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La grève, de De Léon

lundi 21 décembre 2009, par Robert Paris

Daniel de Leon

Que veut dire cette grève ?

11 février 1898

Travailleurs et travailleuses de New Bedford ; vous qui êtes en grève dans l’industrie textile ; et vous tous les autres qui n’êtes pas en grève mais qui l’ont déjà été et qui le serez un jour :

Vous savez sans doute qu’en ce pays, de même qu’en Angleterre, les époques de grève ont l’habitude de voir apparaître des "vedettes" du Mouvement Ouvrier et de voir ces soi-disant "vedettes" s’évertuer au divertissement des grévistes ; il est beau de les contempler, ces "vedettes," alors qu’elles divertissent les ouvriers au moyen de prophéties, de promesses teintées de rose, au moyen d’anecdotes comiques, au moyen de récitations pompeuses, en prose et même en vers ; oui, regardez-les, quand ils emplissent de bourre les ouvriers à force de rhétoriques pesantes — dans le style caractéristique de ces Généraux qui prétendent stimuler le courage de leurs soldats en les gavant de mauvais whisky parce qu’ils savent parfaitement bien qu’aucune autre méthode ne serait efficace ! On agissait constamment ainsi dans le passé ; et, à l’heure actuelle, il semblerait que des pratiques de cet ordre se perpétuent — et même dans une large mesure ; à la récente grève des mineurs, on ne se conduisait pas autrement ; à New Bedford, en partie, les choses se passent de la sorte ; et, il en est ainsi partout où l’ignorance de la question sociale prédomine. Toutefois, il est consolant de remarquer que le Socialisme — dans la mesure où il pénètre la classe laborieuse — rejette ces tactiques aussi fausses que puériles. Quant à moi, je suis ici pour répondre à l’invitation des ouvriers socialistes de New Bedford. Et à l’instar de toutes les organisations révolutionnaires internationales, à l’exemple de tous les cerveaux qui ont pris conscience de la lutte des classes, à la suite de tous les êtres éclairés qui s’affirment à travers le monde comme les seuls espoirs d’un futur viable et glorieux, j’estime naturellement que ce serait un crime, pour les hommes auxquels notre organisation permet de propager l’Evangile du Travail, que de gaspiller leur temps et de polluer le dynamisme de notre programme par la perpétration de "chatouilles" étourdies envers les ouvriers. Notre organisation nous donne pour tâche de faire l’éducation des ouvriers, d’illuminer le véritable aspect du problème qui les confronte, de favoriser leur prise de conscience du grand drame historique dans lequel la plupart jouent un rôle dont ils ne se rendent pas encore compte. Quelques-uns d’entre vous, sans doute, par l’habitude contractée d’un traitement quelque peu différent, trouveront de la sécheresse à mon discours ; je ne retiens pas ceux qui pourraient être désappointés de ma façon d’agir, ils peuvent partir, ils sont libres ; mais je crois que ceux qui partiraient ainsi, n’auraient pas vraiment connu l’apprentissage des salaires, qu’ils n’auraient pas vraiment constaté par l’expérience que de semblables questions demandent réflexion et ne peuvent se résoudre par un contact superficiel. Cependant, puisque vous n’en êtes plus au stage primaire, et puisque votre présence ici démontre que vous possédez l’empressement requis, je suis sûr que vous ne quitterez pas cette salle avant d’avoir assimilé tout ce qui a trait à la ligne de force du mouvement ouvrier ; alors nous pourrons dire que la dernière grève du genre aura eu lieu à New Bedford ; et les grèves, qui pourraient succéder à celle-ci, manifesteraient la même dissemblance qu’il y a entre la maturité, vigoureuse et l’enfance débile. Si pareille transformation se produit, vous serez engagés sur une voie rigoureuse, et, contrairement au situations passées, vous ne vous dirigerez plus vers un désastre inévitable : vous serez devenus les maîtres de New Bedford, vous prendrez ensuite la destinée de la nation entre vos mains, et la liberté pour tous couronnera ces efforts persévérants. (Applaudissements.)

Il y a trois ans, j’étais parmi vous durant une autre grève. Et, à vrai dire, quelque observateur hâtif, qui se souviendrait de votre attitude d’alors, et qui constaterait aujourd’hui qu’aucun changement ne marque vos actes, cet observateur pourrait s’écrier : "Fichtre ! c’est une perte de temps que de parler à des types de cet acabit ! l’expérience personnelle ne leur apprend rien ! ils s’useront éternellement à la même tâche sans espoir ! ils poursuivront le même combat insensé visant à l’établissement de « relations prudentes » avec la classe capitaliste, et en se servant toujours des mêmes armes inefficaces (le syndicalisme "pur et simple")" ! Mais un socialiste véritable ne s’arrête pas à pareil point de vue. Car une chose milite en votre faveur, une chose qui vous donne droit à la sympathie du socialiste ; c’est que malgré vos erreurs répétées envers les principes de base, les buts et les méthodes, malgré votre poursuite actuelle de pures illusions, malgré la pauvreté que vous attirez sur vous-mêmes et malgré la répétition cumulative de vos faillites, vous conservez encore assez de virilité pour résister à l’oppression et vous faites preuve de toute la rébellion nécessaire à la réalisation d’une grève. L’attitude des travailleurs engagés dans une grève de bonne foi, en est une qui commande l’admiration. Cette attitude est un gage de la défaite prévisible de l’esclavage. Oui, seul l’esclave qui ne se révoltera pas contre ses tyrans, seul l’esclave qui courbera l’échine sous le fouet et qui présentera volontiers la joue à qui veut lui tirer la barbe — seul cet esclave-là est sans espoir. Mais pour vous de New Bedford qui êtes des esclaves sans résignation, vous qui persistez dans la lutte malgré vos revers et votre pauvreté, vous qui vous rebellez quand même et malgré tout, pour vous il y aura toujours de l’espoir ? C’est parce que vous m’inspirez d’affection que j’ai quitté ma demeure de New York, c’est parce que je considère hautement votre ténacité que j’ai interrompu mon travail personnel et que je suis parmi vous pour quelques jours : votre esprit de rébellion autorise et justifie, à lui seul, toutes mes espérances en vous.

D’OU VIENNENT LES SALAIRES ET D’OU VIENNENT LES PROFITS ?

Présentement, vous avez besoin, plus encore que le pain, d’assimiler quelques principes élémentaires d’économie politique et de sociologie. Il ne faut pas avoir peur de ces mots : les propagandistes du capitalisme ; eux seuls, s’évertuent à rendre les mots tellement incompréhensibles que leur énonciation suffit parfois à plonger le travailleur dans l’effroi. Les vrais questions en jeu sont faciles à comprendre.

Le premier point, sur lequel un travailleur devrait faire la lumière en lui, est le suivant : Quelle est la provenance des salaires qu’il reçoit lui même ; d’où sortent les profits que son employeur touche ?

N’est-ce pas que le suivant dialogue n’est pas tellement inhabituel... ?

"L’Ouvrier : Est-ce que je me trompe, quand je crois que les Socialistes veulent abolir la classe capitaliste ?"

"Le Socialiste : C’est ce que nous cherchons, en effet."

"L’Ouvrier : Ouais ? ? Eh bien, je ne veux rien avoir à faire avec vous ; déjà mon salaire est bien maigre ; et même en ce moment je peux à peine joindre les deux bouts. Si vous abolissez le capitaliste, je n’aurai plus rien ; il ne restera plus personne pour me faire vivre."

Qui sait combien de travailleurs dans cette salle se trouvent parfaitement symbolisés par l’Ouvrier du dialogue cité ?

Le jour de la paye, quand vous tendez votre main pleine d’ampoules, votre main noircie par la besogne, elle est vide : quand vous la retirez, elle enserre vos gages ; et c’est de là, sans doute, qu’est né le mythe de l’indispensabilité du paternalisme capitaliste. Tromperie que ce mythe, grossière erreur, illusion d’optique...

Si vous vous rendez tôt le matin sur le toit de quelque maison et si vous regardez vers l’est, il vous semblera que le soleil bouge et que vous demeurez immobile ; on crut longtemps que cette perception était valable ; mais on commettait une erreur, ce n’était qu’une illusion d’optique. Tant que cette erreur maintint sa tyrannie, les sciences ne purent pas accomplir beaucoup de progrès, l’humanité à peu près stagnante ne franchit pas l’étape de la virtualité. En vérité, un avancement ne fut possible qu’après la découverte de l’illusion et après la destruction de l’erreur, qu’après l’établissement de la preuve d’une vérité révolutionnaire, qu’après la vérification probante de l’immobilité du soleil et de la mobilité de notre planète (la terre, comme l’on sait, se meut à une vitesse folle). Pour la question des salaires, il n’en va pas autrement : il sera impossible de bouger, de faire un pas vers l’avant, tant que l’on n’aura pas constaté que, dans ce domaine comme dans l’autre, la réalité est exactement le contraire de l’illusion. En vérité, croyez-moi, ce n’est pas le capitaliste, c’est le travailleur lui-même qui est le producteur de ses propres gains ; ce n’est pas le capitaliste qui fait vivre le travailleur, c’est le travailleur qui fait : vivre le capitaliste ! (Longs applaudissements)

Ce n’est pas le capitaliste qui donne du pain à l’ouvrier, mais c’est l’ouvrier qui se contente d’une croute sèche tout en approvisionnant somptueusement la table du capitaliste ! (Applaudissement bruyants et prolongés.)

