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Socialisme et communisme utopique

mardi 8 mars 2011, par Robert Paris

Histoire du socialisme utopique

"Même si. dans l’ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la guerre des Paysans en Allemagne, les anabaptistes et Thomas Münzer ; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs ; dans la Révolution française, Babeuf. A ces levées de boucliers révolutionnaires d’une classe encore embryonnaire, correspondaient des manifestations théoriques ; au XVIe et au XVIIe siècle, des peintures utopiques d’une société idéale ; au XIIIe, des théories déjà franchement communistes (Morelly et Mably). La revendication de l’égalité ne se limitait plus aux droits politiques, elle devait s’étendre aussi à la situation sociale des individus ; ce n’étaient plus seulement les privilèges de classes qu’on devait supprimer, mais les différences de classes elles mêmes. Le premier visage de la nouvelle doctrine fut ainsi un communisme aseptique se rattachant à Sparte, interdisant toute joie de l’existence. Puis vinrent les trois grands utopistes : Saint-Simon, chez qui la tendance bourgeoise garde encore un certain poids à côté de l’orientation prolétarienne ; Fourier et Owen : ce dernier, dans le pays de la production capitaliste la plus évoluée et sous l’impression des contradictions qu’elle engendre, développa systématiquement ses propositions d’abolition des différences de classes, en se rattachant directement au matérialisme français.

Tous trois ont ceci de commun qu’ils ne se donnent pas comme les représentants des intérêts du prolétariat que l’histoire avait engendré dans l’intervalle. Comme les philosophes de l’ère des lumières, ils veulent affranchir non pas en premier une classe déterminée, mais immédiatement l’humanité entière. Comme eux, ils veulent instaurer le royaume de la raison et de la justice éternelle ; mais il y a un abîme entre leur royaume et celui des philosophes des lumières. Lui aussi, le monde bourgeois, organisé d’après les principes de ces philosophes, est irrationnel et injuste, et c’est pourquoi il doit être condamné et mis dans le même sac que le féodalisme et les autres conditions sociales antérieures. Si, jusqu’ici, la raison et la justice effectives n’ont pas régné dans le monde, c’est qu’on ne les avait pas encore exactement reconnues. Il manquait précisément l’individu génial qui est venu maintenant et qui a reconnu la vérité ; qu’il se soit présenté maintenant, que la vérité soit reconnue juste maintenant, ce fait ne résulte, pas avec nécessité de l’enchaînement du développement historique comme un événement inéluctable, c’est une simple chance. L’individu de génie aurait tout aussi bien pu naître cinq cents ans plus tôt, et il aurait épargné à l’humanité cinq cents ans d’erreur, de luttes et de souffrances.

Les philosophes français du XIIIe siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient, nous l’avons vu, à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État raisonnable, une société raisonnable ; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’Ètat de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l’ère de la Terreur ; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s’était réfugiée d’abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien ; la paix éternelle qui avait été promise s’était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n’avait pas connu un sort meilleur. L’opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien être général, avait été aggravée par l’élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l’Église qui l’adoucissaient ; l’ « affranchissement de la propriété » de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre cette petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs ; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété ; l’essor de l’industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société. Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l’expression de Carlyle, le seul lien de la société. Le nombre des crimes augmenta d’année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s’étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque là dans le secret, n’en fleurirent qu’avec plus d’exubérance. Le commerce tourne de plus en plus à l’escroquerie. La « fraternité » de la devise révolutionnaire se réalisa dans les chicanes et les jalousies de la concurrence. L’oppression violente fit place à la corruption ; l’épée comme premier levier de puissance sociale fit place à l’argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs féodaux aux fabricants bourgeois. La prostitution se répandit à un degré inconnu jusqu’alors. Le mariage lui-même, qui restait comme devant une forme légalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution, se compléta par un adultère abondant. Bref, comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la « victoire de la raison » se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle. En 1802 parurent les lettres de Genève de Saint-Simon ; en 1808, la première oeuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799 ; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New Lanark.

Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat étaient encore très peu développés. La grande industrie, qui venait de naître en Angleterre, était encore inconnue en France. Or, seule la grande industrie développe, d’une part, les conflits qui font d’un bouleversement du mode de production, d’une élimination de son caractère capitaliste une nécessité inéluctable, conflits non seulement entre les classes qu’elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d’échange qu’elle crée ; et, d’autre part, elle seule développe, dans ces gigantesques forces productives elles mêmes, les moyens de résoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflits issus du nouvel ordre social n’étaient encore qu’en devenir, à plus forte raison les moyens de les résoudre. Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l’ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle même, elles n’avaient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible à la longue dans les conditions d’alors. Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d’une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d’une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s’aider lui même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l’extérieur, d’en haut.

Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes, répondit l’immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies ; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s’agissait d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.

Cela une fois établi, ne nous arrêtons pas un instant de plus à cet aspect qui appartient maintenant tout entier au passé. Que des regrattiers livresques épluchent solennellement des fantaisies qui ne sont plus aujourd’hui que divertissantes ; laissons les faire valoir la supériorité de leur esprit posé en face de telles « folies ». Nous préférons nous réjouir des germes d’idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l’enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles.

Saint-Simon était fils de la Révolution française ; il n’avait pas encore trente ans lorsqu’elle éclata. La Révolution était la victoire du tiers état, c’est à dire de la grande masse de la nation qui était active dans la production et le commerce, sur les ordres privilégiés, oisifs jusqu’alors : la noblesse et le clergé. Mais la victoire du tiers état s’était bientôt révélée comme la victoire exclusive d’une petite partie de cet ordre, comme la conquête du pouvoir politique par la couche socialement privilégiée de ce même ordre : la bourgeoisie possédante. Et, à vrai dire, cette bourgeoisie s’était encore développée rapidement pendant la Révolution en spéculant sur la propriété foncière de la noblesse et de l’Église confisquée, puis vendue, ainsi qu’en fraudant la nation par les fournitures aux armées. Ce fut précisément la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Révolution au bord de la ruine et donna ainsi à Napoléon le prétexte de son coup d’État. De la sorte, dans l’esprit de Saint-Simon, l’opposition du tiers état et des ordres privilégiés prit la forme de l’opposition entre « travailleurs » et « oisifs ». Les oisifs, ce n’étaient pas seulement les anciens privilégiés, mais aussi tous ceux qui vivaient de rentes, sans prendre part à la production et au commerce. Et les « ouvriers », ce n’étaient pas seulement les salariés, mais aussi les fabricants, les négociants, les banquiers. Il était patent que les oisifs avaient perdu la capacité de direction intellectuelle et de domination politique, et c’était définitivement confirmé par la Révolution. Que les non possédants n’eussent pas cette capacité, ce point semblait à Saint-Simon démontré par les expériences de la Terreur. Dès lors, qui devait diriger et dominer ? D’après Saint-Simon, la science et l’industrie, qu’unirait entre elles un nouveau lien religieux, destiné à restaurer l’unité des conceptions religieuses rompue depuis la Réforme, un « nouveau christianisme », nécessairement mystique et strictement hiérarchisé. Mais la science, c’était les hommes d’études, et l’industrie, c’était en première ligne les bourgeois actifs, fabricants, négociants, banquiers. Ces bourgeois devaient, certes, se transformer en une espèce de fonctionnaires publics, d’hommes de confiance de la société, mais garder cependant vis à vis des ouvriers une position de commandement, pourvue aussi de privilèges économiques. Les banquiers surtout devaient être appelés à régler, par la réglementation du crédit, l’ensemble de la production sociale. Cette conception correspondait tout à fait à une période où, en France, la grande industrie, et avec elle l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, étaient seulement en train de naître.

Mais il est un point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulièrement : partout et toujours ce qui lui in importe en premier lieu, c’est le sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ».

Déjà dans ses lettres de Genève, Saint-Simon pose le principe que « tous les hommes travailleront ». Dans le même ouvrage, il sait déjà que la Terreur a été la domination des masses non possédantes.

« Regardez, leur crie t il, ce qui est arrivé en France pendant le temps que vos camarades y ont dominé ; ils y ont fait naître la famine. »

Or, concevoir la Révolution française comme une lutte de classes, et qui plus est non seulement entre la noblesse et la bourgeoisie, mais entre la noblesse, la bourgeoisie et les non possédants était, en 1802, une découverte des plus géniales. En 1816, il proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l’économie. Si la notion que la situation économique est la base des institutions politiques n’apparaît ici qu’en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l’« abolition de l’Ètat », dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. C’est avec la même supériorité sur ses contemporains qu’il proclame, en 1814, immédiatement après l’entrée des Alliés à Paris, et encore en 1815, pendant la guerre des Cent Jours, l’alliance de la France avec l’Angleterre et en deuxième ligne, celle de ces deux pays avec l’Allemagne comme la seule garantie du développement prospère et de la paix pour l’Europe. Prêcher aux Français de 1815 l’alliance avec les vainqueurs de Waterloo exigeait certes autant de courage que de sens de la perspective historique.

Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve toute française, n’en est pas moins pénétrante. Fourier prend au mot la bourgeoisie, ses prophètes enthousiastes d’avant la Révolution et ses flagorneurs intéressés d’après. Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde bourgeois et il la confronte avec les brillantes promesses des philosophes des lumières, sur la société où devait régner la raison seule, sur la civilisation apportant le bonheur universel, sur la perfectibilité illimitée de l’homme, aussi bien qu’avec les expressions couleur de rose des idéologues bourgeois, ses contemporains ; il démontre comment, partout, la réalité la plus lamentable correspond à la phraséologie la plus grandiloquente et il déverse son ironie mordante sur ce fiasco irrémédiable de la phrase. Fourier n’est pas seulement un critique ; sa nature éternellement enjouée fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps. Il peint avec autant de maestria que d’agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de la Révolution ainsi que l’esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de ce temps. Plus magistrale encore est la critique qu’il fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et de la position de la femme dans la société bourgeoise. Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale. Mais là ou il apparaît le plus grand, c’est dans sa conception de l’histoire de la société. Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu’on appelle maintenant la société bourgeoise, donc avec le régime social instauré depuis le XVIe siècle, et il démontre

« que l’ordre civilisé donne à chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicité, une forme complexe, ambiguë et hypocrite »,

que la civilisation se meut dans un « cercle vicieux », dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir ; de sorte que, par exemple : « la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même ».

Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l’homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante, et il applique aussi cette conception à l’avenir de l’humanité dans son ensemble. De même que Kant a introduit la fin à venir de la terre dans la science de la nature, Fourier introduit dans l’étude de l’histoire la fin à venir de l’humanité."

