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Un débat avec la gauche communiste conseilliste

1er mars 2019, 08:07, par R.P.

Terrorisme et communisme
Léon Trotsky

PRÉSENTATION

"Terrorisme et communisme" est probablement l’un des textes les plus magnifiques de Trotsky, l’un des plus clairs, des plus tranchants et des plus puissants. La raison est simple : par-delà les capacités personnelles de l’auteur, c’est ici la voix de la révolution qui s’exprime, aux heures de la lutte suprême, à travers un de ses chefs dirigeant la lutte sur le champ de bataille.

Ecrit, comme il le dira plus tard, "dans le wagon d’un train militaire et au milieu des flammes de la guerre civile", le livre de Trotsky est formellement dirigé contre Karl Kautsky. L’ancien chef de la II° Internationale passée à l’ennemi, l’ancien pontife international du marxisme, avait pris la tête d’une campagne de dénigrement dirigée contre la révolution bolchevique au nom du "socialisme démocratique". En 1918, il avait consacré une première brochure à démontrer que la dictature du prolétariat devait être... démocratique, et à attaquer celle des bolcheviks qui ne l’était pas. Il s’était alors attiré une foudroyante réplique de Lénine dans "La révolution prolétarienne et renégat Kautsky". Un an plus tard, le renégat récidivait en déversant, dans un livre intitulé "Terrorisme et communisme", sa bile de petit-bourgeois pacifiste suffoqué par les méthodes impitoyables de la révolution russe qui luttait alors pour son existence même contre les multiples interventions impérialistes, l’effondrement économique et la contre-révolution interne. Cette fois, c’est Trotsky qui va lui répondre. Ecrits à dix-huit mois d’intervalle, les deux "Anti-Kautsky" des deux principaux dirigeants de la révolution bolchevique constituent une magnifique défense du marxisme révolutionnaire en action contre le pacifisme petit-bourgeois et démocratique hypocritement enrobé de vocabulaire marxiste. A ce titre, ces textes n’ont pas simplement un intérêt historique : dans la mesure où la révolution prolétarienne reste à faire, ils traitent des problèmes de l’avenir.

La question centrale, à laquelle se ramènent en définitive toutes les autres, est simple : OUI ou NON la révolution implique-t-elle le recours aux armes, l’insurrection, la guerre civile, l’instauration de la dictature du prolétariat ? Ceux qui répondent non tournent le dos au marxisme et quittent le terrain de la révolution pour celui des "nouvelles voies", des "voies pacifiques au socialisme" dont la diversité, la nouveauté et la spécificité sont d’autant plus hautement proclamées qu’elles se rattachent toutes, en fait, à la matrice éculée du réformisme et du pacifisme social, autrement dit de la soumission à l’idéologie de la classe dominante. Tel est notamment le cas de tous les partis communistes "officiels", rangés depuis longtemps sous la bannière de l’ordre établi, qui font croire que la bourgeoisie impérialiste pourrait abandonner le pouvoir... par la voie des élections. A ceux-là, Lénine avait répondu à l’avance :

"Supposer que dans une révolution un peu sérieuse et profonde, c’est simplement le rapport entre la majorité et la minorité qui décide, c’est faire preuve d’une prodigieuse stupidité ; c’est s’en tenir à un préjugé archi-naïf digne d’un vulgaire libéral ; c’est tromper les masses, leur cacher une évidente vérité historique. Vérité selon laquelle il est de règle que dans toute révolution profonde les exploiteurs, conservant durant des années des avantages considérables sur les exploités, opposent une résistance prolongée, opiniâtre, désespérée. Jamais, si ce n’est dans l’imagination doucereuse du doucereux benêt Kautsky, les exploiteurs ne se soumettront à la volonté de la majorité des exploités, sans avoir fait jouer - dans une bataille suprême, désespérée, dans une série de batailles - leur avantage" [1].

C’est pourquoi la lutte de classes débouche inéluctablement, à certains moments de l’histoire, sur la guerre civile, dans laquelle la décision appartient en dernier ressort aux armes. La révolution, écrivait Engels, est

"un acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre partie à l’aide de baïonnettes, de fusils, de canons, moyens autoritaires s’il en fut ; et le parti qui a triomphé doit maintenir son autorité par la terreur que ses armes inspirent aux réactionnaires" [2].