Je viens de vous soumettre un point essentiel de l’économie politique ; et, ce point, je désire tout particulièrement l’incruster dans votre esprit. Passons donc à la preuve.

Nous allons supposer que j’ai en mains 100.000 $. Ne me demandez pas où j’ai pris cet argent ; si vous me le demandez, je vais être obligé de vous répondre que "pareille question est anti-américaine." Vous ne devez pas mettre le nez dans les origines de mes revenus : c’est anti-américain de chercher à deviner de pareils secrets. (Rires.) Donc, vous allez me faire confiance. Je vous accorderais la mienne tantôt. Je vais pour l’instant baisser le rideau sur votre curiosité anti-américaine. Mettons donc que j’ai 100.000 $ et que je suis un capitaliste. Il est possible que je ne connaisse pas beaucoup de choses — peu de capitalistes en savent long — mais je sais du moins un peu d’arithmétique élémentaire. Alors, je prends un crayon et j’inscris "100.000 $" ; puis, après avoir calculé qu’il me faudrait 5.000 $ par année pour vivre confortablement, je divise par 5.000 $ ma somme de 100.000 $ et j’obtiens le quotient "20". Inutile de vous dire que les cheveux me dressent sur la tête ! En effet : si je retire de la dite somme 5.000 $ par année, le quotient "20" me révèle qu’au bout de vingt ans mes réserves seront épuisées ! Au commencement de la 21e année, il ne me restera plus rien.

"Horreur et malédiction ! je serais obligé d’aller travailler pour vivre !" Il n’y a pas de capitaliste qui se puisse résigner à l’idée du travail. Conséquemment, tout capitaliste vous dira — et il paiera des politiciens, des soi-disant "éducateurs," des curés pour qu’ils vous répètent — que le travail manuel est "honorable." Bien sûr, le capitaliste est tout disposé à vous céder le privilège exclusif de cet honneur et il fera tout pour qu’on ne vous en conteste pas la moindre partie — mais, quant à lui, il a pour le travail une aversion congénitale... le capitaliste s’éloigne du travail, au galop, comme un homme fuit l’eau après avoir été mordu par un chien enragé. Bref, le capitaliste que je suis, désire vivre sans travailler et sans entamer le capital de 100.000 $. Que faire ? Prenons l’exemple d’un fermier qui aurait en sa possession une vache Durham : ce fermier sait bien que la vache en question peut lui rapporter seize pintes de lait par jour, mais, qu’au bout de quelques années, quand le rendement de l’animal aura diminué, il faudra remplacer la vache épuisée par une autre. Mais le capitaliste que je suis est plus exigeant que le fermier : comme tout capitaliste, je veux que ma vache de 100.000 $ me rapporte annuellement 5.000 $ sans jamais s’épuiser ; en résumé, je veux accomplir l’exploit légendairement "impossible" de tuer la poule aux œufs d’or tout en continuant à bénéficier de sa ponte. Et pourtant, l’exploit prétendu "impossible", le système capitaliste l’accomplit.

Comment cela ?

Nous allons supposer que le capitaliste que je suis se rend chez un courtier. "Dites, monsieur le Courtier, j’ai ici la somme de 100.000 $ ; pourriez vous l’investir en mon nom ?" Je ne dis pas au courtier que je préférerais l’achat de parts dans les fabriques de New Bedford, je ne dis pas non plus au courtier que les chemins de fer me sembleraient un placement souhaitable : je laisse à cet homme l’entière liberté de ses actes. Comme seul directive, je lui suggère de placer mes fonds dans la corporation susceptible de rapporter les plus hauts dividendes. Dans la mesure où les chiffres ont pu être compilés, naturellement, monsieur le Courtier dispose d’une liste de toutes les corporations les plus avantageuses (les corporations de New Bedford y comprises) : il fait son choix, et ce choix tombe (plus ou moins fortuitement) sur l’une des fabriques de votre ville. A ce moment-là, je loue un casier dans quelque voute blindée dont les propriétaires nous garantissent l’invulnérabilité ; et puis, j’enfouis au fond de mon casier les parts acquises, je le verrouille et je mets la clé dans ma poche. Il ne me reste plus qu’à m’en aller et à jouir de la vie... S’il fait trop froid dans le nord, je me rends en Floride ; si je trouve qu’il y fait trop chaud, je vais faire un séjour dans les Adirondacks. A l’occasion, je me permets une croisière sur l’Atlantique et je fréquente tous les tripots d’Europe et j’y relève tous les défis qui se présentent à moi. Chevaux fringants, femmes plus fringantes encore : voilà ce qui occupe mes heures ! Je fais tout, sauf de mettre le pied dans la fabrique dont je suis actionnaire.

Je m’approche même pas de la ville où elle est située — et pourtant, voici qu’un miracle se produit !

S’il y en a parmi vous qui soit versés en matière biblique, ils auront probablement entendu parler du miracle autorisé par Dieu alors que les Juifs étaient dans le désert et crevaient de faim. Le bon Seigneur entrouvrit les cieux et laissa tomber la manne !

Mais la générosité du Seigneur tout-puissant était une générosité à crochets : en effet, si les Juifs ne se levaient pas de bonne heure le matin pour ramasser la manne, celle-ci fondait au soleil et ils n’avaient rien à manger ; ainsi, les Juifs étaient forcés de se lever très tôt, d’aller à l’extérieur, de se courber vers le sol, de ramasser la manne, de la mettre dans des paniers, de la transporter jusqu’à l’intérieur de leurs tentes, et là, ils pouvaient enfin manger. Fait à noter : la manne n’apparut qu’une fois sur la terre, et le miracle prit fin !... Ce miracle n’est pas le seul que l’humanité ait connu : et les exploits du système de production capitaliste, sur toute la ligne, outrepassent les hauts faits du Père Eternel ! . Les juifs, eux, étaient forcés de s’esquinter ; mais moi, capitaliste parasitaire, je n’ai même pas besoin de travailler. Je peux transformer la nuit en jour ; le jour, en nuit... je peux m’étendre sur le dos toute la journée et toute la nuit ; et, tous les trois mois, la manne descend vers moi sous la forme de dividendes !... D’où viennent ces dividendes ? Quelle est la signification du terme "dividende" ?

Dans la fabrique dont mon courtier a payé les parts, il y a des travailleurs, des milliers de travailleurs au travail... Ces travailleurs ont tissés des étoffes et ces étoffes ont été vendues sur le marché : elles ont été vendues pour 7.000 $, et, de ces 7.000 $, mes ouvriers salariés n’ont touché que 2.000 $ en salaires ; moi, l’actionnaire, j’ai reçu 5.000 $ de bénéfices !

Moi qui n’ai jamais mis le pied à l’intérieur de la fabrique, qui n’ai jamais vu la ville de New Bedford ; moi, qui ne sais même pas à quoi ressemble un métier de tisserand, moi qui n’ai rien contribué du tout au tissage des étoffes : est-ce que vous croyez vraiment que j’ai fourni assez de travail pour gagner les 5.000 $ qui me sont revenus ? S’il se trouve un seul homme ; avec de la cervelle dans la tête plutôt que de la sciure de bois ; s’il se trouve un seul homme assez courageux pour nier que les 7.000 $ au complet soient la propriété exclusive des producteurs salariés de la fabrique, que cet homme se lève et qu’il se dise ! Qu’il ose prétendre, cet homme, que, de toute la richesse produite par le travail, seulement 2.000 $ ont été mérités par les travailleurs, et 5.000 $, par celui qui n’a pas levé un petit doigt. Les salaires, que ces ouvriers reçoivent, représentent une richesse qu’ils ont produite par eux-mêmes ; les bénéfices que le capitaliste empoche, représentent une richesse que les ouvriers salariés ont produite, et que lui, le capitaliste — n’ayons pas peur des mots — vole aux ouvriers !

LA CORPORATION AVEC PARTS

Pourtant — est-ce là une loi constante ? me demanderez-vous peut-être... n’est-ce pas là une simple exception ?

Oui, cela est une loi ! le contraire serait une exception.

Les principales industries des Etats-Unis sont aujourd’hui des corporations avec parts, et c’est vers une structure analogue que toutes les autres industries suffisamment importantes évolueront d’une façon ou d’une autre. De plus en plus, le capital en argent est remplacé par le capital en obligations. Un seul capitaliste détient des parts dans des quantités d’entreprises touchant plusieurs sortes de métiers : il est clair que ce capitaliste n’est matériellement pas capable d’administrer personnellement des entreprises aussi variées et nombreuses et, d’ailleurs, situées dans des villes forts différentes les unes des autres.

Grâce au pouvoir de ses obligations de papier, il touche des revenus — c’est à dire, puisqu’on ne se répète jamais trop souvent, que le capitaliste en question vit aux dépens des travailleurs qu’il filoute littéralement. Dans les cas des entreprises qui ne se sont pas encore organisées sous forme de corporations avec parts, il n’y a pas de différence essentielle.

