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Les dix commandements de l’âne

11 mai 2018, 07:56

L’homme de loi commença en insistant longuement sur la noblesse de cœur et d’âme des parents et grands-parents de notre âne qu’il surnomma Belle-Oreille :
« L’âne de Jacques Féron est d’une des plus anciennes familles de Vanvres. Sa noblesse se perd dans la nuit des temps. (...) Malgré cette origine antique et superbe, le bisaïeul de l’âne de Féron perdit tous ces avantages par des événements qui sont absolument étrangers à la cause. Il suffit de dire qu’il fut réduit à porter tantôt du blé au moulin et tantôt des choux au marché. La chronique scandaleuse du pays dit que ce fut par sa faute et que le libertinage lui fit perdre en peu de temps et son état et sa fortune. Exemple frappant pour tant d’ânes dissipateurs des biens que leurs pères ont amassés à grand-peine ! Quoi qu’il en soit, ce bisaïeul laissa une nombreuse famille (...) Martin, leur second fils, surnommé Belle-Oreille (c’était le nom du bisaïeul) profita de ses malheurs. Sa vieillesse fut laborieuse (...) et quoiqu’humilié sous le bât, il inspira à ses enfants le plus vif amour de la vertu et le désir de se tirer un jour de la triste servitude où ils étaient réduits. Le chagrin et les fatigues abrégèrent de beaucoup ses jours. Sentant approcher sa dernière heure, il fit assembler sa famille : une tristesse profonde était peinte dans tous les yeux, les larmes coulaient, les oreilles étaient baissées, un morne silence régnait et rendait la scène plus sombre et plus lugubre. Le moribond couché dans le coin d’une étable sur quelques brins de paille épars, attendri par un spectacle si touchant, jeta un profond soupir (...) "Vous voyez, mes enfants, à quoi m’a réduit ma conduite passée. J’ai dissipé les grands et fertiles pâturages que mes ancêtres m’avaient laissés : soyez plus sage que moi (...) Vous serez toujours assez riches si vous êtes chastes, patients, dociles et vigilants. Fuyez les ânesses, car toute femelle est trompeuse et vous jette insensiblement dans l’abîme. Le bonheur ne consiste que dans la vertu : c’est elle seule qui m’a soutenu dans les adversités que j’ai essuyées. Je meurs content si vous ne suivez que le dernier exemple que je vous donne" (...) A peine eut-il achevé ce discours, qui n’est pas tout à fait d’un âne, qu’il expira (...).
« Après sa mort, chacun d’eux suivit le sort qui lui était réservé (...). Le plus jeune de la famille des Martin fut le père de l’âne de Féron. L’éducation qu’il lui donna fut conforme aux principes qu’il avait reçu de son père mourant. Belle-Oreille (car l’âne de Féron avait hérité du surnom de son bisaïeul parce qu’il portait les plus belles et les plus longues oreilles du monde) Belle-Oreille donc profita des instructions, crût en sagesse et en beauté et fut regardé par tous les habitants de Vanvres et surtout par les habitantes de Vanvres comme l’âne le plus parfait qu’on eut encore vu. "En effet, il avait les jambes hautes, le corps étoffé, la tête élevée et légère, l’encolure un peu longue, le poitrail large, la croupe plate, la queue courte, le poil luisant, doux au toucher et d’un gris foncé" - c’est ainsi que l’âne étalon doit être choisi. Voyez tome 4 de l’Histoire Naturelle de M. de Buffon, édition in-4, page 396) - (...) Dès que Belle-Oreille y parut, il fut acheté par Matthieu Garo, meunier à Vanvres (...) A peine nourrissait-il le pauvre Belle-Oreille ! Tous les jours levé à 3 heures du matin, il lui faisait faire plus de cent voyages dans la journée et lorsque le triste animal était excédé de fatigue, il le réveillait par mille coups de bâton. Cependant, c’était Belle-Oreille qui faisait venir l’abondance au moulin (...). L’esclavage de Belle-Oreille chez Garo dura six ans. On ose le dire, le terme était assez long pour éprouver sa patience ! Néanmoins, il ne s’échappa jamais. La mauvaise humeur ne prit point sur son caractère doux et pacifique et tout le monde se louait d’une conduite dont on n’avait pas encore eu d’exemple.
« Enfin Belle-Oreille changea de maître et il eut le bonheur de tomber entre les mains de Jacques Féron dont le métier est de blanchir le linge de plusieurs particuliers de cette ville. Quelle différence de condition ! (...) Quatre ans s’écoulèrent sans qu’il s’aperçut de son esclavagisme ! (...) »