Si l’on admet cette réalité - et des révolutionnaires dignes de ce nom ne peuvent se contenter de l’admettre, mais doivent la préparer - alors il faut en tirer toutes les conséquences. Dans la révolution et la guerre civile, comme le montre magnifiquement Trotsky, il ne s’agit pas seulement de se battre mais de vaincre l’adversaire bourgeois et de l’anéantir à jamais en tant que classe ; sinon, l’histoire l’a abondamment montré, lui ne fera pas de quartier. Pour vaincre, il faut utiliser toutes les armes, sans hésitation, sans exception aucune, et les utiliser de manière impitoyable, sans la moindre concession, ni aux principes de la démocratie ou de la métaphysique petite-bourgeoise, ni même à tous les principes humanitaires qui ne peuvent être, dans toute société de classe, et mille fois plus encore dans la société impérialiste, qu’une cynique mascarade. Ces armes sont la violence prolétarienne sans entraves dirigée par le parti centralisé du prolétariat, le démantèlement de l’Etat et donc la dispersion de toutes ses institutions "démocratiques" qui ne servent qu’à mystifier la classe opprimée, la suppression des partis ennemis, de tous leurs appuis et de leurs journaux, l’instauration de la terreur prolétarienne contre la classe vaincue pour la désorganiser et l’empêcher de relever la tête, la guerre civile menée de manière décisive et impitoyable contre tout ennemi armé, la liquidation physique des chefs politiques et militaires de la classe ennemie tant que la révolution n’a pas définitivement assuré son pouvoir, la prise d’otages et les représailles - en un mot toutes les mesures de la guerre civile sans en excepter aucune. Tout cela est horrible ? Sans aucun doute. Mais le capitalisme impérialiste, avec ses rivalités et ses conflits qui ne font que s’exacerber, avec ses guerres et ses répressions incessantes, avec le pillage qu’il fait subir à la planète et ses crises périodiques, est une atrocité mille fois plus horrible pour les neuf dixièmes de l’humanité - et même le dixième restant, celui des couches privilégiées qui se croient à l’abri dans les grands centres impérialistes, est régulièrement plongé dans l’holocauste pour le repartage du monde. L’utilisation impitoyable de toutes les armes, c’est la classe dominante elle-même qui en a donné et en donne constamment l’exemple, que ce soit dans la répression ou dans les règlements de comptes entre bourgeoisies rivales. Par là même, elle montre la voie au prolétariat, qui n’a pas d’autre choix historique que d’exercer l’oppression pour mettre fin à l’oppression, la dictature pour mettre fin à la dictature, la violence suprême des armes pour mettre fin à toute violence.

Ivresse sanguinaire ! s’écrient tous les philistins. C’est exactement le contraire. Plus la révolution prolétarienne se montrera décidée, hardie, impitoyable avec l’ennemi, montre Trotsky en citant Lavrov, plus sa victoire sera rapide, et donc moins sanglante, moins coûteuse en vies humaines pour la classe ouvrière. Voilà comment raisonnent des marxistes : en matérialistes implacables, et non en pleurnicheurs ou pusillanimes petits bourgeois. Hésiter, tergiverser, vouloir fixer des codes de conduite, vouloir éviter l’affrontement inévitable, apporter la moindre restriction à la marche implacable de la révolution, c’est l’affaiblir ; ce n’est pas épargner des vies humaines, c’est préparer, dans le meilleur des cas, des bains de sang supplémentaires, c’est, dans le pire, préparer des désastres - combien de centaines de milliers de vies prolétariennes, depuis la Commune de Paris jusqu’à la répression au Chili, cette vérité n’a-t-elle pas coûté !

