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Parti et révolution

vendredi 18 septembre 2009, par Robert Paris

Karl Marx :

Parti et révolution violente

L’ensemble des philistins libéraux a eu un tel respect de nous (à la suite de l’attitude exemplaire des social-démocrates durant la période au cours de laquelle leurs activités socialistes étaient interdites, donc illégales et clandestines, en raison de la loi antisocialiste) qu’ils se mettent à crier d’une seule voix, : oui, si les social-démocrates veulent se placer sur le terrain légal et abjurer la révolution, alors nous serons pour l’abolition immédiate de la loi antisocialiste [1]. Il ne fait donc aucun doute que l’on vous fera cette proposition au Reichstag. La réponse que vous ferez est très importante non pas tant pour l’Allemagne, où nos braves camarades l’ont déjà donnée au cours des élections, que pour l’étranger. Une réponse docile anéantirait aussitôt l’effet énorme produit par les élections.

La question se pose en ces termes, à mon avis :

Tout l’état politique en vigueur actuellement en Europe est le fruit de révolutions. Partout, le terrain constitutionnel, le droit historique et la légitimité ont été mille fois violés, voire totalement bouleversés. Toutefois, il est dans la nature de tous les partis, c’est-à-dire des classes, parvenus au pouvoir d’exiger que l’on reconnaisse désormais le droit nouveau, créé par la révolution, voire qu’on le tienne pour sacré. Le droit à la révolution a existé sinon ceux qui règnent actuellement n’auraient plus aucune justification légale , mais il ne devrait plus exister dorénavant, à les en croire.

En Allemagne, l’ordre en vigueur repose sur la révolution qui a commencé en 1848 et s’acheva en 1866. L’année 1866 connut une révolution totale. Comme la Prusse n’est devenue une puissance que par les trahisons et guerres contre l’Empire allemand, en s’alliant avec l’étranger (1740, 1756, 1795), l’Empire prusso-allemand n’a pu s’instaurer que par le renversement violent de la Ligue allemande et la guerre civile. Il ne sert de rien, en l’occurrence, d’affirmer que les autres se seraient rendus coupables de violation des traités d’alliance : les autres affirment le contraire. Jamais encore une révolution n’a manqué du prétexte de légalité : cf. la France de 1830, où le roi Charles X aussi bien que la bourgeoisie affirmaient, chacun de leur côté, avoir la légalité de son côte. Mais suffit, la Prusse provoqua la guerre civile, et donc la révolution. Après la victoire, elle renversa trois trônes « de droit divin » et annexa des territoires, parmi lesquels celui de l’ex-ville libre de Francfort. Si cela n’est pas révolutionnaire, je me demande ce que ce mot signifie. Non contente de cela, elle confisqua la propriété privée des princes qu’elle venait ainsi de chasser. Elle reconnut elle-même que cela n’était pas légal, mais bien révolutionnaire, en faisant approuver cet acte après coup par une assemblée le Reichstag qui n’avait pas plus le droit de disposer de ce fonds que le gouvernement.

L’Empire prusso-allemand, en tant qu’achèvement de la Ligue de l’Allemagne du Nord créée par la force en 1866, est un produit parfaitement révolutionnaire. Je ne m’en plains pas. Ce que je reproche à ceux qui l’ont fait, c’est de n’avoir été que de piètres révolutionnaires, de ne pas avoir été encore plus loin, en annexant directement l’Allemagne entière à la Prusse. Or, quiconque opère avec le fer et le sang, renverse des trônes, avale des États entiers et confisque des biens privés, ne doit pas condamner d’autres hommes parce que révolutionnaires. Si le parti a le simple droit d’être ni plus ni moins révolutionnaire que le gouvernement de l’Empire, il dispose de tout ce dont il a besoin.

Récemment, on affirmait officieusement : la constitution de l’Empire n’est pas une convention entre les princes et le peuple. Ce n’était qu’un accord entre les princes et les villes libres qui pouvait à tout instant être révoqué et remplacé par un autre. Les organes gouvernementaux qui enseignaient cette théorie demandaient en conséquence le droit, pour les gouvernements, de renverser la constitution impériale. On n’a fait aucune loi d’exception, ni entrepris aucune poursuite contre eux. Bien, nous ne réclamons pas plus pour nous dans le cas extrême que ce que l’on demande ici pour les gouvernements.

Le duc de Cumberland est l’héritier légitime incontesté du trône de Brunswick. Le roi de Prusse n’a pas d’autre droit de siéger à Berlin que le droit que Cumberland revendique au Brunswick. Pour ce qui est du reste, Cumberland ne peut le revendiquer qu’après qu’il a pris possession de sa couronne juridiquement légitime. Mais le gouvernement révolutionnaire de l’Empire allemand l’empêche d’en prendre possession par la violence. Nouvel acte révolutionnaire.

