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Luttes sociales sur l’île de Pâques

15 janvier 2020, 21:03, par Jean Hervé Daude

Les « Longues oreilles » de la tradition orale pascuane

Qui pouvaient bien être les « Longues oreilles » de la tradition orale pascuane et d’où pouvaient-ils bien venir ? Vers l’ouest, dans le reste de la Polynésie, la pratique d’agrandir les lobes des oreilles de la même manière qu’à l’Île de Pâques n’existe tout simplement pas. Tout au contraire, vers l’Est, sur la côte sud-américaine, cette pratique était identique et largement répandue.

On sait que sur le continent sud-américain, dans le Pérou préincaïque, l’allongement des oreilles se pratiquait déjà fréquemment. Cette tradition est par la suite devenue l’apanage de la classe dirigeante des Incas. Les membres de la famille de l’Inca se faisaient en effet percer les oreilles et en comblaient le trou, préalablement agrandi, à l’aide de larges rouleaux d’or.

Cette tradition pouvait être, avec la permission expresse de l’Inca, étendue à d’autres élites et personnes, lesquelles n’avaient cependant pas droit aux rouleaux d’or pour décorer les lobes de leurs oreilles, mais pouvaient utiliser d’autres genres de matériaux. Ainsi, de simples paysans, anoblis pour leurs actions émérites, pouvaient obtenir le droit de se faire agrandir les lobes d’oreilles. Parfois l’Inca accordait aussi ce droit à des chefs de tribus conquises, lesquels pouvaient conserver, sous son autorité, le pouvoir sur leur territoire, assurant ainsi la stabilité de la région.

La troupe d’élite de l’Inca suprême avait aussi le droit et l’immense privilège de se faire percer les oreilles. Surnommée les « Orejones », ce qui signifie justement « Longues oreilles », par les premiers Espagnols arrivés sur le continent, cette troupe d’élite constituait une véritable caste de guerriers dévoués à la prospérité de l’empire inca.

Les jeunes aspirants Orejones étaient des nobles ne faisant pas partie de la famille royale et provenant de différentes tribus de l’empire, mais surtout de la région andine où était d’ailleurs située Cuzco, la capitale.

Une fois recrutés, ils étaient instruits dans tous les exercices militaires. Après ce rude entraînement, ces jeunes aspirants devaient passer plusieurs épreuves avec succès afin d’être reçus Orejones. Après un jeûne de six jours, une course était organisée dont le gagnant recevait le titre de capitaine. Puis les participants étaient divisés en deux groupes qui s’affrontaient dans de violents combats parfois mortels. Venaient ensuite des combats d’homme à homme, des concours de maniement d’armes et des tests de résistance à la fatigue. Les participants étaient aussi frappés et lapidés pour vérifier leur courage et leur résistance aux coups de l’ennemi.

Les Orejones étaient aussi des personnes très instruites puisqu’en plus de recevoir un entraînement militaire, ils recevaient durant quatre ans un enseignement idéologique et culturel. La première année ils apprenaient le quechua, la langue officielle de l’empire inca, la deuxième année, la religion, la troisième et la quatrième année étaient consacrées à plusieurs autres éléments culturels dont, entre autres, l’apprentissage du quipu, un système mnémonique à base de cordelettes, l’histoire, la géographie, la géométrie, l’astronomie, etc.

Les aspirants étaient par la suite sévèrement évalués durant tout un mois. Seuls les participants ayant réussit avec succès les épreuves militaires et académiques étaient reçus Orejones et faisaient dès lors partie des troupes d’élite de l’Inca. Ce n’est qu’après toutes ces étapes de formation et d’évaluation qu’ils avaient le droit et le très grand privilège de se faire percer les oreilles.

En temps de guerre, les généraux étaient recrutés au sein des Orejones et en temps de paix, c’est à eux que l’on confiait des postes de hauts fonctionnaires et selon Carrey, ils occupaient même tous les emplois de hauts fonctionnaires :

« Chargés de tous les emplois, ces Orejones devaient exclusivement – de par la grandeur de leurs oreilles – commander, juger, administrer le reste de la nation. ».