C’est bien pourquoi tous ceux qui ne tournent pas franchement le dos à la révolution prolétarienne mais l’acceptent en principe et en paroles tout en faisant des réserves implicites ou explicites sur ses modalités, tous ceux qui tournent autour du pot en évitant comme la peste de se prononcer clairement et sans équivoque sur les questions de l’insurrection, de la dictature et de la guerre civile, tous ceux qui n’acceptent le recours aux armes qu’avec des restrictions, "seulement si c’est vraiment nécessaire" - comme si des monceaux de cadavres prolétariens n’avaient pas déjà répondu depuis longtemps ! -, tous ceux qui voudraient une violence non-violente ou "pas trop" violente et une dictature non-dictatoriale avec liberté d’organisation et d’expression pour l’adversaire bourgeois (et pourquoi pas d’armement aussi, pendant qu’ils y sont ?), tous ceux qui voudraient soumettre l’ouragan de la révolution aux petits préjugés raisonnables, démocratiques et légalistes qui leur ont été soufflés par l’idéologie bourgeoise - tous ceux-là ne seront pas moins dangereux, demain, pour la révolution, que ceux qui lui tournent franchement le dos aujourd’hui pour prôner l’évolutionnisme démocratique et électoral. Tous ceux-là, à l’époque de Lénine et de Trotsky, c’étaient les kautskystes à l’extérieur et les mencheviks à l’intérieur. Faire la guerre civile ? Quelle horreur, disaient les mencheviks, à bas la guerre civile ! Fusiller les contre-révolutionnaires ? Quel manque d’humanité ! Prendre des otages ? Quelle barbarie ! La dictature dirigée par un seul parti ? Ce parti se "substitue" à la classe : quel attentat contre les autres "tendances" du mouvement ouvrier ! Supprimer les journaux de l’adversaire ? Quel crime contre la démocratie ! Et ainsi de suite. Emanciper les exploités à l’échelle de la planète, abattre le pire régime d’oppression et de massacre qui ait existé dans l’histoire, créer les conditions d’une société nouvelle et fraternelle qui fera disparaître l’exploitation, ces messieurs veulent bien y consentir. Mais qu’il faille pour cela piétiner les délicates plates-bandes des "conquêtes démocratiques" qui ornent si joliment l’extérieur des bagnes ouvriers et qu’ils voudraient conserver pour la maisonnette de leurs rêves, cela, ils ne le supportent pas . Tous ces apôtres du oui-si ou du oui-mais foisonnent à l’heure actuelle, en contribuant à obscurcir la vision de l’émancipation prolétarienne. Mais l’histoire a suffisamment montré qu’en matière de révolution, à l’heure de l’affrontement suprême, il n’y a plus place pour le oui-si ou le oui-mais : il n’y a plus que deux camps, celui de la révolution et celui de la contre-révolution - et les apôtres du oui-mais finissent toujours dans leur grande majorité par rejoindre le second, ce qui n’est guère étonnant puisque toutes leurs objections et leurs réserves laissent transparaître en filigrane l’idéologie bourgeoise et ses préjugés. C’est ce que montre Trotsky contre chacun des misérables arguments soulevés par Kautsky, et ses répliques ont une valeur inestimable pour le présent et pour l’avenir.

Une précision est nécessaire au sujet des mesures de mobilisation du travail, des appels à l’intensification de la production et au volontariat, de la "militarisation du travail" et même de la "militarisation" des syndicats, commentées par Trotsky au chapitre VIII de son livre. Certains ne manquent pas de relever une analogie formelle entre ces mesures et celles que prendra plus tard le stalinisme avec ses camps de travail, son productivisme forcené, son stakhanovisme, etc., et d’en tirer la conclusion qu’en matière économique comme en matière politique, le bagne stalinien était déjà contenu dans les mesures dictatoriales des bolcheviks.

