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Qu’est-ce que le stalinisme ?

28 novembre 2017, 07:36

Le stalinisme en 1936 :

« La bureaucratie n’a pas seulement rompu avec le passé, elle a aussi perdu la faculté d’en comprendre les leçons capitales. La principale est que le pouvoir des Soviets n’eût pas tenu douze mois sans l’appui immédiat du prolétariat mondial, européen d’abord, et sans le mouvement révolutionnaire des peuples des colonies. Le militarisme austro-allemand ne put pousser à fond son offensive contre la Russie des Soviets parce qu’il sentait sur sa nuque l’haleine brûlante de la révolution. Les révolutions d’Allemagne et d’Autriche-Hongrie annulèrent au bout de neuf mois le traité de Brest-Litovsk. Les mutineries de la flotte de la mer Noire, en avril 1919, contraignirent le gouvernement de la IIIe République à renoncer à l’extension des opérations dans le sud du pays soviétique. C’est sous la pression directe des ouvriers britanniques que le gouvernement anglais évacua le nord en septembre 1919. Après la retraite des armées rouges sous Varsovie, en 1920, seule une puissante vague de protestations révolutionnaires empêcha l’Entente de venir en aide à la Pologne pour infliger aux Soviets une défaite décisive. Lord Curzon, quand il adressa en 1923 son ultimatum à Moscou, eut les mains liées par la résistance des organisations ouvrières d’Angleterre. Ces épisodes saisissants ne sont pas isolés ; ils caractérisent la première période, la plus difficile, de l’existence des Soviets. Bien que la révolution n’ait vaincu nulle part ailleurs qu’en Russie, les espérances fondées sur elle n’ont pas été vaines.

Le gouvernement des Soviets signa dès lors divers traités avec des Etats bourgeois : le traité de Brest-Litovsk en mars 1918 ; le traité avec l’Estonie en février 1920 ; le traité de Riga avec la Pologne en octobre 1920 ; le traité de Rapallo avec l’Allemagne en avril 1922 et d’autres accords diplomatiques moins importants. Il ne vint cependant jamais à l’idée du gouvernement de Moscou ni d’aucun de ses membres de présenter comme des "amis de la paix" leurs partenaires bourgeois ou, à plus forte raison, d’inviter les partis communistes d’Allemagne, d’Estonie ou de Pologne à soutenir de leurs votes les gouvernements bourgeois signataires de ces traités. Or cette question a précisément une importance décisive pour l’éducation révolutionnaire des masses. Les Soviets ne pouvaient pas ne pas signer la paix de Brest-Litovsk de même que des grévistes à bout de forces ne peuvent pas repousser les conditions les plus dures du patronat ; mais l’approbation de ce traité par la social-démocratie allemande, sous la forme hypocrite de l’abstention au vote, fut flétrie par les bolcheviks comme un soutien aux forbans et à leur violence. Bien que le traité de Rapallo ait été, quatre ans plus tard, conclu sur les bases d’une égalité formelle des parties contractantes, le parti communiste allemand, s’il avait songé, à cette occasion, à exprimer sa confiance à la diplomatie de son pays, eût été aussitôt exclu de l’Internationale. L’idée maîtresse de la politique étrangère des Soviets était que les accords commerciaux, diplomatiques, militaires, de l’Etat soviétique avec les impérialistes, accords inévitables, ne devaient en aucun cas freiner ou affaiblir l’action du prolétariat des pays capitalistes intéressés, le salut de l’Etat ouvrier ne pouvant en définitive être assuré que par le développement de la révolution mondiale. Quand Tchitchérine proposa, pendant la préparation de la conférence de Gênes, d’apporter, pour satisfaire "l’opinion publique" américaine, des modifications "démocratiques" à la constitution soviétique, Lénine insista dans une lettre officielle du 23 janvier 1922 sur la nécessité d’envoyer sans délai Tchitchérine se reposer dans un sanatorium. Si quelqu’un s’était permis en ce temps-là de proposer de payer les bonnes dispositions de l’impérialisme d’une adhésion, soit dit à titre d’exemple, au pacte vide et faux qu’est le pacte Kellog, ou d’une atténuation de l’action de l’Internationale communiste, Lénine n’eût pas manqué de proposer l’envoi de ce novateur dans une maison de fous — et n’eût certainement pas rencontré d’objections au bureau politique. Les dirigeants, à cette époque, se montraient particulièrement intraitables en ce qui concernait les illusions pacifistes de toutes sortes, la Société des Nations, la sécurité collective, l’arbitrage, le désarmement, etc., n’y voyant que les moyens d’endormir la vigilance des masses ouvrières pour mieux les surprendre au moment où éclaterait la nouvelle guerre. Le programme du parti, élaboré par Lénine et adopté par le congrès de 1919, contient sur ce sujet le passage suivant, dépourvu de toute équivoque : "La pression grandissante du prolétariat et surtout ses victoires dans certains pays accroissent la résistance des exploiteurs et les amènent à de nouvelles formes d’associations capitalistes internationales (la Société des Nations, etc.) qui, organisant à l’échelle mondiale l’exploitation systématique des peuples du globe, cherchent avant tout à réprimer le mouvement révolutionnaire des prolétaires de tous les pays. Tout cela entraîne inévitablement des guerres civiles au sein de divers Etats, coïncidant avec les guerres révolutionnaires des pays prolétariens qui se défendent et des peuples opprimés soulevés contre les puissances impérialistes. Dans ces conditions, les mots d’ordre du pacifisme, tels que le désarmement international en régime capitaliste, les tribunaux d’arbitrage, etc., ne relèvent pas seulement de l’utopisme réactionnaire, mais constituent encore à l’égard des travailleurs une duperie manifeste tendant à les désarmer et à les détourner de la tâche de désarmer les exploiteurs." Ces lignes du programme bolchevique formulent par anticipation un jugement impitoyable sur la politique étrangère de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, la politique de l’Internationale communiste et celle de tous leurs "amis" pacifistes dans toutes les parties du monde...

