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Extraits d’une lettre de Trotsky sur la révolution espagnole

mardi 14 juillet 2009, par Robert Paris

Depuis le début de la révolution espagnole, je me suis trouvé en contact très étroit avec un certain nombre de militants, en particulier avec Andres Nin. Nous avons échangé des centaines de lettres. Ce n’est qu’après l’expérience d’un certain nombre de mois que j’en suis venu à la conclusion que Nin, honnête et dévoué à la cause, n’est pas un marxiste, mais un centriste, dans le meilleur des cas, un Martov espagnol, c’est-à-dire, un menchevik de gauche. Pivert ne distingue pas, dans la révolution, la politique du menchevisme de la politique du bolchevisme.

Les dirigeants du POUM n’ont pas un seul jour prétendu à jouer un rôle indépendant, ils ont tout fait pour rester dans le rôle de bons amis et conseillers de "gauche" des dirigeants des organisations de masse. Cette politique, qui découle de l’absence de confiance en soi et en ses idées, a voué le POUM à la duplicité, à des déclarations erronées, à des oscillations continuelles en contradiction nette avec l’amplitude de la lutte des classes. La mobilisation de l’avant-garde contre la réaction et ses laquais abjects, y compris les anarcho-bureaucrates, a été remplacée par des homélies quasi-révolutionnaires adressées aux dirigeants traîtres par les dirigeants du POUM, déclarant, en guise d’auto-justification que les "masses" ne comprendrait pas une autre politique, plus résolue. Le centrisme de gauche, surtout dans des conditions révolutionnaires, est toujours prêt à adopter, en parole, le programme de la révolution socialiste, et n’est pas avare de phrases sonores. Mais la maladie mortelle du centrisme est de n’être pas capable de tirer de ses conceptions générales des conclusions, tactiques et organisationnelles, courageuses. Celles-ci lui semblent toujours être "prématurées", "l’opinion des masses doit être préparée" (par le biais d’équivoques, de duplicité, de diplomatie, etc.) et, en outre, il craint de briser ses relations amicales habituelles avec ses amis à sa droite, il "respecte" les opinions personnelles, et c’est pourquoi il assène tous ses coups... à la gauche, s’efforçant ainsi d’élever son prestige aux yeux de l’opinion publique "sérieuse".
Telle est aussi la psychologie politique de Marceau Pivert. Il ne comprend absolument pas qu’une manière impitoyable de poser les questions fondamentales et une féroce polémique contre les fluctuations ne sont que la nécessaire réflexion idéologique et pédagogique de l’implacable et cruel caractère de la lutte des classes de notre temps. Pour lui, il semble que c’est du "sectarisme", manque de respect de la personnalité des autres, etc. autrement dit, il reste entièrement sur le terrain de la petite bourgeoisie moralisatrice. Est-ce que ce sont de "graves différences" ? Oui, je ne peux pas imaginer plus graves différences à l’intérieur du mouvement ouvrier. Avec Blum et Cie et nous n’avons pas de "différences" : il nous nous trouvons simplement sur les côtés opposés de la barricade.
La cause de la défaite en Espagne

A la suite de tous les opportunistes et centristes, Marceau Pivert explique la défaite du prolétariat espagnol par le mauvais comportement des français, de l’impérialisme britannique et de la clique bonapartiste du Kremlin. C’est tout simplement dire qu’une révolution victorieuse est, partout et toujours, impossible. On ne peut pas attendre, ni demander, un mouvement de plus grande portée, une plus grande endurance, plus l’héroïsme de la part des travailleurs que ce que nous avons pu observer en Espagne. Les impérialistes "démocrates" et les cohues de mercenaires de la Deuxième et la Troisième Internationale se comporteront toujours comme ils l’ont fait vis-à-vis de la révolution espagnole. Que peut-on espérer ? Est criminel celui qui, au lieu d’analyser la politique banqueroutière des organisations révolutionnaires ou quasi- révolutionnaires, invoque l’ignominie de la bourgeoisie et ses laquais. C’est précisément contre eux qu’une bonne politique est nécessaire !

