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1956, la gauche française, élue sur le programme de paix en Algérie, lance une nouvelle guerre coloniale

17 avril 2015, 12:26

La première explosion de lutte de classe provoquée par la guerre, ce fut une vague de mutineries de soldats qui refusaient d’aller en Algérie ; dans beaucoup de cas, ils étaient appuyés par des grèves ouvrières. Ces manifestations, qui ont commencé en septembre 1955, moins d’un an après les premières attaques de guérilla du FLN, et ont duré à peu près jusqu’à juin 1956, ont touché des dizaines de villes françaises grandes et moyennes, impliquant souvent des centaines d’ouvriers dans des batailles rangées avec la police.

Une des premières révoltes de soldats, et parmi les plus importantes, eut lieu à Rouen. Le 6 octobre 1955, il y eut une révolte de 600 soldats en bivouac à la caserne Richepanse, à Petit-Quevilly, sur le point d’être envoyés en Algérie. Ils chassèrent leurs officiers, mirent à sac leurs baraquements et barricadèrent les entrées. Le jour suivant, les dockers, les cheminots et d’autres ouvriers des usines environnantes, répondant à un tract distribué par la jeunesse du PCF et des syndicalistes de la CGT, se mirent en grève en soutien aux soldats. Lorsque les CRS essayèrent de reprendre la caserne, plusieurs milliers d’ouvriers les encerclèrent et firent pleuvoir des briques sur eux. Les affrontements se poursuivirent tard dans la nuit. Des tas de flics blessés étaient évacués des lieux, et 60 cars de CRS durent être dépêchés en renfort depuis d’autres villes.

Au printemps 1956, les grèves de 24 heures contre la guerre commençaient à toucher des villes et des régions entières, surtout dans les régions minières, où il y avait une part importante d’ouvriers algériens parmi la main-d’oeuvre. Le 30 avril 1956, des ouvriers en grève, manifestant contre la guerre, paralysèrent la ville minière de Firminy pendant 24 heures. Le 9 mai, dans toute la région de la Loire, 9.000 mineurs débrayaient pendant 24 heures contre la guerre d’Algérie et pour des augmentations de salaire. Le 20 mai, Saint-Julien était paralysé par une grève d’une journée contre la guerre. Et une semaine plus tard, quelque 10.000 mineurs du bassin minier du Gard dans le sud de la France firent 24 heures de grève, appelant à un « cessez-le-feu » en Algérie, en plus de leurs revendications salariales.

Le seul livre ou presque qui daigne mentionner un minimum ce mouvement sans précédent c’est la Guerre d’Algérie (1981) du PCF, en trois tomes, édité par Henri Alleg, ancien dirigeant du Parti communiste algérien. Mais Alleg ne cite les manifestations que pour mieux argumenter qu’elles avaient « une valeur surtout symbolique », « une ampleur limitée », et qu’elles « ont eu souvent une durée très limitée », que « les effectifs rassemblés sont souvent très limités ». En réalité, les dirigeants staliniens firent tout leur possible – dans le cadre de leur soutien au gouvernement de front populaire dirigé par les socialistes qui était en train d’intensifier brutalement la guerre –– pour empêcher les révoltes de soldats et d’ouvriers contre leurs officiers de se transformer en une lutte consciente contre le gouvernement, ce qui aurait pu conduire à une situation révolutionnaire. L’Humanité, journal du PCF, se contentait de publier une sorte d’encadré style « résultat des courses », en pages intérieures, contenant un résumé laconique des révoltes de la journée précédente (bien souvent, les militants du PCF n’entendaient parler des manifestations des villes voisines que lorsqu’ils étaient arrêtés et se retrouvaient en prison avec leurs camarades d’autres villes). Personne n’a essayé d’écrire l’histoire de cette formidable explosion de lutte de classe. En fait les seules traces écrites que nous ayons –– en attendant que les archives de la police et du PCF soient accessibles –– ce sont de brèves allusions dans l’Humanité et dans la presse bourgeoise, ainsi que des anecdotes publiées par d’anciens participants (la plus grande partie de ce que j’ai appris sur les événements de Rouen vient d’interviews avec un ancien participant, qui m’a donné des copies de vieilles coupures de journaux et des tracts).

