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Jacques Prévert, poète et révolutionnaire

26 octobre 2010, 19:02, par Jérome

Si l’on recherche la signification originelle de la poésie, aujourd’hui dissimulée sous les mille oripeaux de la société, on constate qu’elle est le véritable souffle de l’homme, la source de toute con-naissance et cette connaissance elle-même sous son aspect le plus immaculé. En elle se condense toute la vie spirituelle de l’humanité depuis qu’elle a commencé de prendre conscience de sa nature ; en elle palpitent maintenant ses plus hautes créations et, terre à jamais féconde, elle garde perpétuellement en réserve les cristaux incolores et les moissons de demain. Divinité tutélaire aux mille visages, on l’appelle ici amour, là liberté, ailleurs science. Elle demeure omnipotente, bouillonne dans le récit mythique de l’Esquimau, éclate dans la lettre d’amour, mitraille le peloton d’exécution qui fusille l’ouvrier exhalant un dernier soupir de révolution sociale, donc de liberté, étincelle dans la découverte du savant, défaille, exsangue, jusque dans les plus stupides productions se réclamant d’elle et son souvenir, éloge qui voudrait être funèbre, perce encore dans les paroles momifiées du prêtre, son assassin, qu’écoute le fidèle la cherchant, aveugle et sourd, dans le tombeau du dogme où elle n’est plus que fallacieuse poussière.

Ses innombrables détracteurs, vrais et faux prêtres, plus hypocrites que les sacerdoces de toutes les églises, faux témoins de tous les temps, l’accusent d’être un moyen d’évasion, de fuite devant la réalité, comme si elle n’était pas la réalité elle-même, son essence et son exaltation. Mais, incapables de concevoir la réalité dans son ensemble et ses complexes relations, ils ne la veulent voir que sous son aspect le plus immédiat et le plus sordide. Ils n’aperçoivent que l’adultère sans jamais éprouver l’amour, l’avion de bombardement sans se souvenir d’Icare, le roman d’aventures sans comprendre l’aspiration poétique permanente, élémentaire et profonde qu’il a la vaine ambition de satisfaire. Ils méprisent le rêve au profit de leur réalité comme si le rêve n’était pas un de ses aspects et le plus bouleversant, exaltent l’action aux dépens de la méditation comme si la première sans la seconde n’était pas un sport aussi insignifiant que tout sport. Jadis, ils opposaient l’esprit à la matière, leur dieu à l’homme ; aujourd’hui ils défendent la matière contre l’esprit. En fait, c’est à l’intuition qu’ils en ont au profit de la raison sans se souvenir d’où jaillit cette raison.

Les ennemis de la poésie ont eu de tout temps l’obsession de la soumettre à leurs fins immédiates, de l’écraser sous leur dieu ou, maintenant, de l’enchaîner au ban de la nouvelle divinité brune ou « rouge » - rouge-brun de sang séché – plus sanglante encore que l’ancienne. Pour eux, la vie et la culture se résument en utile et inutile, étant sous-entendu que l’utile prend la forme d’une pioche maniée à leur bénéfice. Pour eux, la poésie n’est que le luxe du riche, aristocrate ou banquier, et si elle veut se rendre « utile » à la masse, elle doit se résigner au sort des arts « appliqués », « décoratifs », « ménagers », etc. D’instinct, ils sentent cependant qu’elle est le point d’appui réclamé par Archimède, et craignent que, soulevé, le monde ne leur retombe sur la tête. De là, l’ambition de l’avilir, de lui retirer tout efficacité, toute valeur d’exaltation pour lui donner le rôle hypocritement consolant d’une sœur de charité.

Mais le poète n’a pas à entretenir chez autrui une illusoire espérance humaine ou céleste, ni à désarmer les esprits en leur insufflant une confiance sans limite en un père ou un chef contre qui toute critique devient sacrilège. Tout au contraire, c’est à lui de prononcer les paroles toujours sacrilèges et les blasphèmes permanents. Le poète doit d’abord prendre conscience de sa nature et de sa place dans le monde. Inventeur pour qui la découverte n’est que le moyen d’atteindre une nouvelle découverte, il doit combattre sans relâche les dieux paralysants acharnés à maintenir l’homme dans sa servitude à l’égard des puissances sociales et de la divinité qui se complètent mutuellement. Il sera donc révolutionnaire, mais non de ceux qui s’opposent au tyran d’aujourd’hui, néfaste à leurs yeux parce qu’il dessert leurs intérêts, pour vanter l’excellence de l’oppresseur de demain dont ils se sont déjà constitués les serviteurs. Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire.

Le déshonneur des poètes

de Benjamin Péret

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