Dans la tragédie espagnole une énorme responsabilité revient au POUM. J’ai d’autant plus le droit de le dire que dans mes lettres à Andres Nin, depuis 1931, j’ai prédit les conséquences inévitables de la politique désastreuse du centrisme. Par leurs formules "gauches" les dirigeants du POUM créaient l’illusion qu’un parti révolutionnaire existait en Espagne, et ont empêché l’apparition de tendances véritablement prolétariennes et intransigeantes. Dans le même temps, de par leur politique d’adaptation à toutes les formes du réformisme, ils ont été les meilleurs auxiliaires des traîtres anarchistes, socialistes et communistes. L’honnêteté personnelle et l’héroïsme de nombreux travailleurs du POUM provoquent naturellement notre sympathie, contre la réaction et les gangs staliniens, nous sommes prêts à les défendre au maximum. Mais est de peu de valeur ce révolutionnaire, qui, sous l’influence de considérations sentimentales, est incapable d’examiner objectivement la véritable position d’un parti donné. Le POUM a toujours cherché la ligne de moindre résistance, il a temporisé, éludé, joué à cache-cache avec la révolution. Il a commencé par essayer de se retrancher en Catalogne, en fermant les yeux sur les rapports de forces en Espagne. En Catalogne, les principales positions de la classe ouvrière ont été occupées par les anarchistes, le POUM a commencé par ignorer le danger stalinien (en dépit de toutes les mises en garde !) Et s’est mis au diapason de la bureaucratie anarchiste. Afin de ne pas se créer de difficultés "superflues", les dirigeants du POUM ont fermé les yeux sur le fait que les anarcho-bureaucrates ne valaient pas du tout mieux que tous les autres réformistes, qu’ils ont couverts avec une autre phraséologie. Le POUM s’est abstenu de pénétrer le milieu de la Confédération nationale du travail [CNT] afin de ne pas perturber les relations avec les sommets de cette organisation et afin de conserver la possibilité de rester vis-à-vis d’eux dans un rôle de conseiller. Telle était la position de Martov. Mais Martov, que cela soit dit pour sa défense, a su comment éviter une erreur aussi primaire et honteuse que la participation dans le gouvernement catalan ! Pour passer ouvertement et solennellement du camp du prolétariat au camp de la bourgeoisie ! Marceau Pivert ferme les yeux sur ces "détails". Pour les travailleurs qui, pendant la révolution, dirigent toute la force de leur haine de classe contre la bourgeoisie, la participation d’un leader "révolutionnaire" à un gouvernement bourgeois est un fait de grande importance : elle les démoralise et les désoriente. Et ce fait ne tombe pas du ciel. Il est directement lié à la politique du POUM. Les dirigeants du POUM ont parlé avec beaucoup d’éloquence des avantages de la révolution socialiste sur la révolution bourgeoise, mais ils n’ont rien fait de sérieux pour préparer cette révolution socialiste, dont la préparation ne peut consister qu’en une impitoyable, audacieuse et implacable mobilisation des travailleurs anarchistes, socialistes et communistes contre leurs dirigeants traîtres. Il est nécessaire de ne pas avoir peur de se séparer de ces dirigeants, de se transformer en une "secte" pendant les premiers jours, même si elle est persécutée par tous, il est nécessaire de proposer des slogans exacts et clairs, et de prédire le lendemain et, en se fondant sur les événements, de discréditer les dirigeants officiels et de les chasser de leurs positions. Au cours de huit mois, les bolcheviks, du petit groupe qui ils étaient, sont devenus une force décisive. L’énergie et l’héroïsme du prolétariat espagnol a donné au POUM plusieurs années pour se préparer. Le POUM a eu en deux ou trois occasions le temps de sortir de ses langes et de devenir un adulte. S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas la faute des impérialistes "démocratiques", et des bureaucrates de Moscou, mais le résultat d’une cause interne : ses propres dirigeants ne savaient pas où aller et quels chemins prendre.

Une énorme responsabilité historique incombe au POUM. Si le POUM n’avait pas marché à la suite des anarchistes et qu’il n’avait pas fraternisé avec le "Front populaire", s’il avait mené une politique d’intransigeance révolutionnaire, alors, au moment de l’insurrection de Mai 1937 et probablement beaucoup plus tôt, il se serait naturellement trouver en charge à la tête des masses, et aurait assuré la victoire. Mais le POUM n’était pas un parti révolutionnaire, mais un parti centriste porté par la vague de la révolution. Ce n’est pas du tout la même chose. Marceau Pivert ne comprend pas cela, même aujourd’hui, car il est lui-même un centriste jusqu’à la moelle de ses os.
Le jeu de cache-cache.

