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Grèce antique : la philosophie de Zénon d’Elée et de Socrate

samedi 6 décembre 2014, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

Socrate n’a pas écrit de textes et on ne connaît ses idées que par les écrits de ses amis ou de ses proches.

Qu’est-ce que la science demande Socrate, conversant directement avec le géomètre Théodore et Théétète (rapporté par Platon dans « Théétère »)

« C’est précisément cela qui cause mon embarras et je n’arrive pas à concevoir par moi-même assez clairement ce que peut bien être la science. (…) Vous dites que tout se meut et tout s’écoule. (…) Donc nous avons distingué deux formes du mouvement : déplacement et changement. (…) Mais on ne peut pas tabler qu’il y ait déplacement sans altération. (…) Donc la chose se dérobe toujours puisqu’on a dit qu’elle s’écoule sans cesse et change donc sans cesse. (…) Dès lors, on ne peut pas dire que la sensation est science. (…) Ce n’est point dans les impressions des sens que réside la science, mais dans le raisonnement sur les impressions. (…) Lors donc que, s’étant rendu possesseur d’une science, on l’a enfermée dans l’enclos, on peut dire que l’on a appris ou trouvé la chose dont est faite sa science (…) Nous disons que quand on transmet ses connaissances, on enseigne ; que quand on les reçoit, on apprend ; et que quand on les a, qu’on les possède comme les oiseaux dans un colombier, on sait. (…) Si l’on est depuis longtemps possesseur de sciences qu’on a apprises et qu’on sait, on peut rapprendre à nouveau ces mêmes sciences, en ressaisissant la science chaque objet, qu’on avait en sa possession, mais qu’on n’avait pas présente à la pensée. (…) Celui qui ne peut donner ni recevoir l’explication rationnelle d’une chose reste dans l’ignorance au sujet de cette chose. Si à l’opinion juste sur la chose justement examinée, il joint cette explication, il possède la science parfaite. (…) Quelle science pourrait-il y avoir en dehors de la raison ? »

Qu’est-ce qu’un philosophe pour Socrate ? (conversant avec le géomètre Théodore et Théétète et rapporté par Platon dans « Théétère »)

« Des philosophes, il faut dire d’abord que, dès leur jeunesse, ils ne connaissent pas quel chemin conduit à l’agora, ni où se trouvent le tribunal, la salle du conseil ou toute autre salle de réunion publique. Ils n’ont ni yeux, ni oreilles pour les lois et les décrets proclamés ou écrits. (…) Est-il arrivé quelque bonheur ou quelque malheur à l’Etat, (…), le philosophe n’en a pas plus connaissance que du nombre de gouttes d’eau de la mer. Il ne sait même pas qu’il ignore tout cela (…) c’est que son corps seul est présent et séjourne dans la ville, tandis que sa pensée, considérant tout cela avec dédain comme des choses mesquines et sans valeur, promène partout son vol (…) scrutant de toutes les façons la nature (…) Voilà donc, ami, comme je le disais en commençant, ce qu’est notre philosophe dans les rapports privés et publics qu’il a avec ses semblables. Quand il est forcé de discuter dans un tribunal ou quelque part ailleurs (…) sa terrible gaucherie le fait passe pour un imbécile. Dans les assauts d’injures, il ne peut tirer de son cru aucune injure contre personne. (…) Quand les gens se louent et se vantent, comme on le voit rire, mais tout de bon, on le prend pour un niais. Entend-il faire l’éloge d’un tyran ou d’un roi, il s’imagine entendre exalter le bonheur de quelque pâtre, porcher, berger ou vacher, qui tire beaucoup de lait de son troupeau. (…) Entend-il parler d’un homme qui possède une très grande surface de terres comme d’un homme prodigieusement riche, il trouve que c’est très peu de chose, habitué qu’il est à considérer sienne la terre entière. Quant à ceux qui chantent la noblesse et disent qu’un homme est bien né parce qu’il peut prouver qu’il a sept aïeux riches, il pense que cet éloge vient de gens qui ont la vue basse et courte parce que, faute d’éducation, ils ne peuvent jamais fixer leurs yeux sur le genre humain tout entier, ni se rendre compte que chacun de nous a d’innombrables myriades d’aïeux et d’ancêtres, parmi lesquels des riches et des gueux, des rois et des esclaves, des barbares et des Grecs qui se sont succédé par milliers dans toutes les familles. Qu’on se glorifie d’une série de vingt-cinq ancêtres et qu’on fasse remonter son origine à Héraclès, fils d’Amphitryon, il ne voit là qu’une étrange petitesse d’esprit. (…) Dans toutes ces circonstances, le vulgaire se moque du philosophe, qui tantôt lui paraît dédaigneux, tantôt ignorant de ce qui est à ses pieds et embarrassé sur toutes choses. »

Introduction de l’œuvre de Platon, « Gorgias », par Monique Canto :

« Les interlocuteurs de Socrate, dont il démolit systématiquement l’hypocrisie sociale sont successivement Polos, Gorgias et Calliclès. (…)

Le rhéteur Gorgias était originaire de Léontium, en Sicile, une colonie grecque de Naxos. (…) Gorgias fameux à Athènes, devint synonyme de la bonne manière de parler en public. Les griefs de Socrate (…) ne portent pas tant sur les moyens rhétoriques dont Gorgias fait usage (…) que sur l’objectif de sa rhétorique : faire passer pour vrai ce qui ne l’est pas (…) La rhétorique ne s’intéresse pas à la vérité, elle se soucie seulement de l’apparence et du vraisemblable. (…)

Le rhéteur Polos nous est beaucoup moins connu que Gorgias. Il serait lui aussi originaire de Sicile. (…) Il serait l’auteur d’un « Art oratoire » (…) et d’un certain nombre de livres. (…) Ce traité de Polos sur l’art oratoire a dû avoir un certain succès, puisque Aristote semble en citer, au début de la « Métaphysique », un court extrait. (…) L’idéal de vie de Polos se laisserait définir comme la volonté d’être tout-puissant parmi les hommes, d’avoir du succès et de l’influence à n’importe quel prix, tout en voulant garder une certaine respectabilité et la réputation d’un homme de bien. (…) Le Polos du « Gorgias » est donc le représentant d’une forme d’hypocrisie sociale contre laquelle Socrate s’est battu avec une grande énergie.

Calliclès est un jeune homme doué, qui espère une carrière politique glorieuse, s’est plus ou moins associé à Alcibiade et n’a de sympathie pour le peuple qu’en tant qu’il est convaincu que le pouvoir politique, dans une démocratie comme Athènes, dépend directement des faveurs de la foule. (…) L’autre trait caractéristique est son attitude à l’égard de la philosophie : à la fois intérêt et défiance. Intérêt, parce que la philosophie peut servir comme instrument de pouvoir (…) Et hostilité à l’égard de la philosophie répandue dans les cercles politiques athéniens.