Comment cela se passe-t-il pour les partis ?

En novembre 1848, le parti conservateur a violé, sans hésitation aucune, la législation à peine créée en mars.

De toute façon, il ne reconnut l’ordre constitutionnel que comme étant tout à fait provisoire, et se fût rallié avec enthousiasme à tout coup d’État de la part des forces absolutistes et féodales.

Le parti libéral de toutes nuances a participé à la révolution de 1848 à 1866, et même aujourd’hui n’admettrait pas qu’on lui déniât le droit de s’opposer par la force à un renversement violent de la constitution [2].

Le centre reconnaît l’Église comme puissance suprême, au-dessus de l’État, celle-ci pourrait donc lui faire un devoir d’effectuer une révolution.

Et ce sont là les partis qui nous demandent, à nous seuls de tous les partis, que nous proclamions vouloir renoncer dans tous les cas à l’emploi de la violence et de nous soumettre à n’importe quelle pression et violence, non seulement lorsqu’elle est légale dans la forme légale au jugement de nos adversaires , mais même lorsqu’elle est directement illégale ?

Nul parti n’a jamais renié le droit à une résistance armée dans certaines circonstances, à moins de mentir. Nul n’a jamais renoncé à ce droit extrême.

Mais s’il s’agit de discuter des circonstances dans lesquelles un parti se réserve ce droit, alors la partie est gagnée. On passe alors de cent à mille circonstances. Notamment celui d’un parti que l’on proclame privé de droits, et qui par décision d’en haut est directement poussé à la révolution. Une telle déclaration de mise hors la loi peut être renouvelée d’un jour à l’autre, et nous venons tout juste d’en subir une. Il est proprement absurde de demander à un tel parti une déclaration aussi inconditionnelle.

Pour le reste, ces messieurs peuvent être tranquilles. Dans les conditions militaires actuelles, nous ne déclencherons pas l’action les premiers, tant qu’il y a encore une puissance militaire contre nous : nous pouvons attendre jusqu’à ce que la puissance militaire cesse d’être une puissance contre nous. Toute révolution qui a lieu avant, même si elle triomphait, ne nous hisserait pas au pouvoir, mais les bourgeois, les radicaux, c’est-à-dire les petits-bourgeois.

Au reste, les élections ont montré que nous n’avons rien à attendre de la conciliation, c’est-à-dire de concessions faites à notre adversaire. Ce n’est qu’en opposant une fière résistance que nous avons inspiré le respect et sommes devenus une puissance. On respecte uniquement la puissance, et tant que nous en serons une, le philistin nous respectera. Quiconque lui fait des concessions se fait mépriser par lui, et n’est déjà plus une puissance. On peut faire sentir une main de fer dans un gant de velours, mais il faut la faire sentir. Le prolétariat allemand est devenu un puissant parti, que ses représentants s’en montrent dignes !

Notes

[1] Cf. Engels et A. Bebel, 18 novembre 1884.
Dans les deux textes suivants, Engels tire, d’une part, la conclusion de toute la période durant laquelle les activités révolutionnaires avaient été interdites par la loi au parti social-démocrate allemand et, d’autre part, la perspective de développement de la période successive.
Le premier texte donne la même synthèse de la position théorique du parti vis-à-vis de la violence que la fameuse introduction de 1895 aux Luttes de classes en France (Éd. sociales, 1948 p. 21-38), considérée un peu comme le testament politique d’Engels et tronquée par les dirigeants social-démocrates de l’époque. (Cf., à ce propos, la lettre d’Engels à Richard Fischer, du 8 mars 1895, in MARX-ENGELS, La Commune de 1871, 10/18, p. 259-262.)
On peut se faire une idée précise, après la lettre d’Engels à Bebel, de la nouvelle tactique que le gouvernement de Bismarck adoptera vis-à-vis de la social-démocratie allemande, afin de démobiliser au maximum les masses révolutionnaires allemandes, de diviser si possible la direction de leurs organisations de classe, bref d’émasculer le mouvement par un habile chantage au recours à un coup de force gouvernemental afin de canaliser le prolétariat dans le cours démocratique et pacifique de la légalité bourgeoise.

[2] Engels montre ainsi que l’application ou la défense de la loi est elle-même liée à l’emploi de la violence, ce qui enlève tout argument contre la violence à ceux qui sont pour l’ordre, la loi et la constitution établie.

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