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Matérialisme dialectique, science de la révolution

21 septembre 2009, 20:38, par Robert Paris

Encore sur la nécessité d’un raisonnement dialectique sur la nature de l’Etat russe de la bourreaucratie stalinienne, des extraits de "Défense du marxisme" de Léon Trotsky :

Le caractère de classe de l’Etat est défini par son rapport avec les formes de propriété des moyens de production. Ce qui définit une organisation ouvrière comme syndicat c’est son rapport avec la répartition du revenu national. Le fait que Green et Cie défendent la propriété privée des moyens de production les définit comme des bourgeois. Si en plus de cela ces messieurs défendaient les bénéfices de la bourgeoisie contre tous les attentats de la part des travailleurs, c’est-à-dire s’ils luttaient contre les grèves. contre les augmentations de salaires, contre l’aide aux chômeurs, nous aurions alors faire à une organisation de jaunes et non pas à un syndicat. D’ailleurs pour ne pas rompre avec leur base, Green et Cie sont contraints, dans certaines limites, de diriger le combat des travailleurs pour l’augmentation des salaires ou au moins contre la diminution de la part qui leur est réservée dans le revenu national. Ce signe objectif suffit pour nous permettre de tracer dans toutes les occasions importantes une ligne de démarcation entre les syndicats les plus réactionnaires et les organisations. jaunes. Nous sommes contraints par là-même non seulement de nous battre au sein de l’A.F.L. mais encore de défendre l’A.F.L. contre les jaunes, le Klu-Klux-Klan, etc.

La fonction de Staline comme celle de Green a un caractère double. Staline sert la bureaucratie et par là-même la bourgeoisie mondiale, mais il ne peut servir la bureaucratie sans préserver le fondement social que la bureaucratie exploite dans ses propres intérêts. Dans cette mesure Staline défend la propriété nationalisée contre l’impérialisme et contre les couches trop impatientes et trop avides de la bureaucratie. Il réalise cependant cette défense par des méthodes qui préparent l’effondrement général de la société soviétique. C’est pourquoi il faut renverser la clique stalinienne. Mais c’est le prolétariat révolutionnaire qui doit la renverser. Il ne peut confier cette tâche aux impérialistes. Le prolétariat défend l’U.R.S.S. contre l’impérialisme, malgré Staline.

Le développement historique nous a habitué à voir devant nous les syndicats les plus divers : des syndicats combatifs réformistes, révolutionnaires, réactionnaires et catholiques Il en va autrement avec l’Etat ouvrier. C’est la première fois que nous assistons à une pareille expérience. D’où la tendance à envisager l’U.R.S.S. exclusivement sous l’angle des normes du programme révolutionnaire En même temps l’Etat ouvrier est un fait objectif, historique qui est soumis à l’action de différentes forces historiques entrées en totale contradiction avec les normes "traditionnelles".

Les camarades Burnham et Carter ont tout à fait raison de dire que Staline et Cie servent la bourgeoisie internationale par leur politique. Mais il faut replacer cette idée juste dans des conditions déterminées de temps et de lieu. Hitler sert lui aussi la bourgeoisie. Il y a cependant une différence entre les fonctions de Staline et celles de Hitler : ce dernier défend les formes bourgeoises de la propriété. Staline adapte les intérêts de la bureaucratie aux formes prolétariennes de la propriété. Le même Staline en Espagne -c’est-à-dire sur le terrain du régime bourgeois- remplit la fonction d’Hitler (dans le domaine des méthodes politiques ils se différencient en général peu l’un de l’autre). La comparaison des rôles sociaux différents du seul et même Staline en U.R.S.S. et en Espagne montre assez bien à la fois que la bureaucratie ne constitué pas une classe indépendante mais un instrument des classes : et qu’il est impossible de définir la nature sociale de la bureaucratie par sa vertu ou par sa bassesse.

Bureaucratie bourgeoise d’un Etat ouvrier ?

L’affirmation que la bureaucratie d’un Etat ouvrier a un caractère bourgeois doit apparaître non seulement incompréhensible, mais tout simplement absurde aux gens à l’esprit formaliste.

