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Lénine n’a jamais défendu le « socialisme dans un seul pays » de Staline

13 janvier 2018, 06:36

« Rappelons tout d’abord que la doctrine du socialisme dans un seul pays a été formulée pour la première fois par Staline à l’automne 1924. Elle était en contradiction flagrante non seulement avec toute la tradition du marxisme et avec l’école de Lénine, mais aussi avec tout ce que Staline lui-même avait écrit au printemps de la même année.
La séparation entre « l’école » de Staline et le marxisme sur la question de la construction socialiste a une aussi grande importance de principe que, par exemple, la rupture entre la social-démocratie allemande et le marxisme sur la question de la guerre et du patriotisme en août 1914, exactement dix ans avant la volte-face de Staline.
Cette comparaison n’est point fortuite : l’« erreur » de Staline, de même que celle de la social-démocratie allemande, n’est autre chose que le socialisme national.
Le marxisme procède de l’économie mondiale considérée non comme la simple addition de ses unités nationales mais comme une puissante réalité indépendante créée par la division internationale du travail et par le marché mondial qui, à notre époque, domine tous les marchés nationaux. Les forces productives de la société capitaliste ont depuis longtemps dépassé les frontières nationales. La guerre impérialiste ne fut qu’une des manifestations de ce fait. La société socialiste devrait représenter, au point de vue production et technique, un stade plus élevé que le capitalisme ; si l’on se propose de construire la société socialiste à l’intérieur de limites nationales, cela signifie qu’en dépit de succès temporaires on freine les forces productives, même par rapport au capitalisme. C’est une utopie réactionnaire que de vouloir créer dans le cadre national un système harmonieux et suffisant composé de toutes les branches économiques sans tenir compte des conditions géographiques, historiques et culturelles du pays qui fait partie de l’unité mondiale. Si, malgré cela, les créateurs et les partisans de cette doctrine participent à la lutte révolutionnaire internationale (avec ou sans succès, c’est une autre question), c’est parce qu’en leur qualité d’éclectiques incorrigibles, ils unissent, d’une façon purement mécanique, un internationalisme abstrait à un socialisme national utopique et réactionnaire. Le programme de l’Internationale communiste adopté par le VIe congrès est l’expression la plus parfaite de cet éclectisme.
Pour démontrer d’une manière évidente une des plus grosses erreurs théoriques qui sont à la base de la conception d’un socialisme national, nous ne pouvons trouver mieux qu’une citation d’un discours de Staline, publié récemment et consacré aux problèmes intérieurs du communisme américain.
Il serait erroné - dit Staline, se prononçant contre une des fractions américaines - de ne pas tenir compte des traits spécifiques du capitalisme américain. Le parti communiste doit en tenir compte dans son activité. Mais il serait encore plus erroné de fonder l’activité du parti sur ces traits spécifiques, car l’activité de tout parti communiste, y compris le parti américain, doit se fonder non sur les traits du capitalisme propres à un pays particulier, mais bien sur les traits généraux du capitalisme qui, dans l’ensemble sont toujours les mêmes dans tous les pays. C’est en cela réside l’internationalisme des partis
communistes. Les traits particuliers ne constituent qu’un supplément aux traits généraux. (Le Bolchevik n&Mac251; 1, 1930, p. 8. C’est moi qui souligne.)
Ces lignes sont d’une clarté absolue. Voulant exposer les motifs économiques de l’internationalisme, Staline ne fait, en réalité, que motiver le socialisme national. Il n’est pas vrai que l’économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n’est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu’un « supplément aux traits généraux », une sorte de verrue sur la figure En réalité les particularités nationales forment l’originalité des traits fondamentaux de l’évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années. Il suffit de rappeler que le prolétariat d’un pays arriéré a conquis le pouvoir bien avant ceux des pays avancés. Cette simple leçon historique démontre que, contrairement aux affirmations de Staline, il serait tout à fait erroné de fonder l’activité des partis communistes sur quelques traits généraux, c’est-à-dire sur un type abstrait de capitalisme national. Il n’est pas du tout vrai que « l’internationalisme des partis communistes » se fonde sur cela. En réalité il repose sur la faillite de I’ État national qui est une survivance et qui freine le développement des forces productives. On ne peut ni réorganiser ni même comprendre le capitalisme national si on ne l’envisage pas comme une partie de l’économie mondiale. Les particularités économiques des différents pays n’ont pas une importance secondaire. Il suffit de comparer l’Angleterre et l’Inde, les États-Unis et le Brésil. Les traits spécifiques de l’économie nationale, si importants qu’ils soient, constituent, à un degré croissant, les éléments d’une plus haute
unité qui s’appelle l’économie mondiale et sur laquelle, en fin de compte, repose l’internationalisme des partis communistes.