Les dirigeants de la classe ouvrière étant ceux qui soit directement menaient la guerre, soit soutenaient le gouvernement, les manifestations de soldats et d’ouvriers s’étiolèrent, mais les grèves sur des revendications économiques continuèrent de monter en flèche. En 1957, le nombre de grèves était supérieur à tout ce qu’il y avait eu depuis 1936, l’année de la grève générale (Edward Shorter et Charles Tilly, Strikes in France, 1830-1968 [Les grèves en France, 1830-1968], 1974). Il y avait une participation importante d’ouvriers algériens (qui étaient près d’un demi-million en France à la fin de la guerre), potentiellement un pont humain vers la lutte de classe en Algérie. Même le journal du PCF admettait que « les ouvriers algériens sont parmi les plus combatifs dans les luttes communes » (l’Algérien en France, octobre 1956).

Pendant ce temps-là, l’Algérie était parcourue par une vague de grèves sans précédent, particulièrement des puissants dockers, qui paralysèrent le pays à plusieurs reprises (à part quelques références d’Alleg, il n’en est fait mention dans aucune des histoires de la guerre d’Algérie, y compris celles écrites par des nationalistes algériens). En décembre 1954, six semaines après les premières attaques de guérilla du FLN, les dockers d’Oran, parmi lesquels il y avait une forte minorité d’ouvriers d’origine européenne, refusaient de décharger des cargaisons d’armes destinées à l’armée française. Lorsque les dockers d’Oran furent lock-outés, les dockers d’Alger se mirent en grève en solidarité. En juin 1955, la police française attaqua une réunion syndicale à Philippeville [Skikda] et arrêta trois dirigeants syndicaux, provoquant une grève nationale des dockers qui paralysa tous les ports du pays pour plusieurs jours. En juillet 1956, le FLN et l’UGTA, la fédération syndicale qu’il venait de former et qu’il dirigeait, appelèrent à une grève générale de 24 heures pour marquer l’anniversaire de l’intervention coloniale française de 1830. Malgré l’explosion d’une bombe terroriste au quartier général de l’UGTA et l’arrestation de la direction de l’UGTA toute entière, ce fut la plus grande grève que l’Algérie ait jamais vue, démontrant clairement la puissance sociale de la classe ouvrière de ce pays, malgré sa taille relativement petite. Chose intéressante, la grève mobilisa aussi un nombre significatif d’ouvriers d’origine européenne. Des milliers d’ouvriers furent licenciés pour avoir participé à cette grève, y compris bon nombre d’ouvriers juifs et d’ouvriers d’origine européenne (l’Algérien en France, août 1956).

Les ouvriers algériens continuèrent à se battre pendant tout l’automne de 1956. Le 10 août, une grève des dockers d’Alger contre un attentat terroriste dans la Casbah dura plusieurs jours et se transforma en grève générale de la capitale. Le 1er novembre 1956, jour anniversaire du début de l’insurrection du FLN, une grève générale appelée par l’UGTA paralysa la presque totalité du pays (et les ouvriers tunisiens s’y joignirent). Finalement, en janvier 1957, le FLN lança une grève générale catastrophique d’une semaine, tentative illusoire (et vaine) d’influencer un débat sur l’Algérie programmé à l’ONU. Le premier ministre socialiste, Guy Mollet, venait de donner à l’armée française les pleins pouvoirs en Algérie (par le décret des Pouvoirs spéciaux qui était passé avec le soutien du PCF), et la grève fut brutalement écrasée. Dans la vague de terreur qui s’ensuivit pendant plusieurs mois, et qui est connue sous le nom de « Bataille d’Alger », des milliers de personnes furent arrêtées, battues et torturées. Le FLN, bien que momentanément déraciné dans la capitale, allait continuer la lutte de guérilla dans les campagnes. Mais l’UGTA avait été écrasée. Durant le reste de la guerre d’indépendance, la classe ouvrière algérienne participera à bon nombre de grèves nationales appelées par le FLN, mais seulement en tant que partie du « peuple » sous une direction nationaliste petite-bourgeoise, et non plus comme une force de classe séparée avec ses propres organisations de masse.

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