C’est oublier que la Russie de 1918-1920 était une forteresse assiégée par la contre-révolution, soumise au blocus économique, où la production s’était effondrée, où régnait la famine, que plusieurs armées blanches ou étrangères cherchaient à liquider, et où il fallait malgré tout tenir. Tel était le but de l’ensemble de mesures prises par les bolcheviks et désignées par l’expression de "communisme de guerre", où seul méritait le nom de "communiste" le pouvoir prolétarien qui les appliquait et non les mesures en elles-mêmes, qui étaient des mesures de guerre, guerre économique, guerre impérialiste, guerre civile. On remarquera que nulle part Trotsky ne les qualifie de mesures économiques socialistes, de même qu’on ne verra nulle part Lénine qualifier la Russie post-révolutionnaire de pays économiquement socialiste. Il faut rappeler brièvement que si la dictature du prolétariat en Russie est un pouvoir politiquement communiste (ou socialiste, ou prolétarien : dans ce sens-là, les trois mots ont la même signification), elle est instaurée dans un pays qui ne peut être économiquement socialiste, puisqu’il n’est qu’à peine capitaliste dans l’industrie (réduite à néant par la guerre) et entièrement précapitaliste dans l’agriculture. La perspective des bolcheviks n’était pas, ne pouvait pas être, n’a jamais été de "construire le socialisme" dans la seule Russie arriérée et isolée, mais de tenir, d’y conserver le pouvoir jusqu’à l’éclatement de la révolution dans l’Europe développée, en favorisant par tous les moyens, et notamment par la fondation de l’Internationale communiste, cet embrasement et son aboutissement victorieux. L’abandon de cette perspective avec l’adoption, quelques années plus tard, de la théorie stalinienne du "socialisme dans un seul pays", signifiera en fait l’adieu à la révolution mondiale au profit de la construction du capitalisme national russe. Autant le pouvoir révolutionnaire avait le droit, le devoir même, d’exiger tous les sacrifices de la classe ouvrière pour la victoire de la révolution (ce qui dépasse évidemment l’entendement des petits-bourgeois kautskyens d’hier et d’aujourd’hui), autant les mêmes appels ou les mêmes contraintes au sacrifice au nom de la Russie bourgeoise n° 2, qui a tourné le dos à la révolution mondiale et où le prolétariat n’a plus rien à défendre, ne sont qu’une cynique mystification [3]. Au-delà des analogies formelles, c’est la finalité politique, le contenu de classe, qui sont déterminants.

Cette situation extrême de forteresse assiégée explique la forme extrême prise par la "militarisation du travail" - nous disons la forme extrême, et non le principe du travail obligatoire en lui-même, qui revient au vieux principe parfaitement socialiste "qui ne travaille pas ne mange pas", dont seuls les parasites peuvent s’épouvanter. Ce même contexte explique l’exagération commise par Trotsky dans la question de la "militarisation" des syndicats. Tout à la nécessité de relever coûte que coûte la production pour éviter l’effondrement, Trotsky oublie le caractère nécessairement complexe des syndicats dans la période de dictature. Celle-ci ne peut abolir instantanément le salariat et les autres rapports de production capitalistes, ce qui implique que les syndicats conservent dans une certaine mesure une fonction de défense des salariés. Cette fonction pouvait encore moins être rayée d’un trait de plume dans le cadre de la Russie, où l’une des bases du pouvoir prolétarien était la paysannerie, ce dont l’appareil d’Etat, qui souffrait en outre de déformations bureaucratiques, ne pouvait pas ne pas se ressentir. Il appartiendra à Lénine de le rappeler sévèrement [4]. Mais il est clair que cette erreur sur un point particulier et dans une situation terriblement difficile n’enlève rien à la rigueur des thèses fondamentales superbement défendues par Trotsky.

Les deux "Anti-Kautsky" de Lénine et de Trotsky ont joué, à l’époque de la création de l’Internationale communiste, un rôle important dans la formation et l’armement politique des jeunes partis communistes occidentaux, appelés à se constituer dans l’atmosphère délétère d’une démocratie bourgeoise qui avait réussi à engluer dans ses filets les vieux partis socialistes et leurs noyaux dirigeants. Aujourd’hui, tout est à refaire : l’ennemi est toujours debout, l’idéologie réformiste et pacifiste domine le mouvement ouvrier, alors même que les contradictions de la société bourgeoise s’aiguisent de plus en plus. Pour guider la lutte longue et difficile qui devra abattre cette société, les leçons de "Terrorisme et communisme" sont plus actuelles que jamais.

Notes

[1] Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, Œuvres, tome 28, pp. 262-263.

[2] Engels, De l’autorité, in Marx-Engels, Textes sur l’organisation, Paris, Spartacus, 1970, p. 8.

[3] Sur le problème de la définition de la Russie stalinienne (que Trotsky définira comme un "Etat ouvrier dégénéré") et post-stalinienne, ainsi que sur bien d’autres questions plus directement politiques, l’auteur de la présente préface ne partage pas les positions que prendront par la suite Trotsky et surtout les divers courants "trotskystes". Nous renvoyons notamment, sur la question de la Russie, aux textes d’A. Bordiga Dialogue avec Staline et Russie et révolution dans la théorie marxiste, dont la publication en français est en préparation aux Editions Prométhée.

[4] Voir notamment la série d’articles et de discours consacrés par Lénine à la question des syndicats en décembre 1920 et janvier 1921 (Œuvres, tome 32).

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