade et les généraux Quesnot et Huchon. Le dispositif des hiérarchies parallèles fut assuré par des anciens d’Algérie, les officiers Lacaze et Heinrich. Le grand problème fut que la guerre que menaient les FAR n’était pas seulement une guerre contre le FPR. C’était une guerre menée contre des civils, et ces civils étaient des Tutsis. Cette guerre était un génocide.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.