La définition stalinienne de l’originalité nationale comme simple « supplément » au type général se trouve en contradiction éclatante, mais non fortuite, avec la façon de comprendre (au plutôt de ne pas comprendre) la loi du développement inégal du capitalisme. Comme on sait, Staline l’avait proclamée loi fondamentale, primordiale, universelle. À l’aide de cette loi, qu’il a transformée en une abstraction, Staline essaye de résoudre tous les mystères de l’existence. Mais, chose étonnante, il ne perçoit pas que l’originalité nationale représente le produit final et le plus général de l’inégalité du développement historique. Il faut avoir une juste idée de cette inégalité, en comprendre l’importance et l’étendre au passé précapitaliste. Le développement plus ou moins rapide des forces productives, l’épanouissement ou, au contraire, l’appauvrissement qui caractérisent certaines époques historiques, comme, par exemple, le Moyen Âge, le régime des corporations, l’absolutisme éclairé, le parlementarisme ; l’inégalité dans le développement des différentes branches de l’économie, des différentes classes, des différentes institutions sociales, des divers éléments de la culture, tout cela constitue les fondements des « particularités » nationales. L’originalité d’un type social national n’est que la cristallisation des inégalités de sa formation.
La révolution d’Octobre est la plus grandiose de toutes les manifestations de l’inégalité de l’évolution historique.
La théorie de la révolution permanente, qui avait donné le pronostic du cataclysme
d’Octobre, était par ce fait même fondée sur cette loi. Mais au lieu de la concevoir sous une forme abstraite, elle la considérait dans sa cristallisation matérielle, sous les espèces de l’originalité sociale et politique de la Russie.
Staline eut recours à cette loi non pour prévoir en temps opportun la prise du pouvoir par le prolétariat d’un pays arriéré, mais bien pour imposer beaucoup plus tard, en 1924, au prolétariat victorieux, la tâche de construire une société socialiste nationale. Cependant la loi du développement inégal n’a rien à faire ici, car elle ne remplace ni n’annule les lois de l’économie mondiale ; elle s’incline devant elles et s’y soumet.
Faisant un fétiche de la loi du développement inégal, Staline la déclare suffisante pour servir de base au socialisme national, lequel ne devient pas un modèle commun à tous les pays, mais reste exceptionnel, messianique, purement russe. Selon Staline, une société socialiste autonome ne peut être créée qu’en Russie. Par cette assertion, il place les particularités nationales de la Russie au-dessus des « traits généraux » de toute nation capitaliste, et même au-dessus de toute l’économie mondiale.
Là commence la contradiction fatale de toute sa conception. L’originalité de l’U.R.S.S., dit-il, est tellement puissante qu’elle lui permet de construire son socialisme indépendamment de tout ce qui pourrait arriver dans le reste de l’humanité. Quant à « l’originalité » des autres nations, dépourvues de l’empreinte messianique, elle n’est qu’un « supplément » aux traits généraux, une verrue sur la figure. « Il serait erroné, enseigne Staline, de fonder l’activité des partis communistes sur les traits spécifiques ».
Cette leçon morale vaut pour les partis américains, anglais, sud-africain et serbe, mais non pour le parti russe dont l’activité est fondée non pas sur les « traits généraux », mais au contraire sur les « particularités ». De là découle la stratégie essentiellement double de l’Internationale communiste : tandis que l’U.R.S.S. procède à la « liquidation des classes » et à la construction du socialisme, le prolétariat de tous les autres pays est appelé à une action simultanée que l’on règle d’après le calendrier (le 1er août, le 6 mars, etc.), sans tenir compte des conditions nationales réelles. Au nationalisme messianique s’ajoute un internationalisme bureaucratique ment abstrait. Ce dualisme pénètre tout le programme de l’Internationale communiste et lui enlève toute valeur de principe.
Si l’on examine la Grande-Bretagne et l’Inde comme deux variétés extrêmes du type capitaliste, on arrive à la conclusion que l’internationalisme des prolétariats anglais et italien se fonde sur l’interdépendance des conditions, des buts et des méthodes, et non sur leur identité. Les succès du mouvement de libération en Inde déclenchent le mouvement révolutionnaire en Angleterre, et vice versa. Une société socialiste autonome ne peut être construite ni en Inde, ni en Angleterre. Les deux pays devront faire partie d’une unité plus élevée. C’est en cela, et en cela seulement, que réside la base inébranlable de l’internationalisme marxiste.
Tout récemment, le 8 mars 1930, la Pravda fit encore une fois l’exposé de la malheureuse théorie de Staline. « Le socialisme en tant que formation sociale et économique », c’est-à-dire en tant que système déterminé des rapports de production, peut être parfaitement réalisé dans les limites nationales de l’U.R.S.S. « La victoire définitive du socialisme, assurée contre l’intervention de l’entourage capitaliste », est une chose bien différente : elle exige « effectivement le triomphe de la révolution prolétarienne dans plusieurs pays avancés ». À quelle profondeur fallait-il que tombe la pensée théorique pour qu’on puisse, d’un air savant, disserter avec une si misérable scolastique dans l’organe central du parti de Lénine ! Si l’on admettait pour un instant la possibilité de la réalisation du socialisme en tant qu’ordre social achevé dans le cadre isolé de l’U.R.S.S. on devrait conclure que c’est
là la « victoire définitive », parce que, après cela, on ne pourrait plus parler d’intervention. Le
socialisme implique une haute technique, une haute culture et une haute solidarité de la population.
