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Vous êtes de sacrés utopistes », nous dit un lecteur sceptique

16 février 2017, 09:14

Ce qui est, pour l’Allemagne, un rêve utopique, ce n’est pas la révolution radicale, l’émancipation générale et humaine, c’est plutôt la révolution partielle, simplement politique, la révolution qui laisse debout les piliers de la maison. Sur quoi repose une révolution partielle, simplement politique ? Sur ceci : une fraction de la société bourgeoise s’émancipe et accapare la suprématie générale, une classe déterminée entreprend, en partant de sa situation particulière, l’émancipation générale de la société. Cette classe émancipe la société tout entière, mais uniquement dans l’hypothèse que la société tout entière se trouve dans la situation de cette classe, qu’elle possède donc ou puisse se procurer à sa convenance par exemple l’argent ou la culture.

Il n’est pas de classe de la société bourgeoise qui puisse jouer ce rôle, à moins de faire naître en elle-même et dans la masse un élément d’enthousiasme, où elle fraternise et se confonde avec la société en général, s’identifie avec elle et soit ressentie et reconnue comme le représentant général de cette société, un élément où ses prétentions et ses droits soient en réalité les droits et les prétentions de la société elle-même, où elle soit réellement la tête sociale et le cœur social. Ce n’est qu’au nom des droits généraux de la société qu’une classe particulière peut revendiquer la suprématie générale. Pour emporter d’assaut cette position émancipatrice et s’assurer l’exploitation politique de toutes les sphères de la société dans l’intérêt de sa propre sphère, l’énergie révolutionnaire et la conscience de sa propre force ne suffisent pas. Pour que la révolution d’un peuple et l’émancipation d’une classe particulière de la société bourgeoise coïncident, pour qu’une classe représente toute la société, il faut, au contraire, que tous les vices de la société soient concentrés dans une autre classe, qu’une classe déterminée soit la classe du scandale général, la personnification de la barrière générale ; il faut qu’une sphère sociale particulière passe pour le crime notoire de toute la société, si bien qu’en s’émancipant de cette sphère on réalise l’émancipation générale. Pour qu’une classe soit par excellence la classe de l’émancipation, il faut inversement qu’une autre classe soit ouvertement la classe de l’asservissement. L’importance générale négative de la noblesse et du clergé français avait comme conséquence nécessaire l’importance générale positive de la bourgeoisie, la classe la plus immédiatement voisine et opposée.

Tout d’abord, n’importe quelle classe particulière de l’Allemagne manque de la logique, de la pénétration, du courage, de la netteté qui pourraient la constituer en représentant négatif de la société. Mais il lui manque tout autant cette largeur d’âme qui s’identifie, ne fût-ce que momentanément, avec l’âme populaire, cette génialité qui pousse la force matérielle à la puissance politique, cette hardiesse révolutionnaire qui jette à l’adversaire cette parole de défi : Je ne suis rien et je devrais être tout. L’essence de la morale et de l’honnêteté allemandes, des classes aussi bien que des individus, est constituée par cet égoïsme modeste qui fait valoir et permet qu’on fasse valoir contre lui-même son peu d’étendue. La situation réciproque des différentes sphères de la société allemande n’est donc pas dramatique, mais épique. Chacune de ses sphères se met à prendre conscience d’elle-même et à s’établir à côté des autres avec ses revendications particulières, non pas à partir du moment où elle est opprimée, mais à partir du moment où, sans qu’elle y ait contribué en rien, les circonstances créent une nouvelle sphère sociale sur laquelle elle pourra, à son tour, faire peser son oppression. Même le sentiment moral de la classe moyenne allemande n’a d’autre base que la conscience d’être la représentante générale de la médiocrité étroite et bornée de toutes les autres classes. Ce ne sont donc pas seulement les rois allemands qui montent mal à propos sur le trône ; chaque sphère de la société bourgeoise subit une défaite avant d’avoir remporté de victoire ; elle élève sa propre barrière, avant d’avoir abattu la barrière qui la gêne ; elle fait valoir toute l’étroitesse de ses vues, avant d’avoir pu faire valoir sa générosité ; et ainsi, l’occasion même d’un grand rôle est toujours passée avant d’avoir existé, et chaque classe, à l’instant précis où elle engage la lutte contre la classe supérieure, reste impliquée dans la lutte contre la classe inférieure. C’est pourquoi les princes sont en lutte avec la royauté, la bureaucratie avec la noblesse, le bourgeois avec eux tous, tandis que le prolétaire commence déjà la lutte contre le bourgeois. La classe moyenne ose à peine, en se plaçant à son point de vue, concevoir l’idée de l’émancipation, que déjà le développement de la situation sociale ainsi que le progrès de la théorie politique font voir que ce point de vue est déjà suranné ou du moins problématique.