Le Socrate de « Gorgias » est l’une des évocations les plus poignantes que Platon ait données de son ancien maître. Tous les engagements forts qui ont pu guider son existence (le retrait à l’égard de la vie publique, le courage, sinon la violence, des critiques adressées aux valeurs de prestige athéniennes, la défense de la philosophie, l’énergie des convictions, la lucidité à l’égard du caractère impitoyable de la politique d’Athènes, la certitude de sa propre impuissance et la prescience de son tragique destin) sont, dans le « Gorgias », explicitement énoncés, soumis à la menace, mais l’un après l’autre justifiés et délibérément assumés par Socrate. (…)

Socrate se joue des valeurs de la Cité et des opinions politiques ordinaires qui sont exposées par Gorgias, Polos et Calliclès. Par rapport aux valeurs sociales de ces trois interlocuteurs, Socrate représente le véritable anticonformiste. A plusieurs reprises, il emploie des formules qui le mettent en position d’extériorité à l’égard de la Cité et du groupe formé par ses interlocuteurs : « Je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la Cité ».

Le contexte historique de la période de « Gorgias » :

Au départ, la richesse d’Athènes, comme celle de la Grèce, n’a pas été conquise par des guerres ni par la puissance d’un Etat. Il s’agit d’un territoire d’agriculteurs qui a trouvé sa place dans le commerce régional puis international, devenant ainsi de plus en plus riche, fondant des villes prospères d’artisans, de petits commerçants et de grands négociants. La richesse a développé les inégalités : propriétaire fonciers d’un côté prolétaires agricoles de l’autre, grands négociants et travailleurs des villes et des campagnes. Et, bien entendu, les esclaves… La richesse des villes a nécessité progressivement, pour les classes dirigeantes, la mise en place d’un Etat. Mais ce n’est encore achevé à l’époque de Socrate. Il n’y a même pas de police pour l’arrêter quand il est condamné. Cependant, la richesse d’Athènes résulte de plus en plus de l’exploitation de l’empire commercial et de l’exploitation des esclaves et des travailleurs et l’oppression commence à nécessiter un régime politique d’oppression. Athènes résout le problème en développant son impérialisme par un développement de son armée et par des conquêtes militaires… La fuite en avant du militarisme est rendue indispensable par le développement des contradictions sociales.

Une cinquantaine d’années séparent la fin des Guerres médiques (480 av. J.-C. environ) du début de la Guerre du Péloponnèse (430 av. J.-C. environ). Cette période, décrite par Thucydide, correspond dans les faits à l’âge d’or de la cité d’Athènes, période dont la figure principale reste Périclès, la cité marquant alors son hégémonie sur l’ensemble du monde grec. Celui-ci voit la montée progressive de l’impérialisme athénien : grâce à la puissance de sa flotte mise sur pied par Thémistocle, grâce à son armée et à ses murailles, Athènes impose sa mainmise sur ses alliés de la ligue de Délos, créée à l’origine pour combattre la menace de l’empire achéménide. La guerre oppose d’abord Athènes à Corinthe et Mégare. Sparte s’oppose à l’impérialisme athénien, ouvrant la guerre du Péloponnèse. Athènes tente de profiter de l’affaiblissement de Sparte, dû notamment à la révolte des Hilotes. Partout, Athènes feint d’intervenir pour mettre en place la démocratie mais la ville construit son empire commercial.

En -431, début de la guerre du Péloponnèse qui ouvre l’époque la plus mouvementée de l’histoire d’Athènes. Les révolutions se sont succédées en Grèce de -411 à -403.

En -429, mort de Périclès.

En -427, arrivée de Gorgias à Athènes. Elle coïncide avec une arrivée de rhéteurs chargés de justifier aux yeux du peuple la politique des classes dirigeantes. La rhétorique se pratique dans les assemblées du pouvoir auquel le peuple assiste.

Progressivement, l’impopularité d’Athènes grandit et son impérialisme est contesté en Grèce.

En -415, Alcibiade lance une offensive en Sicile qui se termine par un échec puis Alcibiade, jugé, passa dans le camp de Sparte.

En -406, Alicibiade étant à nouveau jugé et exilé, Socrate devient président du Conseil d’Athènes.

Athènes se reprend en un dernier sursaut, promettant la citoyenneté aux métèques et aux esclaves pour constituer une flotte qui bat Callicratidas à la Bataille des îles Arginuses. Ce succès est cependant terni par la mise à mort des stratèges victorieux (dont Périclès le Jeune et Thrasyle ). Athènes, dans un accès de colère, élimine donc elle-même ses meilleurs généraux.
C’est par réprobation des décisions que Socrate va se retirer définitivement de la vie politique publique.
Lysandre, remplaçant Callicratidas mort aux Arginuses, reprend le commandement de la flotte spartiate. La flotte athénienne, en position dans les Dardanelles afin de garantir la route du blé venant de Mer Noire, est surprise et écrasée à Aigos Potamos. Les dernières sources de ravitaillement d’Athènes disparaissent avec sa flotte. Athènes aux abois tente de résister encore : elle offre le droit de cité aux Samiens, derniers alliés fidèles, et consolide ses fortifications. Mais, soumise au blocus terrestre et maritime, accablée par la famine, elle doit capituler en 404.

La paix contraint Athènes à dissoudre la ligue de Délos, à détruire les Longs Murs et les fortifications du Pirée et à livrer sa flotte, sauf douze navires. Athènes entre dans la ligue du Péloponnèse et la démocratie est remplacée par la tyrannie des Trente.
Sous la tyrannie des Trente, qui dura huit mois, il fut interdit à Socrate d’enseigner. On lui intima l’ordre de procéder à l’arrestation d’un citoyen, Léon, qu’il considérait comme innocent. Il refusa de se soumettre à cet acte inique. Il échappa par chance aux purges des Trente. Socrate est à la veille de sa propre arrestation, mais la dictature tombe.

Socrate ne fait, officiellement, plus de politique mais, sous couvert d’une université gratuite en plein air, il constitue un groupe de jeunes révolutionnaires dont il espère qu’ils vont changer la société et fonder une société socialiste. Les classes dirigeantes, averties, décident d’en finir et le condamnent à mort. La mort de Socrate, citoyen d’Athènes et philosophe condamné à boire la ciguë par sa Cité en 399 avant notre ère, est presque aussi connue que celle de Jésus de Nazareth.

Socrate raconté par Platon dans « Gorgias » :

« Socrate : Gorgias, dis-nous toi même comment il faut t’appeler et quel est l’art que tu connais.

Gorgias : La rhétorique, Socrate.

Socrate : Il faut donc t’appeler orateur ?

Gorgias : Oui, et même bon orateur, selon le titre dont je me fais gloire (…)

Socrate : Quel est l’objet que la rhétorique fait connaître ?

Gorgias : Les discours.

Socrate : Quels discours, Gorgias ? Les discours qui indiquent aux malades le traitement qu’ils doivent suivre pour être en bonne santé ?

Gorgias : Non.

