Accueil > ... > Forum 24411

Quand Paul Fabra prétend que la cause de la crise actuelle du capitalisme est... l’erreur de Karl Marx

17 avril 2014, 09:42, par Robert Paris

Le travail créateur de valeur d’échange se caractérise enfin par le fait que les relations sociales entre les personnes se présentent pour ainsi dire comme inversées, comme un rapport social entre les choses. Ce n’est que si l’on compare une valeur d’usage à une autre en sa qualité de valeur d’échange, que le travail des diverses personnes est comparé sous son aspect de travail égal et général. Si donc il est juste de dire que la valeur d’échange est un rapport entre les personnes, il faut ajouter : un rapport qui se cache sous l’enveloppe des choses. De même que, malgré la différence de leurs propriétés physiques et chimiques, une livre de fer et une livre d’or représentent la même masse, de même les valeurs d’usage de deux marchan­dises, contenant le même temps de travail, représentent la même valeur d’échange. La valeur d’échange apparaît ainsi comme une forme naturelle des valeurs d’usage socialement détermi­née, forme déterminée qui leur est dévolue en tant qu’objets et grâce à laquelle, dans le processus d’échange, elles se substituent l’une à l’autre dans des rapports quantitatifs détermi­nés et forment des équivalents, à la façon dont des corps chimiques simples se combinent dans certains rapports quantitatifs et forment des équivalents chimiques. Seule l’habitude de la vie quotidienne fait considérer comme banal et comme allant de soi le fait qu’un rapport social de production prenne la forme d’un objet, donnant au rapport entre les personnes dans leur travail l’aspect d’un rapport qui s’établit entre les choses et entre ces choses et les person­nes. Cette mystification est encore toute simple dans la marchandise. Tout le monde soup­çon­ne, plus ou moins vaguement, que le rapport entre les marchandises en tant que valeurs d’échange est bien plutôt un rapport entre les personnes et leur activité productive réciproque. Cette apparence de simplicité disparaît dans les rapports de production d’un niveau plus élevé. Toutes les illusions du système monétaire proviennent de ce que l’on ne voit pas que l’argent, sous la forme d’un objet naturel aux propriétés déterminées, représente un rapport social de production. Chez les économistes modernes, qui ont un sourire sarcastique pour les illusions du système monétaire, se trahit la même illusion, dès qu’ils s’occupent de catégories économiques supérieures, par exemple du capital. Elle éclate dans l’aveu de leur naïf étonne­ment quand leur apparaît bien vite comme rapport social l’objet que, lourdement, ils s’imagi­naient tenir en main à l’instant même, et qu’inversement ; les nargue sous la forme d’objet ce qu’ils viennent tout juste de cataloguer dans la catégorie des rapports sociaux.

La valeur d’échange n’étant, en fait, rien d’autre que le rapport entre les travaux des indi­vi­dus, considérés comme du travail égal et général, rien d’autre que l’expression objective d’une forme de travail spécifiquement sociale, c’est une tautologie de dire que le travail est la source unique de la valeur d’échange et, par suite, de la richesse, pour autant que celle-ci consiste en valeurs d’échange. C’est la même tautologie de dire qu’en soi la matière à l’état naturel ne renferme pas de valeur d’échange, puisqu’elle ne renferme pas de travail, et que la valeur d’échange en soi ne renferme pas de matière à l’état naturel. Mais quand William Petty appel­le « le travail le père, et la terre, la mère de la richesse » ; quand l’évêque Berkeley de­man­de « si les quatre éléments et le travail humain qui s’y vient mêler ne sont pas la vraie sour­ce de la richesse » ; ou encore, quand l’Américain Th. Cooper explique sous une forme populaire :

