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Notre cap ne change pas

vendredi 2 octobre 2009, par Robert Paris

Léon Trotsky

Notre cap ne change pas
30 juin 1940

À la suite de nombre d’autres États européens plus petits, la France est en train de devenir une nation opprimée. L’impérialisme allemand a atteint des sommets militaires sans précédents, avec toutes les possibilités qui s’ensuivent pour un pillage mondial. Que va-t-il arriver ?

Du côté de toutes sortes de demi-internationalistes [1] on peut s’attendre approximativement au type d’argumentation suivant : “ Des insurrections victorieuses dans les pays conquis, sous la botte nazie, sont impossibles, parce que tout mouvement révolutionnaire sera aussitôt noyé dans le sang par le conquérant. Il y a encore moins de raison d’attendre un soulèvement victorieux dans le camp des vainqueurs totalitaires. Des conditions favorables pour la révolution ne pouvaient apparaître qu’à la suite de la défaite de Hitler et de Mussolini. Il ne reste donc rien à faire qu’à aider l’Angleterre et les États-Unis. Si l’Union soviétique nous rejoignait il serait possible non seulement de donner un coup d’arrêt aux succès militaires de l’Allemagne, mais de lui infliger de lourdes défaites économiques et militaires. Le développement ultérieur de la révolution n’est possible que sur cette voie. ” Et ainsi de suite.

Cette argumentation qui superficiellement semble inspirée par la nouvelle carte d’Europe n’est en réalité qu’une adaptation à la nouvelle carte de l’Europe des vieux arguments du social-patriotisme, c’est-à-dire la trahison de classe. La victoire de Hitler sur la France a complètement révélé la corruption de la démocratie impérialiste, même dans le domaine de ses propres tâches. On ne peut pas la “ sauver ” du fascisme. On peut seulement la remplacer par la démocratie prolétarienne. Si la classe ouvrière liait son destin dans la guerre actuelle à celui de la démocratie impérialiste, elle ne ferait que s’assurer une nouvelle série de défaites.

“ Dans l’intérêt de la victoire ”, l’Angleterre a déjà été obligée d’introduire des méthodes de dictature dont la condition préalable était que le Labour Party renonce à toute indépendance politique [2]. Si le prolétariat international, par ses organisations et tendances, devait prendre le même chemin, cela ne ferait que faciliter et accélérer la victoire du régime totalitaire à l’échelle du monde. Si le prolétariat mondial renonçait à l’indépendance de sa politique, une alliance entre l’U.R.S.S. et les démocraties impérialistes signifierait la croissance de l’omnipotence de la bureaucratie de Moscou, sa transformation ultérieure en agence de l’impérialisme et des concessions inévitables, de sa part, à l’impérialisme dans le domaine économique. Selon toute vraisemblance, la position militaire des différents pays impérialistes dans l’arène mondiale en serait grandement changée ; mais la position du prolétariat mondial, du point de vue des tâches de la révolution socialiste, ne serait que très peu changée.

Pour créer une situation révolutionnaire, disent les sophistes du social-patriotisme, il faut porter un coup à Hitler. Pour remporter une victoire sur Hitler, il faut soutenir les démocraties impérialistes. Mais si, pour sauver “ les démocraties ”, le prolétariat renonce à une politique révolutionnaire indépendante, qui, au juste, utiliserait une situation révolutionnaire naissant de la défaite de Hitler ? Il n’a pas manqué de situations révolutionnaires dans le dernier quart de siècle. Mais il a manqué un parti révolutionnaire capable d’utiliser une situation révolutionnaire. Renoncer à préparer un parti révolutionnaire sous prétexte de provoquer une “ situation révolutionnaire ”, c’est conduire les ouvriers au massacre, les yeux bandés.

Du point de vue d’une révolution dans un pays donné, la défaite de son gouvernement impérialiste est incontestablement un “ moindre mal ”. Les pseudo-internationalistes refusent cependant d’appliquer ce principe aux démocraties vaincues. En revanche, ils interprètent la victoire de Hitler comme un obstacle, non pas relatif, mais absolu sur la voie de la révolution en Allemagne. Ils mentent dans les deux cas.

