Accueil > ... > Forum 46239

Le théâtre révolutionnaire d’Euripide

26 juillet 2019, 06:00

La tragédie d’Euripide

Jouées à Athènes aux Grandes Dionysies de mars 415 av. JC, Les Troyennes appartiennent à la dernière période créatrice du tragique grec, mort en 406. Troisième pièce d’une trilogie entièrement consacrée à la guerre de Troie (cohérence rare chez Euripide), elle illustre de façon terrible les désastres physiques et moraux entraînés par le conflit, au terme d’une évocation dialectique des fautes commises par les vainqueurs et par les vaincus. Les deux premières pièces ne sont connues que par de brefs fragments et par leur argument, mais ces résumés sont intéressants pour comprendre le projet d’Euripide. La première pièce, Alexandros, évoque la culpabilité des Troyens avec une légende qui rappelle celle d’Œdipe : avant de devenir mère d’Alexandros (nom « royal » de Pâris), Hécube rêve qu’elle enfantera un tison. Cette braise ardente préfigure la chute de Troie dans l’incendie final de la guerre à venir. Pour éviter cette apocalypse, le roi Priam, suivant un oracle, ordonne la mort de l’enfant. Exposé sur le mont Ida, il est recueilli par un berger. Il survit et il devient lui-même berger avant de revenir à la cour de ses parents, rival victorieux de ses frères Hector et Déiphobe lors de jeux funèbres en l’honneur de sa mort supposée. Reconnu par les siens, rétabli dans ses prérogatives princières, il sera bien l’agent fatal – en ravissant Hélène – de l’incendie de Troie, le feu du rêve d’Hécube qui va dévorer réellement la ville à la fin des Troyennes. Dans cette dernière pièce, Andromaque, discrètement, puis Hélène, méchamment, rappelleront à la reine déchue sa part de culpabilité dans le déclenchement de la guerre, puisqu’elle a sauvé Pâris.

En antithèse, c’est un crime des Grecs qui constitue l’argument de la deuxième pièce, Palamède. L’action s’y transporte dans leur camp, alors qu’ils assiégent la ville de Priam. Euripide y présente sous les pires traits la figure d’Ulysse, qui pour se venger du sage Palamède, fils du roi grec Nauplios, l’accuse faussement d’une trahison en faveur des Troyens. Lapidé par l’armée grecque, le héros diffamé sera par cette mort injuste à l’origine d’une vengeance de son père contre les vaisseaux grecs de retour au pays. Une faute, plus grave encore que le refus d’une mère de sacrifier son fils à un rêve prémonitoire, pèse ainsi collectivement sur les vainqueurs futurs. Bien que n’apparaissant pas sur scène, Ulysse dans Les Troyennes restera le démagogue pervers de la pièce précédente, celui qui décide l’armée grecque à sacrifier Astyanax, le fils d’Andromaque et d’Hector.

Quant aux Troyennes elles-mêmes, leur structure dramatique est d’une grande simplicité : des tableaux se succèdent, qui montrent les coups du sort qui pleuvent sur les femmes vaincues au matin du pillage de leur ville. Selon les codes de la tragédie grecque, des passages parlés alternent avec des passages lyriques : Hécube et le chœur chantent ainsi un véritable oratorio funèbre, un thrène pathétique. Au prologos interviennent les dieux : Poséidon déplore la ruine de la ville qu’il avait fortifiée, avant de se voir proposer par Athéna, alliée des Grecs mais dont le temple a été profané par eux, d’unir leurs efforts pour se venger des vainqueurs. Puis Hécube commence sa mélopée. Avec la parodos (entrée du chœur, suite de la scène 3 de Sartre), les Troyennes accompagnent les plaintes de la reine déchue. Au premier épisodos, Talthybios, messager de l’armée grecque, indique aux femmes vaincues le sort qui les attend : l’exil et l’esclavage. Cassandre, destinée à la couche d’Agamemnon, une torche à la main effraie par son délire. Le premier chant du chœur (ou stasimon, scène 6 de Sartre) évoque l’entrée du Cheval à Troie. Au deuxième épisodos , Andromaque paraît, montée sur un char. Elle apprend à Hécube la mort de Polyxène, égorgée sur le tombeau d’Achille. Talthybios vient annoncer l’exigence des Grecs de faire périr Astyanax. Le chœur chante la malveillance des dieux contre Troie dans le deuxième stasimon (scène 9). Ménélas retrouve Hélène au troisième épisodos : l’épouse infidèle essaie de se disculper, alors qu’Hécube démonte ses arguments. Après un dernier stasimon plaintif, l’exodos de la tragédie culmine dans l’horreur : le cadavre du jeune Astyanax est porté sur la scène dans le bouclier d’Hector. Hécube veut se jeter dans le brasier qui dévore la ville. Les Troyennes sont emmenées par les soldats grecs vers les vaisseaux de leurs nouveaux maîtres.

Euripide écrivait en 415 une pièce engagée, où la ruine de Troie, loin de conforter le patriotisme hellénique contre les « barbares », montre le malheur absolu qu’entraîne toute guerre. La guerre du Péloponnèse entre Athènes, Sparte et d’autres cités autrefois unies contre l’ennemi perse s’achevait en 421 av. JC, après dix ans de combats fratricides et d’exactions multiples. Par une cruelle ironie de l’histoire (et le signe qu’une pièce de théâtre ne suffit pas à arrêter la folie des hommes), au lendemain même de la représentation des Troyennes, les Athéniens s’embarquaient pour la Sicile, expédition coloniale qui allait se solder par le désastre de Syracuse en 413. À travers les tableaux où défilent des héroïnes célèbres de la légende de Troie, c’est le malheur des vaincus, l’injustice des dieux et l’inhumanité des vainqueurs (voués à une prochaine punition divine) qui est montré sur scène en images fortes donnant aux spectateurs la vision d’un désastre sans recours. Pièce dont le pessimisme, y compris religieux, choqua Aristophane. Pièce sans action autre que le commentaire sur scène par Hécube, incarnation vivante d’une ville assassinée, et par le chœur des Troyennes des crimes successifs des Grecs dont Talthybios est le messager, un messager parfois effrayé lui-même de la cruauté de ses compagnons d’armes. Pièce dont l’intensité augmente de tableau en tableau jusqu’à l’horreur finale de l’enfant déchiqueté et le spectacle de l’incendie, après l’intermède presque comique du troisième épisode où Ménélas écoute la défense d’Hélène. Pièce longtemps mal aimée à cause de l’absence d’action, conservée cependant dans les anthologies alexandrines. Pièce reprise par Sénèque, dans une adaptation latine du premier siècle de notre ère : Sénèque fut en effet avant Sartre le premier philosophe dramaturge à réécrire une tragédie où la terreur et la pitié semblent portées aux limites de l’insoutenable

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.