LES SOI-DISANT "CHEFS D’INDUSTRIE"

Non satisfaits de toutes ces explications, quelques-uns pourront formuler la même objection sous un aspect nouveau : "Nous admettons, pourront-ils dire, que la richesse par laquelle subsistent des actionnaires est une richesse volée puisque ces actionnaires n’accomplissent aucun travail visible, mais tous les actionnaires sont-ils à ce point oisifs et encombrants ? N’en existe-t-il pas qui se chargent de quelque travail réel ? Ne seraient-ils qu’une fable, ces "chefs d’industrie" dont on parle tant ?" — Il existe des ’chefs d’industrie’, certes, mais ces ’hommes-comme-il-faut’ portent leur étiquette à la manière des militaires : ils sont comme les "Généraux" les "Majors" les "Colonels" dont les plus fiers titres de gloire sont attribuables à une certaine habileté à se trouver des remplaçants durant la guerre ! (Applaudissements.)

Ces "Chefs d’industrie" sont tout simplement les actionnaires les plus pesants, ce qui revient à dire qu’ils sont les éponges les plus corpulentes ; leur fonction de chef consiste surtout à tramer des complots contre les "Chefs d’entreprises" rivaux, à corrompre les législateurs et les magistrats et les dignitaires de toutes sortes, à choisir minutieusement et à embaucher les fiers-à-bras capables de leur obéir servilement, à lancer dans vos rangs les agents provocateurs qui vous mèneront à la boucherie comme du véritable bétail ; ils s’attribuent aussi la fonction de vous flatter mielleusement et de vous procurer des illusions de bien-être alors qu’en vérité ils vous tondent.

Les décisions des tribunaux, ayant pour but d’absoudre la responsabilité des "Chefs d’entreprise," sont nombreuses et elles vont augmentant ; chacune de ces décisions, prononcée par la bouche même du gouvernement capitaliste, consolide la paresse et la superfluité de la classe capitaliste. Les "Chef d’entreprise" c’est-à-dire la classe capitaliste en général est capable de se charger de "travaux" elle accomplit effectivement des "travaux" mais ces "travaux" ne participent pas directement ou indirectement de la production ; non vraiment, pas plus que l’intense travail mental fourni par le "pickpocket" est directement ou indirectement lié à la production.(Applaudissements.)

"LES MISES DE FONDS INITIALES"

Vous me demanderez peut-être encore, en dernier lieu :

"L’actionnaire ne travaille pas, ça ne fait aucun doute, et vit donc aux dépens de la richesse que nous produisons ; les Chefs d’industrie se prévalent d’un titre qui ne sert qu’à orner leur paresse d’une auréole d’escroquerie ! ils ne sont tous en conséquence que des éponges qui s’abreuvent des sueurs de la classe ouvrière ... mais l’exemple apporté ne prenait-il pas pour acquis dès le début que le capitaliste consentait à investir la somme de 100.000 $, et les risques d’investir pareil capital ne méritaient-ils pas une compensation ?" — Cette question ouvre la porte à des conjectures. Il est donc temps, ainsi que je vous l’ai promis, de vous accorder mon entière confiance. Levons le rideau, pénétrons tous les secrets ! Où ai-je pris mon magot" ?

D’où provient ce premier capital, d’où provient cette mise de fonds initiale ? Est-ce que cette argent pousse au capitaliste comme les poils de sa barbe ou comme les ongles des orteils ?

Est-ce qu’il le sécrète, cette argent, comme le corps sécrète la sueur ? permettez-moi donc une petite anecdote, entre bien d’autre, qui servira d’illustration.

Vous savez tous probablement que l’actuel Gouverneur de l’Etat de New York a été précédé à son poste par Levi Parsons Morton, personnage dont la réputation n’est plus à faire. M. Morton a certes administré" l’Empire State," mais il n’a pas fait que cela ; nous l’avons vu à l’œuvre comme Vice-Président de la Nation et il fut aussi l’ambassadeur des Etats-Unis en France. M. Morton est un "gentleman" éminent : il porte avec élégance les étoffes les plus précieuses ; ses devants de chemises sont toujours d’une blancheur immaculée ; ses ongles impeccables ont été soignées par de petites manucures ; il n’utilise que le langage le plus châtié ; il prend soin de louer dans une église et dans quelques autres les bancs les plus en vue ; il se montre en tout un modèle d’obéissance à la morale, à "l’ordre et à la loi," et il EST ce qui ne gâte rien un capitaliste multimillionnaire. Mais voyons quel bon vent a poussé ce personnage sur la voie des millions ?

M. Morton est un Républicain : pour obtenir des éclaircissements, il ne serait peut-être pas tout à fait inéquitable de mettre à contribution le journal le New York Tribune qui est édité par des Républicains... Le lendemain du jour où M. Morton a été nommé Gouverneur, en 1894, le New York Tribune nous a fait connaître la biographie du digne homme. On nous apprend, dans cette biographie, que M. Morton est né dans le New Hampshire et que ses parents étaient pauvres ; qu’il était laborieux, débrouillard et ambitieux, et que - émule du "jeune homme pauvre" - il s’établit à New York en 1860 (souvenez-vous de cette date !) ; et qu’en 1860, à New York, il fonda un établissement de vêtements ; et alors, on nous apprend que, du jour au lendemain il fit faillite, puis, FONDA UNE BANQUE ! (Rires et applaudissements bruyants.)

Un homme sans le sou peut établir à peu près n’importe quelle sorte de boutique à quelques conditions près. Il peut devenir tavernier, il peut devenir cordonnier, il peut devenir manufacturier de cigares, si le propriétaire de l’emplacement lui accorde le crédit du loyer, et si quelque mécène lui prête les camions dont il pourrait avoir besoin...

Un homme sans le sou pourrait, dans ces conditions-là, se lancer dans les affaires et réussir à payer ses dettes par les profits de ses ventes. Mais UNE boutique existe, qu’on ne peut pas faire fonctionner de cette manière-là ! Et cette boutique, c’est la Banque ! Pour se lancer là-dedans, il faut avoir en main de l’argent sonnant, en espèces. On n’écrit pas des billets doux sans amour : on n’imprime pas des billets de banque sans argent ? Et nous tous sommes en droit d’être perplexes, quand nous rencontrons un homme, qui vient à peine de jurer solennellement (sur l’Evangile) n’avoir pas un sou pour payer ses créanciers, qui n’a pas toutefois épousé une héritière, et qui pourtant est en mesure (sur-le-champ !) de financer une banque ! Où cet homme a-t-il pris son argent ? (Applaudissements.) Souvenez-vous de la biographie de Levi Parsons Morton, elle peut vous servir de torche pour éclairer la biographie de tous les pionniers des grosses entreprises capitalistes : en étudiant leur vie, vous constaterez que tous les capitalistes sont à peu près dans le même cas et que tous leurs biographies (ou presque) ont observé un remarquable et prudent silence à propos de l’origine du "premier magot." Vous constaterez que les fameux "capitaux engagés (plus souvent qu’autrement) sont le résultat d’incendies truqués, de faillites frauduleuses, de crimes brutaux ou doucereux, de détournements de fonds etc... Évidemment, de tels "capitaux" - obtenus à force d’ "adresse," d’ "initiative," d’ "ingéniosité" - constituent un arme idéale pour dépouiller le travailleur qui a fait montre de moins d’ "adresse" de moins d’ "initiative," de moins d’ "ingéniosité"... Et advienne que le capitaliste dilapide la totalité de ses escroqueries, sa mise de fonds lui demeurera intacte : oui, dans la mesure, du moins, où quelque autre détrousseur en smoking ne viendra pas faire preuve d’une "astuce" encore supérieure et ne viendra pas lui dérober une partie de son capital ; car, si les escroqueries d’un capitaliste s’accumulent sans être trop entamées, il n’est pas douteux que cet homme atteindra bientôt le ou les millions.

L’évidence est là, incontestable : ce sont les travailleurs seuls qui produisent toute la richesse. Quand les ouvriers touchent leurs salaires, ils ne touchent qu’une partie de ce qu’ils produisent ; tous les profits, passés et futurs, de tous les industriels, passés et futurs, sont des vols ! — ce sont des vols perpétrés contre les ouvriers, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année ! Le capital est l’accumulation des vols du capitaliste, bien appuyés sur la pierre angulaire du "premier magot." (Longs Applaudissements.)

A présent, s’il existe un seul auditeur parmi vous qui n’a pas encore compris ou qui nie que c’est l’ouvrier qui fait vivre le capitaliste et non pas le capitaliste qui fait vivre l’ouvrier, ou qui croie encore que l’ouvrier ne peut survivre sans le capitaliste, que cet auditeur veuille donc, en toute simplicité, lever la main et exposer ses vues — Personne... ? Soit !

Je me permets donc de considérer ce point comme réglé ! ... Et nous allons procéder plus avant.

LA LUTTE DES CLASSES

Un deuxième point essentiel va suivre immédiatement. Il faut que tout soit clair : principalement la question de vos rapports, en tant qu’ouvriers salariés, avec le patron capitaliste à l’intérieur du système de production capitaliste. Le deuxième point essentiel découle inévitablement du premier.

Nous venons de voir que les salaires dont vous vivez et les profits dont lesquels le capitaliste se vautre sont, en fait, les deux portions d’une richesse que vous produisez intégralement.