Engels dans "Socialisme scientifique et socialisme utopique"

Fourier

Cabet

Voyage en Icarie

Babeuf

Saint-Simon

Owen

Proudhon

Socialisme utopique

Socialisme scientifique et socialisme utopique

F. ENGELS

Socialisme
I. Notions historiques

Nous avons vu dans l’Introduction [1] comment les philosophes français du XVIII° siècle, eux qui préparaient la Révolution, en appelaient à la raison comme juge unique de tout ce qui existait. On devait instituer un État rationnel, une société rationnelle ; tout ce qui contredisait la raison éternelle devait être éliminé sans pitié. Nous avons vu également que cette raison éternelle n’était en réalité rien d’autre que l’entendement idéalisé du citoyen de la classe moyenne, dont son évolution faisait justement alors un bourgeois. Or, lorsque la Révolution française eut réalisé cette société de raison et cet État de raison, les nouvelles institutions, si rationnelles qu’elles fussent par rapport aux conditions antérieures, n’apparurent pas du tout comme absolument raisonnables. L’État de raison avait fait complète faillite, le Contrat social de Rousseau avait trouvé sa réalisation dans l’ère de la Terreur ; et pour y échapper, la bourgeoisie, qui avait perdu la foi dans sa propre capacité politique, s’était réfugiée d’abord dans la corruption du Directoire et, finalement, sous la protection du despotisme napoléonien ; la paix éternelle qui avait été promise s’était convertie en une guerre de conquêtes sans fin. La société de raison n’avait pas connu un sort meilleur. L’opposition des riches et des pauvres, au lieu de se résoudre dans le bien-être général, avait été aggravée par l’élimination des privilèges corporatifs et autres qui la palliaient, et par celle des établissements de bienfaisance de l’Église qui l’adoucissaient ; l’ “ affranchissement de la propriété ” de ses entraves féodales, une fois inscrit dans les faits, se manifestait, pour le petit bourgeois et le petit paysan, comme la liberté de vendre la petite propriété écrasée par la concurrence trop puissante du grand capital et de la grande propriété foncière, et de la vendre précisément à ces puissants seigneurs ; cet affranchissement se transformait ainsi pour le petit bourgeois et le petit paysan en affranchissement de toute propriété ; l’essor de l’industrie sur une base capitaliste érigea la pauvreté et la misère des masses ouvrières en condition de vie de la société. Le paiement au comptant devint de plus en plus, selon l’expression de Carlyle, le seul lien de la société. Le nombre des crimes augmenta d’année en année. Si les vices féodaux qui, autrefois, s’étalaient sans pudeur au grand jour avaient été, sinon supprimés, du moins provisoirement repoussés au second plan, les vices bourgeois, nourris jusque-là dans le secret, n’en fleurirent qu’avec plus d’exubérance. Le commerce évolua de plus en plus en escroquerie. La “fraternité” de la devise révolutionnaire se réalisa dans les chicanes et les jalousies de la concurrence. L’oppression violente fit place à la corruption ; l’épée comme premier levier de puissance sociale fit place à l’argent. Le droit de cuissage passa des seigneurs féodaux aux fabricants bourgeois. La prostitution se répandit à un degré inconnu jusqu’alors. Le mariage lui-même, qui restait comme devant une forme légalement reconnue, une couverture officielle de la prostitution, se compléta par un adultère abondant. Bref, comparées aux pompeuses promesses des philosophes des lumières, les institutions sociales et politiques établies par la “victoire de la raison ” se révélèrent des caricatures amèrement décevantes. Il ne manquait plus que des hommes pour constater cette déception, et ces hommes vinrent avec le tournant du siècle. En 1802 parurent les Lettres de Genève de Saint-Simon ; en 1808 la première oeuvre de Fourier, bien que la base de sa théorie datât déjà de 1799 ; le 1er janvier 1800, Robert Owen prit la direction de New-Lanark.

Mais en ce temps, le mode de production capitaliste et, avec lui, la contradiction entre la bourgeoisie et le prolétariat étaient encore très peu développés. La grande industrie, qui venait de naître en Angleterre, était encore inconnue en France. Or, seule la grande industrie développe, d’une part, les conflits qui font d’un bouleversement du mode de production une nécessité inéluctable, - conflits non seulement entre les classes qu’elle engendre, mais encore entre les forces productives et les formes d’échange qu’elle crée ; - et, d’autre part, elle seule développe, dans ces gigantesques forces productives elles-mêmes, les moyens de résoudre aussi ces conflits. Si donc, vers 1800, les conflits issus du nouvel ordre social n’étaient encore qu’en devenir, à plus forte raison les moyens de les résoudre. Si les masses non possédantes de Paris avaient pu, pendant l’ère de la Terreur, conquérir un moment la domination et ainsi conduire à la victoire la Révolution bourgeoise contre la bourgeoisie elle-même, elles n’avaient fait par là que démontrer combien cette domination était impossible dans les conditions d’alors. Le prolétariat, qui commençait seulement à se détacher de ces masses non possédantes comme souche d’une nouvelle classe, tout à fait incapable encore d’une action politique indépendante, se présentait comme un ordre opprimé, souffrant, qui, dans son incapacité à s’aider lui-même, pouvait tout au plus recevoir une aide de l’extérieur, d’en haut.

Cette situation historique domina aussi les fondateurs du socialisme. A l’immaturité de la production capitaliste, à l’immaturité de la situation des classes, répondit l’immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait jaillir du cerveau. La société ne présentait que des anomalies ; leur élimination était la mission de la raison pensante. Il s’agissait à cette fin d’inventer un nouveau système plus parfait de régime social et de l’octroyer de l’extérieur à la société, par la propagande et, si possible, par l’exemple d’expériences modèles. Ces nouveaux systèmes sociaux étaient d’avance condamnés à l’utopie. Plus ils étaient élaborés dans le détail, plus ils devaient se perdre dans la fantaisie pure.

Cela une fois établi, ne nous arrêtons pas un instant de plus à cet aspect qui appartient maintenant tout entier au passé. Que des regrattiers livresques à la Dühring épluchent solennellement ces fantaisies qui ne sont plus aujourd’hui que divertissantes ; laissons-les faire valoir la supériorité de leur esprit posé en face de telles “folies”. Nous préférons nous réjouir des germes d’idées de génie et des idées de génie qui percent partout sous l’enveloppe fantastique et auxquels ces philistins sont aveugles.

Saint-Simon était fils de la Révolution française ; il n’avait pas encore trente ans lorsqu’elle éclata. La Révolution était la victoire du tiers-état, c’est-à-dire de la grande masse de la nation qui était active dans la production et le commerce, sur les ordres privilégiés, oisifs jusqu’alors : la noblesse et le clergé. Mais la victoire du tiers-état s’était bientôt révélée comme la victoire exclusive d’une petite partie de cet ordre, comme la conquête du pouvoir politique par la couche socialement privilégiée de ce même ordre : la bourgeoisie possédante. Et, à vrai dire, cette bourgeoisie s’était encore développée rapidement pendant la Révolution en spéculant sur la propriété foncière de la noblesse et de l’Église confisquée, puis vendue, ainsi qu’en fraudant la nation par les fournitures aux armées. Ce fut précisément la domination de ces escrocs qui, sous le Directoire, amena la France et la Révolution au bord de la ruine et donna ainsi à Napoléon le prétexte de son coup d’État. De la sorte, dans l’esprit de Saint-Simon, l’opposition du tiers-état et des ordres privilégiés prit la forme de l’opposition entre “ travailleurs ” et “ oisifs ”. Les oisifs, ce n’étaient pas seulement les anciens privilégiés, mais aussi tous ceux qui vivaient de rentes, sans prendre part à la production et au commerce. Et les “ouvriers”, ce n’étaient pas seulement les salariés, mais aussi les fabricants, les négociants, les banquiers. Il était patent que les oisifs avaient perdu la capacité de direction intellectuelle et de domination politique, et c’était définitivement confirmé par la Révolution. Que les non-possédants n’eussent pas cette capacité, ce point semblait à Saint-Simon démontré par les expériences de la Terreur. Dès lors, qui devait diriger et dominer ? D’après Saint-Simon, la science et l’industrie, qu’unirait entre elles un nouveau lien religieux, destiné à restaurer l’unité des conceptions religieuses rompue depuis la Réforme, un “ nouveau christianisme ” nécessairement mystique et strictement hiérarchisé. Mais la science, c’était les hommes d’études, et l’industrie, c’était en première ligne les bourgeois actifs, fabricants, négociants, banquiers. Ces bourgeois devaient, certes, se transformer en une espèce de fonctionnaires publics, d’hommes de confiance de la société, mais garder cependant vis-à-vis des ouvriers une position de commandement, pourvue aussi de privilèges économiques. Les banquiers surtout devaient être appelés à régler, par la réglementation du crédit, l’ensemble de la production sociale. Cette conception correspondait tout à fait à une période où, en France, la grande industrie, et avec elle l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat, étaient seulement en train de naître. Mais il est un point sur lequel Saint-Simon insiste tout particulièrement : partout et toujours ce qui lui importe en premier lieu, c’est le sort de “ la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ”.

Déjà dans ses Lettres de Genève, Saint-Simon pose le principe que “ tous les hommes travailleront ” [2]. Dans le même ouvrage, il sait déjà que la Terreur a été la domination des masses non possédantes.

“ Regardez, leur crie-t-il, ce qui est arrivé en France pendant le temps que vos camarades y ont dominé ; ils y ont fait naître la famine [3] ”.

Or, concevoir la Révolution française comme une lutte de classe entre la noblesse, la bourgeoisie et les non-possédants était, en 1802, une découverte des plus géniales. En 1816, il proclame la politique science de la production et il prédit la résorption entière de la politique dans l’économie [4]. Si l’idée que la situation économique est la base des institutions politiques n’apparaît ici qu’en germe, le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l’abolition de l’État, dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. C’est avec fa même supériorité sur ses contemporains qu’il proclame, en 1814, immédiatement après l’entrée des Alliés à Paris, et encore en 1815, pendant la guerre des Cent-Jours, l’alliance de la France avec l’Angleterre et, en deuxième ligne, celle de ces deux pays avec l’Allemagne comme la seule garantie du développement prospère et de la paix pour l’Europe [5]. Prêcher aux Français de 1815 l’alliance avec les vainqueurs de Waterloo exigeait certes un peu plus de courage que de déclarer une guerre de cancans aux professeurs allemands.

Si nous trouvons chez Saint-Simon une largeur de vues géniale qui fait que presque toutes les idées non strictement économiques des socialistes postérieurs sont contenues en germe chez lui, nous trouvons chez Fourier une critique des conditions sociales existantes qui, pour être faite avec une verve toute française, n’en est pas moins pénétrante. Fourier prend au mot la bourgeoisie, ses prophètes enthousiastes d’avant la Révolution et ses flagorneurs intéressés d’après. Il dévoile sans pitié la misère matérielle et morale du monde bourgeois et il la confronte avec les promesses flatteuses des philosophes des lumières, sur la société où devait régner la raison seule, sur la civilisation apportant le bonheur universel, sur la perfectibilité illimitée de l’homme, aussi bien qu’avec les expressions couleur de rose des idéologues bourgeois, ses contemporains ; il démontre comment, partout, la réalité la plus lamentable correspond à la phraséologie la plus grandiloquente et il déverse son ironie mordante sur ce fiasco irrémédiable de la phrase. Fourier n’est pas seulement un critique ; sa nature éternellement enjouée fait de lui un satirique, et un des plus grands satiriques de tous les temps. Il peint avec autant de maestria que d’agrément la folle spéculation qui fleurit au déclin de la Révolution ainsi que l’esprit boutiquier universellement répandu dans le commerce français de ce temps. Plus magistrale encore est la critique qu’il fait du tour donné par la bourgeoisie aux relations sexuelles et de la position de la femme dans la société bourgeoise. Il est le premier à énoncer que, dans une société donnée, le degré d’émancipation de la femme est la mesure naturelle de l’émancipation générale [6]. Mais là où il apparaît le plus grand, c’est dans sa conception de l’histoire de la société. Il divise toute son évolution passée en quatre phases : sauvagerie, barbarie, patriarcat, civilisation, laquelle coïncide avec ce qu’on appelle maintenant la société bourgeoise, et il démontre

“ que l’ordre civilisé donne à chacun des vices auxquels la barbarie se livre avec simplicité, une forme complexe, ambiguë et hypocrite ” ;

que la civilisation se meut dans un “cercle vicieux”, dans des contradictions qu’elle reproduit sans cesse, sans pouvoir les surmonter, de sorte qu’elle atteint toujours le contraire de ce qu’elle veut obtenir ou prétend vouloir obtenir ; de sorte que, par exemple, “ la pauvreté naît en civilisation de l’abondance même [7] ”. Fourier, comme on le voit, manie la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel [8]. Avec une égale dialectique, il fait ressortir que, contrairement au bavardage sur la perfectibilité indéfinie de l’homme, toute phase historique a sa branche ascendante, mais aussi sa branche descendante [9], et il applique aussi cette conception à l’avenir de l’humanité dans son ensemble. De même que Kant a introduit la fin à venir de la terre dans la science de la nature, Fourier introduit dans l’étude de l’histoire la fin à venir de l’humanité.

