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1984 : la révolution prolétarienne commençait en Haïti

7 février 2010, 22:21, par Les émeutiers

C’est le 7 février 1986 qu’a lieu l’Octobre haïtien. Ses prémices, les lézardes de l’Etat de « Baby Doc » Duvalier, ont commencé à se manifester, de manière moderne, dans les émeutes de Gonaïves et de Cap-Haïtien, en mai 1984. Puis de décembre 1985 à février 1986, c’est l’insurrection victorieuse qui chasse le dictateur en exil, en France. Un général Namphy dirige ensuite un gouvernement provisoire. Les jours, puis les semaines, et les mois qui ont suivi cette liesse (le « déchoucage » – lynchage – des « tontons macoutes » – ex-milice privée du dictateur – y a été présence immédiate de la vengeance), les plus gueux des gueux, ceux d’Haïti, ont désappris l’obéissance nécessaire à la prospérité de l’Etat.
Certes, Haïti n’est qu’une île (en fait, une moitié d’île, puisque l’île d’Hispaniola est partagée entre Haïti francophone à l’ouest et la République dominicaine, hispanisante, et à peine moins bouillante, à l’est), mais Cuba et la Jamaïque sont à moins de deux cents kilomètres, et le Venezuela et la Floride à moins de mille. A New York et à Miami vivent un dixième des Haïtiens de nationalité. Aussi, Haïti, contrairement à Madagascar et à la Réunion, menace à tout moment d’entraîner dans son explosion toutes les Caraïbes. Et les ennemis des gueux se demandent comment transformer cette semi-insularité en insularité réunionnaise.
Comme les émeutiers en général, ceux d’Haïti donnent la chair de poule à la démo-police, surtout si elle pense bien. Les chiffres et le folklore les habillent d’horreur : 80 % d’analphabètes, 75 % de chômeurs, 40 % de moins de quinze ans, le vaudou et les combats de coq font exagérer de trouille la première salope venue (le photographe Toni Belizaire), non sans un certain humour involontaire : « Ici, les gens sont analphabètes ; c’est difficile pour eux de trouver leur candidat sur le bulletin de vote. Beaucoup ne savent même pas distinguer les couleurs ni reconnaître quelqu’un sur une photo. » Jamais ces gueux-là ne réagissent selon les manipulations nécessaires à l’arrivisme.