L’ouvrier, naturellement, désire que sa portion soit de plus en plus large ; et le capitaliste, de son côté, désire que ses profits soient augmentés. Les deux seules portions d’un même objet ne peuvent pas s’accroître en même temps ! Si l’ouvrier produit la valeur de 4,00 $ par jour et si le capitaliste s’approprie 2,00 $ là-dessus, l’ouvrier ne pourra retirer que 2,00 $ ; si le capitaliste garde 3,00 $, il ne restera plus que 1,00 $ à l’ouvrier ; si le capitaliste garde 3,50 $, il ne restera plus que 0,50 $ à l’ouvrier. Au contraire : si l’ouvrier augmente son salaire de 0,50 $ à 1,00 $, il ne restera plus que 3,00 $ au capitaliste ; si l’ouvrier parvient à lui arracher 2,00 $, le capitaliste devra se contenter de 2,00 $ lui aussi ; et si l’ouvrier s’enhardit et réclame efficacement 3,00 $, le capitaliste gardera quand même le dollar qui reste. — Et pourtant ! si l’ouvrier prenait la décision énergique de bénéficier de la pleine valeur sociale de son travail et s’il gardait les 4,00 $ qui lui appartiennent, LE CAPITALISTE SERAIT OBLIGE DE SE TROUVER DE L’OUVRAGE. (Longs applaudissements.) Ces chiffres, dans toute leur simplicité, renversent la sotte théorie qui voudrait que les travailleurs et les capitalistes soient des frères ! Le capital — la classe capitaliste — et le travail me font penser aux frères siamois que d’illustres publications capitalistes ont fait connaître — notamment Harper’s Weekly qui est la propriété d’un des précieux "Seeley Diners," (vous vous souvenez de ce "dîner"). (Rires) [1].

Les frères siamois en question étaient reliés par un morceau de chair. Où Chang allait, Eng était forcé d’aller ; quand Eng attrapait le rhume, Chang ne pouvait faire autrement que de tousser ; quand Chang était heureux, Eng partageait son bonheur ; et le jour où Chang, mourut, Eng ne put lui survivre plus de cinq minutes. Trouvez-vous que pareille relation existe entre l’ouvrier et le capitaliste ? Est-ce que l’ouvrier s’engraisse quotidiennement dans la même proportion que le capitaliste ? Votre expérience ne vous apprend-elle pas plutôt que le capitaliste s’enrichit dans la mesure où l’ouvrier s’appauvrit ?

Ne croyez-vous pas que les résidences des capitalistes sont riches et somptueuses dans la mesure où les habitations des ouvriers sont ternes et modestes ? Le capitaliste mène un bon train de vie, sa femme nous laisse voir qu’elle est heureuse, ses enfants s’amusent, et ils out toutes les opportunités de s’éduquer — mais ne pensez-vous pas que tout cela est possible simplement parce que vos femmes à vous portent une croix pesante ? parce que vos enfants à vous sont privés des joies naturelles de l’enfance et qu’on leur conteste de plus en plus leur place dans les écoles ! Est-ce que votre expérience vous apprend ce que je viens de dire, oui ou non ? (On applaudit dans la salle et de nombreuses voix crient "c’est bien vrai" ! )

L’explication primordiale qui jette de la lumière sur tous ces points importants, c’est que la Classe Ouvrière et la Classe Capitaliste sont engagés dans un combat irrépressible : une lutte de classes pour la survie ! Aucun politicien bavard ne peut esquiver cette réalité ; aucun "éducateur" capitaliste, aucun statisticien officiel ne peut inventer des arguments pour la contourner ; aucun apôtre du capitalisme ne peut obscurcir les faits en cause ; aucun charlatan de la classe ouvrière ne peut tronquer selon ses caprices personnels les choses contrôlables ; aucun virtuose du réformisme ne peut la franchir d’un saut en se fermant les yeux ! Cette réalité primordiale a de l’endurance, elle surgit encore et encore de toutes les manières imaginables ; au cours de la présente grève, par exemple, elle s’impose à nous selon des voies déconcertantes : elle renverse tous les projets, tous les calculs de ceux qui voudraient en faire abstraction ou l’ignorer. La lutte entre le capitalisme et le travail en est une qui n’est pas près de sa fin ; elle se terminera, ou par l’écrasement définitif de la Classe Ouvrière, ou par l’abolition de la Classe Capitaliste ! (Applaudissements nourris.)

Vous devez comprendre ainsi que les bases théoriques du syndicalisme "pur et simple" sont erronées et que votre grève, d’ailleurs justifiée, a été déclarée au nom de principes qui ne sont pas les meilleurs possibles. Puisqu’il ne peut exister d’ "intérêts en commun" entre la Classe Capitaliste et la Classe Ouvrière, mais seulement des INTERETS HOSTILES, la bataille engagée afin d’établir des "relations raisonnables" avec le capitalisme vise un but sans espoir.

Vous admettrez volontiers que l’organisation du syndicalisme "pur et simple" pêche à la base, après avoir confronté les théories courantes avec des théories plus lucides. A la lumière du syndicalisme progressif, il vous apparaîtra bientôt que vous ne vous engagez pas sur la route la plus sûre en ce moment et que beaucoup d’erreurs commises auraient pu être évitées. Bien sûr, il est légitime que vous me demandiez : "Comment devrions-nous nous organiser ? Comment devrions-nous procéder ?"... Avant de répondre à cette légitime question, permettez-moi, une fois de plus, d’aborder un autre angle du sujet. L’étude de cet aspect nouveau permettra d’écarter une série d’illusions qui obstruent l’esprit ; et, alors, en tenant compte de ce qui a déjà été dit, le panorama général sera suffisamment vaste pour qu’une réponse adéquate soit apportée.

LE DEVELOPPEMENT DE LA SOCIETE CAPITALISTE

Prenons donc une page abrégée de l’histoire du pays. Afin que tout soit bien clair, et pour ne pas trop m’étendre inutilement, je vais me servir de petits chiffres. Reculons dans le temps et retournons à cette époque où seulement une dizaine de tisseranderies se faisaient compétition dans le pays. Comment la dizaine de propriétaires de tisseranderies en sont venus à entasser les fonds qui leur ont permis de s’ériger en capitalistes prospères — vous devez le savoir maintenant... (Rires.)

Supposons donc que chacun des dix capitalistes emploie dix hommes ; supposons que chaque ouvrier reçoit 2,00 $ par jour alors que la réelle valeur de son travail est de 4,00 $ : chaque capitaliste parvient donc à extorquer la valeur de 120,00 $ par semaine à ses employés. Et n’oublions pas qu’il y a dix capitalistes comme cela — donc cent ouvriers frustrés !

Pareil profit devrait satisfaire n’importe quel capitaliste, penserait-on. Surtout qu’aucun d’entre eux ne travaille ! Et, en effet, la plupart admettent qu’un tel profit devrait être satisfaisant pour d’aucuns. En pratique, cependant, s’il advient que n’importe lequel d’entre eux déniche quelque prétexte pour se déclarer insatisfait d’un profit de ce calibre, tous les autres capitalistes s’emparent du prétexte et ils s’agitent tous et ils réclament ! "L’individualisme" : telle est la déité pour laquelle des temples sont élevés par les capitalistes adorateurs ; et, c’est devant ces châsses d’ "individualisme" que les capitaliste font adoration, ou prétendent adorer. En toute franchise, pourtant, le capitalisme dénie l’individualité,, non seulement à la classe ouvrière, mais aux capitalistes eux-mêmes. Qu’ils le veuillent ou non — quand ils en profitent et quand ils n’en profitent pas — chacun d’eux est solidaire des actes de tous : ils sont comme une rangée de briques ; quand l’une d’elles bouge, toutes les autres suivent.

Revenons à l’un de nos capitalistes de tout à l’heure. Supposons qu’il n’est plus content de 120,00 $ par semaine. Il peut faire valoir plusieurs motifs pour cela... Mettons qu’il a une petite fille et qu’il pense la marier un jour. Mais avec qui veut-il la marier ? Oh certes, devant le public, devant les travailleurs surtout, notre capitaliste fera des déclarations tonitruantes au sujet de la "souveraineté" du peuple et il déclamera que la contrée ne renferme que des "égaux" ; dans son cœur cependant, il pense autrement ; et, pour lui, même des capitalistes de son "rang" apparaissent comme de vulgaires "plébéiens". Pour gendre, il lui faudra un Prince, un Duc, à tout le moins un Comte ; et, dans des rêves de grandeur, qui reflètent la vulgarité de sa pensée, il se voit comme grand-père de marmots qui seraient des Princes ou des Ducs ou des Comtes. Mais ce rêve coûte cher ; les Princes, de nos jours s’avèrent dispendieux ; un tel luxe n’est pas, hélas, à la portée d’un revenu de 120,00 $ par semaine. Il faut plus d’argent à notre capitaliste ! Oh, sans doute, il recommandera volontiers à ses employés le recours aux bontés célestes ; mais il sait parfaitement dès qu’il s’agit de lui-même, que le ciel ne lui fournira jamais l’argent dont il a besoin — cet argent, cependant, il pourra l’obtenir à la sueur du front de ses employés. Toute la valeur marchande produite dans son usine ne peut pas s’estimer à plus de 40,00 $ par jour ; et s’il veut pour lui-même 30,00 $ au lieu de 20,00 $, cela ne laissera que 10,00 $ pour les salaires. Dans un pareil dilemme, que fait le capitaliste ? Il tente d’imposer la baisse projetée ; il annonce que tous les salaires seront réduits de 50%. Spontanément, ses ouvriers s’unissent et refusent de travailler ; ils se mettent en grève. Quelle est la situation ?