Ôtez à une miche de pain le travail qu’elle a coûté, le travail du boulanger, du meu­nier, du fermier, etc., qu’est-ce qu’il reste ? Quelques graines d’herbe folle impropres à tout usage humain,

dans toutes ces manières de voir il s’agit non du travail abstrait, source de la valeur d’échange, mais du travail concret, en tant qu’il est une source de richesse matérielle, bref, du travail produisant des valeurs d’usage. En posant la valeur d’usage de la marchandise, on sup­po­se l’utilité particulière, le caractère déterminé et systématique du travail qu’elle a absorbé ; mais, du point de vue de la marchandise, ces considérations épuisent toute référence à ce travail en tant que travail utile. Ce qui nous intéresse dans le pain en tant que valeur d’usage, ce sont ses propriétés alimentaires, et nullement les travaux du fermier, du meunier, du boulanger, etc. Si quelque invention supprimait les dix-neuf vingtièmes de ces travaux, la miche de pain rendrait les mêmes services qu’avant. Si elle tombait du ciel toute cuite, elle n’en perdrait pas pour autant un atome de sa valeur d’usage. Tandis que le travail créateur de valeur d’échange se réalise dans l’égalité des marchandises en tant qu’équivalents généraux, le travail en tant qu’activité productive systématique se réalise, lui, dans l’infinie diversité des valeurs d’usage qu’il crée. Tandis que le travail créateur de valeur d’échange est un travail général abstrait et égal, le travail créateur de valeur d’usage est, lui, un travail concret et particulier qui, suivant la forme et la matière, se divise en une variété infinie de genres de travaux.

Du travail créateur de valeurs d’usage, il est inexact de dire qu’il est l’unique source de la richesse qu’il produit, c’est-à-dire de la richesse matérielle. Il est l’activité qui adapte la matière à telle ou telle fin, il présuppose donc nécessairement la matière. Le rapport entre travail et matière naturelle est très variable selon les différentes valeurs d’usage, mais la valeur d’usage recèle toujours un substrat naturel. Activité systématique en vue de s’appro­prier les produits de la nature sous une forme ou une autre, le travail est la condition naturelle de l’existence humaine, la condition - indépendante de toute forme sociale - de l’échange de substances entre l’homme et la nature. Le travail créateur de valeur d’échange, au contraire, est une forme de travail spécifiquement sociale. Dans sa détermination matérielle d’activité productive particulière, le travail de tailleur, par exemple, produit l’habit, mais non la valeur d’échange de l’habit. Ce n’est pas en sa qualité de travail de tailleur, mais en tant que travail général abstrait, qu’il produit cette valeur, et ce dernier fait partie d’un ensemble social à l’édification duquel l’aiguille du tailleur n’a contribué en rien. C’est ainsi que dans l’industrie domestique antique les femmes produisaient l’habit, sans produire la valeur d’échange de l’habit. Le travail, source de richesse matérielle, n’était pas moins connu du législateur Moïse que du fonctionnaire des douanes Adam Smith.

Considérons maintenant quelques déterminations plus précises qui résultent de la réduction de la valeur d’échange au temps de travail.

En tant que valeur d’usage, la marchandise exerce une action causale. Le froment, par exemple, agit comme aliment. Une machine supplée au travail dans des proportions détermi­nées. Cette action de la marchandise, action qui seule en fait une valeur d’usage, un objet de consommation, on peut l’appeler son service, le service qu’elle rend comme valeur d’usage. Mais, en tant que valeur d’échange, la marchandise n’est jamais considérée que comme résul­tat. Il ne s’agit pas du service qu’elle rend, mais du service qui lui a été rendu à elle-même en la produisant. Ainsi la valeur d’échange d’une machine, par exemple, est-elle déterminée non par la quantité de temps de travail qu’elle remplace, mais par la quantité de temps de travail qui a été mise en œuvre pour la construire et qui est par conséquent requis pour produire une nouvelle machine de la même espèce.