Cependant il n’a jamais existé et il n’existe pas d’Etat chimiquement pur. La monarchie prussienne semi-féodale a rempli les tâches politiques les plus importantes de la bourgeoisie, mais elle les a remplies à sa manière, c’est-à-dire dans un style féodal et non pas jacobin. Nous observons aujourd’hui au Japon Lin rapport analogue entre le caractère bourgeois de l’Etat et le caractère semi-féodal de la caste dirigeante. Tout cela n’empêche pas que nous n’établissions de distinction assez nette entre la société féodale et la société bourgeoise. On peut objecter, il est vrai, que la collaboration des forces féodales et bourgeoises est infiniment plus facile à réaliser que la collaboration des forces bourgeoises et prolétariennes. Car dans le premier cas nous avons affaire à deux formes de l’exploitation de classe. Mais l’Etat ouvrier ne créé pas une société nouvelle en une seule journée.

Marx écrivait que dans la première période de son existence les formes bourgeoises de répartition subsistent au sein de l’Etat ouvrier [5]. Il faut bien méditer cette idée et jusqu’au fond. L’Etat ouvrier lui-même en tant qu’Etat est nécessaire précisément parce que les normes bourgeoises de répartition restent en vigueur. La bureaucratie représente J organe de cette répartition. Cela signifie que même la bureaucratie la plus révolutionnaire représenté jusqu’à un certain point un organisme bourgeois dans l’Etat ouvrier.

Bien entendu ce qui a un sens décisif c’est le degré de ce caractère bourgeois et la tendance générale du développement. Si l’Etat ouvrier se débureaucratise et se réduit progressivement à rien, le développement va donc dans le sens du socialisme. Au contraire, Si la bureaucratie devient de plus en plus puissante, autoritaire, privilégiée et conservatrice, c’est donc que les tendances bourgeoises dans l’Etat ouvrier se développent au détriment des tendances socialistes ; en d’autres termes alors la contradiction interne qui existe jusqu’à un certain degré dans l’Etat ouvrier dès les premiers jours de sa constitution ne diminué pas comme l’exige la "norme" mais croît. Jusqu’alors cependant aussi longtemps que cette contradiction n’a pas dépassé le domaine de la répartition pour entrer dans celui de la production et n’a pas fait exploser la propriété nationalisée et l’économie planifiée, l’Etat reste ouvrier.

Lénine disait il y a quinze ans : "Nous avons un Etat ouvrier mais avec des déformations bureaucratiques". Les déformations bureaucratiques constituaient alors l’héritage direct du régime bourgeois et, en ce sens, apparaissaient comme un simple résidu. Sous l’influence des conditions historiques défavorables, le "résidu" bureaucratique s’est cependant vu alimenter par de nouvelles sources et s’est transformé en un facteur historique énorme. C’est précisément pourquoi nous parlons aujourd’hui de la dégénérescence de l’Etat ouvrier. Cette dégénérescence, comme le montre l’actuelle bacchanale de terreur bonapartiste. s’approche du point critique. Ce qui n’était qu’une déformation bureaucratique se prépare aujourd’hui à dévorer l’Etat ouvrier sans en laisser une miette et à dégager sur les ruines de la propriété nationalisée une nouvelle classe dirigeante. Une telle possibilité s’est considérablement rapprochée, mais ce n’est encore qu’une possibilité et nous ne sommes pas prêts à nous incliner d’avance devant elle.

Pour la dialectique !

L’U.R.S.S. en tant qu’Etat ouvrier ne répond pas à la norme "traditionnelle". Cela ne signifie pas encore qu’elle n’est pas un Etat ouvrier. Mais cela ne signifie pas non plus que la norme s’est avérée fausse. La "norme" est définie en fonction de la victoire du prolétariat international. Or l’U.R.S.S. n’est qu’une expression partielle et défigurée de l’Etat ouvrier, arriéré et isolé.

Un mode de pensée "purement" normatif, idéaliste et ultimatiste veut construire le monde à son image et se détourner tout simplement des phénomènes qui lui déplaisent. Seuls les sectaires, c’est-à-dire les gens qui ne sont révolutionnaires que dans leur propre imagination, se laissent guider par de pures normes idéales. Ils disent : ces syndicats ne nous plaisent pas, nous ne les défendons pas. Ils promettent à chaque fois de recommencer l’histoire à zéro. Ils édifieront, voyez-vous, un Etat ouvrier, quand le bon dieu leur mettra entre les mains un parti idéal et des syndicats idéaux. En attendant cet heureux moment ils font le plus possible la moue devant la réalité. Faire vigoureusement la moue telle est l’expression la plus haute du "révolutionnarisme" sectaire.

Un mode de pensée purement historique, réformiste, menchévique, passif, conservateur s’acharne, suivant l’expression de Marx, à justifier l’ordure actuelle par l’ordure d’hier. Les représentants de ce type de pensée entrent dans les organisations de masse pour s’y dissoudre. Les méprisables "amis"de l’U.R.S.S. s’adaptent aux bassesses de la bureaucratie en renvoyant aux conditions historiques.