Après la période d’intervention et de blocus, la pression économique et militaire du monde capitaliste sur l’Union soviétique fut, il est vrai, beaucoup moins forte qu’on n’avait pu le craindre. L’Europe vivait encore sous le signe de la guerre passée et non sous celui de la guerre prochaine. Survint ensuite une crise économique mondiale d’une extrême gravité qui plongea les classes dirigeantes du monde entier dans la prostration. Cette situation permit à l’U.R.S.S. de s’infliger impunément les épreuves du premier plan quinquennal, le pays redevenant la proie de la guerre civile, de la famine et des épidémies. Les premières années du deuxième plan quinquennal, apportant une amélioration évidente de la situation intérieure, coïncidèrent avec le début d’une atténuation de la crise dans les pays capitalistes, avec un afflux d’espérances, de convoitises, d’impatience et enfin avec la reprise des armements. Le danger d’une agression combinée contre l’U.R.S.S. n’est à nos yeux un danger concret que parce que le pays des Soviets est encore isolé ; parce que "la sixième partie du monde" est pour une grande part de ses territoires le royaume de la barbarie primitive ; parce que le rendement du travail y est encore, en dépit de la nationalisation des moyens de production, beaucoup plus bas que dans les pays capitalistes ; enfin parce que — et c’est en ce moment le fait capital — les principaux contingents du prolétariat mondial sont défaits, manquent d’assurance et de direction sûre. Ainsi la révolution d’Octobre, que ses chefs considéraient comme le début de la révolution mondiale, mais qui, par la force des choses, est temporairement devenue un facteur en soi, révèle dans cette phase nouvelle de l’histoire à quel point elle dépend du développement international. Il devient de nouveau évident que la question historique "qui l’emportera ?" ne peut pas être tranchée dans des limites nationales ; que les succès ou les insuccès de l’intérieur ne font que préparer les conditions plus ou moins favorables d’une solution internationale du problème.

La bureaucratie soviétique, rendons-lui cette justice, a acquis une vaste expérience dans le maniement des masses humaines, qu’il s’agisse de les endormir, de les diviser, de les affaiblir ou tout bonnement de les tromper afin d’exercer sur elles un pouvoir absolu. Mais, précisément pour cette raison, elle a perdu toute possibilité de leur donner une éducation révolutionnaire. Ayant étouffé la spontanéité de l’initiative des masses populaires dans son propre pays, elle ne peut pas susciter dans le monde la pensée critique et l’audace révolutionnaire. Elle apprécie d’ailleurs infiniment plus, en tant que formation dirigeante et privilégiée, l’aide et l’amitié des radicaux bourgeois, des parlementaires réformistes, des bureaucrates syndicaux d’Occident que celle des ouvriers séparés d’elle par un abîme. Ce n’est pas le lieu de faire l’histoire du déclin et de la dégénérescence de la IIIe Internationale, sujet auquel l’auteur a consacré plusieurs études spéciales traduites dans presque toutes les langues des pays civilisés. Le fait est qu’en sa qualité de dirigeante de l’Internationale communiste, la bureaucratie soviétique, ignorante et irresponsable, conservatrice et imbue d’un esprit national très borné, n’a valu au mouvement ouvrier du monde que des calamités. Comme par une sorte de rançon historique, la situation internationale de l’U.R.S.S. à l’heure actuelle est bien moins déterminée par les conséquences des succès de l’édification du socialisme dans un pays isolé que par celles des défaites du prolétariat mondial. Il suffit de rappeler que la débâcle de la Révolution chinoise en 1925-27, qui délia les mains au militarisme japonais en Extrême-Orient, et la débâcle du prolétariat allemand qui a conduit au triomphe d’Hitler et à la frénésie des armements du IIIe Reich, sont pareillement les fruits de la politique de l’Internationale communiste.

Ayant trahi la révolution mondiale, mais s’estimant trahie par elle, la bureaucratie thermidorienne s’assigne pour objectif principal de "neutraliser" la bourgeoisie. Elle doit, à cette fin, se donner l’apparence modérée et solide d’une véritable gardienne de l’ordre. Mais pour le paraître durablement, il faut à la longue le devenir. L’évolution organique des milieux dirigeants y a pourvu. Reculant ainsi peu à peu devant les conséquences de ses propres fautes, la bureaucratie a fini par concevoir, pour assurer la sécurité de l’U.R.S.S., l’intégration de celle-ci dans le système du statu quo de l’Europe occidentale. Quoi de meilleur qu’un pacte perpétuel de non-agression entre le socialisme et le capitalisme ? La formule actuelle de la politique étrangère officielle, largement publiée par la diplomatie soviétique, à laquelle il est bien permis de parler le langage conventionnel de la carrière, et aussi par l’Internationale communiste, qui devrait, semble-t-il, s’exprimer dans la langue de la révolution, dit : "Nous ne voulons pas un pouce de territoire étranger, mais nous n’en céderons pas un du nôtre." Comme s’il s’agissait de simples conflits territoriaux et non de la lutte mondiale de deux systèmes inconciliables ! »

Léon Trotsky, dans « La révolution trahie »

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