Socrate : Donc la rhétorique ne porte pas sur la totalité des discours.

Gorgias : Non, certes. (…)

Socrate : En ce cas, dis-je, sur quel objet portent les discours dont la rhétorique se sert ? (…)

Gorgias : Sur les plus importantes des choses, Socrate, et les meilleures. (…) En vérité, Socrate, ce bien est le bien suprême. Il est à la fois cause de liberté pour les hommes qui le possèdent et principe de commandement que chaque individu, dans sa propre cité, exerce sur autrui.

Socrate : Mais enfin de quoi parles-tu ?

Gorgias : Je parle du pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les juges du Tribunal, les membres du Conseil de la Cité, et l’ensemble des citoyens à l’Assemblée, bref du pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens. En fait, si tu disposes d’un tel pouvoir, tu feras du médecin un esclave, un esclave de l’entraîneur et, pour ce qui est de ton homme d’affaires, il aura l’air d’avoir fait de l’argent, pas pour lui-même – plutôt pour toi, qui peux parler aux masses et qui sais les convaincre. (…)

Socrate : La rhétorique est donc, semble-t-il, productrice de conviction ; elle fait croire que le juste et l’injuste sont ceci et cela, mais elle ne les fait pas connaître.

Gorgias : En effet. (…)

Socrate : Bon, allons, essayons toujours, voyons ce que nous pouvons dire de la rhétorique, car, moi, en tout cas, je n’arrive pas encore à me représenter ce qu’il faut en penser. Quand on réunit les citoyens pour sélectionner des médecins, des constructeurs de navires, ou toute autre profession, a-t-on jamais prié l’orateur de donner son avis ? Non, car il est évident qu’il faut, dans chaque cas, choisir le meilleur spécialiste. (…) En fait, puisque c’est toi qui prétends être orateur et former d’autres orateurs, le mieux est de te demander à toi ce qui définit ton art. (…) Quel bien trouverons-nous à te fréquenter, Gorgias ? Dans quel domaine serons-nous capables d’être les conseillers de la Cité ? (…)

Gorgias : Certes, ce que je tenterai de faire, Socrate, c’est de te révéler, avec clarté, toute la puissance de la rhétorique. Car tu as, toi-même, fort bien ouvert la voie. Tu n’ignores sans doute pas que les arsenaux dont tu parles, les murs d’Athènes et l’aménagement de ses ports, on les doit, les uns, aux conseils de Thémistocle, les autres, à ceux de Périclès, et non pas aux conseils des hommes qui eurent à les construire. (…) Pour chacun des choix que tu évoquais tout à l’heure, Socrate, tu peux voir que les orateurs sont en fait les conseillers et qu’ils font triompher leur point de vue. (…) En effet, l’orateur est capable de parler de tout devant toutes sortes de public, sa puissance de convaincre est donc encore plus grande auprès des masses, quoi qu’il veuille obtenir d’elles – pour le dire en un mot. (…) Même s’il arrive, je peux l’imaginer, qu’un individu, une fois devenu orateur, se serve à tort du pouvoir que lui donne la connaissance de l’art, l’homme qu’il faut honnir et bannir des cités n’est pas son maître de rhétorique. (…) C’est donc l’homme qui s’est mal servi de son art, mais pas celui qui fut son maître. (…)

Socrate : Bon, écoute bien, Gorgias, quelque chose m’étonne dans ce que tu dis. (…) Tu prétends que si un homme souhaite apprendre la rhétorique avec toi, tu peux en faire un orateur.

Gorgias : Oui.

Socrate : Un orateur qui sache donc convaincre son public, quel que soit le sujet dont il parle, sans lui donner la moindre connaissance de ce sujet, mais par persuasion.

Gorgias : Oui, c’est tout à fait cela.

Socrate : Or, tout à l’heure, tu disais que, même sur des questions de santé, l’orateur est plus convaincant que le médecin.

Gorgias : En effet, je l’ai dit – quand l’orateur parle en public. (…)

Socrate : Mais si l’orateur est plus persuasif que le médecin, alors, il convainc mieux qu’un connaisseur !

Gorgias : Oui, parfaitement !

Socrate : Pourtant, il n’est pas médecin, n’est-ce pas ?

Gorgias : Non, bien sûr. (...)

Socrate : Donc l’orateur, qui n’y connaît rien, convaincra mieux que le connaisseur s’il s’adresse à des gens qui n’en connaissent pas plus que lui. (…) Ou les choses se passent autrement ?

Gorgias : Non, c’est bien ce qui arrive, dans le cas de la médecine, du moins. (…)

Socrate : Eh bien, vois-tu, quand tu affirmais que la rhétorique traitait de la justice, je me suis dit qu’elle ne pourrait jamais être une chose injuste – s’il est bien vrai que les discours qu’elle sait composer ne parlent que de justice. Mais quand, un peu plus tard, tu as déclaré qu’un orateur pouvait se servir sans aucune justice de la rhétorique, j’en ai été tout étonné. (…)

Polos : Qu’est-ce que tu racontes, Socrate ? (…) Parce que Gorgias a été gêné de ne pas te concéder que l’orateur ne pouvait pas ne pas connaître le juste (…) qu’il a admis que, si on venait à le trouver, tout ignorant de ces questions, ce serait à lui de les enseigner, …c’est à cause de cette concession, bien sûr, qu’il a eu l’air de se contredire, oui, c’est cela qui te fait le plus grand plaisir, surtout si c’est toi qui y pousses avec tes questions ! (…) Pour parler comme cela, il faut être vraiment mal dégrossi !

Socrate : Eh là, merveilleux Polos, heureusement qu’en pareils moments nous pouvons compter sur nos fils et nos jeunes collègues ! Comme cela, si nous, les vieux, nous faisons fausse route, c’est à vous, les jeunes, d’être là pour corriger notre façon de vivre, dans les actes comme dans les propos. Surtout maintenant, si Gorgias et moi, nous nous sommes trompés au cours de notre discussion, toi, tu es là pour nous corriger. C’est même ton devoir. (…) D’ailleurs, je suis sûr que tu prétends savoir faire tout ce que sait faire Gorgias, est-ce vrai ?

Polos : Oui, je le prétends. (…) Puisqu’à ton avis, Gorgias n’a rien à dire sur ce qu’est la rhétorique, qu’en dis-tu, toi ? (…)

Socrate : La rhétorique, j’en fais une partie de la flatterie. (…) Tu ne vas sans doute pas comprendre ma réponse : en fait, comme je la conçois, la rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique.

Polos : Quoi ? Que veux-tu dire ? Dans ce cas, est-elle belle ou laide ?

Socrate : Laide, à mon avis. (…)

Polos : Ainsi, les orateurs de qualité te paraissent être mal considérés dans leurs cités, on les prend pour des flatteurs !

Socrate : A vrai dire, ils ne me paraissent même pas faire l’objet de la moinbdre considération.

Polos : Comment cela ? Pas la moindre considération ! Les orateurs ne sont-ils pas tout-puissants dans leurs cités ?

