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Zénon, Socrate, Parménide et … Platon

6 juillet 2012, 16:38

Entraîné par l’esprit de controverse, j’avais composé cet ouvrage dans ma jeunesse, et on me le déroba avant que je me fusse demandé s’il fallait [128e] ou non le mettre au jour. Ainsi, Socrate, tu te trompais en croyant cet écrit inspiré par l’ambition d’un homme mûr, au lieu de l’attribuer au goût de dispute d’un jeune homme. Du reste, je l’ai déjà dit, tu n’as pas mal caractérisé mon ouvrage. — Soit, répondit Socrate : je crois que les choses sont telles que tu le dis ; mais dis- moi, ne penses-tu pas qu’il existe [129a] en elle-même une idée de ressemblance, et une autre, contraire à celle-là, savoir, une idée de dissemblance, et que ces deux idées existant, toi et moi et tout ce que nous appelons plusieurs, nous en participons ; que les choses qui participent de la ressemblance, deviennent semblables en tant et pour autant qu’elles y participent, et dissemblables celles qui participent de la dissemblance, et semblables et dissemblables en même temps celles qui participent à la fois des deux idées ? Or, que tout participe de ces deux contraires et que cette double participation rende les choses à la fois semblables et dissemblables entre elles, [129b] qu’y a-t-il là d’étonnant ? Mais si l’on me montrait la ressemblance elle-même devenant dissemblable et la dissemblance semblable, voilà ce qui m’étonnerait, tandis qu’il ne me paraîtrait pas extraordinaire que, participant de ces deux idées différentes, les choses fussent aussi différemment affectées, non plus que si on me démontrait que tout est un par participation de l’unité, et multiple par participation de la multiplicité. Mais prouver que l’unité en soi est pluralité, et la pluralité en soi unité, [129c] voilà ce qui me surprendrait ; et de même, pour tout le reste, il ne faudrait pas moins s’étonner si on venait à démontrer que les genres et les espèces sont en eux-mêmes susceptibles de leurs contraires ; mais il n’y aurait rien de surprenant à ce qu’on démontrât que moi je suis à la fois un et multiple. Pour prouver que je suis multiple, il suffirait de montrer que la partie de ma personne qui est à droite diffère de celle qui est à gauche, celle qui est devant de celle qui à gauche, celle qui est devant de celle qui est derrière, et de même pour celles qui sont en haut et en bas ; car, sous ce rapport, je participe, ce me semble, de la multiplicité. Et, pour prouver que je suis un, on dirait que de [129d] sept hommes ici présents j’en suis un, de sorte que je participe aussi de l’unité. L’un et l’autre serait vrai. Si donc on entreprend de prouver que des choses telles que des pierres ou du bois (14), sont à la fois unes et multiples, nous dirons qu’en nous montrant là une unité multiple et une multitude une, on ne nous prouve pas que l’un est le multiple et que le multiple est l’un, et qu’on ne dit rien qui étonne et que nous n’accordions tous. Mais si, comme je viens de le dire, après avoir mis à part les idées en elles-mêmes, comme la ressemblance et la dissemblance, la multiplicité et l’unité, [129e] le repos et le mouvement et toutes les autres du même genre ; si, dis-je, on venait à démontrer que les idées sont susceptibles de se mêler et de se séparer ensuite, voilà, Zénon, ce qui me surprendrait. Je reconnais la force que tu as déployée dans tes raisonnements ; mais, je te le répète, ce que j’admirerais bien davantage, ce serait qu’on pût me montrer la même contradiction impliquée dans les idées elles-mêmes, [130a] et faire pour les objets de la pensée ce que tu as fait pour les objets visibles.