En opposition à ces deux types de pensée, le mode de pensée dialectique, marxiste, bolchévique appréhende les phénomènes dans leur développement objectif et en même temps trouve dans les contradictions internes de ce développement le soutien qui permette de réaliser ses "normes". il est bien évidemment impossible de l’oublier, ce faisant : on ne peut espérer voir se réaliser les normes programmatiques que si elles représentent l’expression généralisée des tendances progressistes du processus objectif lui-même.

On peut donner du syndicat à peu près la définition programmatique suivante : organisation des travailleurs d’une corporation ou d’une industrie qui se donne pour objectif : 1) de lutter contre le capital pour améliorer la situation des travailleurs ; 2) de participer à la lutte révolutionnaire pour renverser la bourgeoisie ; 3) de participer à l’organisation de l’économie sur des fondements socialistes. Si nous comparons cette réalité "normative" et la réalité effective nous paraissons contraints d’affirmer : il n’existe pas au monde un seul syndicat. Mais semblable façon d’opposer les normes et le fait, c’est-à-dire l’expression généralisée du développement et une manifestation particulière de ce même développement semblable opposition formelle, ultimatiste et non-dialectique entre le programme et la réalité est totalement privée de vie et n’ouvre aucune voie à l’intervention du parti révolutionnaire. En même temps les actuels syndicats opportunistes peuvent sous l’impact de la décadence du capitalisme et doivent, si nous menons une politique correcte dans les syndicats, se rapprocher de nos normes programmatiques et jouer un rôle historique progressiste. Cela suppose bien entendu un changement complet de direction. Il est nécessaire que les travailleurs des USA, de France, d’Angleterre réussissent à chasser Green, Citrine [6], Jouhaux [7] et Cie. Si le prolétariat réussit à chasser à temps la bureaucratie soviétique il trouvera au lendemain de sa victoire les moyens de production nationalisés et les éléments essentiels de l’économie planifiée. Cela signifie qu’il n’aura pas à tout recommencer à zéro. Avantage énorme ! Seuls des dandys radicaux habitués à sautiller avec insouciance de branche en branche peuvent mépriser à la légère une pareille possibilité. La révolution socialiste est une tâche trop grandiose pour que l’on puisse d’un coeur léger balayer d’un revers de main ses inestimables conquêtes matérielles et recommencer tout à zéro.

C’est une excellente chose que les camarades Burnham et Carter, à la différence de notre camarade français Craipeau et de toute une série d’autres, n’oublient pas le facteur que constituent les forces productives et ne se refusent pas à défendre l’Union soviétique. Mais c’est une position tout à fait insuffisante. Et si la direction criminelle de la bureaucratie arrête le développement de l’économie ? Est-ce que dans ce cas les camarades Burnham et Carter laisseront l’impérialisme détruire les bases sociales de l’U.R.S.S.? Nous sommes sûrs que non. Cependant leur définition non-marxiste de l’U.R.S.S. caractérisée comme un Etat non-ouvrier et non-bourgeois, ouvre la porte à toutes sortes de déductions.

Classe dirigeante et en même temps opprimée

"Comment notre conscience politique pourrait-elle ne pas s’indigner, disent les ultra-gauches, lorsque l’on veut nous forcer à croire qu’en U.R.S.S., sous le régime de Staline, le prolétariat est la classe "dirigeante" ? Sous une forme aussi abstraite, pareille affirmation est effectivement susceptible de susciter l’indignation. Mais le problème est que les catégories abstraites, nécessaires dans le processus de l’analyse, ne conviennent pas du tout pour la synthèse qui exige le caractère concret le plus grand possible. Le prolétariat soviétique constitue la classe dirigeante dans un pays arriéré où les biens matériels de première nécessité sont produits en nombre insuffisant. Le prolétariat de l’U.R.S.S. domine dans un pays qui ne représente que le douzième de l’humanité ; l’impérialisme domine les onze autres douzièmes. La domination du prolétariat, déjà déformée par l’arriération et la pauvreté du pays, est encore deux ou trois fois plus déformée par la pression de l’impérialisme mondial. L’organe de la domination du prolétariat -l’Etat- devient ainsi l’organe de la pression de l’impérialisme (la diplomatie, l’armée, le commerce extérieur, les idées et les moeurs). A l’échelle de l’histoire la lutte pour la domination ne se déroule pas entre le prolétariat et la bureaucratie mais entre le prolétariat et la bourgeoisie mondiale. Dans cette lutte la bureaucratie n’est qu’un mécanisme de transmission. La lutte n’est pas terminée. Malgré tous les efforts que la clique moscovite déploie pour démontrer qu’elle représente une force conservatrice sûre (cf. la politique de Staline en Espagne) l’impérialisme mondial ne fait pas confiance à Staline ; il ne lui épargne pas les camouflets humiliants et il est prêt à le renverser à la première circonstance favorable. Hitler -là est sa force- ne fait qu’exprimer de façon plus conséquente et plus franche le rapport qui lie la bourgeoisie mondiale à la bureaucratie soviétique. La bourgeoisie, qu’elle soit fasciste ou démocratique, ne peut se satisfaire des exploits contre-révolutionnaires isolés de Staline ; elle a besoin de la contre-révolution complète dans les rapports de propriété et de l’ouverture du marché russe. Tant qu’elle n’obtient pas cela, elle considère l’Etat soviétique comme un adversaire. Et elle a raison.