Tandis qu’en France l’ouragan de la Révolution balayait le pays, un bouleversement plus silencieux, mais non moins puissant, s’accomplissait en Angleterre. La vapeur et le machinisme nouveau transformèrent la manufacture en grande indutrie moderne et révolutionnèrent ainsi tout le fondement de la société bourgeoise. La marche somnolente de la période manufacturière se transforma en une période d’ardeur irrésistible de la production. A une vitesse constamment accrue s’opéra la division de la société en grands capitalistes et en prolétaires non possédants, entre lesquels, au lieu de la classe moyenne stable d’autrefois, une masse mouvante d’artisans et de petits commerçants avaient maintenant une existence mal assurée, en formant la partie la plus fluctuante de la population. Le nouveau mode de production n’était encore qu’au début de sa branche ascendante ; il était encore le mode de production normal, le seul possible dans ces circonstances. Mais déjà il engendrait des anomalies sociales criantes : agglomération d’une population déracinée dans les pires taudis des grandes villes, - dissolution de tous les liens traditionnels de filiation, de subordination patriarcale dans la famille, - surtravail, surtout pour les femmes et les enfants, à une échelle épouvantable, - démoralisation massive de la classe travailleuse jetée brusquement dans des conditions tout à fait nouvelles, passant de la campagne à la ville, de l’agriculture à l’industrie, de conditions stables dans des conditions précaires qui changeaient chaque jour. C’est alors qu’apparut en réformateur un fabricant de 29 ans, homme d’une simplicité de caractère enfantine qui allait jusqu’au sublime et, en même temps, conducteur-né pour les hommes comme il n’y en a pas beaucoup. Robert Owen s’était assimilé la doctrine des philosophes matérialistes de l’ère des lumières, selon laquelle le caractère de l’homme est le produit, d’une part, de son organisation native et, d’autre part, des circonstances qui entourent l’homme durant sa vie, mais surtout pendant la période où il se forme. Dans la révolution industrielle, la plupart des hommes de son groupe social ne voyaient que confusion et chaos, où il faisait bon pêcher en eau trouble et s’enrichir rapidement. Il y vit l’occasion d’appliquer sa thèse favorite et de mettre par là de l’ordre dans le chaos. Il s’y était déjà essayé avec succès à Manchester, comme dirigeant des 500 ouvriers d’une fabrique ; de 1800 à 1829, il régit comme associé gérant la grande filature de coton de New-Lanark en Écosse et il le fit dans le même esprit, mais avec une plus grande liberté d’action et un succès qui lui valut une réputation européenne. Une population qui monta peu à peu jusqu’à 2.500 âmes et se composait à l’origine des éléments les plus mêlés, pour la plupart fortement démoralisés, fut transformée par lui en une parfaite colonie modèle où ivrognerie, police, justice pénale, procès, assistance publique et besoin de charité étaient choses inconnues. Et cela tout simplement en plaçant les gens dans des circonstances plus dignes de l’homme, et surtout en faisant donner une éducation soignée à la génération grandissante. Il fut l’inventeur des écoles maternelles et le premier à les introduire. Dès l’âge de deux ans, les enfants allaient à l’école, où ils s’amusaient tellement qu’on avait peine à les ramener à la maison. Tandis que ses concurrents travaillaient de treize à quatorze heures par jour, on ne travaillait à New-Lanark que dix heures et demie. Lorsqu’une crise du coton arrêta le travail pendant quatre mois, les ouvriers chômeurs continuèrent à toucher leur salaire entier. Ce qui n’empêcha pas l’établissement d’augmenter en valeur de plus du double et de donner jusqu’au bout de gros bénéfices aux propriétaires.

Mais tout cela ne satisfaisait pas Owen. L’existence qu’il avait faite à ses ouvriers était, à ses yeux, loin encore d’être digne de l’homme ; “ les gens étaient mes esclaves ” : les circonstances relativement favorables dans lesquelles il les avait placés, étaient encore bien loin de permettre un développement complet et rationnel du caractère et de l’intelligence, et encore moins une libre activité vitale.

“ Et, pourtant, la partie laborieuse de ces 2500 hommes produisait autant de richesse réelle pour la société qu’à peine un demi-siècle auparavant une population de 600 000 âmes pouvait en produire. Je me demandais : qu’advient-il de la différence entre la richesse consommée par 2.500 personnes et celle qu’il aurait fallu pour la consommation des 600 000 ? ”

La réponse était claire. La richesse avait été employée à assurer aux propriétaires de l’établissement 5 % d’intérêt sur leur mise de fonds et en outre, un bénéfice de plus de 300.000 livres sterling (6 millions de marks). Et ce qui était vrai pour New-Lanark l’était à plus forte raison pour toutes les fabriques d’Angleterre.

“ Sans cette nouvelle richesse créée par les machines, on n’aurait pas pu mener à bonne fin les guerres pour renverser Napoléon et maintenir les principes aristocratiques de la société. Et pourtant, cette puissance nouvelle était la création de la classe ouvrière [10] ”.

C’est donc à elle qu’en revenaient les fruits. Les forces de production nouvelles et puissantes, qui n’avaient servi jusque-là qu’à l’enrichissement de quelques-uns et à l’asservissement des masses, offraient pour Owen la base d’une réorganisation sociale et étaient destinées à ne travailler que pour le bien-être commun, comme propriété commune de tous.

C’est de cette pure réflexion de l’homme d’affaires, comme fruit pour ainsi dire du calcul commercial, que naquit le communisme owénien. Il conserve toujours ce même caractère tourné vers la pratique. C’est ainsi qu’en 1823, Owen, proposant de remédier à la misère de l’Irlande par des colonies communistes, joignit à son projet un devis complet des frais d’établissement, des dépenses annuelle set des gains prévisibles [11]. Ainsi encore, dans son plan définitif d’avenir, l’élaboration technique des, détails est faite avec une telle compétence que, une fois admise la méthode de réforme sociale d’Owen, il y a peu de chose à dire contre le détail de l’organisation, même du point de vue technique.

Le passage au communisme fut le tournant de la vie d’Owen. Tant qu’il s’était contenté du rôle de philanthrope, il n’avait récolté que richesse, approbation, honneur et renommée. Il était l’homme le plus populaire d’Europe ; non seulement ses collègues, mais aussi des hommes d’État et des princes l’écoutaient et l’approuvaient. Mais lorsqu’il se présenta avec ses théories communistes, tout changea. Il y avait trois grands obstacles qui semblaient lui barrer surtout la route de la réforme sociale : la propriété privée, la religion et la forme actuelle du mariage. Il savait ce qui l’attendait s’il les attaquait : universelle mise au ban de la société officielle, perte de toute sa situation sociale. Mais il ne se laissa pas détourner de les attaquer sans ménagement, et il arriva ce qu’il avait prévu. Banni de la société officielle, enseveli sous la conspiration du silence de la presse, ruiné par ses expériences communistes manquées en Amérique, expériences dans lesquelles il avait sacrifié toute sa fortune, il se tourna directement vers la classe ouvrière et continua trente ans encore d’agir dans son sein. Tous les mouvements sociaux, tous les progrès réels qui furent menés à bien en Angleterre dans l’intérêt des travailleurs se rattachent au nom d’Owen. C’est ainsi qu’après cinq ans d’efforts, il fit passer en 1819 la première loi limitant le travail des femmes et des enfants dans les fabriques [12]. C’est ainsi qu’il présida le premier congrès au cours duquel les trade-unions de toute l’Angleterre s’assemblèrent en une seule grande association syndicale. C’est ainsi qu’il introduisit, comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d’une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) [13] qui, depuis, ont au moins fourni la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer ; d’autre part, les bazars du travail, établissements pour l’échange de produits du travail au moyen d’une monnaie-papier du travail, dont l’unité était constituée par l’heure de travail ; ces établissements, nécessairement voués à l’échec, étaient une anticipation complète de la banque d’échange que Proudhon devait instituer bien plus tard, et ne s’en distinguaient que par le fait qu’ils ne représentaient pas la panacée des maux sociaux, mais seulement un premier pas vers une transformation bien plus radicale de la société.

Tels sont les hommes que le souverain M. Dühring regarde du haut de sa “ vérité définitive en dernière analyse ”, avec le mépris dont nous avons déjà donné quelques exemples dans l’Introduction. Et ce mépris, dans un sens, n’est pas sans avoir sa raison suffisante : en effet, il repose essentiellement sur une ignorance vraiment effrayante des œuvres des trois utopistes. C’est ainsi qu’on nous dit de Saint-Simon que

“ pour l’essentiel, son idée de base a été juste et que, à l’exception de quelques étroitesses, elle fournit aujourd’hui encore l’impulsion directrice pour créer des formations réelles ”.