Dans les pays vaincus, la position des masses va immédiatement être extrêmement aggravée. À l’oppression sociale s’ajoute l’oppression nationale dont le fardeau principal est supporté par les ouvriers. De toutes les formes de dictature, la dictature totalitaire d’un conquérant étranger est la plus intolérable. En même temps, la réussite de la tentative des nazis pour utiliser les ressources naturelles et l’appareil industriel des nations vaincues, va inévitablement dépendre des paysans et des ouvriers autochtones. Ce n’est toujours qu’après la victoire que les difficultés économiques se présentent. Il est impossible de mettre un soldat armé d’un fusil près de chaque ouvrier et paysan polonais, norvégien, danois, néerlandais, belge, français [3]. Le national-socialisme n’a pas de recette pour transformer les peuples vaincus d’ennemis en amis.

L’expérience des Allemands en Ukraine en 1918 a démontré combien il est difficile d’exploiter par des méthodes militaires la richesse naturelle et la force de production d’un peuple vaincu et à quelle vitesse une armée d’occupation se démoralise dans une atmosphère d’hostilité universelle. Les mêmes processus exactement vont se développer sur une bien plus grande échelle sur le continent européen sous l’occupation nazie. On peut s’attendre avec assurance à la transformation rapide de tous les pays conquis en poudrières. Le danger est plutôt que les explosions ne se produisent trop tôt sans préparation suffisante et conduisent à des défaites isolées. Il est en général impossible pourtant de parler de révolution européenne et mondiale sans prendre en compte les défaites partielles.

Hitler, le conquérant, rêve naturellement tout éveillé de devenir le bourreau en chef de la révolution prolétarienne dans toutes les régions de l’Europe. Mais cela ne signifie pas du tout que Hitler aura assez de force pour traiter la révolution prolétarienne comme il a pu le faire avec la démocratie impérialiste. Ce serait une erreur fatale, indigne d’un parti révolutionnaire, que de fétichiser Hitler, d’exagérer sa puissance, de sous-estimer les limites objectives de ses succès et de ses conquêtes. Il est vrai que Hitler a bruyamment promis d’établir la domination du peuple allemand aux dépens de toute l’Europe et même du monde entier “ pour un millier d’années ”. Mais selon toute vraisemblance, cette splendeur ne durera même pas dix ans.

Il nous faut apprendre des leçons du passé récent. Il y a vingt et un ans, non seulement les pays vaincus, mais les vainqueurs aussi sont sortis de la guerre avec leur vie économique désorganisée et ce n’est que très lentement — dans la mesure même où ils y arrivèrent vraiment — qu’ils se sont assuré [coquille — "assurés" — dans l’édition papier] les avantages de leur victoire. C’est pourquoi le mouvement révolutionnaire a pris d’importantes proportions dans les pays de l’Entente victorieuse aussi. Ce qui manquait, ce n’était qu’un parti révolutionnaire capable de prendre la tête du mouvement.

Le caractère total, c’est-à-dire englobant tout, de la guerre actuelle, exclut la possibilité d’un “ enrichissement ” direct aux dépens des pays vaincus. Même dans le cas d’une victoire totale sur l’Angleterre, l’Allemagne, afin de conserver ses conquêtes, serait obligée dans les premières années d’assumer des sacrifices tels qu’ils l’emporteraient de loin sur les avantages qu’elle pourrait tirer directement de ses victoires. Les conditions de vie des masses allemandes doivent en tout cas s’aggraver considérablement dans la prochaine période. Million après million de soldats vainqueurs vont retourner dans leur patrie et leur maison encore plus paupérisées même par rapport à ce qu’elles étaient quand ils en avaient été arrachés. Une victoire qui abaisse le niveau de vie des peuples ne renforce pas le régime, mais l’affaiblit. La confiance en eux des soldats démobilisés qui ont remporté tant de victoires doit avoir grandi énormément. Leurs espérances trahies vont se transformer en mécontentement et amertume. D’un autre côté, la caste des Chemises brunes [4] va s’élever encore plus au-dessus du peuple ; son règne arbitraire et sa corruption vont provoquer une hostilité plus grande encore.