A l’époque dont je parle, pour travailler dans une tisseranderie, il fallait de la dextérité qui ne s’obtenait que par un long apprentissage. Quelques "flancs mous", sans doute, étaient incapables de s’embaucher ; mais il n’y avait pas de chômage chez les tisserands de la région : sans télégraphie, sans chemins de fer, il n’aurait pas d’ailleurs été facile pour le patron de faire venir d’autres tisserands, peut-être disponibles loin de là. Mais notre capitaliste avait quand même neuf compétiteurs : et ces neuf capitalistes, puisqu’ils n’avaient à faire face à aucune grève, continuaient à bénéficier d’une production régulière et leur solide compétition menaçait d’entraîner la faillite du capitaliste gêné par la grève. Ce dernier, prenant conscience de la posture où il se trouve, modifie sa tactique ; il n’ordonne plus dictatorialement la réduction des salaires. Au contraire ; il dit à ses ouvriers : "Allons, les amis, soyons tous conciliants ; le Travail et le Capital sont frères ; et l’on sait parfois même les frères les plus aimants se chicanent ; nous nous sommes chicanés et se fut une erreur ; redevenons copains ; votre syndicat réclame l’assurance que vos salaires ne seront pas diminués ; je ne combattrai jamais le syndicat ; j’approuve, au contraire, le principe du syndicalisme ; allons les amis, retournons tous à la besogne !" Et les hommes retournent au travail. Telle fut la conclusion de la première grève.

Les ouvriers eurent le sentiment d’une victoire, et ce sentiment accrut la hardiesse de plus d’un. A la réunion suivante, les plus hardis firent entendre un argument qui n’était pas sans mérite : "Notre employeur a voulu réduire nos salaires et il n’a pas pu. Pourquoi ne pas tirer avantage de notre force et ne pas exiger des salaires plus élevés ? Si nous sommes assez puissants pour empêcher notre employeur de diminuer nos salaires, pourquoi ne serions-nous pas assez puissants pour faire prévaloir des réclamations d’un salaire plus élevé ?" Le mouvement ouvrier est cependant démocratique et un seul homme n’y a pas le droit de tout diriger. Si l’on veut faire adopter une motion demandant des salaires plus élevés, il faut qu’un membre la propose, qu’un deuxième membre la seconde ; et puis, des amendements succèdent aux amendements il faut discuter ; on soulève des points techniques, et il faut régler ces points soulevés ; et les heures passent, les ouvriers ne peuvent oublier qu’ils doivent être au travail de bonne heure le matin, il faut ajourner la séance, et le tout est laissé en suspens... C’est ainsi que les choses se passent du côté de ouvriers.

Mais l’employeur, lui où en est-il ? Il s’enferme dans son bureau ; là, les poings serrés, les sourcils froncés, il grince des dents, et il peste intérieurement contre la victoire de "son frère," "le travail," contre les syndicats et l’organisation syndicale. Et il médite... Il va lui falloir de l’argent, absolument ; et il est décidé à l’obtenir. Rapidement, sa résolution est prise : avec l’esprit de décision dont font preuve les capitalistes. Il n’a personne à consulter, lui ; il est son seul maître. A l’unanimité, il décide, tout seul, qu’il obtiendra, coûte que coûte, de plus gros PROFITS ! Mais comment ? Une circulaire, reçue par hasard, lui donne une idée : cette circulaire provient d’une usine de machinerie. Et elle contient quelque chose semblable au suivant. "M. le Capitaliste, vous avez dix hommes à votre emploi ; et moi, j’ai dans mon usine une magnifique mécanique qui permet de produire, avec seulement cinq hommes, le double de ce que dix hommes produisent habituellement.

La mécanique en question ne chique pas, elle ne fume pas, et, voyez combien des circulaires de cet acabit peuvent devenir cruelles, la mécanique n’a pas de femme qui puisse tomber malade et exiger des soins à domicile ; la mécanique n’a pas d’enfants à enterrer s’ils viennent à mourir, la mécanique ne s’absente pas de son ouvrage ; la mécanique n’est jamais en grève ; la mécanique travaille et vous ne t’entendrez pas grogner ; venez voir cet objet merveilleux et vous m’en direz des nouvelles."

LES INVENTIONS

Ici, permettez-moi de bloquer une voie d’évitement trop propice au déraillement. D’aucuns pourraient m’avancer l’argument suivant : "Ce capitaliste qui fabrique des mécaniques, n’est-il pas un inventeur, n’a-t-il pas droit à ses profits" ? Ce serait une grave erreur de persévérer dans cette opinion. Il n’y a qu’à examiner la biographie des inventeurs, pour constater que bien peu ont profité eux-mêmes de leurs inventions - les dix doigts de la main suffiraient amplement à les dénombrer -. Les efforts des inventeurs sont constamment exploités par les capitalistes qui deviennent acquéreurs des inventions pour une bouchée de pain. Un inventeur consent aux marchés désavantageux dans l’espoir que la prochaine invention lui rapportera le magot ; mais l’inventeur est toujours déçu : car, avant d’avoir eu le temps de terminer sa prochaine invention, il est encore pauvre comme Job et il est forcé de se laisser exploiter de la même façon. Ceci dure jusqu’à l’épuisement de son esprit et de ses forces et, quand le pauvre inventeur est rendu dans la fosse des indigents, ce sont les capitalistes qui continuent à bénéficier grassement des fruits de son génie. Les choses se passent ainsi généralement, mais, si l’inventeur est plus récalcitrant que cela, le capitaliste n’a qu’à voler l’invention et à laisser ses tribunaux bourgeois décréter en sa faveur. Depuis Eli Whitney jusqu’à nos jours, tel est le sort que la classe capitaliste réserve globalement aux inventeurs !

Tout récemment encore, un événement s’est produit qui souligne bien la situation véritable. Dans une usine nommée "The Bonsack Machine Co" les propriétaires découvrirent que beaucoup de leurs employés avaient mis au point des inventions, d’ailleurs assez nombreuses, et ces propriétaires prirent le parti d’accaparer à l’avenir toutes semblables inventions. A cette fin, ils expulsèrent tous leurs employés, et ils exigèrent de tous ceux qui voulaient obtenir du travail d’apposer la signature au bas d’un contrat spécifiant que la compagnie serait désormais propriétaire de toutes les inventions de ses employés. Or, l’un des employés de la compagnie, lequel avait nécessairement signé un tel contrat, vint à faire une découverte dont il parla aux propriétaires de l’usine : l’employé croyait pouvoir fabriquer des cigarettes sans les coller mais en les gaufrant. C’était une bonne idée, et on lui dit de persévérer dans ses recherches.

Durant six mois, il travailla à son invention et il la rendit parfaite ; et puisque, durant tout ce temps, il n’arrivait de la compagnie ni un sou ni aucune sorte de compensation, il décida de breveter à son compte son invention. Voyant cela, les propriétaires de la compagnie poursuivirent sans délai notre homme en cour - évidemment, les proprié­taires soutenaient que l’invention était à eux - ET LA COUR FEDERALE JUGEA QUE LA COMPAGNIE AVAIT RAISON, ET L’INVENTEUR SE TROUVA FRUSTRE DE SON TEMPS, DE SON ARGENT, DES FRUITS DE SON GENIE, ET. DE SES DROITS INDENIABLES ! ! (Dans la salle, on crie : "Honte")

"Honte ?" ne dites pas "Honte !" Celui qui met le feu à sa propre maison de doit pas crier "Honte" quand sa maison brûle ! Avouons plutôt que c’est "naturel" et frappons-nous plutôt la poitrine en faisant notre "mea culpa" ! C’est nous qui avons porté au pouvoir le Parti Démocrate, le Parti Républicain ; c’est nous qui avons placé là les programmes capitalistes de "commerce libre" de "protectionnisme" ; c’est nous qui avons appuyé les formules monétaires capitalistes, qu’elles soient à base d’or ou qu’elles soient à base d’argent ! Si les laquais de la classe bourgeoise, une fois portés au pouvoir par la classe ouvrière, trahissent leurs électeurs et utilisent contre les travailleurs les pouvoirs conférés, nous n’avons qu’à nous en prendre à nous-mêmes ! (Longs applaudissements.)

En somme, il est clair que le propriétaire de l’usine, qui a lancé la circulaire dont nous avons parlé, n’est pas l’inventeur de la mécanique proposée.

LES ROUAGES SE METTENT A TOURNER

Mais retournons à notre premier capitaliste, celui qui veut marier sa fille. La mécanique intéresse notre industriel, il va la voir, il constate qu’elle est bien telle que décrite, il l’achète, il l’installe dans son usine ; alors, il choisit les cinq hommes les moins actifs dans la dernière grève qu’il a eue à subir, il les embauche à 2,00 $ par jour comme précédemment ; et, plein de courbettes et de minauderies, il s’adresse aux cinq autres employés et leur dit : "Je suis désolé qu’il n’y ait plus de place pour vous ; mais j’ai beaucoup de sympathie pour les principes du syndicalisme et je paie avec plaisir, aux cinq hommes qu’il me faut, les 2,00 $ par jour exigés par le syndicat. Je n’ai pas besoin de vous en ce moment, mais j’espère vous revoir avant peu." Et ce dernier souhait n’est pas vain, comme vous le constaterez par la suite.