Socrate : Non. Pas si la puissance dont tu parles est un bien pour son possesseur.

Polos : Mais, bien sûr, je parle de cette puissance-là !

Socrate : En ce cas, les orateurs n’ont, à mon sens, presque aucun pouvoir dans leurs cités.

Polos : Tu plaisantes ! Les orateurs ne sont-ils pas comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent ? N’exilent-ils pas de la cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ? (…)

Socrate : Les hommes qui commettent pareilles actions agissent-ils toujours ainsi pour en retirer un bien ? (…) Personne ne veut donc massacrer, bannir, confisquer des richesses, pour le simple plaisir d’agir ainsi. (….)

Polos : C’est la vérité. (…)

Socrate : Je disais donc la vérité quand j’affirmais qu’il était possible qu’un homme qui fait ce qui lui plait dans la cité en question, n’y eût presque pas de pouvoir et n’y fît pas non plus tout ce qu’il voulait.

Polos : A t’entendre, Socrate, il te serait indifférent d’être capable de faire ce qui te plaît dans la cité, tu préférerais n’y avoir aucun pouvoir, et tu n’éprouverais aucune envie pour l’homme que tu verrais ainsi tuer qui il veut, le dépouiller de ses richesses et le jeter dans les fers.

Socrate : Parles-tu d’un homme qui fait tout cela justement ou injustement ?

Polos : Qu’il le fasse d’une façon ou d’une autre, dans les deux cas, n’est-ce pas à envier ?

Socrate : Fais attention à ce que tu dis, Polos !

Polos : Qu’y a-t-il ? (…)

Socrate : En effet, mon cher, je disais que l’homme qui tue sans justice est malheureux, et j’ajoutais qu’il est à plaindre ; quant à l’homme qui tue justement, je dis qu’il n’est pas à envier. (…)

Polos : Que veut-tu dire, Socrate ?

Socrate : Rien qu’une chose : le plus grand mal, c’est l’injustice. (…)

Polos : Donc, toi, tu aimerais mieux subir l’injustice que la commettre ! (…) Tu refuserais donc le pouvoir d’un tyran !

Socrate : Oui, je le refuserais, si, quand tu parles de tyrannie, tu penses à ce que je pense.

Polos : Eh bien, je pense à ce que j’ai dit tout à l’heure : avoir le pouvoir de faire tout ce qu’on veut, pouvoir tuer, exiler, et faire tout ce dont on a envie.

Socrate : Si, à l’heure où la place du marché est pleine de monde, ej venais à toi, un poignard glissé dans la manche, et si je te disais : « Polos, un fameux pouvoir, une étonnante tyrannie vient de m’échoir. (…) L’homme que je veux tuer sera tué. (…) A ce compte, tu pourrrais également aller incendier la maison que tu veux, et pourquoi pas les arsenaux d’Athènes, les trières de la cité et tous les bateaux de commerce, publics ou privés.

Polos : L’homme qui agit comme cela sera nécessairement puni.

Socrate : Donc tuer et bannir des hommes, les dépouiller de leurs richesses, est quelques fois ce qu’il y a de mieux à faire. Mais d’autres fois non. Seulement si cela est puni ? (…) Etre tout puissant et faire ce qu’on veut, ce n’est pas la même chose. (…) Archélaos, par exemple, tu vois bien qu’il règne sur la Macédoine, à ton vais est-il heureux ou malheureux ?

Polos : Je ne sais pas, je ne l’ai jamais rencontré. (…) Mais, de la façon dont tu raisonnes, il ne peut qu’être malheureux. Comment ferait-il pour ne pas l’être ? Rien ne le destinait au pouvoir qu’il a aujourd’hui. Il est le fils d’une femme esclave d’Alkétès, le frère de Perdiccas. (…) D’abord, il fit mander Alkétès, qui était à la fois son maître et son oncle, et lui dit qu’il lui remettrait le pouvoir dont Perdiccas l’avait dépouillé. Il invita donc chez lui Alkétès et son fils Alexandre, son propre cousin, à peu près du même âge que lui. Dès qu’ils furent chez lui, il les rendit complètement ivres, les jeta au fond d’un char, et les emmena de nuit pour les égorger tous les deux et faire disparaître les corps. Or, bien qu’il eût commis une pareille injustice, il ne vit pas qu’il était devenu le plus malheureux des hommes et n’éprouva donc aucun regret de ce qu’il avait fait. Au contraire. Peu de temps après, à l’égard de son frère, le fils légitime de Perdiccas, un enfant d’environ sept ans et auquel, selon la justice, le pouvoir devait revenir, il ne voulut pas se rendre heureux et par une action juste, en éduquant cet enfant et en lui remettant le pouvoir de son père, mais il le jeta dans un puit, le noya….

Socrate : Je ne suis d’accord avec aucune des remarques que tu fais.

Polos : Parce que tu ne veux pas l’être, mais en fait tu penses exactement comme moi ! (…) Si un homme est devenu tyran, il a passé sa vie à commander dans la cité, en faisant ce qui lui plaît, en homme envié et aimé par les citoyens comme par les étrangers ! (…)

Socrate : Polos, je ne suis pas homme à m’occuper des affaires de la Cité. L’année dernière, quand j’ai été tiré au sort pour siéger à l’Assemblée et quand ce fut à ma tribu d’exercer la prytanie, j’ai pu faire voter les citoyens mais tout le monde a ri, parce que je ne savais pas comment mener une procédure de vote. (…)

Polos : Voyons, toi, tu aimerais mieux subir l’injustice que de la commettre !

Socrate : Par conséquent, s’il s’agit de se défendre lorsqu’on est accusé d’une injustice qu’on a soi-même commise, ou qu’ont commise ses parents, ses camarades, ses enfants, sa patrie même quand elle est coupable, la rhétorique, Polos, ne nous sera d’aucune utilité. (…)

Calliclès : Dis moi, Chéréphon, est-ce que Socrate par le sérieusement ? Est-ce qu’il plaisante ?

Chéréphon : j’ai l’impression, Calliclès, qu’il parle tout à fait sérieusement.

Calliclès : Dis-moi, Socrate, faut-il supposer qu’en ce moment tu parles sérieusement, ou bien est-ce que tu plaisantes ? (…)

Socrate : Calliclès, je me rend compte que toi, tu as beau être malin, à chaque fois que l’occasion s’en présente, tu n’es jamais capable de contredire celui que tu aimes quand il dit ceci ou cela, et tu le laisse t’entraîner de tous les côtés à la fois. A l’Assemblée, si tu dis quelque chose, et si le Démos d’Athènes, lui, ne parle pas comme toi, tu changes d’avis et tu finis par dire tout ce que Démos d’Athènes veut que tu dises. (…) Mais comprend bien que c’est pareil pour moi. (…) je fais de la philosophie ma bien-aimée (…) et tout ce que tu m’entends dire, c’est ce qu’elle me fait dire. Ces phrases qui maintenant t’étonnent, c’est la philosophie qui les fait prononcer. (…) Calliclès, j’estime qu’il vaut mieux ne pas être d’accord avec la plupart des gens et dire le contraire de ce qu’ils disent plutôt que d’être, moi tout seul, mal accordé avec moi-même et de contredire mes propres principes.

