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Le courant Lambert, du trotskisme à l’opportunisme

7 janvier 2020, 06:43, par Vincent

Il y a le moment initial. Le trotskysme en tant que courant organisé, distinct du communisme en général, apparait vraiment en France en 1929-1930, sous le nom de Ligue communiste (qui, jusqu’en 1933, vise au redressement du PCF et de l’Internationale communiste), et l’homme clef de cet accouchement est Alfred Griot dit Rosmer, figure historique, avec Pierre Monatte auquel on l’associait souvent (« Monatte et Rosmer ») du syndicalisme révolutionnaire de la CGT d’avant 1914, puis de la naissance du Parti communiste.

Entre ces deux moments du passé de Rosmer, il y a d’ailleurs une rencontre qui, elle aussi, constitue un soubassement historique, humain, culturel : celle de l’équipe de la Vie ouvrière et du groupe internationaliste russe Naché Slovo, donc des Trotsky (Léon et Natalia) et des Rosmer (Alfred et Margueritte) et aussi de Pierre Monatte, à l’automne 1914 dans l’opposition à la guerre et à l’union sacrée. Cette rencontre fondatrice, toujours décrite comme émouvante et chaleureuse par ses protagonistes, voyait se rapprocher des militants non seulement de nationalités différentes, mais de cultures et de filiations politiques différentes, référant, en résumant, à Bakounine pour les Français et à Marx pour les Russes, et elle fut pour beaucoup dans la réalisation de la célèbre conférence internationaliste de Zimmerwald un peu plus tard en Suisse. Trotsky s’est alors convaincu que le syndicalisme révolutionnaire français, de facto un « parti antiparlementaire de la classe ouvrière », pouvait et devait, moyennant quelques transformations, devenir le noyau d’un parti ouvrier révolutionnaire. Les premières années du Parti communiste en France, issu de la vieille SFIO, consisteront dans la recherche d’un « bolchevisme à la française » ne se réduisant précisément pas à un placage du bolchevisme russe sur les réalités du mouvement ouvrier français, mais consistant plutôt dans la synthèse révolutionnaire des héritages politico-culturels et des pratiques issues des deux cultures, souvent entremêlées mais néanmoins distinctes, du socialisme électoral d’imprégnation jacobine et du syndicalisme révolutionnaire, celui-ci ayant un rôle clef à jouer pour féconder la synthèse. Les mânes de Jaurès et de Pelloutier, en somme, devaient se fondre l’une dans l’autre sur une base supérieure. Et ceci parût proche de se réaliser quand, en 1923, Pierre Monatte, symbole de la vieille CGT et du refus de 1914, rejoignait le jeune Parti communiste mobilisé contre l’occupation de la Ruhr. Un an et demi après il était, après Souvarine, de l’une des premières fournées d’exclus pour cause de soutien à Trotsky et de résistance à une « bolchevisation » visant à sélectionner un appareil aux ordres. Avec Rosmer, de retour de Moscou.

Ce rappel était nécessaire pour comprendre le raté du « lancement » du trotskysme en France. Sans conteste, l’homme qui l’a ainsi « lancé » fut Alfred Rosmer, et le regroupement qu’il opère, la Ligue communiste, a une portée internationale car il comporte aussi des hongrois, des émigrés juifs, les fondateurs de l’important trotskysme vietnamien, et sert de point d’appui à l’organisation internationale des « bolcheviks-léninistes ». Mais s’enchaînent trois ruptures qui forment comme une série.

Pierre Monatte, fin 1930, est dans les initiateurs d’un appel à la réunification syndicale sur les bases de la charte d’Amiens « dans la pratique de la lutte des classes et de l’indépendance du mouvement syndical ». C’est typiquement le genre d’appel que le « PCI majoritaire » aurait soutenu dans les années 1950, comme celui, initié par la direction de la FEN, à un « Mouvement syndical uni et démocratique » lancé en 1957. Or, en 1930 – en se centrant surtout sur la présence parmi les 22 signataires de cet appel du dirigeant réformiste et anticommuniste (mais ancien syndicaliste révolutionnaire) Georges Dumoulin - Léon Trotsky affirme que « Monatte a franchi le Rubicon » et constitué un bloc réactionnaire. Dans ce cadre, la référence à la charte d’Amiens est interprétée comme une sorte d’idiotisme national français et rétrograde, alors que, dans les années 1950, cette référence servira à affirmer le besoin d’une réunification et de l’unité d’action entre CGT, CGT-FO et FEN, écartant la CFTC (future CFDT). Entretemps, les trotskystes français ont désapprouvé la scission syndicale de 1948 et soutenu la préservation de l’unité de la FEN par la motion Bonissel-Valière fondatrice de celle-ci (reniée bien plus tard par ses dirigeants quand ils la casseront pour constituer une « union » « autonome », l’UNSA), qui appelle à la « reconstruction d’une CGT démocratique unique ».

En 1930 cette appréciation négative de l’appel des 22 était partagée par une partie des opposants dans la CGTU dirigée par les communistes, à savoir par la majorité de l’ancienne fraction communiste de l’enseignement, exclue ou en voie d’exclusion du PC, et ses alliés dans la confédération, qui constituent au même moment un regroupement dénommé Opposition unitaire, réclamant un « redressement révolutionnaire » de la CGTU et dans ce cadre le retour à une politique d’unité d’action. Les dirigeants de la Fédération Unitaire de l’Enseignement, proches des trotskystes, se sont rapidement souciés de ne pas être sous la tutelle de la jeune Ligue communiste, organisation à leurs yeux récente et n’offrant pas de garanties. Et le type de pratique syndicale qu’ils défendaient sur le terrain, sans se référer à la charte d’Amiens et aux thèmes traditionnels du syndicalisme révolutionnaire, en étaient en fait fort proches. Très vite, après avoir congédié les discussions avec Monatte et sa revue, la Révolution Prolétarienne, Trotsky va aussi s’élever contre la transformation de ce petit courant syndical en une fraction politique ne disant pas son nom, faisant obstacle au développement de la Ligue, dans laquelle l’instrument syndical sert de substitut au combat pour un parti révolutionnaire, sous couvert de quoi les mêmes tendances « droitières » que chez Monatte, à l’adaptation au train-train syndical, se feraient jour.

