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Il y a cent ans, la première guerre mondiale (1914-1918) démarrait. Oui, mais pour quelle raison ?

19 juillet 2014, 10:53, par Robert Paris

Extrait de « Les hommes de bonne volonté » de Jules Romains dans son ouvrage « La montée des périls » :

« Durant un siècle, l’énergie de cette banlieue n’a cessé de croître ; sa valeur vitale ; l’importance qu’elle a pour Paris ; la dépendance où elle le tient. Elle travaille pour lui d’abord, et durement. Elle est le faisceau même des servitudes qu’il suppose et impose ; le lieu des fonctions pénibles, encombrantes, puantes, bruyantes ou basses ; ce que l’on cache ; ce que l’on veut oublier ; ce dont on sait bien qu’on est de moins en moins à même de s’en passer ; l’esclave innombrable qu’on commande sans doute par des ordres qu’on lui donne, mais qui vous commande, lui, par le fait qu’il existe et qu’on ne peut plus vivre sans lui.

Peu à peu, sans que personne l’eût prémédité, ni même deviné d’avance, la banlieue Nord a vu la vie quotidienne de Paris venir se ramasser sous sa main, et à sa merci ; a vu se rassembler les forces, les substances, les moyens, sans lesquels Paris ne peut absolument pas durer comme ville, ni agir comme capitale.

Or, en même temps que cette concentration des structures matérielles, il se faisait, à l’intérieur de la masse humaine qui s’agglomérait là pour les servir, une distribution toute nouvelle de la volonté collective et des pouvoirs, un agencement sans précédent des rapports moraux, une organisation à demi souterraine de l’autorité et de l’obéissance. Une discipline ouvrière, émanée de la masse elle-même, sans prétendre supprimer pour le moment la discipline professionnelle émanée du patron, se tenait ainsi derrière, silencieuse et prête ; et si, dans le train-train de chaque jour, elle ne lui disputait pas l’usage ordinaire et purement technique des forces de tous ordres ainsi accumulées, elle se réservait d’en faire un usage solennel, fût-il simplement négatif, dans certains cas critiques, où le tout de l’ordre social serait engagé, le jour, par exemple, où les chefs du prolétariat croiraient devoir créer ou utiliser une situation révolutionnaire.

(…)

Octobre 1910 venait d’être une époque d’une grande signification. Préparée dès l’été par un pullulement de grèves locales, annoncée de plus loin par une série de mouvements, d’inspiration syndicaliste, et de tendance révolutionnaire, dont les plus imposants avaient été la grève des postiers de mars 1909, et la grève des inscrits maritimes d’avril et mai 1910, la grève générale, tant de fois décrite par les voyants, ou située par les théoriciens dans le monde excitant des mythes, venait de faire son entrée dans le monde réel.

Entrée semblable à un ouragan. Du fond du ciel chargé, le souffle accourut soudain, augmentant de violence à chaque heure, faisant trembler tout l’édifice social, donnant à ceux qui y étaient logés un frisson qu’ils ne connaissaient pas.

Le 10, les cheminots de la Compagnie du Nord déclenchaient la grève. Le 11 et le 12, elle s’étendait à tous les réseaux. Le 15, elle était généralisée, au point d’intéresser la plupart des services dont dépendait la vie de la capitale.

Pour la première fois, en somme, les deux Pouvoirs, campés l’un vis-à-vis de l’autre, en arrivaient à un véritable corps à corps. (…) Ce n’était pas encore la révolution. C’en était la répétition d’ensemble et éventuellement le prélude. Si les circonstances y aidaient, si les événements, une fois mis en branle, glissaient d’eux-mêmes vers la révolution, on pouvait penser que les meneurs ne feraient pas de grands efforts pour les arrêter sur la pente. (…)

Paris gouvernementale éprouva soudain, comme une réalité accablante qui périmait les vues de l’esprit, la présence de la banlieue Nord. Il s’aperçut que les ordres venus de lui n’avaient plus la force de franchir la zone des bureaux. (…) La grève, commencée par les chemins de fer, avait gagné bientôt l’ensemble des transports en commun ; puis la production d’énergie. Elle atteignait, directement ou indirectement, l’alimentation. Le pain et le lait manquaient, comme la lumière.

Paris séculaire, habitué aux vieilles révolutions de rues, sentait avec autant de surprise que d’angoisse cette banlieue récente, maîtresse des machines, qu’il avait laissée croître sans y penser, procéder contre lui non par secousses coléreuses mais par étouffement. (…) De son côté, la banlieue Nord ne mesurait peut-être pas sans stupeur l’événement immobile qu’on lui faisait accomplir. (…) L’attitude des cheminots, soutenus par l’ensemble des travailleurs, déciderait des événements. L’enjeu était démesuré. Il s’agissait du sort de la Société tant immédiat que lointain. Mais l’avenir se trouvait encore engagé sur un autre plan. Depuis quelques années, en effet, le syndicalisme révolutionnaire avait inscrit à son programme un antimilitarisme précis, qui, s’échappant des formules creuses, des condamnations toutes verbales de la paix armée et de la guerre, envisageait contre ces fléaux une action concertée du prolétariat. (…)

Le 18, les trains remarchaient. La farine, le lait, la viande étaient distribués. En tournant les commutateurs, on voyait s’allumer les lampes. L’ouragan avait duré huit jours.

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