Mais bien que M. Dühring semble avoir effectivement eu en main quelques-unes des oeuvres de Saint-Simon, nous cherchons, tout au long des 27 pages où il en parle, l’ “ idée de base ” de Saint-Simon aussi vainement que nous avons précédemment cherché ce que le Tableau économique de Quesnay “ doit signifier chez Quesnay même”, quittes, en fin de compte, à nous payer de cette phrase

“ que l’imagination et la passion philanthropique... avec la surexcitation correspondante de la faculté de rêver, ont dominé toute la pensée de Saint-Simon ! ”

De Fourier, M. Dühring ne connaît et ne considère que les fantaisies d’avenir dont la description descend jusqu’à un détail romanesque, ce qui est certes “ bien plus important” pour constater l’infinie supériorité de M. Dühring sur Fourier que de rechercher comment celui-ci “essaie à l’occasion de critiquer les conditions réelles ”. A l’occasion ! Presque à chaque page des oeuvres de Fourier, en effet, jaillissent les étincelles de la satire et de la critique des misères de la civilisation tant vantée. Autant dire que M. Dühring ne proclame M. Dühring pour le plus grand penseur de tous les temps qu’ “ à l’occasion ”. Quant aux douze pages consacrées à Robert Owen, M. Dühring n’a pour les rédiger absolument aucune autre source que la misérable biographie du philistin Sargant [14], qui ne connaissait pas non plus les écrits les plus importants d’Owen, - les écrits sur le mariage et l’organisation communiste. C’est pourquoi M. Dühring peut avoir l’audacieuse prétention d’affirmer qu’il ne faut pas, chez Owen, “ supposer un communisme résolu ”. Certes, si M. Dühring avait eu simplement en main le Book of the New Moral World (Livre du monde moral nouveau) d’Owen, il y aurait trouvé énoncés, non seulement le communisme entre tous le plus résolu, avec devoir égal de travail et droit égal au produit, - selon l’âge, comme Owen l’ajoute toujours, - mais l’élaboration complète de l’architecture destinée à la communauté communiste de l’avenir, avec plan, élévation et vue cavalière. Mais si on limite “l’étude immédiate des propres oeuvres des représentants de la pensée socialiste” à la connaissance du titre et, tout au plus, de l’épigraphe d’un petit nombre de ces oeuvres, comme le fait ici M. Dühring, il ne reste évidemment qu’à émettre ce genre d’affirmations niaises et de pure invention. Non seulement Owen a prêché le “ communisme résolu ”, mais il l’a aussi pratiqué pendant cinq ans (fin des années 30 et début des années 40) dans la colonie de Harmony Hall dans le Hampshire, dont le communisme ne laissait rien à désirer en fait de “ résolution ”. J’ai moi-même connu plusieurs anciens membres de cette expérience communiste modèle. Mais de tout cela, comme en général de l’activité de Owen entre 1836 et 1850, Sargant ne sait absolument rien, et c’est pourquoi la “manière plus profonde d’écrire l’histoire” dont se vante M. Dühring, reste dans une noire ignorance. M. Dühring appelle Owen “ un vrai monstre, à tous égards, d’indiscrétion philanthropique ”. Mais lorsque le même M. Dühring nous instruit du contenu de livres dont il connaît à peine le titre et l’épigraphe, nous n’avons, ma foi, pas le droit de dire qu’il est “ à tous égards, un vrai monstre d’ignorante indis crétion ”, car dans notre bouche, ce serait là une “ injure ”.

Si les utopistes, nous l’avons vu, étaient des utopistes, c’est qu’à une époque où la production capitaliste était encore si peu développée, ils ne pouvaient être rien d’autre. S’ils étaient obligés de tirer de leur tête les éléments d’une nouvelle société, c’est que ces éléments n’apparaissaient pas encore généralement visibles dans la vieille société elle-même ; s’ils en étaient réduits à en appeler à la raison pour jeter les fondements de leur nouvel édifice, c’est qu’ils ne pouvaient pas encore en appeler à l’histoire contemporaine. Mais que, maintenant, près de quatre-vingts ans après eux, M. Dühring entre en scène avec la prétention d’exposer un système de nouveau régime social “ qui fasse autorité”, non pas en partant des matériaux existants qui se sont formés dans l’histoire et en donnant ce système comme leur résultat nécessaire, mais en le construisant dans sa tête souveraine, dans sa raison grosse de vérités définitives, il n’est, dès lors, lui qui flaire partout des épigones, ni plus ni moins que l’épigone des utopistes, le dernier utopiste. Il appelle les grands utopistes “alchimistes sociaux”. Possible. L’alchimie a été nécessaire en son temps. Mais depuis ce temps, la grande industrie a porté les contradictions qui sommeillaient dans le mode de production capitaliste à l’état d’antagonismes si criants que l’on peut pour ainsi dire toucher du doigt l’effondrement proche de ce mode de production ; que les nouvelles forces productives elles-mêmes ne peuvent être maintenues et développées que par l’introduction d’un nouveau mode de production correspondant à leur degré d’évolution actuelle, que la lutte des deux classes qui ont été engendrées par le mode de production régnant jusqu’ici et qui se reproduisent dans une contradiction toujours plus vive, s’est emparée de tous les pays civilisés, qu’elle devient de jour en jour plus violente, et que l’on a déjà acquis l’intelligence de cet enchaînement historique, des conditions de la transformation sociale qu’il rend nécessaire, enfin des traits fondamentaux de cette transformation tels qu’il les conditionne également. Et si maintenant M. Dühring, au lieu de se servir des matériaux économiques existants, fabrique une nouvelle utopie sociale dans son auguste cerveau, que fait-il d’autre que de l’ “ alchimie sociale ” pure et simple ? Ou plutôt, ne se comporte-t-il pas comme quelqu’un qui, après la découverte et la constatation des lois de la chimie moderne, voudrait rétablir l’ancienne alchimie et faire servir les poids atomiques, les formules moléculaires, la valence des atomes, la cristallographie et l’analyse spectrale à la seule découverte de ... la pierre philosophale ?

Notes

[1] Voir “ Philosophie ”, chapitre 1er.

[2] SAINT-SIMON : Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, p. 55, Paris, 1868.

[3] Ibid., p. 41-42.

[4] Allusion à une lettre de SAINT-SIMON : Correspondance politique et philosophique. Lettres de H. Saint-Simon à un Américain, contenue dans le recueil : L’Industrie, ou discussions politiques morales et philosophiques dans l’intérêt de tous les hommes livrés à des travaux utiles et indépendants, tome 2, Paris, 1817, pp. 83-87.

[5] Engels se réfère ici à deux travaux écrits en commun par Saint-Simon et son élève Augustin Thierry : De la réorganisation de la société européenne ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples d’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, Paris, 1814, et Opinion sur les mesures à prendre contre la coalition de 1815, Paris, 1815. On trouvera dans Nicolas Gustave HUBBARD : Saint-Simon, sa vie et ses travaux, Paris, 1857, un extrait du premier travail, pp. 149-154 et l’analyse des deux, pp. 68-76.

[6] Dans La théorie des quatre mouvements. Cf. Charles FOURIER : Oeuvres complètes, tome 1, Paris, 1841, pp. 195-196.

[7] Charles FOURIER : Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, p. 35, 1870, Paris.

[8] Cf. Charles FOURIER : Oeuvres complètes, tome 2, pp. 78-79 et tome 5, pp. 213-214.

[9] Charles FOURIER : op. cit., tome I, p. 50 sqq.

[10] Robert OWEN : The Revolution in the mind and practice of the human race... pp. 21-22, London, 1849.

[11] Robert OWEN : Report of the proceedings at the several public meetings, held in Dublin... On the 18th March ; 12th April ; 12th April and 3rd May. Dublin, 1823, p. 110 sqq.

[12] En 1812, Owen proposa dans un meeting à Glasgow une série de mesures pour améliorer la situation de tous les enfants et adultes travaillant dans les filatures de coton. Le projet de loi déposé à l’initiative d’Owen, en juin 1815, ne fut adopté par le Parlement, avec de nombreuses aggravations, qu’en 1819.

[13] En octobre 1833 eut lieu sous la présidence d’Owen, un congrès des sociétés coopératives et des syndicats (Trade-Unions), d’où sortit la Grand national consolidated Trades’ Union, dont le programme et les statuts furent adoptés en février 1834. Elle ne devait durer que six mois.

[14] William Lucas SARGANT : Robert Owen and his social philosophy, Londres, 1860.

La pensée de Marx ressemble fort peu à ce qu’on appelle en général "le marxisme".

Marx aurait à présent de nouvelles raisons de répéter à ceux qui définissaient sa pensée comme un "déterminisme économique" : "Si c’est cela le marxisme, il est certain que moi, Karl Marx, je ne suis pas marxiste."

Toutes les perversions intégristes des faux héritiers de Marx ont commencé avec un contresens sur la définition même du socialisme "scientifique". Le terme "scientifique" a été pris au sens du positivisme, c’est-à-dire de cette prétention à atteindre une vérité définitive en réduisant la connaissance, y compris celle de l’homme, de son histoire et de ses créations, à celle de "faits" et de "lois" et à tirer de là une morale et une politique.

Marx n’oppose pas le socialisme "scientifique" à l’utopie. Il montre comment l’utopie de "l’homme total" trouve, au milieu du XIXe siècle, la force historique - la classe ouvrière - capable de passer de l’utopie au "mouvement réel". En face de l’économie de marché, de la concurrence isolant les hommes, elle permettra de créer, "selon un plan conscient", une société où "le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous" (Manifeste communiste).

Il n’a jamais prétendu que le socialisme était la conclusion d’un théorème !
Marx a énoncé tous les thèmes majeurs du socialisme avant même d’aborder la moindre analyse scientifique de l’économie. Dès 1843, plus de vingt ans avant le Capital, il est socialiste par un choix moral, par un acte de foi qu’il appelle, dans le langage des philosophes de son temps, "l’impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l’homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable". Il définit, à la même date, la "mission historique" du prolétariat : la "reconquête totale de l’homme".

Lorsque Marx définit le socialisme, il le définit par ses fins : une société créant les conditions économiques, politiques, culturelles telles que "celui qui porte en soi un Raphaël puisse le développer pleinement".
La pensée de Karl Marx est une philosophie critique, le contraire du dogmatisme intégriste.

Le dogmatisme se fonde sur l’illusion ou la prétention de s’installer dans l’être et de dire sur lui la vérité absolue. La philosophie critique, en revanche, est la prise de conscience que tout ce que nous disons de la nature, de l’histoire ou de Dieu, c’est un homme qui le dit. Donc une affirmation provisoire, relative à nos connaissances et à nos expériences du moment. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que Marx proclamait son socialisme "scientifique" et non pas au sens positiviste, au sens de l’intégrisme scientiste prétendant être le "reflet" exhaustif et immuable de la réalité. Pas davantage au sens d’un intégrisme "rationaliste", considérant universelle et éternelle la structure du monde à telle ou telle époque de son histoire.

Dans Socialisme utopique et Socialisme scientifique, Engels souligne cette relativité historique de la doctrine socialiste. Il recherche surtout, chez les précurseurs, les vérités qu’ils apportent en les débarrassant de l’illusion proprement idéologique selon laquelle "le socialisme est l’expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues...indépendantes du temps, de l’espace et du développement de l’histoire humaine", fruit d’une révélation divine ou d’une raison immuable.

Pour faire du socialisme une science, il fallait d’abord le placer "sur un terrain réel". "La tâche ne consistait plus à fabriquer un système social aussi parfait que possible, mais à étudier le développement historique de l’économie qui avait engendré d’une façon nécessaire ces classes et leur antagonisme, et à découvrir dans la situation économique ainsi créée les moyens de résoudre le conflit."

Cette conception du "socialisme scientifique" se distingue radicalement de l’intégrisme positiviste de trop d’épigones de Marx.

La conception du socialisme chez Marx repose sur une philosophie critique de la connaissance ? Dés ses Thèses sur Feuerbach, Marx discernait l’erreur de base du matérialisme empiriste des philosophes français du XVIIIe siècle : ils n’ont pas vu "le moment actif" de la connaissance, l’acte par lequel l’homme, pour connaître les choses, va au-devant d’elles en projetant des schémas pour les percevoir, des hypothèses pour les concevoir, et vérifie ensuite, par la pratique, la justesse de ses schémas, de ses hypothèses, de ses modèles. La connaissance est une construction de "modèles" et le seul critère de la valeur de ces modèles, c’est la pratique.

Marx attribuait une telle importance à ce moment actif de la connaissance, élaboré par Kant, Fichte et Hegel, qu’il a toujours proclamé que la source philosophique fondamentale de la philosophie marxiste, c’est précisément l’idéalisme allemand. J’insiste : l’ idéalisme allemand car, dans la philosophie, il y a bien Feuerbach, mais ce n’est pas lui qui est invoqué comme source fondamentale. Engels ne cesse de répéter, dans son Ludwig Feuerbach, que Feuerbach est "infiniment plus pauvre" que Hegel. Il proclame dans la préface de 1874 à la Guerre des paysans : "S’il n’y avait pas eu précédemment la philosophie allemande, notamment celle de Hegel, le socialisme scientifique...n’eût jamais été fondé."