Pendant que Socrate parlait ainsi, Pythodore crut, à ce qu’il me dit, que Parménide et Zénon se fâcheraient à chaque mot. Mais, au contraire, ils prêtaient une grande attention et se regardaient souvent l’un l’autre en souriant comme s’ils étaient charmés de Socrate ; ce qu’en effet, après que celui-ci eut cessé de parler, Parménide exprima en ces termes : Que tu es louable, Socrate, [130b] dans ton ardeur pour les recherches philosophiques ! Mais, dis-moi, distingues-tu en effet, comme tu l’as dit, d’une part les idées elles-mêmes, et de l’autre ce qui en participe, et crois -tu que la ressemblance en elle- même soit quelque chose de dictinct de la ressemblance que nous possédons ; et de même pour l’unité, la multitude et tout ce que tu viens d’entendre nommer à Zénon ? — Oui, répondit Socrate. — Peut-être, continua Parménide, y a-t-il aussi quelqueidée en soi du juste, du beau, du bon et de toutes les choses de cette sorte ? — Assurément, reprit Socrate. [130c] — Eh quoi ! y aurait-il aussi une idée de l’homme séparée de nous et de tous tant que nous sommes, enfin une idée en soi de l’homme, du feu ou de l’eau ? — J’ai souvent douté, Parménide, répondit Socrate, si on en doit dire autant de toutes ces choses que des autres dont nous venons de parler. — Es -tu dans le même doute, Socrate, pour celles-ci, qui pourraient te paraître ignobles, telles que poil, boue, ordure, enfin tout ce que tu voudras de plus abject et de plus vil ? et crois-tu qu’il faut ou non admettre pour [130d] chacune de ces choses des idées différentes de ce qui tombe sous nos sens ? — Nullement, reprit Socrate ; ces objets n’ont rien de plus que ce que nous voyons ; leur supposer une idée serait peut-être par trop absurde. Cependant, quelquefois il m’est venu à l’esprit que toute chose pourrait bien avoir également son idée. Mais quand je tombe sur cette pensée, je me hâte de la fuir, de peur de m’aller perdre dans un abîme sans fond. Je me réfugie donc auprès de ces autres choses dont nous avons reconnu qu’il existe des idées, et je me livre tout entier à leur étude. [130e] — C’est que tu es encore jeune, Socrate, reprit Parménide ; la philosophie ne s’est pas encore emparée de toi, comme elle le fera un jour si je ne me trompe, lorsque tu ne mépriseras plus rien de ces choses. Aujourd’hui tu regardes l’opinion des hommes à cause de, ton âge. Dis-moi, crois-tu donc qu’il y a des idées dont les choses qui en participent tirent leur dénomination ; comme, par exemple, [131a] ce qui participe de la ressemblance est semblable ; de la grandeur, grand ; de la beauté et de la justice, juste et beau ? — Oui, dit Socrate. — Et tout ce qui participe d’une idée, participe-t-il de l’idée entière, ou seulement d’une partie de l’idée ? ou bien y a-t-il encore une autre manière de participer d’une chose ? — Comment cela serait -il possible, répondit Socrate. — Eh bien ! crois - tu que l’idée soit tout entière dans chacun des objets qui en participent, tout en étant une ? ou bien quelle est ton opinion ? — Et pourquoi l’idée n’y serait-elle pas ? repartit Socrate. [131b] — Ainsi, l’idée une et identique serait à la fois tout entière en plusieurs choses séparées les unes des autres, et par conséquent elle serait elle-même hors d’elle-même ? — Point du tout, reprit Socrate ; car, comme le jour, tout en étant un seul et même jour, est en même temps dans beaucoup de lieux sans être pour cela séparé de lui- même, de même chacune des idées sera en plusieurs choses à la fois sans cesser d’être une seule et même idée. — Voilà, Socrate, une ingénieuse manière de faire que la même chose soit en plusieurs lieux à la fois ; comme si tu disais qu’une toile dont on couvrirait à la fois plusieurs hommes, est tout entière en plusieurs ; n’est-ce pas à peu près ce que tu veux 15. dire ? [131c] — Peut-être. — La toile serait-elle donc tout entière au-dessus de chacun, ou bien seulement une partie ? —Une partie. — Donc, Socrate, les idées sont elles-mêmes divisibles, et les objets qui participent des idées ne participent que d’une partie de chacune, et chacune n’est pas tout entière en chacun, mais seulement une partie. — Cela paraît clair. — Voudras-tu donc dire, Socrate, que l’idée qui est une, se divise en effet et qu’elle n’en reste pas moins une ? — Point du tout. — En effet, si tu divises, par exemple, la grandeur en soi, et que tu dises que chacune [131d] des choses qui sont grandes, est grande