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Sur la question de la nature de classe de l’Etat russe

10 septembre 2015, 09:01, par Robert

« il faut bien comprendre ce qui, au point de vue économique, distingue l’Etat soviétique de l’Etat bourgeois et fait son importance.

Examinons ces trois problèmes.

Je crois que parmi ceux qui ont étudié l’économie de la Russie, il n’en est point qui aient nié le caractère transitoire de cette économie. De même ne s’est pas trouvé un seul communiste, ce me semble, pour nier que l’expression : « République socialiste soviétique » signifie que le pouvoir des Soviets entend réaliser la transition au socialisme et non point qu’il reconnaisse le régime économique actuel pour un régime socialiste.

Mais que signifie alors le mot transition ? Ne veut-il pas dire, dans l’application à l’économie, que le régime actuellement existant renferme des éléments, des parcelles, de petits morceaux et de capitalisme et de socialisme ? Oui. Tout le monde le reconnaît. Mais tout en reconnaissant cela, tous ne se demandent pas quels sont donc actuellement, en Russie, ces éléments de différents régimes économiques. Or, là est le nœud de la question.

Dénombrons ces éléments :

Economie paysanne patriarcale, c’est-à-dire naturelle dans une large mesure ;

petite production marchande (cette catégorie comprend la plupart de ceux des paysans qui vendent du blé) ;

capitalisme privé ;

capitalisme d’Etat ;

socialisme.

La Russie est si grande et si variée que toutes ces diverses formes économiques et sociales s’y entremêlent. C’est ce qui fait l’originalité de la situation.

La question se pose : quels sont donc les éléments qui prédominent ? Il est évident que dans un pays de petite paysannerie c’est l’élément petit-bourgeois qui prédomine et ne peut pas ne pas prédominer : la majorité, l’immense majorité des cultivateurs sont de petits producteurs de marchandises. L’enveloppe du capitalisme d’Etat (monopole du blé, industrie et commerce privés contrôlés par l’Etat ainsi que coopératives bourgeoises) est souvent entamée tantôt ci, tantôt là, par des spéculateurs, et c’est le blé qui est le principal objet de la spéculation.

La lutte se développe surtout dans ce domaine. Entre qui la lutte est-elle engagée, pour employer la terminologie des catégories économiques telles que le « capitalisme d’Etat » ? Entre le quatrième et le cinquième échelon, dans l’ordre où je les ai énumérés tout à l’heure ? Non, évidemment. Ce n’est pas le capitalisme d’Etat qui est aux prises avec le socialisme ; c’est la petite bourgeoisie plus le capitalisme privé qui luttent ensemble, de concert, à la fois contre le capitalisme d’Etat et contre le socialisme. La petite bourgeoisie s’oppose à toute intervention, à tout enregistrement ou contrôle effectué par le capitalisme d’Etat ou le socialisme d’Etat. Fait réel, absolument indéniable, dont la méconnaissance constitue la source de toute une série d’erreurs économiques. Le spéculateur, le commerçant accapareur, le saboteur du monopole, tel est notre principal ennemi « intérieur », l’ennemi des mesures économiques du pouvoir des Soviets. Si l’on peut encore pardonner aux petits bourgeois français d’il y a cent vingt-cinq ans, révolutionnaires les plus farouches et les plus sincères, d’avoir voulu mater les spéculateurs par les exécutions de quelques-uns d’entre les plus « notoires » et par les foudres des déclarations, aujourd’hui l’attitude purement verbeuse envers cette question de la part de tels socialistes révolutionnaires de gauche, ne suscite chez tout révolutionnaire conscient que de la répulsion ou du dégoût. Nous savons parfaitement que la spéculation a pour base économique la couche sociale des petits propriétaires, si nombreuse en Russie, ainsi que le capitalisme privé dont chaque petit bourgeois est un agent. Nous savons que les millions de tentacules de cette hydre petite-bourgeoise enveloppent ici et là, certaines catégories d’ouvriers ; que la spéculation supplante le monopole de l’Etat et pénètre dans tous les pores de notre économie sociale.

L’aveuglement de ceux qui ne voient pas cela, montre justement qu’ils sont prisonniers des préjugés petits-bourgeois... »

« ... Le petit bourgeois a de l’argent en réserve, quelques milliers de roubles qu’il a amassés pendant la guerre par des voies « licites » et surtout illicites. Tel est le type économique, caractéristique, comme base de la spéculation et du capitalisme privé. L’argent, c’est un certificat pour se faire délivrer des richesses sociales ; la couche innombrable des petits propriétaires tient solidement ce certificat et le cache à l’ « Etat », car elle ne croit aucunement ni au socialisme ni au communisme et « attend » que la tempête prolétarienne soit passée. Ou bien nous soumettrons à notre contrôle et recensement ce petit bourgeois (nous pourrons le faire si nous organisons les couches pauvres, c’est-à-dire la majorité de la population ou les semi-prolétaires autour de l’avant-garde prolétarienne consciente), ou bien il jettera bas notre pouvoir ouvrier nécessairement et inévitablement, comme ont jeté bas la révolution les Napoléon et les Cavaignac qui surgissent justement sur ce terrain de la petite propriété. La question se pose ainsi et seulement ainsi... »