En 1891, il réaffirme :"Nous, socialistes allemands, nous sommes fiers de tirer nos origines non seulement de Saint-Simon, de Fourier, d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte, de Hegel."

Il ne cherche nullement à construire un système socialiste à la manière des utopistes. "Je ne fabrique pas des recettes pour les gargotes de l’avenir", disait-il. Il analyse seulement la structure et les lois de croissance de la société capitaliste la plus développée de son temps : l’Angleterre.

Voici ce qui distingue les communistes révolutionnaires des utopistes :

Le Manifeste communiste de Karl Marx :

« Quelle est la position des communistes par rapport à l’ensemble des prolétaires ?

Les communistes ne forment pas un parti distinct oppose aux autres partis ouvriers.

Ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat.

Ils n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler le mouvement ouvrier. Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points : 1. Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité.

Pratiquement, les communistes sont donc la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les autres ; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien.

Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les autres partis prolétariens : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat.

Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.

Elles ne sont que l’expression générale des conditions réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui s’opère sous nos yeux. L’abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu’ici n’est pas le caractère distinctif du communisme.

Ce qui caractérise le communisme, ce n’est pas l’abolition de la propriété en général, mais l’abolition de la propriété bourgeoise.

Or, la propriété privée d’aujourd’hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d’appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l’exploitation des uns par les autres.

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition définitive de toute propriété privée des moyens de production. »

1845

Description de colonies communistes surgies ces derniers temps et encore existantes

Friedrich Engels

Lorsqu’on parle avec les gens de socialisme ou de communisme, il arrive très souvent qu’ils nous donnent tout à fait raison en substance et déclarent même que le communisme est une très bonne chose, « mais », disent-ils ensuite, « il sera toujours impossible de mettre quelque chose de semblable en pratique ». Cette objection est si souvent faite qu’il a semblé utile et nécessaire à l’auteur de cet article de répliquer avec quelques données de fait, encore assez peu connues en Allemagne, afin d’ôter tout fondement à cette objection. En effet, le communisme - la vie et l’activité sociales en communauté de biens - n’est pas seulement possible, mais est déjà traduit en pratique dans de nombreuses colonies d’Amérique et en un lieu d’Angleterre - et ce avec le plus grand succès, comme nous allons le voir.

Au reste, si l’on considère cette objection d’un peu plus près, on s’aperçoit qu’elle se décompose en deux objections ultérieures : premièrement, qu’on ne trouvera pas d’ouvriers pour effectuer les travaux manuels les plus humbles et les plus désagréables, et deuxièmement : à partir du moment où il y aurait un même droit sur la propriété commune, les gens se disputeraient pour entrer en possession d’un bien à eux, et la communauté se dissoudrait.

La première objection se résout tout simplement comme suit : s’ils sont effectués en communauté, ces travaux cessent d’être bas, et puis on peut pratiquement les éliminer complètement en perfectionnant les installations améliorées, les machines, etc. Par exemple, dans un grand hôtel de New York, on nettoie les chaussures à la vapeur ; et dans la communauté communiste de Harmony en Angleterre (dont nous parlerons plus loin), les toilettes (water closets), non seulement sont balayées automatiquement - selon les traditions anglaises de confort -, mais sont encore pourvues de tuyaux qui transportent directement les excréments dans un grand réservoir d’engrais.

En ce qui concerne la seconde objection, il se trouve que jusqu’ici toutes les colonies communistes sont devenues si riches au bout de dix ou quinze ans, qu’elles ont de tout au-delà de ce que l’on peut désirer consommer, autrement dit, elles n’ont pas le moindre motif de dispute.

Le lecteur découvrira que la plupart des communautés que nous allons décrire plus loin ont été établies par toutes sortes de sectes religieuses, qui généralement nourrissent les conceptions les plus déraisonnables et les plus absurdes sur les divers sujets. Aussi me bornerai-je à faire observer simplement que leurs idées n’ont absolument rien à voir avec le communisme. Au reste, il est parfaitement indifférent que ceux qui démontrent dans la pratique que ces communautés sont réalisables croient à un seul Dieu, à vingt ou à aucun. S’ils ont une religion déraisonnable, c’est un obstacle qui embarrasse la voie de la communauté, et si néanmoins celle-ci se maintient en vie, cela démontre qu’elle a encore bien d’autres possibilités chez ceux qui sont entièrement libres de telles folies. Au demeurant, les colonies les plus récentes sont presque toutes libres de sornettes religieuses quoiqu’elles soient très tolérantes ; il n’y a pratiquement personne chez les socialistes anglais qui ait de la religion et c’est ce qui fait aussi qu’elles soient si décriées et calomniées dans l’Angleterre bigote. Mais que tous ces méchants racontars ne signifient rien, c’est ce que nos adversaires eux-mêmes doivent reconnaître lorsqu’il s’agit d’apporter des preuves.

Ceux que l’on appelle les shakers furent les premiers qui, en Amérique et dans le monde, ont mis en oeuvre une association sur la base de la communauté de biens. Ils forment une secte particulière et ont des idées religieuses très curieuses : ils ne se marient pas et en général ne tolèrent pas de commerce entre les sexes, etc. Mais cela ne nous intéresse pas. La secte des shakers est née il y a quelque soixante-dix ans. Ses fondateurs étaient de pauvres hères qui s’associaient pour vivre dans un amour fraternel et la communauté de biens, et honoraient leur Dieu à leur manière. Bien que leurs conceptions religieuses et plus encore la prohibition du mariage rebutassent beaucoup de gens, ils trouvèrent tout de même des partisans, et ils ont maintenant dix grandes communautés dont chacune est forte de trois à huit cents membres. Chacune de ces communautés forme une belle cité, construite dans les règles de l’art, avec des maisons d’habitation, des fabriques, des ateliers, des édifices pour les assemblées et des greniers ; ils ont des jardins fleuristes, des potagers, des vergers, des forêts, des vignes, des prairies et des terres cultivées en surabondance ; en outre, ils ont du bétail de toutes sortes, chevaux et bœufs, moutons et cochons, de la volaille, et ce plus qu’ils n’en ont besoin et des meilleures sélections d’élevage. Leurs greniers regorgent toujours de céréales, leurs magasins sont pleins de vêtements, au point qu’un voyageur anglais qui leur rendit visite, a dit qu’il ne pouvait pas comprendre pourquoi ces gens continuaient de travailler alors qu’ils possédaient tout en surabondance ; à moins qu’ils ne travaillent que pour tuer le temps, car sinon ils n’auraient rien à faire. Parmi eux, il n’y a personne qui travaillerait contre son gré, et personne non plus qui se dépense vainement pour trouver du travail. Ils n’ont ni maisons de pauvres, ni hôpitaux, parce qu’ils n’ont pas un seul pauvre ni de malade, pas de veuves abandonnées ni d’orphelins ; ils ne connaissent pas la pénurie et n’ont pas lieu de la redouter. Dans leurs dix cités, il n’y a pas un seul gendarme, policier, juge, avocat ou soldat, pas de prison ou de bagne, et tout marche cependant bien. Les lois en vigueur dans le pays ne sont pas faites pour eux, et on pourrait tout aussi bien les abolir pour ce qui les concerne, sans créer le moindre inconvénient. En effet, ce sont les citoyens les plus paisibles, et ils n’ont jamais fourni aux prisons le moindre délinquant. Ils vivent - comme nous l’avons dit - dans la plus complète communauté de biens, et il n’existe pas d’argent ni de commerce entre eux. L’une de ces cités - Pleasant Hill près de Lexington dans l’Etat du Kentucky - a été visité l’an dernier par un voyageur anglais du nom de Finch. Celui-ci en fait la description suivante :

« Pleasant Hill se compose de nombreuses grandes et coquettes maisons d’ardoises et de pierres de construction, avec des fabriques, des ateliers, des écuries et des granges, le tout disposé dans le plus bel ordre ; c’est ce qu’il y a de mieux dans tout le Kentucky ; la terre cultivée par les shakers est facilement reconnaissable : de beaux murs de pierre l’entourent et elle est parfaitement travaillée. Dans les prés, un grand nombre de vaches et de moutons bien nourris paissent, et dans les vergers de nombreux cochons gras consomment les fruits tombés. Les shakers possèdent ici près de quatre mille arpents américains de terre, dont les trois quarts environ sont cultivés. Cette colonie fut établie en 1806 par une seule famille ; plus tard, d’autres vinrent la rejoindre et c’est ainsi qu’ils se multiplièrent ; certains apportèrent quelque argent avec eux, d’autres rien du tout. Ils ont eu à lutter contre de nombreuses difficultés, et, comme ils étaient le plus souvent très pauvres, ils durent subir de grandes privations au début. Mais, avec le zèle, l’épargne et la tempérance ils ont tout surmonté ; ils ont maintenant de tout en abondance, et ne doivent un sou à personne. Cette communauté se compose pour le moment de quelque trois mille membres, dont cinquante ou soixante enfants de moins de seize ans. Ils ne connaissent ni maîtres ni domestiques, et moins encore d’esclaves ; ils sont libres, riches et heureux. Ils ont deux écoles, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles, dans lesquelles on enseigne la lecture, l’écriture et le calcul, ainsi que l’anglais et les principes de leur religion. On n’apprend pas les sciences aux enfants, parce qu’ils croient qu’elles ne sont pas nécessaires à la félicité. Comme ils n’admettent pas le mariage, ces communautés finiraient par dépérir si de nouveaux membres ne venaient pas les rejoindre ; mais quoique la prohibition du mariage rebute des milliers de personnes et que beaucoup de leurs meilleurs membres les quittent aussi pour cette raison, il en arrive sans cesse de nouveaux, au point que leur nombre augmente sans cesse. Ils pratiquent l’élevage du bétail, la culture des jardins et des champs ; ils produisent eux-mêmes du lin, de la laine et de la soie qu’ils filent et tissent dans leurs propres fabriques. Ce qu’ils produisent au-delà de ce qu’ils peuvent consommer, ils le vendent ou l’échangent avec leurs voisins. Ils travaillent habituellement tant qu’il fait jour. Le conseil d’administration a un bureau public, dans lequel on tient les livres et les comptes, et tout membre a le droit de vérifier ces comptes aussi souvent qu’il le désire. Ils ignorent eux-mêmes à combien se monte leur richesse, étant donné qu’ils ne tiennent pas de comptabilité de leurs biens ; il leur suffit de savoir que tout ce qu’ils ont leur appartient, puisqu’ils n’ont de dette vis-à-vis de personne. Une seule fois dans l’année, ils font les comptes de ce que leurs voisins leur doivent.

La communauté est divisée en cinq familles (sections) de quarante à quatre-vingts membres ; chaque famille a une gestion distincte et occupe une grande et belle maison chacun reçoit ce dont il a besoin du dépôt général de la communauté sans avoir à payer quoi que ce soit, et ce dans la quantité qui lui est nécessaire. Dans chaque famille il y a un diacre qui se préoccupe de lui procurer tout ce qu’il faut et qui prévient autant que possible les désirs de chacun. Leur habillement est dans la manière quaker, simple, net et propre ; leur nourriture est très variée et absolument de la meilleure qualité. Lorsqu’un nouveau membre se présente pour être admis, il doit - d’après les règlements - remettre à la communauté tout ce qu’il a, et il ne peut plus le réclamer, même s’il la quitte. Néanmoins, ils donnent à celui qui les quitte autant en retour que ce qu’il a apporté. Si un membre qui n’a rien apporté s’en va, il ne peut, d’après les lois, réclamer aucun dédommagement pour son travail, étant donné qu’il a été nourri et vêtu aux frais de tous dans la période où il a travaillé ; toutefois, même dans ce cas, il est d’usage de lui donner un viatique, s’il les quitte en paix.

