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Karl Marx et la question nationale irlandaise

9 mars 2018, 08:46

« Le 1er janvier 1870, j’ai préparé pour le Conseil général une circulaire confidentielle en français (car ce sont les publications françaises, et non allemandes, qui ont le plus d’effet sur les Anglais) à propos du rapport entre la lutte nationale irlandaise et l’émancipation de la classe ouvrière, c’est-à-dire de la position que l’Internationale devrait adopter sur la question irlandaise.

Je vous en donne ici très brièvement les points essentiels :

L’Irlande est la citadelle de l’aristocratie foncière anglaise. L’exploitation de ce pays ne constitue pas seulement l’une des sources principales de sa richesse matérielle, en même temps que sa plus grande force morale. De fait, elle représente la domination de l’Angleterre sur l’Irlande. L’Irlande est donc le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même.

D’autre part, si demain l’armée et la police anglaises se retiraient d’Irlande, nous aurions immédiatement une révolution agraire en Irlande. Le renversement de l’aristocratie anglaise en Irlande aurait pour conséquence nécessaire son renversement en Angleterre, de sorte que nous aurions les conditions préalables à une révolution prolétarienne en Angleterre. La destruction de l’aristocratie foncière est une opération infiniment plus facile à réaliser en Irlande qu’en Angleterre, parce que la question agraire a été jusqu’ici, en Irlande, la seule forme qu’ait revêtu la question sociale, parce qu’il s’agit d’une question d’existence même, de vie ou de mort, pour l’immense majorité du peuple irlandais, et aussi parce qu’elle est inséparable de la question nationale. Tout cela abstraction faite du caractère plus passionné et plus révolutionnaire des Irlandais que des Anglais.

En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord un intérêt en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible. Elle a le même intérêt à réduire la population irlandaise soit en l’expropriant, soit en l’obligeant à s’expatrier à un nombre si petit que le capital fermier anglais puisse fonctionner en toute sécurité dans ce pays. Elle a le même intérêt à vider la terre irlandaise de ses habitants qu’elle en avait à vider les districts agricoles d’Écosse et d’Angleterre. Il ne faut pas négliger non plus les 6 à 10 000 livres sterling qui s’écoulent chaque année vers Londres comme rentes des propriétaires qui n’habitent pas leurs terres, ou comme autres revenus irlandais.

Mais la bourgeoisie anglaise a encore d’autres intérêts, bien plus considérables, au maintien de l’économie irlandaise dans son état actuel.

En raison de la concentration toujours plus grande des exploitations agricoles, l’Irlande fournit sans cesse un excédent de main-d’œuvre au marché du travail anglais et exerce, de la sorte, une pression sur les salaires dans le sens d’une dégradation des conditions matérielles et intellectuelles de la classe ouvrière anglaise.

Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des nègres dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande.

Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente.

Mais le mal ne s’arrête pas là. Il passe l’Océan. L’antagonisme entre Anglais et Irlandais est la base cachée du conflit entre les États-Unis et l’Angleterre. Il exclut toute coopération franche et sérieuse entre les classes ouvrières de ces deux pays. Il permet aux gouvernements des deux pays de désamorcer les conflits sociaux en agitant la menace de l’autre et, si besoin est, en déclarant la guerre.

Étant la métropole du capital et dominant jusqu’ici le marché mondial, l’Angleterre est pour l’heure le pays le plus important pour la révolution ouvrière ; qui plus est, c’est le seul où les conditions matérielles de cette révolution soient développées jusqu’à un certain degré de maturité. En conséquence, la principale raison d’être de l’Association internationale des travailleurs est de hâter le déclenchement de la révolution sociale en Angleterre. La seule façon d’accélérer ce processus, c’est de rendre l’Irlande indépendante.

La tâche de l’Internationale est donc en toute occasion de mettre au premier plan le conflit entre l’Angleterre et l’Irlande, et de prendre partout ouvertement parti pour l’Irlande. Le Conseil central à Londres doit s’attacher tout particulièrement à éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de leur propre émancipation sociale.

Tels sont en gros les points essentiels de la circulaire qui expliquait les raisons d’être des résolutions du Conseil central sur l’amnistie irlandaise. Peu de temps après, j’envoyai à L’Internationale, organe de notre comité central de Bruxelles, un article anonyme très violent contre Gladstone sur le traitement que subissent les Fenians de la part des Anglais. J’y accusai, entre autres, les républicains français (La Marseillaise avait publié des sottises sur l’Irlande, écrites par le misérable Talandier) d’économiser, par une sorte d’égoïsme national, toute leur colère pour l’Empire.

Cela produisit son effet : ma fille Jenny écrivit toute une série d’articles pour La Marseillaise sous la signature de J. Williams (nom sous lequel elle s’était dans sa lettre présentée au comité de rédaction) et publia, entre autres choses, la lettre de O’Donavan Rossa [5]. Tout cela fit grand bruit.

Après avoir refusé cyniquement pendant plusieurs années d’intervenir, Gladstone a finalement été contraint d’accepter une enquête parlementaire sur le traitement réservé aux prisonniers fenians. Jenny est maintenant le correspondant régulier de La Marseillaise pour les affaires irlandaises (cela soit dit entre nous sous le sceau du secret). Le gouvernement et la presse britanniques enragent de voir que la question irlandaise soit ainsi passée au premier plan de l’actualité en France, de sorte que ces canailles sont maintenant exposées aux regards et à la critique de tout le continent par le truchement de Paris.
Nous avons fait d’une pierre deux coups : nous avons ainsi obligé les dirigeants, journalistes, etc., irlandais de Dublin à entrer en contact avec nous, ce que le Conseil général n’avait jamais pu obtenir jusqu’ici.

Vous avez, en Amérique, un champ très vaste pour œuvrer dans le même sens. Coalition des ouvriers allemands et irlandais (et, naturellement, des ouvriers anglais et américains qui seraient d’accord), telle est la tâche la plus importante que vous puissiez entreprendre aujourd’hui. C’est ce qu’il faut faire au nom de l’Internationale. Il faut exposer clairement la signification sociale de la question irlandaise.

À la prochaine occasion, je vous ferai parvenir des précisions sur la situation des ouvriers anglais. Salut et fraternité.

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