Il semble à Marceau Pivert qu’il a compris les conditions et les leçons de juin 36. Mais il ne les a pas comprises, et son incompréhension se manifeste de la façon la plus claire dans la question du P.O.U.M. Martov traversa la révolution de 1905 sans profiter de ses leçons : il le montra lors de la révolution de 1917. Andrès Nin écrivit des dizaines de fois - et tout à fait sincèrement qu’il était « en principe » d’accord avec nous, mais en désaccord quant à la « tactique » et au « rythme » : il n’a d’ailleurs, hélas, jusqu’à sa mort, jamais trouvé la possibilité de dire une seule fois clairement et précisément sur quoi exactement il était d’accord et sur quoi il ne l’était pas. Pourquoi ? Parce qu’il ne se le disait pas à lui-même [3].

Marceau Pivert dit dans sa lettre que sa seule divergence avec nous est dans l’appréciation du « rythme », et lui-même mentionne en outre une divergence analogue en 1935. Mais précisément, quelques mois plus tard, en juin 1936, se sont déroulés de grands événements qui révélèrent complètement quelle était l’erreur de Pivert dans la question du rythme. Pivert se trouva pris à l’improviste par ces événements car, en dépit de tout, il continuait à rester un ami de « gauche » auprès de Léon Blum, c’est-à-dire auprès du pire agent de l’ennemi de classe [4]. Le rythme des événements ne s’adapte pas au rythme de l’indécision centriste. D’autre part, les centristes couvrent toujours leur désaccord avec la politique révolutionnaire en invoquant le « rythme », la « forme » ou le « ton ». Vous pouvez retrouver cette manière centriste de jouer à cache-cache avec les faits et les idées dans toute l’histoire du mouvement révolutionnaire.

Concernant le problème de la Révolution espagnole, le problème le plus important de ces dernières années, la IV° Internationale a donné à chaque étape une analyse marxiste de la situation, une critique de la politique des organisations ouvrières (surtout du P.O.U.M.) et un pronostic. Pivert a-t-il fait une seule tentative pour soumettre notre appréciation à sa critique, pour opposer son analyse à la nôtre ? Jamais ! C’est une chose que les centristes ne font jamais. Ils craignent d’instinct toute analyse scientifique. Ils vivent d’impressions générales et de corrections imprécises aux conceptions d’autrui. Craignant de s’engager eux-mêmes, ils jouent à cache-cache avec le processus historique.

Je n’ai pas la moindre intention de présenter à votre parti des exigences extraordinaires : il vient seulement de se séparer de la social-démocratie, il n’a connu aucune autre école. Mais il s’en est séparé sur la gauche, dans une période de profonde crise et cela lui ouvre de sérieuses possibilités de développement révolutionnaire. C’est de là que je pars : sinon je n’aurais pas eu la raison de m’adresser à Marceau Pivert dans une lettre à laquelle il a, hélas, répondu en continuant de jouer à cache-cache. Marceau Pivert ne se rend pas compte de la véritable situation de votre parti, il écrit qu’en septembre, lors de la crise internationale, le parti s’est trouvé à la hauteur. Je souhaite de tout cœur que cette appréciation fût exacte. Mais aujourd’hui elle me semble trop rapide [5]. Il n’y a pas eu la guerre. Les masses ne se sont pas trouvées devant le fait accompli. La peur de la guerre dominait dans la classe ouvrière et parmi les petits bourgeois. C’est à ces idées d’avant-guerre que votre parti a donné un expression dans les mots d’ordre abstraits de l’internationalisme. Mais n’oubliez pas qu’en la social­démocratie allemande et le parti socialiste français se maintinrent très internationalistes, très « intransigeants » jusqu’au moment où éclata le premier coup de canon. Le Vorwaerts changea si brusquement sa position, le 4 août, que Lénine se demanda si ce n’était pas un faux de l’Etat-major allemand. Bien entendu, on doit saluer le fait que votre parti, en septembre, n’est pas entré dans la voie du chauvinisme. Mais ce n’est encore qu’un mérite négatif. Affirmer que votre parti a passé un examen d’internationalisme révolutionnaire, c’est se contenter de trop peu, c’est ne pas prévoir l’offensive enragée qui surviendra, en cas de guerre, de la part de l’opinion publique bourgeoise, y compris son agence social-patriote et communo-chauvine. Pour préparer le parti à une telle épreuve, il faut dès maintenant polir et repolir sa conscience, tremper son intransigeance, aller jusqu’au bout de toutes les idées, ne pas faire grâce aux amis perfides. En premier lieu, il faut rompre avec les francs-maçons (qui sont tous des patriotes) et les pacifistes du genre de Maxton et se tourner vers la IV° Internationale - non pour se mettre dès maintenant sous son drapeau, personne ne vous le demande, mais pour s’expliquer honnêtement avec elle sur les problèmes fondamentaux de la révolution prolétarienne.