Dans le cours de la dernière décennie, le pendule politique en Allemagne, du fait de l’impuissance de la démocratie tardive et de la trahison des partis ouvriers, est allé brusquement à droite, puis, à la suite de la désillusion avec les conséquences de la guerre et du régime nazi, le pendule ira encore plus nettement et plus fort à gauche. Le mécontentement, l’inquiétude, la protestation, les grèves, les heurts armés seront bientôt à l’ordre du jour en Allemagne. Hitler aura trop de soucis à Berlin pour pouvoir jouer avec succès le rôle de bourreau à Paris, Bruxelles et Londres.

En conséquence, la tâche du prolétariat révolutionnaire ne consiste pas à aider les armées impérialistes à créer une “ situation révolutionnaire ” mais à préparer, fondre et tremper ses rangs internationaux pour des situations révolutionnaires dont il ne manquera pas.

La nouvelle carte de guerre d’Europe n’invalide pas les principes de la lutte de classe révolutionnaire. La IV° Internationale ne change pas son cap.

Notes

[1] Parmi les “ semi-internationalistes ” visés par Trotsky, on peut penser qu’il songeait notamment à Marceau Pivert qui allait s’adresser au général de Gaulle pour lui demander de faire lancer des tracts sur la France.

[2] La Grande-Bretagne avait vu la formation d’un gouvernement d’Union nationale qui allait durer jusqu’à la fin de la guerre.

[3] On peut relever encore l’extrême lucidité de l’analyse de Trotsky dans une situation où tant d’ “ observateurs ” ne se retrouvaient plus.

[4] Qui Trotsky vise-t-il ? Pas les “ chemises brunes ” qui étaient les S.A. décapités en 1934, ni peut-être les S.S. à l’uniforme noir, en tout cas les unités dites d’ “ élite ”, les corps prétoriens

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  • Notre cap ne change pas
    vendredi 2 octobre 2009, par Robert Paris

    Léon Trotsky

    Notre cap ne change pas 30 juin 1940

    À la suite de nombre d’autres États européens plus petits, la France est en train de devenir une nation opprimée. L’impérialisme allemand a atteint des sommets militaires sans précédents, avec toutes les possibilités qui s’ensuivent pour un pillage mondial. Que va-t-il arriver ?

    Du côté de toutes sortes de demi-internationalistes [1] on peut s’attendre approximativement au type d’argumentation suivant : “ Des insurrections victorieuses dans les pays conquis, sous la botte nazie, sont impossibles, parce que tout mouvement révolutionnaire sera aussitôt noyé dans le sang par le conquérant. Il y a encore moins de raison d’attendre un soulèvement victorieux dans le camp des vainqueurs totalitaires. Des conditions favorables pour la révolution ne pouvaient apparaître qu’à la suite de la défaite de Hitler et de Mussolini. Il ne reste donc rien à faire qu’à aider l’Angleterre et les États-Unis. Si l’Union soviétique nous rejoignait il serait possible non seulement de donner un coup d’arrêt aux succès militaires de l’Allemagne, mais de lui infliger de lourdes défaites économiques et militaires. Le développement ultérieur de la révolution n’est possible que sur cette voie. ” Et ainsi de suite.

    Cette argumentation qui superficiellement semble inspirée par la nouvelle carte d’Europe n’est en réalité qu’une adaptation à la nouvelle carte de l’Europe des vieux arguments du social-patriotisme, c’est-à-dire la trahison de classe. La victoire de Hitler sur la France a complètement révélé la corruption de la démocratie impérialiste, même dans le domaine de ses propres tâches. On ne peut pas la “ sauver ” du fascisme. On peut seulement la remplacer par la démocratie prolétarienne. Si la classe ouvrière liait son destin dans la guerre actuelle à celui de la démocratie impérialiste, elle ne ferait que s’assurer une nouvelle série de défaites.

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