Calliclès : Socrate, tu as l’air d’un chien fou, tu parles comme si tu étais en train d’haranguer le peuple entier. Mais, à propos, pourquoi nous fait-tu cette harangue ? Parce que Polos a éprouvé la même gêne qu’il a accusé Gorgias de ressentir face à toi. (…) Et moi, je n’aime pas beaucoup ce qu’a fait Polos quand il t’a concédé que commettre l’injustice est plus vilain que la subir. En fait, dès qu’il t’a accordé cela, tu l’as fait s’empêtrer dans ce qu’il disait et ut lui as cloué le bec ; tout cela parce qu’il a eu honte de dire ce qu’il pensait. (…) L’homme qui se trouve dans la situation de devoir subir l’injustice n’est pas un homme, c’est un esclave, pour qui mourir est mieux que vivre s’il n’est même pas capable de se porter assistance à lui-même, ou aux êtres qui lui sont chers, quand on lui fait un tort injuste et qu’on l’outrage. Certes ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois (d’Athènes), j’en suis sûr. C’est donc en fonction d’eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu’ils attribuent des louanges, qu’ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs. Car, ce qui plaît aux faibles, c’est d’avoir l’air d’être égaux à de tels hommes, alors qu’ils sont inférieurs. (…) Partout il en est ainsi, c’est que la nature enseigne, chez toutes les espèces animales, chez toutes les races humaines et dans toutes les cités ! Si le plus fort domine le moins fort et s’il est supérieur à lui, c’est là le signe que c’est juste. De quelle justice Xerxès s’est-il servi lorsque avec son armée il attaqua la Grèce, ou son père quand il fit la guerre aux Scythes (…) Eh bien, Xerxès et son père ont agi, j’en suis sûr, conformément à la nature du droit, c’est-à-dire conformément à la loi, oui par Zeus, à la loi de la nature. (…) C’est la vérité que je dis, et tu le comprendras si tu abandonnes enfin la philosophie pour aborder les plus grandes questions. La philosophie, oui, bien sûr, Socrate, c’est une chose charmante, à condition de s’y attacher modérément, quand on est jeune ; mais si on passe plus de temps qu’il ne faut à philosopher, c’est une ruine pour l’homme. (…) Pourquoi ? Parce que petit à petit on devient ignorant des lois en vigueur dans sa propre cité, on ne connaît plus les formules dont les hommes doivent se servir pour traiter entre eux et pour pouvoir conclure des affaires privées et des contrats publics, on n’a plus l’expérience des plaisirs et des passions humaines, enfin, pour le dire en un mot, on ne sait plus du tout ce que sont les façons de vivre des hommes. (…) Aussi, quand je me trouve, Socrate, en face d’hommes qui philosophaillent, j’éprouve exactement le même sentiment qu’en face de gens qui babillent et s’expriment comme des enfants. (…) Si c’est un homme d’un certain âge que je vois en train de faire de la philosophie, un homme qui n’arrive pas à s’en débarrasser, à mon avis, Socrate, cet homme-là ne mérite plus que des coups. C’est ce que je disais tout à l’heure : cet homme, aussi doué soit-il, ne pourra jamais être autre chose qu’un sous-homme, qui cherche à fuir le centre de la Cité, la place des débats publics, là où, dit le poète, « les hommes se rendent remarquables ». Oui, un homme comme cela s’en trouve écarté pour tout le reste de sa vie, une vie qu’il passera à chuchoter dans son coin avec trois ou quatre jeunes gens, sans jamais proférer la moindre parole libre, décisive, efficace. (…) Tout de même, mon cher Socrate, tu vois, tu ne m’énerves pas du tout, regarde comme je te parle gentiment, à ton avis, n’est-ce pas une vilaine chose de se trouver dans cette situation misérable ? Eh bien, c’est celle que connaissent, j’en suis sûr, les gens qui s’obstinent à pousser plus loin qu’il ne faut l’étude de la philosophie ! Car, maintenant, si on t’arrêtait, toi ou quelqu’un comme toi, si on te jetait en prison, accusé d’avoir commis une injustice que tu n’as pas commise (…) on te condamnerait à mort pour peu que ton accusateur ait la moindre envie que tu meures. (…) Alors, dis-moi quelle est cette étrange sagesse, Socrate, quel est cet art (…) qui rend hors d’état de se porter secours à soi-même, quel est donc cet art qui fait d’un être doué un homme que ses ennemis peuvent dépouiller de toute sa fortune, un homme qui vit, privé d’estime, dans sa propre cité ? Un tel homme, même si c’est un peu dur à dire, on a le droit de lui taper sur la tête, impunément ! Allez, mon bon, laisse-toi convaincre par moi, achève tes discussions et réfutations, exerce-toi à la musique des affaires humaines, entraîne-toi à avoir l’air d’un sage, et laisse à d’autres ces finasseries – délires ou paroles creuses – à cause desquelles tu finiras par habiter une maison vide. Ne prends pas pour modèles ces philosophes qui font des réputations dérisoires, mais imite les citoyens qui ont une vie de qualité, une excellente réputation et jouissent de tous les autres bienfaits de l’existence. (…)

Socrate : Si par hasard mon âme était en or, Calliclès, peux-tu imaginer comme je serais heureux de trouver une de ces pierres de touche qui servent à contrôler l’or ! (…)

Calliclès : Puis-je savoir pourquoi tu me demandes cela, Socrate ?

Socrate : Je suis convaincu que si on doit contrôler une âme et la mettre à l’épreuve pour voir si elle vit bien ou mal, il faut avoir trois qualités ; or, toi tu les as toutes les trois. Il s’agit de la compétence, de la bienveillance et de la franchise. (…) Regarde, tes amis, Gorgias et Polos, ce sont des gens compétents et ils ont de l’amitié pour moi, mais ils n’ont pas assez de franchise, ils éprouvent trop de gêne. (…) Donc, tu as, toi, ces trois qualités que les autres n’ont pas. (…) Ce n’est pas toi qui me ferais la moindre concession, que ce soit par manque de compétence ou par excès de gêne. (…) La plus belle de toutes les questions que tu m’as reproché de poser : quel genre d’homme faut-il être, dans quel activité s’engager et jusqu’à quel point ? (…) Explique moi cette justice dont vous dites qu’elle est selon la nature. Est-ce le fait que l’homme supérieur enlève les biens de l’être inférieur, que le meilleur commande aux moins bons, et que celui qui vaut plus l’emporte sur celui qui vaut moins ? (…)

Calliclès : En effet, c’est ce que j’ai dit tout à l’heure et je le répète maintenant. (…)

Socrate : Est-ce que ce sont les plus forts que tu appelles supérieurs ? Et est-ce aux plus forts que les plus faibles doivent obéir ? J’ai l’impression que c’est ce que tu voulais exprimer tout à l’heure, quand tu disais que c’était conformément au droit de la nature que les grandes cités attaquaient les petites, puisqu’elles étaient à la fois supérieures et plus fortes. Alors, être supérieur, être plus fort, être meilleur, est-ce la même chose ?