C’est précisément en raison de l’approche de la guerre que la réaction mondiale et surtout son agence staliniste attribuent tous les maux au « trotskysme » et dirigent contre lui leurs principaux coups. D’autres reçoivent quelques horions en passant, se faisant traiter aussi de « trotskystes ». Ce n’est pas par hasard. Les groupements politiques se polarisent. Le « trotskysme », c’est, pour la réaction et ses agents, la menace internationale de la révolution socialiste. Dans ces conditions, les centristes de toutes nuances, effrayés par la pression croissante de la réaction « démocratique » staliniste, jurent à chaque pas : « Nous ne sommes pas trotskystes », « Nous sommes contre la IV° Internationale », « Nous ne sommes pas si mauvais que vous le croyez ». C’est jouer à cache-cache. Mon cher Guérin, il faut en finir avec ce jeu indigne !
Sensibilité personnelle et intransigeance idéologique.

Pivert déclare d’un ton assez hautain que lui est ses amis - évidemment à la différence de nous, les pécheurs - sont étrangers aux considérations de caractère personnel et de tendance. Ces paroles ne sont-elles pas étonnantes ? Comment peut-on placer sur le même plan des considérations de caractère personnel et principiel (« de tendance ») ? Les préoccupations et les griefs jouent un très grand rôle chez tous les centristes, orgueilleux et ombrageux, parce que manquant d’assurance. Mais les considérations « de tendance », c’est le souci du programme politique, de la méthode, du drapeau. Comment peut-on dire que l’intransigeance idéologique est « indigne » de notre époque, alors que celle-ci, plus qu’aucun autre, exige de la clarté, de l’audace et de l’intransigeance ?

Dans la franc-maçonnerie se réunissent des gens de différents partis, avec des intérêts différents et avec des fins personnelles différentes. Tout l’art de la direction de la franc-maçonnerie consiste à neutraliser les tendances divergentes et à aplanir les contradictions entre les groupes et les cliques (dans l’intérêt de la « démocratie » et de « l’humanité », c’est-à-dire de la classe dominante). On s’habitue ainsi à parler à haute voix de tout, sauf de l’essentiel. Cette morale fausse, hypocrite, frelatée, imprègne en France, directement ou indirectement, la majorité des chefs ouvriers officiels. Marceau Pivert lui-même est pénétré de l’influence de cette morale.

Il lui semble que nommer à haute voix un fait désagréable, c’est une inconvenance. Nous, nous jugeons criminel de taire les faits qui ont une importance pour la lutte de classe du prolétariat. C’est là la différence fondamentale de notre morale.

Pouvez-vous, Guérin, répondre clairement et franchement aux ouvriers ? Qu’est-ce qui lie Pivert à la maçonnerie ? Je vous le dis : c’est ce qui le sépare de la IV° Internationale, c’est-à-dire l’indécision sentimentale petite-bourgeoise, la dépendance à l’égard de l’opinion publique officielle. Si quelqu’un me déclare qu’il est matérialiste et qu’en même temps il se rende à la messe le dimanche, je dis que son matérialisme est faux. Il peut bien crier que je suis intolérant, que je manque de tact, que j’attente à sa « personnalité », etc., cela ne m’émeut pas. Combiner le socialisme révolutionnaire à la franc-maçonnerie est aussi inconcevable que combiner la matérialisme au catholicisme. Le révolutionnaire ne peut avoir politiquement deux domiciles : l’un avec la bourgeoisie, pour l’âme, l’autre avec les ouvriers, pour la politique courante. La duplicité est incompatible avec le révolutionnaire prolétarien. Excluant toute stabilité interne, la duplicité engendre la sensibilité, la susceptibilité, la timidité intellectuelle. A bas la duplicité, Guérin !
Le sectarisme.