Au moment de l’achèvement de la construction du socialisme, l’U.R.S.S. compterait probablement 200 ou même 250 millions d’habitants : dans ces conditions comment pourrait-on parler d’une intervention ? Quel pays capitaliste, ou quelle coalition de pays songerait à risquer une intervention dans cette situation ? La seule intervention concevable serait celle qui pourrait venir de la part de l’U.R.S.S. Serait-elle nécessaire dans ce cas ? C’est peu probable.
L’exemple d’un pays arriéré qui, par ses propres moyens, aurait réussi à établir une puissante société socialiste dans l’espace de plusieurs « plans quinquennaux » porterait le coup de grâce au capitalisme mondial et réduirait au minimum, presque à zéro, les frais de la révolution prolétarienne mondiale.
Voilà pourquoi toute la conception de Staline mène, au fond, à la liquidation de l’Internationale communiste. Quel pourrait, en effet, être son rôle historique si le destin du socialisme dépendait en dernière instance du « plan d’État » de l’U.R.S.S. ? Dans ce cas, l’Internationale communiste, tout comme les fameuses « Sociétés des amis de l’U.R.S.S. » n’a d’autre objet que de protéger la construction du socialisme contre une intervention, en d’autres termes elle est réduite au rôle de garde-frontière.
Pour démontrer la justesse de la conception de Staline, l’article mentionné se sert d’arguments économiques tout fraîchement inventés :
En ce moment précis - écrit la Pravda - grâce aux « sovkhozes » croissants, grâce au mouvement gigantesque des kolkhozes dont la quantité croît aussi bien que la qualité, et grâce à la liquidation de la classe des « koulaks » qu’assure la collectivisation complète, les rapports de production du type socialiste passent de plus en plus, de l’industrie dans l’agriculture, et cela rend plus évidente la misérable faillite du défaitisme de Trotsky et de Zinoviev qui, dans le fond, n’était autre chose que « la négation menchevique de la légitimité de la révolution d’Octobre ».
(Staline, Pravda, le 8 mars 1930.)
Ces lignes sont vraiment extraordinaires, et pas seulement par ce ton doucereux qui peut cacher la confusion de la pensée. En plein accord avec Staline, l’article accuse la « conception de Trotsky » de nier « la légitimité de la révolution d’Octobre ». Or l’auteur de cet ouvrage, partant de sa conception, c’est-à-dire de sa théorie de la révolution permanente, a prédit l’inévitabilité de la révolution d’Octobre treize ans avant son éclatement. Et Staline ? Même après la révolution de Février, sept ou huit mois avant le coup d’État d’Octobre, il parlait en démocrate révolutionnaire vulgaire. Seule l’arrivée de Lénine à Petrograd, le 3 avril 1917, et sa lutte impitoyable contre « les vieux bolcheviks présomptueux » dont il se moquait tellement à cette époque, forcèrent Staline à abandonner ses positions démocratiques et à passer sans bruit et prudemment sur des positions socialistes. En tout cas, cette « renaissance » intérieure de Staline qui, d’ailleurs, ne s’est jamais achevée, a eu lieu douze ans après que fut formulée la théorie selon laquelle le prolétariat russe avait le droit et le devoir de s’emparer du pouvoir sans attendre le commencement de la révolution prolétarienne en Europe.
Mais tout en formulant le pronostic théorique de la révolution d’Octobre, nous étions bien loin de prétendre que le prolétariat russe, après avoir conquis le pouvoir d’État, ferait sortir l’ancien empire des tsars du cercle de l’économie mondiale. Nous, marxistes, connaissons parfaitement le rôle et l’importance du pouvoir d’État. Il n’est pas du tout un reflet passif des processus économiques, comme le décrivent les social-démocrates fatalistes, serviteurs de l’État bourgeois. Le pouvoir peut acquérir une importance énorme, réactionnaire ou progressive, selon la classe qui l’exerce. Mais le pouvoir d’État reste cependant une arme du domaine de la superstructure. Le passage du pouvoir des mains du tsarisme et de la bourgeoisie à celles du prolétariat n’abolit ni les lois ni le processus de l’économie
mondiale. Il est vrai qu’après le coup d’État d’Octobre les relations économiques de l’U.R.S.S. avec le marché mondial se sont affaiblies pendant un certain temps. Mais on commettrait une grave erreur si l’on voulait généraliser ce fait qui n’était qu’une courte étape de l’évolution dialectique. La division mondiale du travail et le caractère supranational des forces productrices modernes conservent toujours leur importance pour l’Union soviétique et cette importance deviendra sans cesse plus grande à mesure que s’accentuera son relèvement économique. »

Léon Trotsky, Préface à « La Révolution permanente », 30 mars 1930

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