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Art et révolution

25 juin 2010, 14:03, par R.P

Léon Trotsky

CHAPITRE VIII

ART RÉVOLUTIONNAIRE ET ART SOCIALISTE

Quand on parle d’art révolutionnaire, on pense à deux sortes de phénomènes artistiques : les œuvres dont les thèmes reflètent la révolution, et celles qui sans être reliées à la révolution par le thème, en sont profondément imbues, colorées par la nouvelle conscience qui surgit de la révolution. Ce sont des phénomènes qui, de toute évidence, relèvent ou pourraient relever de conceptions entièrement différentes. Alexis Tolstoï, dans son roman le Chemin des Tourments, décrit la période de la guerre et de la révolution. Il appartient à la vieille école de Yasnaya-Polyana [31] avec moins d’envergure, un point de vue plus étroit. A propos des événements les plus grands, elle sert seulement à rappeler, cruellement, que Yasnaya-Polyana a été et n’est plus. En revanche, quand le jeune poète Tikhonov parle d’une petite épicerie – il semble être intimidé d’écrire sur la révolution –, il perçoit et décrit l’inertie, l’immobilité, avec une fraîcheur et une véhémence passionnée que seul un poète de la nouvelle époque peut exprimer.

Ainsi, l’art révolutionnaire et des œuvres sur la révolution, s’ils ne sont pas une seule et même chose, ont des points de contact. Les artistes créés par la révolution ne peuvent pas ne pas vouloir écrire sur la révolution. D’autre part, l’art qui aura vraiment quelque chose à dire sur la révolution, devra rejeter sans pitié le point de vue du vieux Tolstoï, son esprit de grand seigneur et son amitié pour le moujik.

Il n’existe pas encore d’art révolutionnaire. Il existe des éléments de cet art, des signes, des tentatives vers lui. Avant tout, il y a l’homme révolutionnaire, en train de former la nouvelle génération à son image et qui a de plus en plus besoin de cet art. Combien de temps faudra-t-il pour que cet art se manifeste de façon décisive ? Il est difficile même de le deviner, il s’agit d’un processus impondérable, et nous en sommes réduits à limiter nos supputations, même quand il s’agit de déterminer les échéances de processus sociaux matériels. Pourquoi la première grande vague de cet art ne viendrait-elle pas bientôt, l’art de la jeune génération née dans la révolution et que la révolution a portée avec elle ?

L’art de la révolution, qui reflète ouvertement toutes les contradictions d’une période de transition, ne doit pas être confondu avec l’art socialiste, dont la base manque encore. Il ne faut cependant pas oublier que l’art socialiste sortira de ce qui se fait durant cette période de transition.

En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les schémas. Ce n’est pas pour rien qu’Engels caractérisa la révolution socialiste comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n’est pas encore le " règne de la liberté ". Au contraire, elle développe au plus haut degré les traits de la " nécessité ". Le socialisme abolira les antagonismes de classe en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classe à son summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolutionnaire ne peut pas ne pas être imbue d’un esprit de haine sociale, qui, à l’époque de la dictature prolétarienne, est un facteur créateur aux mains de l’Histoire. Dans le socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout l’art, seront accordés sur d’autres tons. Toutes les émotions que nous, révolutionnaires d’aujourd’hui, hésitons à appeler par leurs noms, tant elles ont été vulgarisées et avilies, l’amitié désintéressée, l’amour du prochain, la sympathie, résonneront en accords puissants dans la poésie socialiste.

Un excès de ces sentiments désintéressés ne risque-t-il pas de faire dégénérer l’homme en un animal sentimental, passif, grégaire, comme les nietzschéens le craignent ? Pas du tout.

La puissante force de l’émulation qui, dans la société bourgeoise, revêt les caractères de la concurrence de marché, ne disparaîtra pas dans la société socialiste. Pour utiliser le langage de la psychanalyse, elle sera sublimée, c’est-à-dire plus élevée et plus féconde. Elle se placera sur le plan de la lutte pour des opinions, des projets, des goûts. Dans la mesure où les luttes politiques seront éliminées – dans une société où il n’y aura pas de classes il ne saurait y avoir de telles luttes – les passions libérées seront canalisées vers la technique et la construction, également vers l’art qui, naturellement, deviendra plus ouvert, plus mûr, plus trempé, forme la plus élevée de l’édification de la vie dans tous les domaines, et pas seulement dans celui du " beau", ou en tant qu’accessoire.

Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habitations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et tous. Les hommes se diviseront en " partis " sur la question d’un nouveau canal géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi), sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimique, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte aura un caractère purement idéologique. Elle n’aura rien à voir avec la course aux profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l’âme de la " concurrence " dans la société divisée en classes. La lutte n’en sera pas pour cela moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la société socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontanément et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de castes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le champ le plus vaste et les occasions de s’exercer les plus illimitées. L’art ne souffrira pas d’un manque de ces décharges d’énergie nerveuse sociale, de ces impulsions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs " partis ", c’est-à-dire d’associations de tempéraments, de goûts, d’orientations spirituelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle s’élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa propriété fondamentale inestimable, celle de ne jamais se satisfaire du résultat obtenu. En vérité, nous n’avons aucune raison de craindre que, dans la société socialiste, la personnalité s’endorme ou connaisse la prostration.

Léon Trotsky

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