Quand Marceau Pivert parle de notre « sectarisme » (nous ne nions pas la présence de tendances sectaires dans nos rangs et nous luttons contre elles) et de notre isolement des masses, il démontre de nouveau son incompréhension de l’époque présente et de son propre rôle dans celle-ci. Oui, nous sommes encore isolés des masses. Par qui ou par quoi ? Par les organisateurs du réformisme, du stalinisme, du patriotisme, du pacifisme et par les groupements centristes intermédiaires de tout genre dans lesquels s’exprime .- parfois sous une forme extrêmement indirecte et complexe - le réflexe d’autodéfense du capitalisme expirant. Marceau Pivert, tout en empêchant un groupe déterminé d’ouvriers de pousser leurs idées jusqu’au bout et tout en isolant ainsi ces ouvriers du marxisme, nous reproche d’être isolés des masses. L’un de ces « isolateurs », c’est le centrisme ; un élément actif de ces isolateurs, c’est Pivert. Notre tâche consiste précisément à écarter ces isolateurs, convaincre les uns et les conquérir à la cause de la révolution, et anéantir les autres. Pivert s’effraie tout simplement de l’isolement des révolutionnaires pour pouvoir rester tout près des pacifistes, des confusionnistes et des francs-maçons, remettre à un avenir indéterminé les questions sérieuses, invoquer le « rythme » incorrect et le mauvais « ton » - en un mot, faire obstacle à la conjonction du mouvement ouvrier et du mouvement révolutionnaire.

Marceau Pivert apprécie peu nos cadres parce qu’il n’a pas compris le fond des questions actuellement à l’ordre du jour. Il lui semble que nous passons notre temps à couper des cheveux en quatre. Il se trompe profondément. De même que le chirurgien doit apprendre à distinguer chaque tissu, chaque nerf pour manier correctement le bistouri, de même le militant révolutionnaire doit examiner soigneusement et minutieusement toutes les questions et en tirer les dernières conclusions. Marceau Pivert voit le sectarisme là où il n’est pas. Il est remarquable que tous les véritables sectaires, du genre de Sneevliet, Vereecken, etc., gravitent autour du bureau de Londres, du P.O.U.M., de Marceau Pivert. La raison en est simple : le sectarisme est un opportunisme qui craint son propre opportunisme. D’autre part, l’amplitude des oscillations du centriste va du sectarisme à l’opportunisme. D’où leur attraction réciproque. Le centriste ne peut être à leur tête que pour un bref moment passager. Seul le marxiste révolutionnaire est capable de se frayer un chemin vers les masses.
La IV° Internationale.

Vous répétez les vieilles phrases, suivant lesquelles il faut d’abord « convaincre les masses » de la nécessité de la IV° Internationale et qu’ensuite seulement il faut la proclamer. Cette opposition n’a rien de réel, rien de sérieux, n’a aucun véritable contenu. Les révolutionnaires qui sont pour un programme déterminé et pour un drapeau déterminé se rassemblent à l’échelle internationale pour lutter pour la conquête des masses. C’est précisément ce que nous avons fait. Nous éduquerons les masses par l’expérience du mouvement. Vous voulez les éduquer « préalablement ». Comment ? Par l’alliance avec le laquais impérialiste Maxton ou avec le prêtre centriste Fenner Brockway ou avec les amis francs-maçons ? Pensez-vous sérieusement que ce public-là éduquera les masses pour la IV° Internationale ? Je ne puis que rire amèrement. Le bien connu Jakob Walcher, vulgaire social-démocrate, enseigna longtemps à Marceau Pivert que, pour la IV° Internationale, « il n’était pas encore temps », et maintenant il s’apprête à passer dans la II° Internationale, où il a d’ailleurs sa place. Quand les opportunistes invoquent le fait que la masse n’est pas mûre, ce n’est d’ordinaire que pour masquer leur immaturité à eux. Toute la masse ne sera jamais mûre sous le capitalisme. Les différentes couches de la masse mûrissent à différents moments. La lutte pour la « maturation » de la masse commence avec une minorité, avec une « secte », avec une avant­-garde. Il n’y a et ne peut y avoir d’autre voie dans l’histoire.