« ... Le petit bourgeois qui garde quelques milliers de roubles est un ennemi du capitalisme d’Etat ; ces quelques milliers, il entend les réaliser à son seul profit personnel, au détriment des pauvres, contre tout contrôle d’Etat. Or, la somme de ces milliers forme des milliards et des milliards, fournit une base à la spéculation qui fait échec à notre oeuvre de construction socialiste. Admettons qu’un nombre déterminé d’ouvriers produise en plusieurs jours une somme de valeurs se chiffrant par 1.000. Admettons ensuite que sur cette somme 200 se perdent à cause de la petite spéculation, de vols de toute sorte et des manoeuvres des petits propriétaires qui tournent les décrets et règlements soviétiques. Tout ouvrier conscient dira : sur ces mille je donnerais volontiers trois cents au lieu de deux cents, pour qu’il y ait plus d’ordre et d’organisation, car avec le pouvoir soviétique, réduire plus tard ce « tribut », par exemple, à cent ou à cinquante, sera chose tout à fait facile du moment que l’ordre et l’organisation seront un fait acquis, du moment que tout sabotage du monopole de l’Etat par les petits propriétaires sera définitivement brisé.

Ce simple exemple traduit en chiffres, et que nous avons intentionnellement simplifié jusqu’à l’extrême limite pour en faciliter l’intelligence explique le rapport qui existe actuellement entre le capitalisme d’Etat et le socialisme. Les ouvriers détiennent le pouvoir dans l’Etat ; ils ont pleine possibilité juridique de prendre toute la somme de mille, c’est-à-dire de ne pas livrer un seul copeck à d’autres fins qu’à celles du socialisme. Cette possibilité juridique, basée sur le passage effectif du pouvoir aux ouvriers, constitue un élément de socialisme. Mais nombreux sont les moyens dont usent les petits propriétaires et les capitalistes privés pour compromettre cette situation juridique, se livrer à la spéculation, saboter l’exécution des décrets soviétiques. Le capitalisme d’Etat serait un gigantesque pas en avant même si nous payions plus que nous ne le faisons aujourd’hui (c’est exprès que j’ai pris cet exemple en chiffres pour montrer cela avec plus d’évidence), car il vaut la peine de payer son « apprentissage », car ce sera utile aux ouvriers ; car il importe par-dessus tout de triompher du désordre, de la désorganisation et du laisser-aller ; car l’anarchie petite-propriétaire si elle continue, est le plus grand, le plus redoutable danger qui (si nous ne le surmontons pas) nous perdra certainement ; tandis que le payement d’un tribut plus élevé au capitalisme d’Etat, loin de nous perdre, nous amènera par la voie la plus sûre au socialisme.

La classe ouvrière, quand elle aura à défendre l’ordre dans l’Etat contre l’esprit petit-propriétaire anarchique, quand elle aura appris à organiser la grosse production nationale sur les bases du capitalisme d’Etat, aura — passez-moi le mot — tous les atouts en main ; dès lors la consolidation du socialisme sera assurée.

Le capitalisme d’Etat est, du point de vue économique, infiniment supérieur à notre système économique actuel.

Premier point.

En second lieu, il ne représente aucun danger pour le pouvoir des Soviets, car l’Etat soviétique est un Etat où le pouvoir des ouvriers et des paysans pauvres est assuré. »

« ... Pour éclaircir encore mieux la question, nous citerons tout d’abord un exemple concret s’il en fut de capitalisme d’Etat. Cet exemple tout le monde le connaît : c’est l’Allemagne. Ici nous trouvons le « dernier mot » de la technique moderne de la grosse industrie capitaliste et d’une organisation méthodique subordonnée à l’impérialisme de la bourgeoisie et des hobereaux. Supprimez les mots en italique, mettez à la place de l’Etat militaire, de l’Etat des hobereaux, bourgeois, impérialiste, un Etat aussi, mais d’un type social différent, d’une autre nature de classe, l’Etat soviétique, c’est-à-dire prolétarien, et vous obtiendrez toute la somme des facteurs qu’offre le socialisme.

Le socialisme est impossible sans la technique de la grosse industrie capitaliste, technique organisée selon le dernier mot de la science moderne ; il est impossible sans une organisation méthodique réglée par l’Etat et qui impose à des dizaines de millions d’hommes la stricte observation d’une norme unique dans la production et la répartition des produits. Nous, marxistes, l’avons toujours dit ; quant aux gens qui n’ont pas compris même cette vérité (tels que les anarchistes et une bonne moitié des socialistes-révolutionnaires de gauche), il ne vaut pas la peine de perdre fût-ce deux secondes à parler avec eux.

(D’autre part, le socialisme est impossible sans la domination du prolétariat dans l’Etat : c’est aussi une vérité première. L’histoire (dont nul, si ce n’est les imbéciles menchéviks numéro un, n’attendait qu’elle donnât sans encombres, tranquillement, aisément et simplement le socialisme « intégral ») a suivi des voies si singulières qu’elle a engendré en 1918 deux moitiés séparées du socialisme, l’une à côté de l’autre, comme deux futurs poussins, dans la même coquille de l’impérialisme international. En 1918, l’Allemagne et la Russie matérialisaient avec le plus d’évidence les conditions économiques, — production, économie sociale, — d’une part, et les conditions politiques du socialisme, de l’autre.

Une révolution prolétarienne victorieuse en Allemagne aurait brisé du coup, avec une extrême facilité toute coquille impérialiste (faite, malheureusement, avec le meilleur acier et capable, pour cette raison de résister aux efforts de tout... poussin) ; elle assurerait la victoire du socialisme mondial, à coup sûr, sans difficulté ou avec des difficultés insignifiantes, — bien entendu, si l’on considère le « difficile » à l’échelle historique et mondiale, et non point : à celle du vulgaire et de l’étroit. »

Lénine, 21 avril 1921, Sur l’impôt en nature

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