Les Orejones occupèrent ces importantes fonctions et même plus. Ainsi, lors de la cérémonie du sacre de l’Inca Tupac, le plus ancien et important Orejones fut chargé de présenter le futur souverain au dieu Soleil. Constituant le corps d’élite de l’Inca suprême, les Orejones l’accompagnaient en temps de guerre ou d’opérations militaires. Si effectivement l’Inca Tupac a pris la mer pour explorer et conquérir une partie de l’océan Pacifique et a fait escale à l’Île de Pâques, c’est donc assurément, en compagnie de son corps d’élite qui assuraient sa protection personnelle.

Cela n’aurait d’ailleurs pas été la seule fois dans l’histoire de cette civilisation qu’un Inca aurait navigué en mer sur un radeau en compagnie des Orejones. D’après la tradition orale, l’Inca Huayna Capac, fils de l’Inca Tupac, aurait fait construire des radeaux et se serait embarqué à la tête de 20 000 hommes pour aller combattre sur l’île de La Puna dans le golfe de Gayaquil en Équateur. Les insulaires qui furent mis au courant de ses projets prirent eux aussi la mer et lui livrèrent une grande bataille navale.

D’après la tradition orale pascuane rapportée par Englert, Hotu Matua, le premier roi Pascuan, n’était plus en vie depuis longtemps lorsque la deuxième migration arriva. Nous croyons que cette seconde migration sur l’Île de Pâques, les « Longues oreilles », serait celle d’Orejones originaires de la région andine et commandés par l’Inca Tupac. Des Incas formés à la fine pointe des connaissances de l’empire inca. Ceux-ci auraient été accompagnés de différents corps de métiers spécialisés, nécessaires à une expédition de cette envergure, tel des marins et des artisans de différentes disciplines, qui ont dû aussi prendre place à bord des radeaux. Ces derniers n’étant pas des nobles, ils n’avaient cependant pas le droit d’avoir les lobes d’oreilles étirés.

L’arrivée de ces Orejones pourrait d’ailleurs apporter une explication valable à un autre élément de la tradition orale rapporté par Englert, selon lequel les nouveaux arrivants lors de la deuxième migration auraient aussi été surnommés les « Tanata Hanau Eepe », ce qui signifie les hommes de race large, de forte carrure. Les Incas originaires des plateaux andins, des montagnards par excellence, étaient d’apparence trapue et possédaient un torse et un bassin très développés et des jambes relativement courtes. Leur torse, très ample, renfermait le puissant appareil respiratoire indispensable aux efforts physiques en altitude.

Le montagnard a, en effet, la réputation d’être solidement trempé :

« (…) sa taille est souvent petite, mais sa poitrine est large et bien développée. L’ampleur de sa respiration dépasse la moyenne de celle des autres hommes ; elle est en rapport avec ses besoins de difficile locomotion et la pénurie de son atmosphère : car il est obligé de respirer copieusement cet air vivifiant, mais raréfié, des altitudes, car il doit gravir des espaces escarpés (…) ».

Comme Cuzco, la capitale de l’empire inca, était juchée à près de 3 500 mètres d’altitude, et que bon nombre de forteresses incas, étaient situées bien plus haut encore, les Orejones natifs de cette région des Andes étaient pourvus, tout naturellement, de ces capacités pulmonaires et de ces traits caractéristiques du montagnard.

Cette deuxième migration aurait été très importante dans l’histoire de l’Île : les arrivants auraient notamment donné une forte impulsion à la construction des monuments mégalithiques, dont les plates-formes monumentales ou ahu, les statues de pierre ou moai et d’autres constructions monumentales moins impressionnantes.

Des Orejones seraient demeurés sur place à l’Île de Pâques, selon la tradition orale pascuane rapportée par Englert, lors de l’arrivée des « Longues oreilles » :

« There were no hanau eepe women. There were only men, and there were many, many of them. ».

« Il n’y avait pas de femmes Longues oreilles. Il y avait seulement des hommes, et il y en avait beaucoup, beaucoup d’entre eux. ».

Arrivés sans femmes, ces nouveaux arrivants auraient pris pour conjointe des Polynésiennes de l’Île, et auraient été à l’origine du peuple aux longues oreilles. Nous ne savons pas combien ils étaient exactement, mais il semble qu’ils auraient été vraiment très nombreux. Cela serait logique, puisque les « Longues oreilles » ont finalement réussi à s’accaparer la moitié de la surface de l’Île.

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