La vérité de ce coup d’Etat n’est pas macoute, d’ambition personnelle, ou de rapine collective. Elle est dans la licence sans bornes que manifestent, avec une arrogance croissante, les gueux haïtiens. Prosper Avril, coup d’Etat, remplace Namphy le 17 septembre 1988 : le tout, sur le versant de la famine, s’arrose du sang des massacres, fort sud-africains dans leur conception (c’est que la vengeance engendre la vengeance, en Macoutie), et des émeutes, assez mondiales dans leur essence (c’est que, pourquoi rester calme quand les méninges vous brûlent de désir).
Partout où l’information dominante domine, vous ne pourrez pas lire que c’est une insurrection qui a fait tomber le général Avril du 5 au 12 mars 1990 ; vous lirez au contraire que cette chute est due à la vertueuse protestation des démocrates de métier, qui sont vraiment mécontents. Ils ont raison. La nouvelle dictature n’a nullement ramené dans leur passivité bestiale, perdue sous l’ancienne, nos analphabètes ; il est temps de réessayer une démo-bilisation électorale. Américains et Français, donneurs d’argent et d’armes, sans oublier les leçons, opinent vigoureusement du poing, de bas en haut, ce qui est presque homonyme et tout à fait synonyme de Bazin en haut, Bazin n’étant pas le putride Hervé, mais le putride Marc, numéro un haïtien des politiciens présentables en ces fins de sandinisme. Après le soulèvement du 5, l’opposition appelle au soulèvement. Avril s’enfuit comme Duvalier. Une Ertha Pascal Trouillot est nommée présidente provisoire. La suite du soulèvement est étouffée dans la calomnie (attaques de brigands) et dans l’occultation. Elle dure jusqu’au 20, 22, 23 mars et est suivie par au moins une émeute, à Cabaret le 19 avril, et ce n’est pas du café-théâtre, puisqu’il y a au moins 1 mort à la suite de cette protestation contre les factures d’électricité alors qu’il y a pénurie d’électricité.
Mais la récupération n’est pas une plaisanterie, et en Haïti elle n’est plus si simple, parce que les molles bazineries ont déjà échoué. Et l’arrivisme n’est pas une science exacte, pas même à moins de mille kilomètres des côtes de la patrie du marketing politique. Aussi, l’arrivée inopinée du père Aristide à la candidature présidentielle a été à la fois une surprise et une nécessité. Ce Savonarole tiers-mondiste, théologien de la libération, c’est-à-dire curé marxiste, petit crapaud venimeux et luisant, illuminé et mégalomane, détonait certainement par rapport à ses concurrents à la physionomie de seconds rôles de feuilletons télévisés américains, grisonnants et plutôt hippopotames dans la prestance. « Titid », comme l’appelle affectueusement la rue-gueuse populace qu’il entame de fourvoyer par des sermons lavalassiens (de « lavalas », le torrent en créole, nom qu’il donne à son mouvement), approuve la violence et prétend haïr la bourgeoisie, bref, ressemble le mieux à ces humeurs sautillantes qu’il est donc, selon Mme Mitterrand, le plus à même d’éteindre. Et voilà un « héros des bidonvilles » comme il nous en manquait !
Aussitôt élu, en décembre 1990 (l’information est très discrète sur le taux de participation qui a permis l’arrivée de son favori), cet illuminé se fait sagement son petit trou. D’abord, le « libérateur des pauvres », qui doit être intronisé à la date mythique du 7 février, les libère discrètement de sa présence, dès le coup d’Etat suivant. L’ancien macoute Lafontant s’empare de l’Etat entre le 6 janvier 1991 au soir et le 7 au matin. Mais le soulèvement de Port-au-Prince retourne l’armée, qui avait d’abord soutenu le coup, ce qui n’empêche pas policiers et soldats de devoir lutter avec acharnement le 8, pour limiter le soulèvement, notamment contre les insurgés de Cap-Haïtien, et pour faire cesser une nouvelle vague de déchoucage. Quelques macoutes et artistes engagés ont fait connaissance intime avec le Père Lebrun (c’est ainsi qu’on appelle le supplice du pneu enflammé autour du cou, pratiqué également dans les townships d’Afrique du Sud, où il est appelé supplice du collier – « necklace »). Cathédrale et nonciature, réduites à un petit tas de cendres, ont fait connaissance intime avec la religiosité des gueux qui passent pour avoir élu Aristide. Le 9 seulement, ce curé se manifeste par un appel au calme. Il était temps. Ses « partisans », laissant libre cours à leurs réflexions antireligieuses, c’est-à-dire antiéconomistes, avaient même, dans le mépris du PNB le plus bas d’Amérique, le leur, « brûlé une mallette remplie de liasses de dollars », lors d’un pillage qui établit donc leur QI en proportion inverse de leur PNB. Il y eut 74 morts.
A la fin de janvier, le 27, le prétexte pour commettre ces actes impardonnables est encore plus ténu : une rumeur de coup d’Etat. Cette fois, l’armée n’a plus à dissimuler de volte-face et reconnaît être responsable de plus de victimes que le déchoucage (11 à 6). Aristide, lui, part à Paris, le 28 au matin, faire la manche. Les 14, 15, 17 avril, les émeutes contre les prix, les bourgeois et les macoutes permettent une fête moins plate et pâle que celle de son intronisation, le 7 février. L’impatience de la diaspora aisée, des petits milieux des petites affaires et des Etats protecteurs grandit. C’est bien d’avoir un curé à la tête de l’Etat (tant que l’Etat n’est pas islamique), et c’est amusant que ce curé soit stalinien (tant qu’il est stalinien réformé, donc qu’il n’entrave pas le libéralisme) mais qu’en est-il de l’économie ? Il est dangereux de permettre des émeutes sans punir. La récupération de l’émeute, cette difficile discipline des années à venir, est tentée par ce bon père le 13 août, ses « sympathisants » ayant tenté d’empêcher, comme sous la Convention, un vote de défiance contre son premier ministre lavalassien, Préval. Mais il n’est pas à exclure que ce ne soit là que le récit après coup d’une émeute contre les députés, pour des raisons beaucoup moins politiques qu’humaines, et que donc la récupération ne soit que dans le récit.
Les techniques et les degrés du mysticisme sont, bien compris, les différentes étapes de la continence et de la sublimation sexuelle. Mais lorsque les exercices rigoureux nécessaires à la non-libération de la semence entrent en conflit avec les exercices non moins rigoureux du matérialisme dans l’idéologie et de la gestion de l’Etat, il faut avoir les capacités démesurées d’un Père Joseph pour que le système de canalisation interne n’éclate pas en une poussée cervicale incontrôlée, comme cela semble s’être produit pour le père Aristide. Ce vaillant extincteur semble en effet avoir pris feu, et plutôt que son froc, c’est sa lucidité qu’il a jetée aux orties. D’abord le voici en train d’embaucher les déserteurs de l’armée dont il est le chef dans une garde personnelle, ce qui, dans la patrie des « tontons macoutes », viole non seulement la plus récente Constitution, mais surtout six ans de déchoucage contre l’infamie d’une milice présidentielle. Puis, le 25 septembre, Aristide tient un discours, plus proche de celui de Picrochole que de celui de Savonarole, devant l’ONU à New York, à laquelle il propose « dix commandements démocratiques ». La pompe messianique du soliloque, et les applaudissements dithyrambique de la presse haïtienne, achèvent de convaincre notre héros qu’il en est un. Son discours du 27, à son retour à Port-au-Prince, prend donc le ton qu’il suppose à ses partisans rassemblés : antibourgeois et violemment « lavalassien ». Il est vrai qu’une maladresse d’interprétation a, par la suite, permis à ses adversaires de lui imputer l’apologie du Père Lebrun, là où il faisait l’apologie de la Constitution. Mais s’évadant dans l’éther des prophètes, il menace surtout d’avoir abdiqué les capacités de récupérateur avisé et rusé nécessaires à son poste. Aussi, il a indisposé l’armée, que sa milice relègue dans la peur d’une police politique, les affairistes et leurs alliés de tous les pays, les politiciens d’opposition, et tous ceux qui s’opposent à la dictature des militants lavalassiens. L’information occidentale, qui, depuis sa candidature à la présidence, a pris sans partage le parti du taré, quoique à distance, présuppose que parce qu’il les courtise les loqueteux lui sont acquis. Mais les souverains de cet Etat sont maintenant aguerris et habitués à ne plus s’identifier à l’Etat ; et les flatteries présidentielles, qui ont pour séduction l’arrivisme lavalassien, n’ont pas détourné beaucoup de loqueteux de leurs préoccupations et plaisirs : vaudou, combats de coq, orgie ; déchoucage, émeute, pillage.
Le coup d’Etat du 29 septembre n’a été raconté que dans la version d’Aristide : les vilains militaires du général Cédras chassent le gentil démocrate Titide, car ils sont pleins de convoitise et d’ambition, contrairement à lui. Ces protagonistes spectaculaires et hiérarchiques n’ont été que les substituts officiels des véritables acteurs. Car, tout d’abord, il y a eu une mutinerie. Ce sont des soldats sans officiers qui se sont révoltés contre l’Etat et la hiérarchie. Cette hiérarchie a appliqué exactement la même tactique qu’en janvier : elle a rallié sa base insurgée pour la freiner, la contenir. Car les soldats haïtiens ne sont pas moins gagnés par la licence que les civils. Ceux-ci, aux premières rumeurs de la mutinerie, sont descendus dans les rues, ont érigé leurs barricades, bref, préparaient la fête à laquelle depuis cinq ans ils ont abondamment prouvé avoir pris un goût croissant. Ce que nous ignorons, c’est pourquoi les insurgés civils et militaires n’ont pas sympathisé, et comment les officiers de l’armée ont réussi à retourner la rage des premiers contre celle des seconds (on notera qu’une mutinerie avait déjà eu lieu le 29 juillet, mais que Préval avait cédé aux revendications des soldats qui avaient arrêté leurs officiers, ce qu’il a refusé cette fois-ci). Ceci permet à l’information de rétablir son manichéisme traditionnel autour d’Aristide : une féroce soldatesque réprime, à la solde d’intérêts sordides, la valeureuse population prête à se sacrifier pour son président chéri. Mais dans chaque exaction narrée, les soldats sont les furieux, les officiers les retiennent par la persuasion et la démagogie. Et Cédras, qui a endossé la tête du coup, était considéré comme le plus « démocrate » et le moins corrompu des officiers supérieurs.
Aristide (quelques heures avant la mutinerie, le pasteur Sylvio Claude, démo-concurrent de Titide, est mort du Père Lebrun) se retrouve avec un pneu autour du cou, déféquant jusqu’à l’intervention d’un officier qui empêche qu’on gratte l’allumette. Dufour-le-fayot, ambassadeur de France, prend sous son aile le président tabassé et l’amène, sous les balles, à l’aéroport, d’où il s’envole vers Caracas. Dans la capitale, les combats durent deux jours, et probablement plusieurs nuits. Il y a environ 100 morts, mais la répression pendant octobre et novembre aurait fait multiplier ce bilan par quinze. Les soldats mutins commettent toutes les exactions qu’une grande fureur alliée à l’impunité peut générer. Les civils barricadiers, battus, fuient Port-au-Prince par dizaines de milliers.