par une partie de la grandeur plus petite que la grandeur elle-même, ne sera-ce pas une absurdité manifeste ? — Sans doute. — Eh quoi ! un objet quelconque qui ne participerait que d’une petite partie de l’égalité, pourrait-il par cette petite chose, moindre que l’égalité elle-même, être égal à une autre chose ? — C’est impossible. — Si quelqu’un de nous avait en lui une partie de la petitesse, comme la petitesse elle-même sera naturellement plus grande que sa partie ; ce qui est le petit en soi ne serait-il pas plus grand, tandis que la chose à laquelle s’ajoute [131e] ce qu’on lui enlève, en sera plus petite et non plus grande qu’auparavant ? — C’est impossible, reprit Socrate. — Mais enfin, Socrate, de quelle manière veux-tu que les choses participent des idées, puisqu’elles ne peuvent participer ni de leurs parties ni de leur totalité ? — Par Jupiter, répondit Socrate, cette question ne me paraît pas facile à résoudre. — Que penseras-tu maintenant de ceci ? — Voyons. [132a] — Si je ne me trompe, toute idée te paraît être une, par cette raison : lorsque plusieurs objets te paraissent grands, si tu les regardes tous à la fois, il te semble qu’il y a en tous un seul et même caractère, d’où tu infères que la grandeur est une. — C’est vrai, dit Socrate. — Mais quoi ! si tu embrasses à la fois dans ta pensée la grandeur elle-même avec les objets grands, ne vois- tu pas apparaître encore une autre grandeur avec un seul et même caractère qui fait que toutes ces choses paraissent grandes ? — Il semble. — Ainsi, au-dessus de la grandeur et des objets qui en participent, il s’élève une autre idée [132b] de grandeur ; et au-dessus de tout cela ensemble une autre idée encore, qui fait que tout cela est grand, et tu n’auras plus dans chaque idée une unité, mais une multitude infinie. — Mais, Parménide, reprit Socrate, peut-être chacune de ces idées n’est-elle qu’une pensée qui ne peut exister ailleurs que dans l’âme. Dans ce cas, chaque idée serait une et indivisible, et tu ne pourrais plus lui appliquer ce que tu viens de dire. — Comment ! chaque pensée serait-elle une, sans que ce fût la pensée de rien ? — C’est impossible. — Ce serait donc la pensée de quelque chose ? — Oui. [132c] — De quelque chose qui est, ou qui n’est pas ? — De quelque chose qui est. — N’est-ce pas la pensée d’une certaine chose une que cette même pensée pense d’une multitude de choses comme une forme qui leur est commune ? — Oui. — Mais ce qui est ainsi pensé comme étant un, ne serait-ce pas précisément l’idée toujours une et identique à elle-même dans toutes choses ? — Cela paraît évident. — Eh bien donc, dit Parménide, si, comme tu le prétends, les choses en général participent des idées, n’est-il pas, nécessaire d’admettre ou que toute chose est faite de pensées et que tout pense, ou bien que tout, quoique pensée, ne pense pas ? — Mais cela n’a pas de sens, Parménide ! [132d] Voici plutôt ce qui en est selon moi : Les idées sont naturellement comme des modèles ; les autres objets leur ressemblent et sont des copies, et par la participation des choses aux idées il ne faut entendre que la ressemblance. — Lors donc, reprit Parménide, qu’une chose ressemble à l’idée, est-il possible que cette idée ne soit pas semblable à sa copie dans la mesure même où celle-ci lui ressemble ? Ou y a-t-il quelque moyen de faire que le semblable ressemble au dissemblable ? — Il n’y en a point. — N’est-il pas de toute nécessité que le semblable participe [132e] de la même idée que son semblable ? — Oui. — Et ce par quoi les semblables deviennent semblables en y participant, n’est-ce pas cette idée ? — Assurément. — Il est donc impossible qu’une chose soit semblable à l’idée ni l’idée à une autre chose ; sinon, au-dessus de l’idée il s’élèvera encore une autre idée, [133a] et si celle-ci à son tour ressemble à quelque chose, une autre idée encore, et toujours il arrivera une nouvelle idée, s’il arrive toujours que l’idée ressemble à ce qui participe d’elle. — Tu as raison. — Ce n’est donc pas par la ressemblance que les choses participent des idées, et il faut chercher un autre mode de participation. — Il semble. — Tu vois donc, Socrate, dans quelles difficultés on tombe lorsqu’on établit des idées existant par elles-mêmes. — Je le vois. — Sache bien pourtant que tu n’as pas touché encore, pour ainsi dire, [133b] toute la difficulté qu’il y a à établir pour chaque être une idée différente. — Comment