Que va-t-il se passer maintenant ? Notre capitaliste paie des salaires de 2,00 $ par jour, comme d’habitude, mais à seulement cinq hommes désormais et ces cinq hommes, avec l’assistance de la machinerie, produisent maintenant deux fois plus que les dix hommes auparavant. La production a maintenant une valeur de 80 $ par jour ; et, comme il n’y a que 10 $ de salaires à payer, le capitaliste se fait un profit de 70 $ par jour, c’est-à-dire : 250% de plus que précédemment. C’est avec une vitesse inespérée qu’il vogue à la conquête d’un gendre qui soit Prince ou Duc ou Comte. (Rires et applaudissements.)

Voyons cependant où en sont rendus les hommes que la mécanique a chassés : leurs pérégrinations jetteront de la lumière sur le vrai caractère de la situation. Bien sûr, ces hommes-là se considèrent comme des "Citoyens Américains" ; et ne vivent-ils pas dans une "République Constitutionnelle" ? Que faut-il de plus pour avoir le droit de "gagner son pain" ? Mais voyez-les ! il se rendent chez un deuxième capitaliste afin de lui demander du travail ; mais, avant même d’avoir pénétré dans l’usine, ils voient s’ouvrir les portes et cinq employés de cette usine sont jetés sur le pavé à leurs yeux. Que s’est-il produit dans cette deuxième usine ? Le soi-disant "individualisme" du deuxième capitaliste a cédé aux exigences de l’évolution capitaliste : l’industriel en question, pour ne pas être distancé et terrassé par celui qui se sert de la machinerie, a dû en faire autant ; le deuxième industriel a donc acheté, lui aussi, une mécanique et, comme résultat de cet achat, cinq de ses employés ont été mis à la porte.

Cela fait dix chômeurs, à date. Les dix, espérant malgré tout en un sort meilleur, se rendent chez un 3e capitaliste. Mais là, un spectacle affligeant se présente à leurs yeux stupéfaits ! Dans cette 3e usine, l’état de chose est bien pire que dans les 2 premières : ce ne sont pas cinq hommes qui y ont été mis à la porte, mais tous les dix ! et, plus encore, la patron lui-même est sur le trottoir ! et il n’est plus qu’un simple prolétaire comme ses anciens employés ! — Pourquoi les choses en sont-elles ainsi ? Eh bien, en l’occurrence, le soi-disant "individualisme" du 3e capitaliste a conduit cet homme à son propre anéantissement ; car, bien entendu, les nécessités de l’évolution capitaliste, qui avaient poussé le 2e industriel à se procurer de la machinerie, opéraient également dans le cas du 3e. Ce capitaliste avait, lui aussi, besoin de la mécanique ; mais il avait été moins prévoyant ou moins astucieux que ses compétiteurs : au lieu de mettre de côté une partie des bénéfices volés aux ouvriers, il avait tout dépensé et il se trouvait dans l’incapacité d’acquérir la machinerie indispensable. Conséquemment, cet homme était dans l’impossibilité d’établir une production aussi forte et aussi peu dispendieuse que celle établie par ses compétiteurs ; et, conséquemment encore, l’inévitable banqueroute l’a rendu lui-même prolétaire tandis que les rangs du prolétariat s’accroissaient davantage par sa faute !

Cela fait donc 21 chômeurs à se chercher du travail et tout ce monde-là frappe inutilement à la porte des autres fabriques. Partout, les expériences précédentes se répètent. Il n’y a d’ouvertures nulle part, le chômage augmente en tous les endroits : là où le patron s’est procuré de la machinerie, plusieurs de ses employés ont été mis à la porte ; et, là où le patron n’a pas pu se procurer de machinerie, il est lui-même ruiné et, en plus de ses propres ouvriers, il contribue personnellement à élargir le nombre des sans-travail.

On a vu ces choses dans les tisseranderies ; mais on les a vues aussi dans toutes les autres industries. Et nous aboutissons à un paradoxe remarquable : les capitalistes deviennent moins nombreux et plus forts tandis que les ouvriers deviennent plus nombreux et plus faibles. A New Bedford, les choses se sont passées de la même façon ; et voilà pourquoi, d’une part toutes les fabriques sont devenues la propriété de très peu d’hommes ; voilà pourquoi, s’il faut s’en fier aux inventaires, les capitaux réunis s’élèvent à plus de 14.000.000 $ ; voilà pourquoi, en dépit de prétendus "temps difficiles," les bénéfices excèdent 1.300.000 $ ; — et voilà pourquoi, d’autre part, vos conditions d’existence deviennent de plus en plus précaires.

Cependant — tel que prévu par lui — les hommes que le premier capitaliste a renvoyés, sont forcé de retourner à leur point de départ. Bien sûr, ils n’ont pas l’intention de servir de "jaunes" ("scabs")... Mais ils manquent d’information, ces chômeurs ; ils ne comprennent pas les rouages du capitalisme, ils ne savent pas exactement ce qui les frappe ; et ils espèrent, candidement, que des "temps meilleurs" surviendront — et beaucoup de travailleurs mal informés, de nos jours, entretiennent les mêmes illusions. Ainsi donc, pensant hâter le retour des "beaux jours," les chômeurs en question remplacent le Parti Républicain par le Parti Démocrate, puis le Parti Démocrate par le Parti Républicain — exactement à la manière de nos ouvriers mal informés d’aujourd’hui (Applaudissements.) — car ils ne comprennent pas qu’un Démocrate ne vaut pas plus qu’un Républicain ; ils ne comprennent pas que, Le Commerce Libre et le Protectionnisme, c’est la même chose ; ils ne comprennent pas, qu’en votant pour un partisan de l’étalon-or ou en votant pour un partisan de l’étalon-argent, ils posent un geste identique ; ils ne comprennent pas que toutes ces théories et tous ces partis et toutes ces étiquettes sont également capitalistes et, qu’en votant pour un programme capitaliste, ils contribuent à maintenir les principes sociaux qui les gardent chômeurs ou qui réduisent leurs salaires ! (Longs applaudissements.)

Mais toute patience a des limites ! ... N’a-t-on pas entendu récemment un porte-parole du capitalisme, le Surintendant des Chemins de fer de la Pennsylvanie pour le district de l’Indiana, déclarer ce qui suit : "On propose plusieurs solutions pour régler le problème du travail ; mais il n’en existe qu’une seule et aucune autre : mettre à profit la différence qui existe entre le règne minéral et le règne animal. Si vous ne vous occupez pas d’une pièce d’argent, au bout d’un an cette pièce-là sera toujours une pièce d’argent ; par contre, si vous ne vous occupez pas d’un travailleur, au bout d’un an ce travailleur sera un squelette. (Longs applaudissements.) Telle est,selon notre homme, l’unique solution au problème ouvrier." En bref : il suffit d’affamer les travailleurs et ils seront dociles ! Et naturellement — pour ne pas perdre de vue notre exemple — les anciens employés du premier capitaliste en arrivent à ce stade où ils crèvent de faim... Il est possible à un homme de survivre à un certain degré d’inanition ; et même, cet homme pourra tolérer péniblement de voir sa femme et ses enfants partager ses maux. Mais, s’il arrive que sa femme ou quelqu’un de ses enfants tombent malades, et qu’il ne soit pas possible d’acheter des remèdes pour sauver les vies menacées, alors cet homme perdra complètement la tête ! Normalement, bien sûr, la maladie suit l’inanition : et alors, les chômeurs de notre premier capitaliste repousseront les principes du syndicalisme — pour sauver les chères vies en péril, ils sont prêts à faire n’importe quoi !...

La casquette à la main, donc, ils se rendent chez le capitaliste qui les avait mis à la porte ; ils n’ont plus de fierté, rompus par les épreuves répétées tandis que, selon l’expression de tout à l’heure, "on ne s’occupait plus d’eux." Ils demandent du travail ; eux-mêmes offrent leurs services à 1,00 $ par jour. Et comment réagit notre capitaliste, lui qui, tout récemment, prétendait admirer tellement le syndicat ? Les yeux de l’industriel brillent, dès qu’il "revoit" les hommes congédiés ; et rien ne pourrait davantage lui plaire que leur offre de travailler à meilleur marché que les ouvriers encore à l’usine ; oui, il exulte, sa poitrine se gonfle de plaisir ; et, prenant par la main ses visiteurs soumis, il s’écrie dans un accès de délire patriotique : "Soyez les bienvenus, nobles Citoyens Américains ? (Applaudissement) Je suis tout fier de remarquer avec quel empressement vous désirez gagner la subsistance de vos femmes bien-aimées et de vos enfants chéris ! (Applaudissement)

Je constate que vous n’êtes pas des paresseux, contrairement à tant d’autres, et votre détermination de travailler me comble d’aise ! (Applaudissement) Portez l’oreille au cri de l’Aigle Américain qui se fait entendre pour célébrer votre émancipation, car vous venez d’échapper aux griffes d’un fourbe syndicat ! (Longs applaudissements.) Portez attention à la queue de l’Aigle Américain qui se branle d’un branlement supplémentaire en l’honneur de votre liberté, car vous venez d’échapper à la dictature d’un délégué syndical ! (Longs applaudissements.) Vous êtes mes frères longtemps égarés ! (Rires et longs applaudissements.) Entrez, entrez, mes frères-à-un-dollar-par-jour !" — puis il jette sur le trottoir, cul par-dessus tête, ses anciens frères-à-deux-dollars-par-jour ! (Applaudissements nourris et prolongés.)