Seconde rupture, donc : le courant politico-syndical issu de l’Opposition unitaire de la CGTU perdurera durablement dans l’enseignement sous le nom de la revue syndicale fédérale des institutrices et instituteurs CGTU, l’Ecole Emancipée (EE). L’identité spécifique de ce courant, qui n’est assimilable ni à la Révolution prolétarienne (RP), ni au trotskysme, et qui n’emploie pour s’autodésigner les termes de « syndicaliste révolutionnaire » que progressivement et pas avant la fin des années 1940 (notons d’ailleurs que la motion Bonissel-Valière, fondatrice de la FEN, ne comporte pas de référence explicite à la charte d’Amiens), doit absolument être saisie si l’on veut faire l’histoire du syndicalisme et du trotskysme. J. Hentzgen dans sa thèse le traite de fait comme une composante des réseaux d’influence trotskystes voire « lambertistes » alors qu’il s’agit d’un courant proche mais distinct ; Marcel Valière, ou Yvonne Issartel (1), ne sont pas des membres de réseaux liés à Lambert mais, par rapport à lui, ils sont des alliés, certes, mais indépendants.

Plus généralement, la terminologie de quasiment tous les travaux universitaires sur ces courants souffre d’une grande imprécision. Syndicaliste révolutionnaire (comme le veut être la RP à partir de 1928), syndicaliste communiste (comme se définit le courant de l’EE, alors Majorité fédérale de l’enseignement CGTU, à ses origines), anarcho-syndicaliste (comme se veut la CNT fondée en 1946, où comme s’en réclament les « gars du bâtiment » comme Riguidel (2), s’ils se situent sur le terreau de pratiques, et souvent sur une éthique (auto-formation, action directe, refus de parvenir, fierté militante, et ni Dieu ni maître), communes, n’en sont pas moins des notions politiques distinctes, et de plus ces distinctions ont une histoire et ne sont pas les mêmes, par exemple, entre les années 1900 quand le syndicalisme révolutionnaire naît d’une synthèse consacrée par la charte d’Amiens, les années 1920 ou tous se tournent vers Moscou puis beaucoup s’en détournent ou en sont dégoutés, et les années 1950 où ces étiquettes sont moins séparées car tous sont minoritaires et en opposition au stalinisme et au réformisme. Il n’empêche : ces distinctions ne sauraient être réduites à des subtilités byzantines (et quand bien même il faudrait dans ce cas les analyser aussi), car toutes renvoient à des blocs de faits historiques marquants.

Mais revenons en 1930 : la rupture avec Monatte et l’échec à travailler durablement en commun avec les gens de l’EE ont vu Rosmer se fatiguer, chercher des compromis et se heurter à des jeunes « marxistes » et activistes que Trotsky soutient. Finalement Rosmer en a marre et jette l’éponge : le fondateur du courant trotskyste en France laissera désormais son enfant, vilain petit canard à ses yeux, courir tout seul (il reprendra, quelques années plus tard, ses relations amicales personnelles avec Trotsky, prêtera sa maison pour la conférence de fondation de la IV° Internationale en 1938, mais ne cherchera plus à construire d’organisation politique et se réconciliera aussi avec Pierre Monatte, relançant avec lui la RP en 1947).

Donc, au final, trois « ruptures », toutes les trois avec leur part d’agressivité mais aussi leur caractère partiel et leurs ambigüités respectives, dans ce début fébrile : avec Monatte, « syndicaliste révolutionnaire », avec l’EE, « syndicaliste communiste », avec le premier et le plus efficace des relais de Trotsky en France lui-même, Alfred Rosmer. Ce n’est pas rien et, au total, de fait, ceci se résume en une extériorisation du premier trotskysme en France par rapport au « mouvement ouvrier profond » dans son ancrage syndicaliste. Les principaux responsables trotskystes en France dans les années 1930 ne seront pas des personnalités du type « militant ouvrier », mais plutôt des intellectuels ou des activistes-aventuriers, le premier type étant symbolisé par Pierre Naville et le second par Raymond Molinier. Pour reconstruire un « bolchevisme à la française » il y a là un maillon manquant, et le premier maillon.

Grosso modo, le profil de militants trotskystes plutôt « intellectuels » fut plutôt l’apanage, à partir de la scission de 1935, surmontée en 1944, du POI (Parti Ouvrier Internationaliste, section officielle de la IV° Internationale), et le profil plutôt « activiste-aventurier » celui du courant Molinier – rappelons tout de même que Raymond Molinier, avant de partir au Portugal puis en Amérique latine en 1940, menait une petite entreprise de recouvrement de dettes par des méthodes musclées, et en tirait les revenus lui permettant de financer les activités politiques lui convenant, « méthodes » qui scandalisaient, justement, le petit monde militant ayant une éthique « syndicaliste révolutionnaire » au sens large. Le courant Molinier a pu comporter dans ses rangs des combattants ouvriers, mais pas de syndicalistes au sens propre. Les quelques trotskystes français reconnus comme syndicalistes, avant 1944, sont au POI : les frères Bardin parmi les postiers et les techniciens dans les années 1930, et Henri Souzin, des Peintres en bâtiment, mort en déportation.

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