Leur gouvernement est établi selon la coutume propre aux premiers chrétiens. Chaque communauté a deux pasteurs - une femme et un homme - qui sont pourvus de deux vicaires. Ces quatre prêtres sont à la tête de l’ensemble et décident dans tous les litiges. A son tour, chaque famille de la communauté a deux présidents, pourvus de deux vicaires, et un diacre ou administrateur. Les biens de la communauté sont gérés par un comité d’administration composé de trois membres : il surveille tout l’établissement, dirige les travaux, et entretient le commerce avec les voisins. Il ne peut vendre ni acheter un fonds de terre sans l’accord de la communauté. En plus, il y a naturellement des régisseurs et surveillants dans les diverses branches d’activité ; mais ils ont pour règle de ne jamais donner d’ordre à quiconque, tous devant être convaincus par la bonté. »

Une autre colonie de shakers, à New Libanon dans l’Etat de New York, a été visitée en 1842 par un second voyageur anglais du nom de Pitkeithley. Ce monsieur Pitkeithley observa en détail toute la ville, qui compte près de huit cents habitants et à laquelle appartiennent de sept à huit mille arpents de terre ; il fit le tour de leurs ateliers, fabriques, tanneries, scieries, etc., et déclara que tous ces établissements étaient parfaits. Il s’émerveilla lui aussi de la richesse de ces gens, qui commencent avec rien et deviennent chaque année plus riches, et de dire : « Ils sont heureux et joyeux ; chez eux, il n’y a pas de discorde, mais, au contraire, l’amitié et l’amour règnent dans leur demeure, et dans toutes les parties de celle-ci, on trouve un ordre et une régularité sans égal. »

Cela pour les shakers. Comme nous l’avons dit, ils vivent en complète communauté de biens et ont dix communautés semblables aux États-Unis d’Amérique.

Outre les shakers, il existe encore en Amérique d’autres colonies fondées sur la communauté de biens. Avant tout il faut mentionner ici les rappites. Rapp était un pasteur du Wurtemberg qui, en 1790, s’est séparé en même temps que toute sa communauté de l’Église luthérienne pour aller en Amérique en 1802, parce que le gouvernement le persécutait. Ses partisans le suivirent en 1804, et c’est ainsi qu’avec une centaine de familles il fonda une colonie en Pennsylvanie. Pour toute fortune ils avaient au total 25 000 thalers, grâce auxquels ils achetèrent de la terre et des instruments. Ils s’installèrent dans des terres vierges et dépensèrent toute leur fortune ; ils payèrent le reste au fur et à mesure. Ils se groupèrent en communauté de biens, et conclurent le pacte suivant :

Chacun met en commun ce qu’il a, sans prétendre à aucun avantage en retour. Dans la communauté tous sont égaux.

Les lois et prescriptions de l’association engagent tout le monde au même degré.

Chacun travaille uniquement pour le bien-être de toute l’association et non pour soi.

Quiconque abandonne la communauté n’a aucun droit à l’indemnisation de son travail, mais il reçoit en retour tout ce qu’il y a apporté ; et quiconque n’a rien apporté et part en paix et dans l’amitié reçoit un libre viatique.

En retour la communauté s’engage à fournir à chaque membre et sa famille les denrées nécessaires à la vie, et à apporter les soins adéquats aux malades et aux vieillards ; si les parents meurent ou s’en vont en laissant les enfants, c’est la communauté qui pourvoira à leur éducation.

Dans les premières années, lorsqu’ils défrichèrent une terre inculte et durent en outre rembourser 7 000 thalers pour les terrains, ils connurent bien sûr de durs moments. Cela rebuta certains - les plus riches - qui s’en allèrent après avoir repris leur argent, ce qui accrut considérablement les difficultés des colons. Mais la plupart supportèrent dignement ces conditions, si bien qu’en 1810, au bout de cinq ans à peine, ils réussirent à payer toutes leurs dettes. En 1815, pour diverses raisons, ils vendirent tout leur établissement et achetèrent de nouveau vingt mille arpents de terres vierges dans l’Etat de l’Indiana. Au bout de quelques années, ils y avaient déjà établi la charmante cité New-Harmony, après avoir défriché la plupart des terres, mis en culture des vignes, des champs de céréales, ouvert une fabrique de laine et de coton, et ils devenaient chaque jour plus riches. En 1825, ils vendirent toute leur colonie pour deux cent mille thalers à monsieur Robert Owen et partirent pour la troisième fois dans des terres vierges. Cette fois, ils s’installèrent sur la rive du grand fleuve de l’Ohio et construisirent la cité Economy, qui est plus grande et plus belle que toutes celles qu’ils habitèrent jusque-là. En 1831, le comte Leon arriva en Amérique avec environ trente Allemands afin de se joindre à eux. ils accueillirent ces nouveaux arrivants avec joie ; mais le comte excita une partie des membres contre Rapp, à la suite de quoi il fut décidé dans une assemblée de tous les membres que Leon et les siens devaient s’en aller. Ceux qui restèrent payèrent aux mécontents plus de cent mille thalers, et avec cet argent Leon fonda une seconde colonie qui échoua cependant par suite d’une gestion malheureuse ; ses membres se dispersèrent, et le comte Leon, réduit au vagabondage, mourut peu de temps après au Texas. En revanche, la colonie de Rapp fleurit jusqu’à aujourd’hui. Le voyageur Finch nous rapporte sur sa situation actuelle :

« La ville Economy se compose de trois longues et larges rues, qui sont traversées par quatre rues tout aussi larges ; elle a une église, un restaurant, une fabrique de laine, de coton et de soie, un établissement pour l’élevage des vers à soie, des magasins publics de denrées à l’usage des membres et pour la vente à des étrangers, un cabinet d’histoire naturelle, des ateliers pour les métiers les plus divers, un économat et de belles et grandes maisons d’habitation pourvues d’un grand jardin pour les diverses familles. La terre cultivable, longue de deux heures de marche et large d’un quart d’heure, renferme de grands vignobles, un verger de sept cent trente arpents, outre de la terre arable et des prairies. Le nombre des colons se monte à environ quatre cent cinquante, qui tous sont bien vêtus et bien nourris, magnifiquement logés ; les gens sont joyeux, satisfaits, heureux et vertueux et depuis de longues années ils ne souffrent plus d’aucun manque.

Ils étaient eux aussi pendant une certaine période très opposés au mariage ; cependant ils se marient aujourd’hui, ont une famille et sont très désireux d’accroître le nombre de leurs membres, si des gens en accord avec eux se présentent. Leur religion est le Nouveau Testament, mais ils n’ont pas de confession particulière et laissent chacun libre de ses opinions, tant qu’il laisse les autres en paix et ne provoque pas de dispute à cause de ses croyances. Ils s’appellent harmonistes. Ils n’ont pas de pasteur appointé. Monsieur Rapp, qui a plus de quatre-vingts ans, est à la fois pasteur, régisseur et arbitre. Ils s’adonnent au plaisir de la musique ; ils donnent parfois des concerts et des soirées musicales. La récolte a été précédée d’un grand concert donné dans les champs, le jour avant mon arrivée. Dans leurs écoles, on enseigne la lecture, l’écriture, le calcul et les langues ; mais on n’enseigne pas les sciences, exactement comme chez les shakers. Ils travaillent bien plus longtemps qu’il ne le faut, surtout l’hiver et l’été, du lever au coucher du soleil. Tout le monde travaille, et ceux qui ne trouvent pas à s’occuper dans les fabriques en hiver, s’occupent du battage et de l’élevage, etc. Ils ont 75 vaches à lait, de grands troupeaux de moutons, de nombreux chevaux, cochons et volailles ; leurs importantes épargnes sont déposées chez les commerçants et agents de change, et bien qu’ils en aient perdu une partie considérable à la suite de banqueroutes à l’extérieur, ils ont encore une masse de cet argent inutile qui s’accroît chaque année.

Dès le début, ils s’efforcèrent de fabriquer eux-mêmes tout ce dont ils avaient besoin, afin d’acheter le moins possible chez les autres, si bien qu’ils fabriquèrent plus qu’il ne leur fallait, plus tard, ils acquirent un troupeau de cent moutons espagnols afin d’améliorer leur propre élevage, et ils le payèrent cinq cents thalers. Ils furent parmi les premiers en Amérique à confectionner des produits lainiers. Ils se mirent ensuite à planter des vignes, à cultiver le lin, à édifier une fabrique de coton et à pratiquer l’élevage des vers à soie et la fabrication de la soie. Mais en toutes choses, ils se préoccupèrent de se fournir eux-mêmes en abondance, avant de vendre quelque chose.

Ils vivent en familles de vingt à quarante personnes, dont chacune a sa propre gestion. Tout ce dont elle a besoin la famille le reçoit des dépôts communs d’approvisionnement. Il y a abondance pour tous, et ils reçoivent tout ce qu’ils désirent sans avoir à payer un sou. S’ils ont besoin de vêtements ou de chaussures, ils vont chez le maître-tailleur, chez la couturière ou chez le cordonnier, et on leur fait ce qui est à leur goût. On distribue la viande et les autres denrées alimentaires à chaque famille selon le nombre de leurs membres, et ils ont tout en abondance, voire en surabondance. »

Une autre colonie vivant en communauté de biens s’est établie à Zoar dans l’Etat de l’Ohio. Ces gens sont également des séparatistes wurtembergeois qui ont quitté l’Église luthérienne en même temps que Rapp et, après avoir été persécutés durant dix années par tel puis tel gouvernement, ont émigré à leur tour. Ils étaient très pauvres et ce ne fut qu’avec le secours de quakers philanthropiques de Londres et d’Amérique qu’ils purent parvenir à leurs fins. Ils arrivèrent en automne 1817 à Philadelphie sous la direction de leur pasteur Bäumler et achetèrent à un quaker le terrain de sept mille arpents qu’ils possèdent aujourd’hui encore. Le prix qui se monta à près de six mille thalers devait en être remboursé progressivement. Lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux et comptèrent leur argent, ils trouvèrent qu’ils avaient tout juste six thalers par tête. C’était tout ; pas un sou n’était encore payé pour l’acquisition de la terre, et avec ces quelques thalers ils devaient encore acheter du blé pour les semailles, de l’outillage agricole et des denrées alimentaires jusqu’à la prochaine récolte. Ils trouvaient devant eux une forêt avec quelques maisons en bois, et ils durent commencer par défricher ; mais ils se mirent au travail avec tant d’entrain qu’ils en firent bientôt un champ cultivable, et ils construisirent dès l’année suivante un moulin à blé. Au commencement, ils divisèrent leurs terres en petits lopins, dont chacun était cultivé par une famille pour son propre compte et comme sa propriété privée. Mais ils s’aperçurent bientôt que cela ne convenait pas, car comme chacun ne travaillait que pour soi, on ne pouvait défricher assez rapidement les forêts et les rendre cultivables, ni en général s’entraider comme il fallait, si bien que nombre d’entre eux s’endettèrent et furent en danger de devenir tout à fait pauvres. Au bout d’un an et demi, en avril 1819, ils s’associèrent donc en une communauté de biens, rédigèrent une constitution et à l’unanimité choisirent le pasteur Bäumler comme directeur. A présent, ils remboursèrent toutes les dettes de leurs membres, obtinrent un délai de deux ans pour le paiement du prix de la terre et redoublèrent d’ardeur au travail après avoir combiné leurs forces. Ils s’en trouvèrent si bien que, quatre ans déjà avant le terme fixé, ils eurent payé tout le prix de la terre, et pour ce qui est du reste rapportons-nous-en au récit de deux témoins oculaires.