Il semble que contre le long mouvement d’insubordination généralisé en Haïti la récupération radicale d’Aristide, soutenue par la France, a échoué au point de perdre la base de l’armée. Et la décision prise par les officiers autour de Cédras, poussés en première ligne, d’en finir pour de bon, serait celle des Etats-Unis. C’est probablement le sens des massacres et des fusillades des premiers jours d’octobre, si dissimulés dans l’information derrière le malheur spectaculaire d’Aristide. Mais la condamnation de tous les Etats permet d’entamer l’étape répressive suivante : l’embargo alimentaire sur Haïti. Comme en Irak et comme en Somalie, la famine est utilisée pour détruire les révoltés, et d’ailleurs ne sert jamais à rien d’autre. Cette mesure extrême prouve à quel point le mouvement en Haïti est devenu redoutable à ses ennemis ; il prouve aussi, par la multiplication des embargos alimentaires, que le doute sur leurs effets n’existe plus pour ceux qui les décrètent.

Les retournements entre répression et récupération pour éradiquer la rare vitalité des gueux d’Haïti ont donc produit cette tragédie. Mais, compte tenu de son long et déjà douloureux prologue, et des circonstances de son déroulement, tout porte à croire que la racine est plus profonde que la bêche de l’ennemi. La suspension de ce mouvement est aussi l’incapacité de le comprendre contre l’incapacité de le communiquer. Vous le verrez rebondir.

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