Calliclès : Pour moi, je le dis clairement, c’est pareil.

Socrate : En ce cas, n’est-il pas conforme à la nature qu’une masse de gens soit supérieure à un seul individu ?

Calliclès : Comment pourrait-il en être autrement ?

Socrate : Par conséquent, les lois établies par la masse sont les lois des hommes supérieurs. (…) Or la masse n’estime-t-elle pas – comme d’ailleurs tu l’as dit toi-même – que la justice n’est faite que d’égalité et que commettre l’injustice est plus vilain que la subir ?

Calliclès : Eh bien, oui, en effet, la masse pense comme cela.

Socrate : Par conséquent, il y a des chances que tu n’aies pas dit la vérité.

Calliclès : Cet individu-là ne cessera jamais de parler pour rien ! Dis-moi, Socrate, ne te sens-tu pas un peu gêné, à ton âge, de faire la chasse aux mots ? (…) Crois-tu que je dise qu’être supérieur et être meilleur, c’est différent ? Est-ce que je ne te dis pas depuis longtemps que c’est la même chose ? Crois-tu que je puisse dire d’un ramassis d’esclaves, de sous-hommes, de moins-que-rien – sinon peut-être qu’ils sont physiquement plus forts -, crois-tu que je dise que tout ce que cette masse peut raconter, ce sont des lois ? (…)

Socrate : Je t’assure que je ne fais pas la chasse aux mots. Quand tu affirmes qu’un seul individu est supérieur à des milliers d’autres…

Calliclès : Mais c’est ce que je dis ! Car, le juste selon la nature, d’après moi, c’est que l’être le meilleur et le plus intelligent commande aux êtres inférieurs et qu’il ait plus de choses qu’eux. (…)

Socrate : Doit-il disposer, sous prétexte qu’il est le meilleur, de la plus grosse part des vivres que nous avons en commun ? (…) Calliclès, en est-il ainsi, oui ou non, mon bon ? (…) Dis moi enfin qui sont les hommes supérieurs et les meilleurs et en quoi ils le sont !

Calliclès : Mais je l’ai déjà dit : ce sont des hommes intelligents, qui savent s’occuper des affaires de la cité et qui sont courageux. Voilà quels sont les hommes qui méritent d’exercer le pouvoir dans leur propre cité ! Il est juste que ces hommes aient plus de choses que les autres, oui que les chefs aient plus que ceux à qui ils commandent !

Socrate : Chaque individu se commande soi-même, (…) ce qui veut dire être raisonnable, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même.

Calliclès : (…) Si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soit-elles, et ne pas les réprimer. Au contraire, il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de si grandes passions et de les assouvir avec tout ce qu’elles peuvent désirer. Seulement, tout le monde n’est pas capable, j’imagine, de vivre comme cela. C’est pourquoi la masse des gens blâme les hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre incapacité à le faire. La masse déclare donc bien haut que le dérèglement est une vilaine chose. C’est ainsi qu’elle réduit à l’état d’esclaves les hommes dotés d’une plus forte nature que celle des hommes de la masse ; et ces derniers, qui sont eux-mêmes incapables de se procurer les plaisirs qui les combleraient, font la louange de la tempérance et de la justice à cause du manque de courage de leur âme. Car, bien sûr, pour tous les hommes qui, dès le départ, se trouvent dans la situation d’exercer le pouvoir, qu’ils soient nés fils de rois ou que la force de leur nature les ait rendus capables de s’emparer du pouvoir – que ce soit le pouvoir d’un seul homme ou celui d’un groupe d’individus – oui, pour ces hommes-là, qu’est-ce qui serait plus vilain et plus mauvais que la tempérance et la justice ? (…) Ecoute, Socrate, tu prétends que tu poursuis la vérité, eh bien, voici la vérité : si la facilité de la vie, le dérèglement, la liberté de faire ce qu’on veut, demeurant dans l’impunité, ils font la vertu et le bonheur ! Tout le reste, ce ne sont que des manières, des conventions, faites par les hommes, à l’encontre de la nature. Rien que des paroles en l’air qui ne valent rien !

Socrate : Calliclès, tu viens de dire clairement ce que les autres pensent et ne veulent pas dire. (…) Donc je ne te convaincs pas de dire que les hommes dont la vie est ordonnée, sont plus heureux que ceux dont la vie est déréglée ?

Calliclès : Tu l’as bien dit, Socrate, et très bien ! C’est vrai : je ne changerai par d’avis !

Socrate : (…) Quel est donc l’art qui nous donne les moyens de ne pas subir d’injustice, ou du moins, d’en subir le moins possible ? (…) Il faut être au pouvoir dans sa propre cité, ou encore être un tyran, ou bien être partisan du gouvernement en place !

Calliclès : Tu vois, Socrate, comme je suis prêt à te féliciter dès que tu dis quelque chose de bien ! Ce que tu viens de dire me paraît être parfaitement juste !

Socrate : Eh bien, regarde si ce que je vais dire après te paraît être aussi bien. Les meilleurs amis du monde ce sont les êtres qui sont l’un à l’autre semblables. Es-tu d’accord ?

Calliclès : Oui, je suis d’accord.

Socrate : En conséquence, quand l’homme qui exerce le pouvoir est un tyran grossier, sans éducation ni culture, s’il y a dans la cité un homme bien supérieur à lui, le tyran, probablement, aura peur d’un tel homme et ne pourra jamais, au plus profond de son âme, devenir son ami.

Calliclès : Oui, en effet.

Socrate : (…) Suppose qu’un jeune homme, qui vit dans cette cité, commence à se demander : « par quel moyen pourrais-je devenir tout-puissant et m’arranger pour que personne ne me fasse la moindre injustice ? », la route qu’il devrait suivre serait, semble-t-il, de s’habituer dès sa jeunesse d’aimer les mêmes choses que le tyran et de détester les mêmes choses que son despote a en horreur ; bref qu’il se donne les moyens de lui ressembler le plus possible. Est-ce vrai ?

Calliclès : Oui.

Socrate : Un tel homme se trouvera dans la situation où il lui sera possible de commettre le plus grand nombre d’injustices et de les commettre sans en être puni, n’est-ce pas ?

Calliclès : Oui, apparemment.

Socrate : Dans ce cas, c’est le plus grave de tous les maux qui sera donné à cet homme : son âme sera misérable, souillée par l’imitation du despote et par l’exercice du pouvoir.