Mais, ces ouvriers qui recevaient 2,00 $ par jour, et qui viennent d’être mis dehors, que feront-ils au sortir de leur surprise ? Ils décideront qu’il faut combattre ; oui, mais comment ? Observez-les à l’action ; et, peut-être, hélas, reconnaîtrez-vous dans ce miroir quelques-uns de vos traits... Ces pauvres ouvriers en arrivent, un peu tardivement, à la prise de conscience suivante : "Nous avons fait la grève auparavant, et nous avons gagné ; ne pouvons-nous tenter maintenant quelque chose du genre ?" Malheureusement pour eux, les événements ne sont plus du tout au, même stade.

Premièrement : lors de cette première grève, il n’y avait pas d’ouvriers compétents en chômage ; il y en a maintenant, en grande quantité — et ce ne sont pas les vaisseaux de l’Europe qui nous les ont apportés, oh non, c’est la machinerie américaine qui les a produits ici même !

Deuxièmement : l’existence même de cette machinerie a fortement abaissé le niveau requis de compétence ; ce ne sont plus seulement les ouvriers spécialisés qui peuvent espérer déloger d’autres ouvriers dans un métier donné — non, désormais, un chômeur de n’importe quel métier peut aspirer à n’importe quel emploi ou presque : un cordonnier de profession peut chiper la place d’un chapelier, un chapelier de profession peut chiper la place d’un tisserand, un tisserand peut chiper la place d’un fabricant de cigares, un fabricant de cigares peut chiper la place d’un mécanicien, un garçon de ferme peut chiper la place d’un employé d’usine, etc. Il est devenu tellement facile d’apprendre un métier, que n’importe qui peut apprendre n’importe quel métier.

Troisièmement : L’expansion des chemins de fer et de la télégraphie a rendu plus facile aux employeurs d’aller chercher au loin la main-d’œuvre désirée.

Enfin : Les compétiteurs de jadis sont devenus, en maints cas, des alliés. A New Bedford, par exemple, on pourrait croire qu’il existe un semblant de compétition entre les propriétaires de diverses fabriques ; mais ce n’est qu’une fausse apparence, et cette fausse apparence ne tient plus si l’on sait que beaucoup des fabriques soi-disant "indépendantes" appartiennent à une seule famille, la famille Pierce. Ah non, elle n’est plus la même, plus du tout, la situation de ces ouvriers expulsés qui veulent faire la grève ! Autrefois, leurs emplois ne pouvaient pas être pris par une vaste armée de chômeurs affamés. Maintenant, ils ne font plus face à un ennemi divisé contre lui-même ; maintenant, la masse pesante des entreprises capitalistes est une masse unie. Inévitablement, les conditions nouvelles ont pu n’apporter que des résultats nouveaux ; au lieu d’une VICTOIRE, ce fut une DEFAITE ! (Applaudissement.) A partir de cette époque, la classe ouvrière a connu une longue série de défaites ! Comment ne pas être vaincus par le Capitalisme ? La faim obligeait les travailleurs en grève à retourner à l’ouvrage ; ou bien, les chômeurs également affamés leur chipaient leur place ; ou bien, en cas d’urgence, le capitaliste pouvait recourir au bras de fer du Gouvernement, car le Gouvernement était dorénavant SON GOUVERNEMENT.

LES PRINCIPES D’UNE ORGANISATION SAINE

Notre champ de vision est suffisamment étendu, à présent, pour nous permettre de répondre à la fameuse question : "Comment faudra-t-il s’organiser pour ne pas avoir à livrer sans cesse les mêmes combats sans espoir ?"

Nous savons définitivement que ce sont les travailleurs seuls qui produisent toute la richesse ; nous savons que cette richesse retourne de moins en moins à la classe laborieuse et qu’elle est accaparée de plus en plus par la classe oisive ou capitaliste ; nous savons que cette situation résulte du fait que la classe ouvrière n’a pas la propriété des instruments de travail (la machinerie), et que tous les ouvriers sont tributaires des instruments de production pour "gagner leur vie" ; et, en fin de compte, nous savons que la machinerie en est rendue à un point tel d’évolution, qu’un seul individu ne peut venir à bout des mécaniques et que chaque instrument exige l’effort collectif de plusieurs ; — en tenant compte de toutes ces connaissances, il doit être clair, pour tous les ouvriers intelligents et conscients des intérêts de leur classe, qu’est nécessaire l’abolition du système par lequel les instruments de production appartiennent à l’entreprise privée, car c’est ce système qui perpétue l’esclavage du salariat.

Nous savons en outre que la classe capitaliste se sert du Gouvernement, qu’elle est en voie de posséder complètement le Gouvernement et qu’elle pourra ainsi maintenir et consolider le régime capitaliste ; — sachant cela, il doit être clair que les ouvriers intelligents et conscients ont pour tâche essentielle d’établir un Gouvernement qui soit sous le contrôle direct de la classe ouvrière ; et que, pour y parvenir, ils doivent adhérer à la branche américaine du Parti Socialiste International (le Parti Ouvrier Socialiste d’Amérique) , qu’ils doivent voter pour ce parti, et mettre sur pieds, de la sorte, une République Co-opératiste Socialiste. (Applaudissements.)

Mais, d’ici là, d’ici à ce que ce but idéal mais indispensable soit atteint, que faire ? Bien sûr, ces choses ne peuvent s’accomplir en une journée, et les élections, d’ailleurs, ne se présentent pas toutes les vingt-quatre heures. N’y a-t-il pas moyen de faire quelque chose, pour améliorer notre sort, entre les élections ?

Je dis oui ; il y a beaucoup à faire.

Quand ils se hasardent à discuter avec [2] les "Nouveaux Syndicalistes Industriels" ("New Trade Unionists") ou bien avec les membres de l’ "Alliance Socialiste des Métiers et du Travail" ("Socialist Trade and Labor Alliance"), et quand la discussion les a ébranlés quelque peu, les tenants actuels des organisations traditionnelles, dites "pures et simples", cèdent sur la question des buts Ultimes ; ils admettent que l’avènement du Socialisme deviendra une nécessité ; mais ils soutiennent que "les temps ne sont pas encore mûrs" pour cela ; et, puisque "les temps ne sont pas encore mûrs," ils mettent l’accent sur l’opinion que le syndicalisme "pur et simple" est un bienfait pour les travailleurs ACTUELLEMENT puis que ACTUELLEMENT ce genre de syndicalisme arrache des concessions aux employeurs et aux partis capitalistes. Ils nous disent que nous ne sommes pas "pratiques" ; et eux prétendent l’être. Mettons donc cette théorie à l’épreuve, sur place ! Ici même à New Bedford, il n’existe pas une seule organisation du "Nouveau Syndicalisme Industriel." Le syndicalisme ordinaire et traditionnel a donc eu, à lui seul, tout le champ d’opération. Que tous ceux ici présents, dont les salaires ont été augmentés depuis cinq ans, aient la bonté de lever la main. (Aucune main ne se lève.) Que tous ceux ici présents, dont les salaires sont actuellement inférieurs à ce qu’ils étaient il y a cinq ans, aient la bonté de lever la main. (Les mains du vaste auditoire se lèvent.) C’est en goûtant les plats que la cuisine se juge ! Eh bien, le syndicalisme vulgaire a non seulement étouffé vos espoirs d’émancipation en affectant de croire que le socialisme était inaccessible, mais, par-dessus le marché, et DES A PRESENT, le "quelque chose" qu’il a réussi à extirper pour vous des employeurs et des politiciens, le seul "bien" qu’il vous ait obtenu, ce sont des salaires plus bas ! (Applaudissements prolongés.) Dans le concret, voilà à quoi se résume leur fameux "sens pratique" ! Tout à l’heure, je vais vous montrer comment un tel "sens pratique" n’est profitable qu’aux charlatans ouvriéristes qui dirigent les syndicats impliqués, et je vais vous faire voir à quels expédients un tel état d’esprit conduit ! Non, non, assez de balivernes ! il y a des années, alors que le capitalisme n’avait pas atteint son stade actuel de développement, les syndicats professionnels pouvaient protéger les intérêts des travailleurs et ils y parvenaient, même si, tout comme les syndicats traditionnels de nos jours, ils ne voyaient pas nettement les problèmes en cause. Mais CES TEMPS SONT REVOLUS !

Le Nouveau Syndicalisme Industriel sait bien, certes, que la classe ouvrière ne contrôlera pas encore le Gouvernement du pays à la suite d’une ou deux élections, ni même à la suite de douze élections ; néanmoins, le Nouveau Syndicalisme Industriel veut participer à l’amélioration immédiate du sort prolétarien, et il sait pertinemment que cette amélioration immédiate est possible et il sait comment elle est possible !