En France, il suffit qu’on soit quelque chose, pour vouloir être tout. En Allemagne, personne n’a le droit d’être quelque chose, à moins de renoncer à tout. En France, l’émancipation partielle est la raison de l’émancipation universelle. En Allemagne, l’émancipation universelle est la condition sine qua non de toute émancipation partielle. En France, c’est la réalité, en Allemagne, c’est l’impossibilité de l’émancipation progressive qui doit enfanter toute la liberté. En France, toute classe du peuple est idéaliste politique, et elle a d’abord le sentiment d’être non pas une classe particulière, mais la représentante des besoins généraux de la société. Le rôle d’émancipateur passe donc successivement, dans un mouvement dramatique, aux différentes classes du peuple français, jusqu’à ce qu’il arrive enfin à la classe qui réalise la liberté sociale, non plus en supposant certaines conditions extérieures à l’homme et néanmoins créées par la société humaine, mais en organisant au contraire toutes les conditions de l’existence humaine dans l’hypothèse de la liberté sociale. En Allemagne, où la vie pratique est aussi peu intellectuelle que la vie intellectuelle est peu pratique, aucune classe de la société bourgeoise n’éprouve ni le besoin ni la faculté de l’émancipation universelle, jusqu’à ce qu’elle y soit forcée par sa situation immédiate, par la nécessité matérielle, par ses chaînes mêmes.

Où donc est la possibilité positive de l’émancipation allemande ?

Voici notre réponse. Il faut former une classe avec des chaînes radicales, une classe de la société bourgeoise qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi, une sphère qui ne puisse plus s’en rapporter à un titre historique, mais simplement au titre humain, une sphère qui ne soit pas en une opposition particulière avec les conséquences, mais en une opposition générale avec toutes les suppositions du système politique allemand, une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes, qui soit, en un mot, la perte complète de l’homme, et ne puisse donc se reconquérir elle-même que par le regain complet de l’homme. La décomposition de la société en tant que classe particulière, c’est le prolétariat.

Le prolétariat ne commence à se constituer en Allemagne que grâce au mouvement industriel qui s’annonce partout. En effet, ce qui forme le prolétariat, ce n’est pas la pauvreté naturellement existante, mais la pauvreté produite artificiellement ; ce n’est pas la masse machinalement opprimée par le poids de la société, mais la masse résultant de la décomposition aiguë de la société, et surtout de la décomposition aiguë de la classe moyenne. Ce qui n’empêche pas, cela va de soi, la pauvreté naturelle et le servage germano-chrétien de grossir peu à peu les rangs du prolétariat.

Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l’ordre social actuel, il ne fait qu’énoncer le secret de sa propre existence, car il constitue lui-même la dissolution effective de cet ordre social. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il ne fait qu’établir en principe de la société ce que la société a établi en principe du prolétariat, ce que celui-ci, sans qu’il y soit pour rien, personnifie déjà comme résultat négatif de la société. Le prolétariat se trouve alors, par rapport au nouveau monde naissant, dans la même situation juridique que le roi allemand par rapport au monde existant, quand il appelle le peuple son peuple ou un cheval son cheval. En déclarant le peuple sa propriété privée, le roi énonce tout simplement que le propriétaire privé est roi.

De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles. Et dès que l’éclair de la pensée aura pénétré au fond de ce naïf terrain populaire, les Allemands s’émanciperont et deviendront des hommes.

Résumons le résultat. L’émancipation de l’Allemagne n’est pratiquement possible que si l’on se place au point de vue de la théorie qui déclare que l’homme est l’essence suprême de l’homme. L’Allemagne ne pourra s’émanciper du Moyen Age qu’en s’émancipant en même temps des victoires partielles remportées sur le Moyen Age. En Allemagne, aucune espèce d’esclavage ne peut être détruite, sans la destruction de tout esclavage. L’Allemagne qui aime aller au fond des choses ne peut faire de révolution sans tout bouleverser de fond en comble. L’émancipation de l’Allemand, c’est l’émancipation de l’homme. La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, et le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.

Quand toutes les conditions intérieures auront été remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant éclatant du coq gaulois.

Karl Marx, Critique de la philosophie hégélienne du droit

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