Sans avoir de doctrine, de tradition révolutionnaire, de programme clair, de masses, vous n’avez pas craint de proclamer un nouveau parti. De quel droit ? Evidemment, vous croyez que vos idées vous donnent le droit à la conquête des masses’ n’est-ce pas ? Pourquoi donc vous refusez-vous à appliquer le même critère à l’Internationale ? Uniquement parce que vous ne savez pas vous élever jusqu’au point de vue international. Un parti national (même si c’est sous la forme d’une organisation initiatrice) est pour vous une nécessité vitale, mais un parti international, cela ressemble à un luxe, et cela peut attendre. C’est mal, Guérin, fort mal !
Pour une fusion honnête.

Marceau Pivert propose, au lieu de la fusion des organisations, un « Front unique ». Cela a un air solennel, mais ne contient pas grand­-chose. Un Front unique a un sens quand il s’agit d’organisations de masses. Mais ce n’est pas le cas. Avec l’existence séparée des organisations, des accords épisodiques en telles ou telles occasions sont, assurément, inévitables. Ici, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas des cas isolés, mais toute la politique. La tâche centrale est le travail à l’intérieur des syndicats, la pénétration dans les partis socialiste et communiste. Cette tâche ne peut se résoudre par un Front unique, c’est-à-dire par le jeu diplomatique de deux faibles organisations. Il faut une concentration des forces sur un programme déterminé pour pénétrer avec des forces unies dans les masses. Autrement on perd tout le « rythme ». Il reste très, très peu de temps.

A la différence de Pivert, vous estimez personnellement que la fusion est possible et nécessaire mais, ajoutez-vous, à la condition que ce soit une fusion loyale, honnête. Qu’entendez-vous par là ? La renonciation à la critique ? La rémission réciproque des péchés ? Notre section française mène avec un programme déterminé et avec des méthodes déterminées la lutte pour ses conceptions. Elle est prête à lutter en commun avec vous pour ces conceptions : elle est prête à lutter dans vos rangs pour ses idées, par les méthodes qu’assure toute organisation prolétarienne saine. C’est cela que nous considérons comme une unité honnête.

Qu’est-ce que Pivert entend par unité honnête ? « Ne touchez pas à ma franc-maçonnerie, c’est mon affaire personnelle », « Ne touchez pas à mon amitié avec Maxton ou avec Fenner Brockway ». Permettez : la franc-maçonnerie est une organisation de l’ennemi de classe. Maxton est un laquais pacifiste de l’impérialisme [6]. Comment peut-on ne pas lutter contre eux ? Comment peut-on ne pas l’expliquer à tous les membres du parti que l’amitié politique avec ces messieurs, c’est une porte ouverte à la trahison ? Cependant, notre critique de Maxton semble à Pivert déloyale ou... « sectaire ». Pourquoi ces soucis superflus ? Il faut vivre et laisser vivre les autres , Dans la question de la loyauté politique, nous avons des critères différents - pour ne pas dire opposés de ceux de Marceau Pivert. Il faut le reconnaître ouvertement.

Quand j’ai écrit à Pivert, je ne me faisais pas de grandes illusions, mais je ne renonçais pas à l’espoir d’un rapprochement avec lui. La réponse de Pivert m’a montré que nous avons affaire avec lui à un centriste organique qui, sous l’influence des événements révolutionnaires se déplacera plutôt vers la droite que vers la gauche. Je serais heureux de me tromper. Mais, à l’étape actuelle, je ne puis me permettre un jugement optimiste.

Quelle est la conclusion, me demandez-vous ? Je n’identifie pas Pivert à votre jeune organisation. La fusion avec elle me semble possible. La technique de la fusion ne dépend pas de moi : c’est l’affaire des camarades qui travaillent sur place. Je suis pour une fusion honnête dans le sens indiqué plus haut : poser clairement et franchement devant tous les membres des deux organisations toutes les questions de la politique révolutionnaire. Personne n’a le droit de faire serment de sa sincérité et d’accuser l’esprit chicanier de l’adversaire. Il s’agit du sort du prolétariat. Il ne s’agit pas de s’appuyer sur les bons sentiments d’individus isolés, mais sur la politique conséquente d’un parti. Si on allait jusqu’à la fusion, ce que je veux espérer, et si la fusion ouvrait une discussion sérieuse, je vous prierais de considérer ma lettre comme une contribution venue de loin à cette discussion [7].

Coyoacan D. F. 10 mars 1939.

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