Dans les pays coloniaux et semi-coloniaux le régime intérieur a un caractère principalement bourgeois. Mais la pression de l’impérialisme étranger change et altère tellement la structure économique et politique de ces pays que la bourgeoisie nationale (même dans les pays politiquement indépendants de l’Amérique du Sud) n’arrive que partiellement à la situation de classe dirigeante. La pression de l’impérialisme sur les pays arriérés ne change pas, en vérité, leur caractère social fondamental, car le sujet et l’objet de la pression ne représentent que des niveaux différents du développement d’une seule et même société bourgeoise. Néanmoins la différence entre l’Angleterre et l’Inde, le Japon et la Chine, les U.S.A. et le Mexique est Si grande que nous établissons une distinction rigoureuse entre les pays bourgeois oppresseurs et opprimés et que nous considérons comme de notre devoir de soutenir les seconds contre les premiers. La bourgeoisie des pays coloniaux et semi-coloniaux représente une classe à demi-dirigeante à demi-opprimée.

La pression de l’impérialisme sur l’Union soviétique vise à modifier la nature même de la société soviétique. Cette lutte -aujourd’hui pacifique, demain militaire- découle des formes de propriété. En tant que mécanisme de transmission de cette lutte, la bureaucratie s’appuie tantôt sur le prolétariat contre l’impérialisme, tantôt sur l’impérialisme contre le prolétariat pour accroître sa propre puissance. En même temps elle exploite impitoyablement son rôle de distributeur des chiches biens matériels pour garantir sa prospérité et sa puissance. Par là-même la domination du prolétariat prend un caractère rogné, faussé, déformé. On est pleinement fondé à dire que le prolétariat dominant dans un seul pays arriéré et isolé y reste cependant une classe exploitée. L’impérialisme mondial représente la source de l’oppression, la bureaucratie fonctionnant comme mécanisme de transmission de cette oppression. S’il y a une contradiction dans les mots "classe dirigeante et opprimée" cette contradiction ne découle pas d’erreurs de pensée, mais d’une contradiction dans la situation même de l’U.R.S.S. C’est précisément pourquoi nous repoussons la théorie du socialisme dans un seul pays.

Reconnaître en l’U.R.S.S. un Etat ouvrier - non pas le type de cet Etat mais une déformation du type - ne signifie absolument pas que l’on accord ? à la bureaucratie soviétique une amnistie théorique et politique ; au contraire son caractère réactionnaire apparaît pleinement à la lumière de la contradiction entre sa politique antiprolétarienne et les exigences de l’Etat ouvrier. Seule une telle façon de poser le problème donne sa pleine force motrice à notre activité visant à démasquer les crimes de la clique stalinienne. Défendre l’U.R.S.S. c’est non seulement lutter sans réserve contre l’impérialisme mais préparer le renversement de la bureaucratie bonapartiste.

L’expérience de l’U.R.S.S. souligne l’ampleur des possibilités que l’Etat ouvrier recèle en lui, et la vigueur de sa capacité de résistance. Mais cette expérience démontre aussi la puissance de la pression exercée par le capital et par son agence bureaucratique, la difficulté qu’éprouve le prolétariat à parvenir à son émancipation totale et l’importance que revêt la tâche d’éduquer et de tremper la nouvelle Internationale dans l’esprit d’une lutte révolutionnaire implacable.

Coyoacan, le 25 novembre 1937.

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