Calliclès : Je ne sais pas comment tu fais, Socrate, pour arriver à chaque fois à retourner sens dessus dessous tout ce qu’on a dit. Ne sait tu pas que l’homme qui imite le tyran va pouvoir tuer, s’il en a envie, tous ceux qui ne veulent pas l’imiter et qu’il va pouvoir les dépouiller de tout ce qu’ils ont ?

Socrate : Je sais, mon bon Calliclès. ( …) le fait est que cet homme, s’il le veut, tuera, mais c’est un scélérat qui tuera un homme de bien ! (…) Or, n’est-ce pas pour entreprendre d’améliorer le corps et l’âme de nos citoyens (…) que nous devons entreprendre de nous occuper de la cité et des citoyens ?

Calliclès : Oui, tout à fait, si cela peut te faire plaisir ! (…)

Socrate : Maintenant, fais un effort de mémoire, et, à propos des hommes illustres dont tu as parlé un peu avant, dis-moi si tu penses encore qu’ils ont été de bons citoyens ? (…) Donc quand Périclès a commencé à parler au peuple, les Athéniens étaient en plus mauvais état que lorsqu’il s’est adressé à eux pour la dernière fois.

Calliclès : Peut-être.

Socrate : (…) Dit-on que les Athéniens, sous l’influence de Périclès, se sont améliorés, ou bien, au contraire, qu’ils ont été corrompus par lui ?

Calliclès : Tu as dû entendre cela dans le parti spartiate, chez les hommes aux oreilles déchirées, Socrate !

Socrate : En ce cas, voici maintenant quelque chose que je n’ai pas entendu dire, mais que je sais parfaitement, et toi aussi. Au début, Périclès avait bonne réputation auprès des Athéniens (…) En revanche, à la fin de la vie de Périclès, quand les citoyens d’Athènes étaient devenus, grâce à lui, des hommes de bien, ils ont voté contre lui une condamnation pour vol et l’ont à peu de chose près condamné à mort, parce qu’ils pensaient évidemment que c’était un scélérat.

Calliclès : Et alors ? Est-ce une raison pour dire que Périclès était mauvais ?

Socrate : Toi, tu es bien d’accord pour dire que, parmi nos contemporains, il n’y en a pas un seul qui ait eu une bonne politique, mais malgré tout tu choisis ceux dont on vient de parler. (…) Toi, tu es bien d’accord pour dire que, parmi nos contemporains, il n’y en a pas un seul qui ait eu une bonne politique, mais malgré tout tu choisis ceux dont on vient de parler. (…) Toi, Calliclès, pour le moment, tu agis exactement comme cela. Tu fais l’éloge d’hommes qui ont nourri les Athéniens et qui les ont comblé de tout ce dont ils avaient envie. Certes, ces hommes ont agrandi la ville, mais en fait, grâce leur politique, elle est devenue une Cité tout enflée de pus – ce dont on ne se rend pas compte ! En effet, sans jamais se demander ce qui était raisonnable ou juste, ils ont gorgé la Cité d’arsenaux, de murs, de tributs et d’autres vanités du même genre ! Or, quand la crise arrive, sous la forme d’un accès de faiblesse, les hommes qu’on accuse sont ceux qui se trouvent là, à essayer de conseiller la Cité et, en revanche, on fait l’éloge de Thémistocle, de Cimon, de Périclès, qui sont les vrais responsables de ces maux ! (…) Alors, tu m’engages à prendre soin de la cité, mais comment ?

Calliclès : Sache que si tu ne le fais pas…

Socrate : Ne me répète pas ce que tu m’as déjà dit plusieurs fois – que celui qui veut me tuer me tuera ! – pour que je n’aie pas à tr redire que ce serait un scélérat qui tuerait un homme de bien ! Ne me dit pas non plus qu’on me dépouillerait de tout ce que j’ai, pour que je n’aie pas à te répéter que, tout au contraire, si on me dépouille de mes biens, on ne pourrait rien faire d’utile avec eux…

Calliclès : Tu m’as l’air d’être sûr, Socrate, que tu ne seras pas victime d’un tel sort, que tu peux vivre à l’abri et que tu ne risque pas d’être traîné devant un tribunal, accusé par un homme qui, sans doute, sera extrêmement méchant et médiocre !

Socrate : Je suis vraiment fou, Calliclès, si je pense que, dans notre Cité, on puisse être, selon les circonstances, à l’abri d’un tel sort ! (…) Certes, si je suis condamné à mort, cela n’aurait rien d’étrange !

Socrate dans « La république » de Platon (Allégorie de la caverne) :

« La Cité où ceux qui doivent détenir le pouvoir sont le moins désireux du pouvoir est nécessairement celle qui est la mieux et la plus paisiblement dirigée. »

Socrate face à Glaucon :