Si donc la quantité de travail requise pour la production de marchandises restait constan­te, leur valeur d’échange serait invariable. Mais facilité et difficulté de la production varient continuellement. Quand la force productive du travail augmente, on produit la même valeur d’usage dans un temps plus court. Si la force productive du travail diminue, la production de la même valeur d’usage exigera plus de temps. La grandeur du temps de travail contenu dans une marchandise, c’est-à-dire sa valeur d’échange, est donc une valeur variable : elle augmen­te ou diminue en raison inverse de l’augmentation ou de la diminution de la force productive du travail. La force productive du travail, que l’industrie manufacturière utilise dans une pro­por­tion déterminée à l’avance, est conditionnée aussi dans l’agriculture et l’industrie extrac­tive par des circonstances naturelles incontrôlables. Le même travail permettra une extraction plus ou moins grande des différents métaux selon la rareté ou l’abondance relative de ces métaux dans l’écorce terrestre. Le même travail pourra, si la saison est propice, se matérialiser sous la forme de deux boisseaux de froment, et d’un seul boisseau peut-être, si elle est défavorable. Sous forme de circonstances naturelles, la pénurie ou l’abondance semblent ici déterminer la valeur d’échange des mar­chandises, parce qu’elles déterminent la force produc­tive, liée à des circonstances naturelles, d’un travail concret particulier.

Des valeurs d’usage différentes renferment, sous des volumes inégaux, le même temps de travail ou la même valeur d’échange. Plus est petit, par rapport aux autres valeurs d’usage, le volume de la valeur d’usage sous lequel une marchandise renferme un quantum déterminé de temps de travail, plus est grande sa valeur d’échange spécifique. Si l’on constate qu’à des époques différentes de la civilisation, très éloignées les unes des autres, certaines valeurs d’usage forment entre elles une série de valeurs d’échange spécifiques, entre lesquelles sub­sis­te, sinon exactement le même rapport numérique, du moins un même rapport général de hiérarchisation comme, par exemple, l’or, l’argent, le cuivre, le fer, ou le froment, le seigle, l’orge, l’avoine, cela prouve seulement que les progrès dans le développement des forces productives sociales influent d’une manière uniforme ou sensiblement uniforme sur le temps de travail qu’exige la production de ces différentes marchandises.

La valeur d’échange d’une marchandise n’apparaît pas dans sa valeur d’usage propre. Toutefois, la valeur d’usage d’une marchandise étant la matérialisation du temps de travail social général, il existe certaines relations entre la valeur d’usage de cette marchandise et les valeurs d’usage d’autres marchandises. La valeur d’échange de l’une se manifeste ainsi dans les valeurs d’usage des autres. L’équivalence, c’est, en fait, la valeur d’échange d’une mar­chan­dise exprimée dans la valeur d’usage d’une autre. Quand on dit, par exemple, qu’une aune de toile vaut deux livres de café, la valeur d’échange de la toile est exprimée dans la valeur d’usage du café, dans une quantité déterminée de cette valeur d’usage. La proportion une fois donnée, on peut exprimer en café la valeur de toute quantité de toile. Il est évident que la valeur d’échange d’une marchandise, de la toile par exemple, ne trouve pas son expression exhaustive dans la proportion où une autre marchandise particulière, le café par exemple, constitue son équivalent. La quantité de temps de travail général que représente l’aune de toile se trouve réalisée simultanément dans l’infinie variété des volumes des valeurs d’usage de toutes les autres marchandises. Dans la proportion où la valeur d’usage de toute autre marchandise représente un temps de travail de même grandeur, elle constitue un équivalent de l’aune de toile. La valeur d’échange de cette marchandise prise isolément ne trouve donc son expression exhaustive que dans l’infinité des équations où elle a pour terme équivalent les valeurs d’usage de toutes les autres marchandises. Ce n’est que dans la somme de ces équations, ou dans la totalité des différents rapports indiquant dans quelle proportion telle marchandise peut s’échanger contre toute autre, qu’elle trouve son expression exhaustive d’équivalent général.

Karl Marx dans "Contribution à la Critique de l’Economie politique"

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.