donc ! reprit Socrate. — Parmi bien d’autres difficultés, voici la plus grande : si quelqu’un disait que les idées ne pourraient pas être connues si elles étaient telles qu’elles doivent être suivant nous, on ne pourrait lui prouver qu’il se trompe, à moins qu’il n’eût beaucoup d’expérience de ces sortes de discussions, qu’il ne fût pas mal doué de la nature, et qu’il ne consentît à suivre celui qui se serait chargé de prouver ce qu’il conteste, dans des argumentations très diverses et tirées de fort loin ; [133c] autrement, on ne pourrait réfuter celui qui nierait que les idées pussent être connues. — Pourquoi donc, Parménide ? demanda Socrate. — Parce que toi et tous ceux qui attribuent à chaque chose particulière une certaine essence existant en soi, vous conviendrez d’abord, si je ne me trompe, qu’aucune de ces essences n’est en nous. — En effet, reprit Socrate, comment alors pourrait-elle exister en soi ? — Tu as raison. Ainsi, celles des idées qui sont ce qu’elles sont par leurs rapports réciproques, tiennent leur essence de leurs rapports les unes avec les autres, et non de leurs rapports avec les copies qui s’en trouvent auprès [133d] de nous, ou comme on voudra appeler ce dont nous participons et recevons par là tel ou tel nom (15) ; et, à leur tour, les copies qui ont les mêmes noms que les idées existent. par leurs rapports entre elles, et non avec les idées qui portent ces noms. — Comment entends-tu cela ? reprit Socrate. — Supposé que quelqu’un d’entre nous soit le maître ou l’esclave d’un autre, il ne sera pas l’esclave [133e] du maître en soi ou de l’idée du maître, ni le maître de l’esclave en soi ; homme, il sera le maître ou l’esclave d’un homme. De même, c’est la domination en soi qui est la domination par rapport à l’esclavage en soi, et l’esclavage en soi par rapport à la domination en soi. Ce qui est en nous ne se rapporte pas aux idées, ni les idées à nous ; mais, je le répète, les idées se rapportent les unes aux autres, [134a] et les choses sensibles les unes aux autres. Comprends-tu ce que je dis ? — Parfaitement, reprit Socrate. — La science en soi est donc la science de la vérité en soi ? — Oui. — Chaque science en soi serait donc aussi la science d’un être en soi ? — Oui. — Et la science qui est parmi nous ne sera-t-elle pas la science de la vérité qui est parmi nous ? Et, par conséquent, chacune des sciences qui sont parmi nous [134b] ne serait-elle pas la science d’une des choses qui existent parmi nous ? — Nécessairement. — Mais, tu conviens que nous ne possédons pas les idées elles-mêmes, et qu’elles ne peuvent pas être parmi nous. — Oui. — Or, n’est-ce pas seulement par l’idée de la science qu’on connaît les idées en elles-mêmes ? — Oui. — Et cette idée de la science, nous ne la possédons pas ? — Non. — Donc, nous ne connaissons aucune idée, puisque nous n’avons pas part à la science en soi. — Il semble. — Donc, nous ne connaissons ni le beau en soi, [134c] ni le bon en soi, ni aucune de ces choses que nous reconnaissons comme des idées existant par elles-mêmes. — J’en ai peur. — Mais voici quelque chose de plus grave encore. — Quoi donc ? — M’accorderas - tu que s’il y a une science en soi, elle doit être beaucoup plus exacte et plus parfaite que la science qui est en nous ? De même pour la beauté et pour tout le reste. — Oui. — Et si jamais un être peut posséder la science en soi, ne penseras-tu pas que c’est à Dieu seul, et à nul autre, que peut appartenir la science parfaite ? — Nécessairement. [134d] — Mais Dieu possédant la science en soi, pourra-t-il connaître ce qui est en nous ? — Pourquoi pas ? — Parce que nous sommes convenus, Socrate, reprit Parménide, que les idées ne se rapportent pas à ce qui est parmi nous, ni ce qui est parmi nous aux ; idées, mais les idées à elles-mêmes, et ce qui est parmi nous à ce qui est parmi nous. — Nous en sommes convenus. — Si donc la domination et la science parfaite appartienne aux dieux, leur domination ne s’exercera jamais sur nous, [134e] et leur science ne nous connaîtra jamais, ni nous, ni rien de ce qui nous appartient ; mais, de même que l’empire que nous possédons parmi nous ne nous donne aucun empire sur les dieux, et que notre science ne connaît rien des choses divines, de même et par la même raison ils ne peuvent, tout dieux qu’ils sont, ni être nos maîtres, ni connaître les choses humaines. —

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