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Romain Rolland et Léon Trotsky

19 novembre 2014, 15:32

« Pendant la guerre, Rolland, en se plaçant " au-dessus de la mêlée ", suscita un légitime respect pour son courage personnel. C’était l’époque où l’héroïsme grégaire couvrait de cadavres les montagnes et les plaines de l’Europe, tandis que le courage personnel, même à la dose la plus modeste, se rencontrait bien rarement, surtout parmi les " aristocrates de la pensée ".

Rolland refusait de hurler avec les loups de sa patrie ; il s’éleva " au-dessus de la mêlée ", ou plus exactement il s’en détourna il se retrancha en terrain neutre. Il continua, dans le grondement de la guerre, très assourdi, il est vrai, dans la Suisse neutre, à apprécier la science allemande et l’art allemand et à prêcher la collaboration des deux peuples.

Ce programme n’était certes pas d’une effrayante audace, mais pour le proclamer alors, en plein déchaînement de chauvinisme universel, il n’en fallait pas moins une certaine indépendance personnelle. Et cela séduisait.

Cependant, dès ce moment, s’apercevaient bien l’étroitesse de la philosophie de Rolland, et, si j’ose ainsi m’exprimer, l’égoïsme de son humanisme. Rolland, lui, s’était retranché en Suisse neutre, mais tous les autres ? Un peuple ne peut pas se placer au-dessus de la mêlée, puisqu’il est la chair à canon de cette mêlée. Le prolétariat français ne pouvait pas s’en aller en Suisse. Le drapeau de Rolland était destiné exclusivement à son usage personnel : c’était le drapeau d’un grand artiste, nourri des littératures française et allemande, ayant dépassé l’âge du service militaire, et muni des ressources nécessaires pour se transporter d’un pays dans un autre.[1]

L’étroitesse de l’humanisme rollandiste se manifesta pleinement plus tard, lorsque le problème de la guerre, de la paix, et de la collaboration intellectuelle devint le problème de la révolution. Ici encore, Rolland résolut de rester au-dessus de la mêlée. Il ne reconnaît ni dictature, ni violence, ni de droite, ni de gauche. Certes, les événements historiques ne dépendent pas d’une telle reconnaissance ; mais le poète n’en a pas moins le droit de porter sur eux un jugement moral ou esthétique, et au poète, à l’égocentriste humanitaire, cela suffit.

Mais les masses populaires ? Si elles supportent servilement la dictature du capital, Rolland condamnera poétiquement et esthétiquement la bourgeoisie ; si au contraire les travailleurs tentent de, renverser la violence des exploiteurs par le seul moyen à leur disposition, la violence révolutionnaire, ils se heurteront à la condamnation éthique et esthétique de Rolland.

Ainsi l’histoire humaine n’est en somme qu’une matière à interprétation artistique ou à jugement moral.

La prétention individualiste de Rolland appartient au passé. »

Léon Trotsky, Le drame du prolétariat français, 1922

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