L’avocat en vint alors au premier juillet 1750. Il rappela les faits qui précédèrent l’incident puis poursuivit :
« (...) Nous avons laissé la femme Féron au regrat. Hélas ! elle ne pensait guère à la triste catastrophe qui allait la désoler. La femme d’un nommé pierre Leclerc, jardinier fleuriste, vient à passer. Elle était montée sur une ânesse dont l’éducation était bien différente de celle de Belle-Oreille. Sa mère n’ayant de temps à donner qu’à ses plaisirs, comme bien des mères, loin de prendre soin de l’enfance de sa fille, l’avait abandonnée à des soins étrangers et mercenaires. Dès l’âge le plus tendre, elle allait souvent seule au bois et dans la prairie où, libre du joug de la décence et de la pudeur si nécessaires à son sexe, elle faisait retentir les échos de ses hin-hans amoureux, appelait les amants et les sentait à la piste. Aussi du plus loin qu’elle aperçut l’âne de Féron, se mit-elle à braire trois fois. Soudain, elle double le pas. A mesure qu’elle s’approche, l’objet lui paraît plus beau : enfin elle s’arrête près de Belle-Oreille. Ses regards avides et curieux le mesurent de la tête aux pieds. Un feu séditieux s’allume aussitôt dans ses veines. Alors ne pouvant autrement exprimer son amour, elle se met à braire d’une façon si tendre et si expressive que Belle-Oreille en est ému. Il lui répond dans le même langage, il veut s’approcher d’elle, mais son licol le retient. Rien n’est impossible à la passion : Belle-Oreille agitant sa tête, rompt à la fin tout obstacle et oubliant en un instant les beaux jours de sa première innocence, il suit l’ânesse.

« Il faut l’avouer, Belle-Oreille était dans sa douzième année. (...) Il n’avait point connu d’ânesse. Ce n’est pas qu’il n’eut eu différentes occasions de perdre sa première innocence. Sa chasteté avait eusouvent à essuyer de fréquentes attaques, non seulement de la part de plusieurs ânesses jeunes et fringuantes, mais encore de quelques vieilles bourriques d’autant plus dangereuses qu’elles ont plus d’expérience et qu’elles savent l’art de faire trébucher la jeunesse dont elles cueillent presque toujours la fleur. Cependant soit philosophie, soit chagrins domestiques, soit peut-être que le moment de sa chute ne fut pas arrivé, il se garantit toujours de la passion de l’amour qui est ordinairement la plus forte chez la gent asine parce qu’elle possède par excellence l’heureux don de la satisfaire.
« Quoi qu’il en soit, voilà donc la femme Leclerc, l’âne et l’ânesse qui marchent de compagnie. C’était le moment, si la femme Leclerc n’eut pas eu de mauvais desseins, de chasser l’âne ou de le rattacher elle-même aux barreaux de la boutique du sieur Nepveu. Le premier passant même, si elle l’en eut prié, lui aurait rendu ce service. Elle devait bien s’attendre à toute l’inquiétude dans laquelle la perte de l’âne jetterait celui auquel il appartenait. Mais soit malice noire, soit envie d’avoir de la race de Belle-Oreille, elle ne s’opposa point à sa poursuite.
« Tant que ces animaux marchèrent ensemble, Belle-Oreille ne commit aucune indiscrétion, malgré les œillades agaçantes que lui lançait de temps en temps l’ânesse de la femme Leclerc. Ils arrivèrent tous trois à la porte du demandeur. La femme Leclerc saute à bas de son ânesse. Que ne puis-je pas peindre la promptitude avec laquelle Belle-Oreille la remplaça ! L’éclair est moins prompt ! Plein du feu qui le dévore, il s’agite. Déjà, l’ânesse est convaincue que son ardeur n’est point feinte ! Elle partage ses transports, lorsque la jardinière saisissant un lourd bâton, fond à grands coups sur le couple amoureux. Il n’est point de plaisir qui cède à la douleur. L’âne, se sentant frapper si cruellement, devient furieux. Ce n’est plus l’objet de ses plaisirs qui l’occupe, c’est le soin de sa vie : il la défend de la dent et du pied, la rage le fait écumer, il se jette à son tour sur la femme Leclerc. Il n’est pas jusqu’à l’ânesse qui ne se venge sur sa maîtresse de l’interruption de ses plaisirs. Les cris de la femme Leclerc, les rugissements de l’âne et de l’ânesse font retentir les airs : tout le quartier en est ému. On accourt au bruit : le désordre de la jardinière, l’attitude de l’ânesse, les yeux étincelants de l’âne, ses flancs qui battent, d’autres marques plus sensibles encore, tout fait juger de la scène qui vient de se passer. On s’empresse de rétablir le calme. On y parvient, mais l’âne perd sa liberté.

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