"Voyons d’abord l’Etat. (...) Quelle constitution entend-on par oligarchie ? C’est la forme de gouvernement fondée sur le cens, où les riches commandent et où les pauvres n’ont point de part à l’autorité. (...) Ce trésor où chacun entasse l’or, voilà ce qui perd cette sorte de gouvernement. Tout d’abord ils découvrent des sujets de dépense et, pour y satisfaire, ils tournent les lois et ne leur obéissent plus, ni eux, ni leurs femmes. (...) Nécessairement, un tel Etat n’en est pas un, mais deux : celui des pauvres et celui des riches, qui habitent le même sol et conspirent sans cesse les uns contre les autres. (...) Il est certain que, si on n’y met aucun obstacle, les uns seront riches à l’excès et les autres indigents. (...) Il est manifeste que partout où tu vois des mendiants dans un Etat, le même endroit recèle des voleurs, des coupeurs de bourse, des sacrilèges et des malfaiteurs de toute espèce. (...) Or, comme il suffit à un petit corps débile d’un petit ébranlement du dehors pour tomber malade, que parfois même des troubles éclatent sans cause extérieure, ainsi un Etat, dans une situation analogue, devient à la moindre occasion la proie de la maladie et de la guerre intestine. (...) N’en va-t-il pas de même dans la démocratie fondée sur l’argent ? N’est-ce pas la richesse excessive qui a servi à l’établissement de l’oligarchie ? (...) Eh bien, c’est la même recherche de l’argent , le même désir insatiable, qui cause la perte de la démocratie fondée sur le même désir insatiable d’accumulation de biens. (...) La même maladie qui, née dans l’oligarchie, a causé sa ruine, naissant aussi dans la démocratie, s’y développe avec plus de force et de virulence et réduit à l’esclavage l’Etat démocratique. (...) Partageons par la pensée l’Etat démocratique en trois classes, dont il est composé. La première est la même engeance qui s’est développée à la tête de l’oligarchie. (...) Il y a ensuite une autre classe qui se distingue toujours de la multitude. C’est celle qui recherche de l’argent. (...) La troisième classe, c’est le peuple, c’est-à-dire tous les ouvriers manuels et les particuliers étrangers aux affaires publiques qui n’ont qu’un petit avoir. Dans la démocratie, ce serait la classe la plus nombreuse et donc la plus puissante si elle était assemblée. Mais elle n’est guère disposée à s’assembler. (...) Le peuple a l’habitude de choisir un favori qu’il met à sa tête et dont il nourrit et accroit le pouvoir. (...) Et le protecteur du peuple commence à se transformer en tyran. (...) C’est le moment pour tous les ambitieux qui en sont venus à ce point de recourir à la fameuse requête du tyran, de demander au peuple des gardes du corps, afin que le "défenseur du peuple" se conserve pour le servir. Et le peuple lui en donne ; car toutes ses craintes sont pour le défenseur du peuple. Pour sa propre défense, il ne fait rien : il est trop plein d’assurance. (...) Dans les premiers jours, il n’a que sourires et saluts pour tous ceux qu’il rencontre, qu’il se défend d’être un tyran, qu’il multiplie les promesses en particulier et en public, qu’il remet des dettes et partage des terres au peuple et à ses favoris et affecte la bienveillance et la douceur envers tout le monde. (...) Mais, quand il en a fini avec ses ennemis du dehors, (...) il ne cesse de susciter des guerres pour que le peuple ait besoin d’un chef. Et aussi, il se débrouille pour que les citoyens soient appauvris par les impôts et soient ainsi forcés de s’appliquer à leurs besoins journaliers et conspirent moins contre lui. Et s’il soupçonne que certains d’entre eux ont l’esprit trop indépendant pour se plier à sa domination, la guerre lui donne un prétexte de les perdre, en les livrant à l’ennemi. Pour toutes ces raisons, un tyran est toujours contraint de fomenter des guerres. (...) Ainsi, en réalité, quoiqu’en pensent certaines gens, le véritable tyran est un véritable esclave, d’une bassesse et d’une servilité extrêmes, réduit qu’il est à flatter les hommes les plus méchants, impuissant à satisfaire tant soi peu ses désirs (...) Il passe sa vie dans une frayeur continuelle, en proie à des douleurs convulsives. (...) Mais outre ces maux, il est victime de ceux que le pouvoir développe encore davantage, je veux dire l’envie, la perfidie, l’injustice, le manque d’amis. (...) Ainsi donc le sage refusera de prendre part aux affaires publiques, s’il a de telles idées ? Non par le Chien ! Il s’en occupera dans son propre Etat et activement. J’entends, répondis-t-il, tu parles de l’Etat dont nous venons de tracer le plan, et qui n’existe que dans nos discours ; car je ne crois pas qu’il y en ait un pareil en aucun lieu du monde. (...) Peu importe que cet Etat soit réalisé quelque part ou soit encore à réaliser, c’est sur celui-là et lui seul qu’il se fixera et dont il suivra les lois."

Messages

  • Qu’est-ce qu’un philosophe pour Socrate ? (conversant avec le géomètre Théodore et Théétète et rapporté par Platon dans « Théétère »)

    « Des philosophes, il faut dire d’abord que, dès leur jeunesse, ils ne connaissent pas quel chemin conduit à l’agora, ni où se trouvent le tribunal, la salle du conseil ou toute autre salle de réunion publique. Ils n’ont ni yeux, ni oreilles pour les lois et les décrets proclamés ou écrits.

  • Quand les gens se louent et se vantent, comme on le voit rire, mais tout de bon, on le prend pour un niais. Entend-il faire l’éloge d’un tyran ou d’un roi, il s’imagine entendre exalter le bonheur de quelque pâtre, porcher, berger ou vacher, qui tire beaucoup de lait de son troupeau. (…) Entend-il parler d’un homme qui possède une très grande surface de terres comme d’un homme prodigieusement riche, il trouve que c’est très peu de chose, habitué qu’il est à considérer sienne la terre entière. Quant à ceux qui chantent la noblesse et disent qu’un homme est bien né parce qu’il peut prouver qu’il a sept aïeux riches, il pense que cet éloge vient de gens qui ont la vue basse et courte parce que, faute d’éducation, ils ne peuvent jamais fixer leurs yeux sur le genre humain tout entier, ni se rendre compte que chacun de nous a d’innombrables myriades d’aïeux et d’ancêtres, parmi lesquels des riches et des gueux, des rois et des esclaves, des barbares et des Grecs qui se sont succédé par milliers dans toutes les familles. Qu’on se glorifie d’une série de vingt-cinq ancêtres et qu’on fasse remonter son origine à Héraclès, fils d’Amphitryon, il ne voit là qu’une étrange petitesse d’esprit. (…) Dans toutes ces circonstances, le vulgaire se moque du philosophe, qui tantôt lui paraît dédaigneux, tantôt ignorant de ce qui est à ses pieds et embarrassé sur toutes choses. »

  • Socrate : Je ne suis d’accord avec aucune des remarques que tu fais.

  • Calliclès : Et alors ? Est-ce une raison pour dire que Périclès était mauvais ?

    Socrate : Toi, tu es bien d’accord pour dire que, parmi nos contemporains, il n’y en a pas un seul qui ait eu une bonne politique, mais malgré tout tu choisis ceux dont on vient de parler. (…) Toi, tu es bien d’accord pour dire que, parmi nos contemporains, il n’y en a pas un seul qui ait eu une bonne politique, mais malgré tout tu choisis ceux dont on vient de parler. (…) Toi, Calliclès, pour le moment, tu agis exactement comme cela. Tu fais l’éloge d’hommes qui ont nourri les Athéniens et qui les ont comblé de tout ce dont ils avaient envie. Certes, ces hommes ont agrandi la ville, mais en fait, grâce leur politique, elle est devenue une Cité tout enflée de pus – ce dont on ne se rend pas compte ! En effet, sans jamais se demander ce qui était raisonnable ou juste, ils ont gorgé la Cité d’arsenaux, de murs, de tributs et d’autres vanités du même genre ! Or, quand la crise arrive, sous la forme d’un accès de faiblesse, les hommes qu’on accuse sont ceux qui se trouvent là, à essayer de conseiller la Cité et, en revanche, on fait l’éloge de Thémistocle, de Cimon, de Périclès, qui sont les vrais responsables de ces maux ! (…) Alors, tu m’engages à prendre soin de la cité, mais comment ?

  • Polos : Que veut-tu dire, Socrate ?

    Socrate : Rien qu’une chose : le plus grand mal, c’est l’injustice. (…)

    Polos : Donc, toi, tu aimerais mieux subir l’injustice que la commettre ! (…) Tu refuserais donc le pouvoir d’un tyran !

    Socrate : Oui, je le refuserais, si, quand tu parles de tyrannie, tu penses à ce que je pense.

  • Qu’on se glorifie d’une série de vingt-cinq ancêtres et qu’on fasse remonter son origine à Héraclès, fils d’Amphitryon, il ne voit là qu’une étrange petitesse d’esprit. (…) Dans toutes ces circonstances, le vulgaire se moque du philosophe, qui tantôt lui paraît dédaigneux, tantôt ignorant de ce qui est à ses pieds et embarrassé sur toutes choses. »

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