Un marchand américain qui se rend très fréquemment à Zoar décrit ce lieu comme un modèle parfait de propreté, d’ordre et de beauté, avec un magnifique restaurant, un palais dans lequel habite le vieux Bäumler, un joli jardin public de deux arpents avec une grande serre et de belles maisons d’élégante facture architecturale entourées de jardins. Il rapporte que les habitants s’y trouvent heureux et satisfaits, et sont zélés au travail et fort convenables. Sa description a été reproduite dans le journal de Pittsburg (Ohio), le Pittsburg Daily Advocate and Advertiser du 17 juillet 1843.

Finch que nous avons déjà cité à plusieurs reprises déclare que cette communauté est la mieux aménagée de toutes les colonies qui en Amérique ont instauré la communauté de biens. Il dresse une longue liste de ses richesses et rapporte qu’ils ont une filature de lin et une fabrique de laine une tannerie, des fonderies, deux moulins de blé, deux scieries deux batteuses et quantité d’ateliers pour tous les métiers possibles. Et d’ajouter qu’il n’a pas vu de champs mieux cultivés dans toute l’Amérique.

Le Penny-Magazin estime la fortune des séparatistes à 170 000 -180 000 thalers, qui ont été intégralement gagnés en vingt-cinq ans, car pour commencer, ils n’avaient rien d’autre que leurs six thalers par tête. Ils sont quelque deux cents. Ils avaient eux aussi interdit les mariages pendant une période, mais comme les rappistes, ils sont revenus sur leurs décision et se marient à présent.

Finch reproduit la constitution de ces séparatistes. Voici quelle en est la substance :

Tous les fonctionnaires de l’association sont élus par tous les membres ayant vingt et un ans révolus ; ils doivent être choisis au sein même de l’association, les fonctionnaires en sont :

Trois administrateurs, dont l’un est nouvellement élu chaque année. Ils sont révocables à tout moment par l’association. Ils gèrent tous les biens de la communauté et pourvoient les membres du nécessaire en produits vitaux, logement, habillement et nourriture, selon les possibilités données par les conditions existantes et sans considération privée. Ils nomment des sous-régisseurs pour les diverses branches d’activité, arbitrent les petits conflits qui sont susceptibles de se produire et peuvent, en collaboration avec le conseil de la communauté, édicter de nouvelles prescriptions qui ne doivent cependant jamais contredire la constitution.

Un directeur qui demeure aussi longtemps en fonction qu’il possède la confiance de la communauté et dirige toutes les affaires comme fonctionnaire suprême. Il a le droit d’acheter et de vendre, de conclure les contrats, mais ne peut agir dans toutes les circonstances importantes qu’en accord avec les trois administrateurs.

Le Conseil de la communauté, composé de cinq membres dont l’un quitte chaque année le conseil. Il représente le pouvoir suprême dans la communauté et édicte les lois avec le directeur et les administrateurs, surveille les autres fonctionnaires et règle les différends lorsque les parties ne sont pas satisfaites de la décision des administrateurs.

Le trésorier, élu pour quatre ans, qui est le seul parmi tous les membres et fonctionnaires à avoir le droit de garder de l’argent en dépôt.

Au reste, la constitution ordonne qu’un établissement d’éducation soit érigé, que tous les membres transfèrent pour toujours leur propriété à la communauté et ne peuvent plus la lui réclamer en retour, que les nouveaux membres ne peuvent être reçus que s’ils ont vécu un an dans la communauté et ont obtenu les voix de tous les membres en leur faveur, et que la constitution ne peut être modifiée que si les trois quarts des membres le demandent.

Ces descriptions peuvent très facilement être plus détaillées encore, car presque tous les voyageurs qui vont à l’intérieur de l’Amérique, visitent l’une ou l’autre des colonies dont nous venons de parler, et presque tous les récits de voyage en parlent. Or, jamais personne n’a été en mesure de dire du mal de ces gens, au contraire, tous n’ont pu que leur adresser des éloges ; à la rigueur ont-ils pu critiquer leurs préjugés religieux, notamment chez les shakers ; mais il est manifeste que la religion n’a rien à voir avec la doctrine de la communauté des biens. Ainsi pourrais-je mentionner les ouvrages de Miss Martineau, de Messieurs Melish et Buckingham et de nombreux autres. Mais tout est déjà dit à suffisance, et ce n’est pas nécessaire.

Les succès dont jouissent les shakers, les harmonistes et les séparatistes, ainsi que le besoin universel d’une organisation nouvelle de la société humaine et les efforts correspondants des socialistes et des communistes ont conduit beaucoup de gens en Amérique à s’attaquer à des tentatives analogues au cours de ces dernières années. Par exemple, Monsieur Ginal, un prédicateur allemand de Philadelphie, a fondé une association qui a acheté 37 000 arpents de forêts dans l’Etat de Pennsylvanie et y a édifié quatre-vingts maisons afin d’y installer quelque cinq cents colons, pour la plupart allemands. Ils ont une grande tannerie et une poterie, de nombreux ateliers et des magasins de provisions, et leur sort est excellent. Il saute aux yeux qu’ils vivent en communautés de biens, comme c’est le cas dans tous les exemples précédents. Un certain Monsieur Hizby, sidérurgiste à Pittsburg (Ohio) a édifié une communauté semblable dans sa ville natale. L’an dernier, il a acheté quelque 4 000 arpents de terre non loin de la ville et il a l’intention d’y fixer une colonie en communauté de biens

En outre, il existe une telle colonie dans l’Etat de New York à Skaneateles qui fut créée au printemps 1813 avec trente membres par J. A. Collins, un socialiste anglais ; à Minden dans l’Etat du Massachusetts il existe depuis 1842 une colonie d’environ cent personnes ; il en est deux, nouvellement édifiées à Pike Country dans l’État de Pennsylvanie, une autre à Brook Farm, Massachusetts, où cinquante membres et quelque trente écoliers vivent sur environ 200 arpents et ont ouvert une excellente école sous la direction du pasteur unioniste G. Ripley ; depuis 1842, il subsiste une communauté à Northampton : sur cinq cents arpents de terre, cent vingt membres y pratiquent l’agriculture, l’élevage, le travail artisanal et l’industrie dans des scieries, des fabriques de soie et une teinturerie ; enfin, une colonie de socialistes anglais, émigrés à Equality près de Milwaukee dans l’Etat du Wisconsin, fut fondée l’an dernier par Thomas Hunt et elle progressa rapidement. A part cela, on a fondé tout récemment encore plusieurs communautés, mais nous manquons encore d’informations à leur sujet.

Une chose est néanmoins certaine, les Américains et surtout les travailleurs pauvres des grandes villes, New York, Philadelphie, Boston, etc., ont pris l’affaire à cúur et ont formé de nombreuses associations en vue de fonder de semblables colonies, et de nouvelles communautés sont inaugurées à tout moment Les Américains sont lassés d’être encore les valets de quelques riches qui s’engraissent avec le travail du peuple. Du fait de l’intense activité et de la ténacité de cette nation, il est clair que la communauté de biens sera bientôt introduite dans une partie importante de leur pays.

Mais non seulement en Amérique, mais encore en Angleterre, on assiste à des tentatives de mettre en pratique la communauté des biens. Dans ce dernier pays, le philanthrope Robert Owen a prêché cette doctrine depuis une trentaine d’années ; il a donné toute sa grande fortune et s’est dépensé lui-même jusqu’au bout pour créer la colonie qui existe maintenant à Harmony dans le Hampshire. Après avoir fondé une société dans ce but, celle-ci a acheté un terrain de 1 200 arpents et y a édifié une communauté sur la base des propositions d’Owen. Elle compte maintenant plus de cent membres, qui vivent tous dans un grand bâtiment et jusqu’ici s’occupent essentiellement de travaux des champs. Comme elle a été organisée d’emblée sur un modèle parfait du nouvel ordre social, il lui a fallu un capital important, et jusqu’à présent deux cent mille thalers y ont déjà été placés. Une partie de cet argent a été empruntée et doit être remboursée à terme, et il en dérive de multiples difficultés. De nombreuses installations n’ont pas été achevées, faute d’argent, et n’ont donc pu devenir productives. En outre, comme les membres de la communauté ne sont pas les seuls propriétaires de l’établissement, mais sont gouvernés par la direction de la Société des socialistes à laquelle appartient l’établissement, il s’ensuivit parfois des malentendus et de l’insatisfaction. Mais malgré tout, l’affaire suit son chemin, les membres vivent ensemble en bonne intelligence et, d’après le témoignage de tous les visiteurs, ils s’entraident mutuellement et, face à toutes les difficultés, l’existence de l’établissement est tout de même assurée.

L’essentiel est que les difficultés ne naissent pas de la communauté, mais du fait que la communauté n’est pas encore entièrement réalisée. Car s’il en était ainsi, les membres n’auraient pas à utiliser tout leur gain pour payer les intérêts et rembourser les sommes empruntées, mais ils pourraient au contraire parfaire leurs installations et pratiquer une meilleure gestion et alors ils choisiraient aussi eux-mêmes leur propre administration, sans dépendre toujours de la direction de la Société.

Cette communauté a été décrite récemment par un praticien économiste qui a voyagé à travers toute l’Angleterre, afin de s’informer de l’état de l’agriculture et a publié son compte rendu sous la signature de « Quelqu’un qui a sifflé derrière la charrue » dans le Morning Chronicle de Londres (13 décembre 1843).

Après avoir traversé une région fort mal cultivée, couverte de champs où les mauvaises herbes l’emportaient sur le blé, il entendit parler des socialistes de Harmony pour la première fois de sa vie dans un village voisin. Une personne aisée lui raconta qu’ils cultivaient un grand domaine, et ce excellemment ; que toutes les rumeurs qui avaient été répandues étaient mensongères - qu’il serait un grand honneur pour la paroisse si la moitié seulement de ses habitants se comportaient aussi convenablement que ces socialistes et qu’il serait souhaitable enfin que les propriétaires de domaine de la région donnent aux pauvres du travail dans la même quantité et avec les mêmes avantages qu’à ces gens. Ils avaient certes leurs conceptions propres sur la propriété, mais néanmoins ils se conduisaient fort bien et étaient un bon exemple pour toute la région. Et d’ajouter que leurs conceptions religieuses étaient différentes : les uns vont dans telle église, les autres dans telle autre, et ils ne parlent jamais de religion ou de politique avec les gens du pays. Deux personnes que j’interrogeais ensuite me répondirent qu’il n’y avait pas d’opinion religieuse déterminée parmi eux et que chacun pouvait croire en ce qu’il voulait. « Nous fûmes tous consternés lorsque nous apprîmes qu’ils venaient s’installer ici, mais nous trouvons maintenant que ce sont d’excellents voisins, qu’ils donnent un bon exemple de moralité à nos gens, occupent beaucoup de pauvres, et comme ils n’essayent jamais de nous persuader de leurs idées, nous n’avons pas de raison d’être mécontents d’eux. Ils se distinguent tous par un comportement décent et ils sont bien élevés ; nul dans cette région n’a quelque chose à redire à leur conduite. »

Notre journaliste a entendu la même chose d’autres sources encore, et il se rendit à Harmony. Après avoir traversé encore des champs mal cultivés, il tomba sur un champ de betteraves fort bien tenu avec une riche et belle récolte, et il dit à l’un de ses amis, un fermier des environs : si ce sont là des betteraves socialistes, cela s’annonce bien. Aussitôt après ils rencontrèrent sept cents moutons socialistes, également magnifiques, et ils arrivèrent alors devant un grand édifice, solide et de bon goût. Mais toutes les constructions n’étaient pas encore achevées : tuiles et bois de construction, murs à demi édifiés, terrain non encore creusé. Ils entrèrent, et furent accueillis avec courtoisie et amitié, et on leur fit visiter toutes les installations. Au rez-de-chaussée, il y avait un grand réfectoire et la cuisine, d’où les casseroles pleines étaient transportées par une machine dans le réfectoire, tandis que les vides étaient rapportées par le même moyen dans la cuisine. Quelques enfants montrèrent cette machine aux visiteurs : ils se distinguaient par leurs vêtements propres et nets, leur belle santé et leurs manières convenables. Les femmes de la cuisine étaient également d’un aspect très propre et convenable, et le visiteur s’ébahissait beaucoup de ce qu’elles pouvaient encore avoir une apparence aussi nette et propre parmi toutes ces casseroles encore sales, car le repas de midi venait tout juste de s’achever. La cuisine elle-même était aménagée avec un bon goût au-dessus de tout éloge, et l’architecte londonien qui l’avait faite déclara qu’à Londres même très peu de cuisines étaient aménagées aussi complètement et aussi dispendieusement, et notre visiteur de déclarer qu’il partageait entièrement cet avis. Près de la cuisine, il y avait de confortables buanderies, des salles de bain, des chambres de rangement et des pièces dans lesquelles il y avait de quoi se laver au retour du travail.

Au premier étage, il y avait une grande salle de bal, et au-dessus les chambres à coucher, le tout installé très confortablement. Le jardin, de vingt-sept arpents, était tenu dans l’ordre le meilleur, et partout on pouvait observer une grande activité. Ici on faisait des tuiles, plus loin on préparait de la chaux, et là on construisait et on ouvrait des routes. Cent arpents de blé étaient déjà semés, et on s’apprêtait à cultiver encore d’autres champs de céréales ; on aménageait un bassin pour recevoir de l’engrais liquide, tandis que l’on ramassait du terreau dans un petit bois jouxtant le domaine pour l’utiliser comme engrais ; bref, on faisait tout pour accroîtra le rendement de la terre.

Et notre visiteur de conclure : « Je pense que leur terre vaut en moyenne un loyer annuel de trois livres (vingt-cinq thalers) alors qu’ils ne paient que quinze shillings (cinq thalers). Ils ont fait une excellente affaire, à condition seulement de la gérer raisonnablement, et quoi que l’on pense de ces maisons sociales, il faut reconnaître qu’ils cultivent leur domaine d’une manière remarquable. »

Ajoutons encore quelques mots sur l’aménagement intérieur de cette communauté. Les membres vivent ensemble dans un grand édifice, et chacun a sa chambre à coucher particulière, qui est aménagée avec le plus grand confort ; les travaux de la maison sont effectués en commun par une partie des femmes, ce qui économise naturellement beaucoup de frais, de temps et de peine que l’on perdrait s’il y avait de nombreux foyers plus petits, et ce grâce à quoi on se procure nombre de commodités qui ne sont même pas imaginables dans les petites économies privées. Ainsi le feu des cuisines chauffe en même temps toutes les pièces de la maison avec de l’air chaud et, au moyen d’un réseau de tuyaux, de l’eau chaude et froide est conduite dans chaque chambre ; bref, on y trouve toutes sortes de commodités et d’avantages qui ne sont possibles que dans une organisation communautaire. Les enfants sont envoyés à l’école qui est rattachée à l’établissement, et ils y reçoivent une éducation à compte commun. Les parents peuvent les voir quand ils veulent, et l’éducation est conçue pour la formation corporelle aussi bien qu’intellectuelle et même pour la vie communautaire. On ne tracasse pas les enfants avec des diatribes religieuses et théologiques, ni avec le grec et le latin ; en revanche, ils n’en apprennent que mieux la nature, leur propre corps et leurs capacités intellectuelles et, entre les quelques heures de classe qu’on leur réclame ils passent leurs récréations dans les champs, la classe a lieu en plein air, comme dans les locaux clos, et le travail fait partie intégrante de l’éducation. L’enseignement de la morale se limite à l’application de ce principe : ne pas faire aux autres, ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse, bref, c’est la mise en pratique de l’égalité la plus parfaite et de l’amour fraternel.

L’établissement est gouverné, comme nous l’avons dit par un président sous la direction de la Société des socialistes ; cette direction est élue chaque année par un congrès auquel chaque section de la société envoie l’un de ses membres, elle a des pleins pouvoirs illimités dans le cadre des statuts de la Société et est responsable devant le congrès. La communauté est donc gérée par des personnes qui vivent en dehors d’elle, et dans ces conditions il ne peut manquer de surgir des malentendus et des accrocs ; cependant même si l’expérience de Harmony devait échouer pour cette raison et les difficultés suscitées par l’argent - ce que rien ne laisse cependant présager - cela ne pourrait être qu’un argument de plus en faveur de la communauté de biens, étant donné que ces deux difficultés proviennent de ce que la communauté n’est pas encore réalisée de manière complète. Mais malgré tout cela, l’existence de l’établissement est assurée, et même si l’on n’y progresse pas aussi rapidement et aussi parfaitement, les adversaires de la communauté n’auront certainement pas la satisfaction de la voir périr.

En somme, nous voyons que la communauté des biens n’est pas du tout une impossibilité, mais au contraire que toutes ses expériences ont parfaitement réussi. Nous voyons aussi que les gens qui habitent en communauté vivent mieux en travaillant moins, qu’ils ont plus de loisir pour développer leur esprit, et sont des hommes meilleurs et plus moraux que leurs voisins qui ont conservé la propriété. Tout cela les Américains, les Anglais, les Français et les Belges, ainsi que quantité d’Allemands l’ont déjà reconnu. Dans tous les pays, il existe un certain nombre de personnes qui se préoccupent de répandre cette doctrine et ont pris parti pour la communauté.

Si cette affaire est importante pour tous, elle l’est de manière spéciale pour les travailleurs pauvres, qui ne possèdent rien, dépensent demain le salaire qu’ils gagnent aujourd’hui et peuvent à tout instant être privés de pain par des coups du sort imprévisibles et inévitables. Ils y trouvent la perspective d’une existence indépendante, assurée et libre des angoisses, d’une égalité de droits complète avec ceux qui peuvent aujourd’hui, grâce à leur richesse, faire des travailleurs leurs esclaves. Les travailleurs sont les plus concernés par cette question. Dans d’autres pays, les ouvriers forment le noyau du parti qui réclame la communauté des biens, et il est du devoir des ouvriers allemands aussi de prendre cette question très à cœur.

Si les ouvriers s’unissent entre eux, s’ils font preuve de solidarité et poursuivent un même but, ils seront infiniment plus forts que les riches. Et s’ils ont tous en vue un but aussi raisonnable et recherchent le meilleur pour tous les hommes - comme c’est le cas de la communauté de biens -, il va de soi que les meilleurs et les plus raisonnables parmi les riches se déclareront d’accord avec les ouvriers et se rangeront à leurs côtés. Il y a déjà un grand nombre de personnes aisées et cultivées dans toutes les parties de l’Allemagne qui se sont déclarées ouvertement en faveur de la communauté de biens et soutiennent les revendications du peuple sur les biens de cette terre que les riches ont confisqués à leur profit.

Messages

  • La critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu’il secoue la chaîne et qu’il cueille la fleur vivante.

    Karl Marx => Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844)

  • Il est évident que l’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes ; la force matérielle ne peut être abattue que par la force matérielle ; mais la théorie se change, elle aussi, en force matérielle, dés qu’elle pénètre les masses.
    karl marx :critique de la philosophie du droie de hegel(1844)

  • "Le socialisme est pour eux tous l’expression de la vérité, de la raison et de la justice absolues, et il suffit qu’on le découvre pour qu’il conquière le monde par la vertu de sa propre force ; comme la vérité absolue est indépendante du temps, de l’espace et du développement de l’histoire humaine, la date et le lieu de sa découverte sont un pur hasard. […] Pour faire du socialisme une science, il fallait d’abord le placer sur un terrain réel."

    Socialisme utopique et socialisme scientifique, Friedrich Engels

    • La pensée de Marx ressemble fort peu à ce qu’on appelle en général "le marxisme".

      Marx aurait à présent de nouvelles raisons de répéter à ceux qui définissaient sa pensée comme un "déterminisme économique" : "Si c’est cela le marxisme, il est certain que moi, Karl Marx, je ne suis pas marxiste."

  • « Si les utopistes, nous l’avons vu, étaient des utopistes, c’est qu’à une époque où la production capitaliste était encore si peu développée, ils ne pouvaient être rien d’autre. S’ils étaient obligés de tirer de leur tête les éléments d’une nouvelle société, c’est que ces éléments n’apparaissaient pas encore généralement visibles dans la vieille société elle-même ; s’ils en étaient réduits à en appeler à la raison pour jeter les fondements de leur nouvel édifice, c’est qu’ils ne pouvaient pas encore en appeler à l’histoire contemporaine. Mais que, maintenant, près de quatre-vingts ans après eux, M. Dühring entre en scène avec la prétention d’exposer un système de nouveau régime social “ qui fasse autorité”, non pas en partant des matériaux existants qui se sont formés dans l’histoire et en donnant ce système comme leur résultat nécessaire, mais en le construisant dans sa tête souveraine, dans sa raison grosse de vérités définitives, il n’est, dès lors, lui qui flaire partout des épigones, ni plus ni moins que l’épigone des utopistes, le dernier utopiste. Il appelle les grands utopistes “alchimistes sociaux”. Possible. L’alchimie a été nécessaire en son temps. Mais depuis ce temps, la grande industrie a porté les contradictions qui sommeillaient dans le mode de production capitaliste à l’état d’antagonismes si criants que l’on peut pour ainsi dire toucher du doigt l’effondrement proche de ce mode de production ; que les nouvelles forces productives elles-mêmes ne peuvent être maintenues et développées que par l’introduction d’un nouveau mode de production correspondant à leur degré d’évolution actuelle, que la lutte des deux classes qui ont été engendrées par le mode de production régnant jusqu’ici et qui se reproduisent dans une contradiction toujours plus vive, s’est emparée de tous les pays civilisés, qu’elle devient de jour en jour plus violente, et que l’on a déjà acquis l’intelligence de cet enchaînement historique, des conditions de la transformation sociale qu’il rend nécessaire, enfin des traits fondamentaux de cette transformation tels qu’il les conditionne également. »

    Engels AntiDühring

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