Le syndicalisme "pur et simple", c’est-à-dire le syndicalisme professionnel qui a été surnommé "syndicalisme anglais", a joué deux mauvais tours aux ouvriers. Car il fait plus que de les maintenir dans le présent état pitoyable : il a poussé quelques-uns au désespoir et ceux-là ont perdu toute foi en l’efficacité de tous les genres de syndicalisme. Les plus vaillants de ces désespérés, ceux qui ne sont pas devenus totalement pessimistes, ceux que la démoralisation n’a pas complètement abattus, ceux-là ne voient quand même que la possibilité de voter correctement le jour des élections — de marquer leur croix validement pour le Parti Ouvrier Socialiste. Or, c’est une erreur, de ne voir que cette possibilité. En abdiquant toute participation aux activités industrielles, ils établissent la rupture définitive avec la lutte des classes qui se poursuit chaque jour ; et, en limitant leur action à un seul jour de l’année, le jour des élections, ils deviennent comme des esquifs à la dérive. J’en connais plusieurs qui sont dans ce cas-là ; sans exception, ce sont des rêveurs, ou des étourdis, et ils se montrent généralement inconsistants dans leurs méthodes.

L’impotence complète du syndicalisme "pur et simple" d’aujourd’hui provient de causes qui peuvent se diviser en deux espèces.

De ces espèces, l’une très importante réside dans le mépris que la classe possédante entretient à l’égard de ceux qui travaillent. Je peux en parler par expérience : en 1886, quand, tout à fait inconsciemment, quelque obscur instinct me poussait à m’occuper du problème social, — et alors que toutes ces choses ne venaient à moi que sous forme de points d’interrogation troublés et embrouillés — je ne pouvais entrer en contact qu’avec des capitalistes. Partout, autour de moi, je n’entendais que des expressions de mépris au sujet des ouvriers. Un jour je demandai à quelques patrons pourquoi ils étaient si durs envers leurs employés et pourquoi ces employés leur inspiraient une opinion si basse. Les patrons me répondirent, presque en chœur : "Ils sont ignorants, ils sont stupides, ils sont corrompus." Je demandai alors aux patrons : "Qu’est-ce qui vous fait penser cela ? Les avez-vous rencontrés ?" La réponse fut unanime : "Non, dirent-ils, nous n’avons pas rencontré tous nos employés individuellement ; mais nous avons eu des contacts avec leurs chefs et ces chefs sont ignorants, stupides et corrompus. Assurément, les chefs sont les meilleurs des ouvriers ; sans quoi, les ouvriers ne les auraient pas choisis."

Pour souligner l’ineptie des chefs ouvriers, permettez-moi cependant de me servir d’un exemple. On m’a raconté qu’il y a deux jours, en cette ville, l’un des partisans du syndicalisme "pur et simple," M. Samuel Gompers, a daigné durant son discours, faire quelques commentaires à mon égard. Ce qu’il a dit est trop ridicule pour que je songe à y répondre. Votre intelligence aura tout de suite constaté qu’il n’aspirait qu’à vous fournir une opinion personnelle sans aucun détail ; qu’il ne vous apportait pas les faits sur lesquels cette opinion aurait pu se baser, et qu’il ne vous indiquait aucune source pour vérifier ses dires par vous-mêmes. Apparemment, il était d’avis que sa seule parole devait vous suffire. Quant à moi, je n’aurai pas l’audace de vous insulter en vous traitant de la sorte. Voici donc les faits sur lesquels mon opinion à moi se base.

Dans l’Etat de New York, nous avons une loi qui interdit de faire travailler les cheminots plus de dix heures. Or, les compagnies de chemin de fer avaient dédaigné cette loi, et, pour forcer l’application de la loi, les hommes du rail s’étaient mis en grève à Buffalo en 1892 ; sur les entrefaites, le Gouverneur Démocrate, M. Flower, qui avait lui-même signé la loi, eut l’outrecuidance de dépêcher à Buffalo la milice de l’Etat au grand complet afin d’aider les capitalistes à tuer la grève — et, pour ce faire, les miliciens avaient la permission l’assaillir les travailleurs, et même d’attenter à leur vie, ce que, d’ailleurs, ils ont fait. Vous savez peut-être aussi que, parmi nos Sénateurs, se trouve un nommé Jacob Cantor ; et que ce gentleman s’empressa d’applaudir au parjure de M. Flower qui trahissait son mandat de Gouverneur ; en effet, Cantor loua les actes du Gouverneur en les qualifiant de "patriotiques" et en congratulant un tel "maintien de l’ordre". Par la suite, le même Cantor voulant se faire élire de nouveau, le Daily News de New York, un journal capitaliste de la même teinte électorale que Cantor, publia une lettre autographe, adressée à Cantor, et qui se voulait une approbation du candidat par la Classe Laborieuse. Entre autre on pouvait lire dans la dite lettre ce qui suit : "Quiconque prétendrait que vous n’êtes pas un ami des Travailleurs, dirait une chose fausse." Par qui croyez-vous que cette lettre avait été rédigée et signée — par M. Samuel Gompers, le "Président de la Fédération Américaine du Travail." (Huées.)

Mais qui donc huez-vous ? Gompers, ou bien moi ? (Plusieurs voix : "Gompers !" ; puis, applaudissements prolongés.)

En vérité, pouvez-vous sincèrement vous convaincre qu’une telle lettre avait été envoyée au Sénateur Cantor simplement par "amour et affection" personnels ? (Rires.)

Ce n’est pas tout. Le Parti Républicain, comme le Parti Démocrate, est un parti de la classe capitaliste, tous ceux qui sont le moindrement au courant de la politique le savent ; la nature et le comportement de tout ce qui est Républicain (hommes et choses : Présidents, Gouverneurs, Juges, Assemblées, Législatures) ne laissent aucun doute à ce sujet. Le Parti Populiste, qui prône le monnayage libre de l’argent, est lui aussi, et il l’a été durant toute son existence, un parti du Capital : le comportement de ses promoteurs (les tzars des mines d’argent, qui faisaient et font encore crever à la tâche les mineurs à leur emploi) ne permettent pas de mettre en doute ce fait. Cependant, ces deux partis capitalistes se livrent une opposition à mort : l’un veut l’étalon-or, l’autre veut l’étalon-argent. Malgré tout cela : il n’y a pas longtemps, un soi-disant "chef ouvrier," dans la ville de New York, a participé à une réunion publique ; et ce soi-disant "chef ouvrier" a trouvé le moyen, non seulement de soutenir le programme capitaliste du Parti Républicain, non seulement de soutenir le programme capitaliste du Parti Populiste — mais de soutenir LES DEUX EN MEME TEMPS ! Cet homme a réussi l’exploit acrobatique d’être pour l’étalon-or et contre l’étalon-argent, tout en étant pour l’étalon-argent et contre l’étalon-or ! Qui était ce remarquable "chef ouvrier" ? M. Samuel Gompers, le "Président de la Fédération Américaine du Travail."

Ce n’est pas tout. A Washington, nous pouvons dénicher un fils de "chef ouvrier" et ce fils honorable détient une position du Gouvernement. A vrai dire, ce fils est véritablement et intégralement "non-partisan." Les Démocrates peuvent sortir et les Républicains peuvent entrer, les Républicains peuvent sortir et les Démocrates peuvent entrer, une seule chose ne bouge pas : lui. Les capitalistes démocrates et républicains peuvent se battre ensemble comme chiens et chats ; mais, sur un point, ils sont autant d’accord que des pigeons amoureux : s’ils rivalisent, c’est de zèle, pour que ce fils de "chef ouvrier" garde sa position. Et qui est le père de ce fils ? M. Samuel Gompers, le "Président de la Fédération Américaine du Travail."

Mais ce n’est pas tout. J’ai encore un autre exemple à vous proposer. Vous avez ici un "champion de la classe ouvrière," nommé Ross. (Applaudissements dans plusieurs endroits de la salle.) Malheureux ! Malheureux hommes ! Autant vaudrait pour vous applaudir le nom de votre bourreau ! Je connais M. Ross : quand je suis venu ici il y a trois ans, je l’ai rencontré. A l’époque, il était tout-feu-tout-flamme au sujet d’une loi qu’il se proposait de faire adopter par votre Législature, dont il était membre, alors comme aujourd’hui. Il s’agit de la loi "contre les amendes" ; cette loi, pensait M. Ross, devait mettre fin à certains procédés infâmes des propriétaires de fabriques. J’essayai, bien entendu, de discuter avec M. Ross ; je lui représentai que la loi elle-même n’était pas le plus important ; mais qu’à mon avis, le plus important était la classe sociale qui devait mettre en vigueur cette loi. Tant que la classe capitaliste serait au pouvoir, toutes les lois pro-ouvrières, et celle qu’il luttait pour imposer en était une, ne se résoudraient qu’en traquenards et en déceptions : apparemment, mes paroles lui faisaient l’effet du grec. M. Ross a persévéré dans son projet et sa loi a été adoptée. Or, qu’advint-il ? Après, tout comme auparavant, on vous a imposé des amendes ; et l’un d’entre vous, qui a tenté de faire appliquer la loi, n’a-t-il pas été arrêté ? (Des voix : "C’est vrai.") Et quand cet autre a traîné devant les tribunaux un propriétaire d’usine coupable d’avoir violé la loi, car le dit propriétaire continuait à imposer des amendes à ses employés, les tribunaux bourgeois ne se sont-ils pas prononcés en faveur du capitaliste ? (Des voix : "C’est vrai.") Et ces tribunaux, en agissant ainsi, n’ont-ils pas virtuellement annulé la loi ? Et, pendant que tout cela se produisait, où était M. Ross ? Naturellement, il était membre de votre Législature du Massachusetts. Pensez-vous donc, mes amis, que l’ignorance de M. Ross à l’égard de la vraie signification d’un Gouvernement capitaliste, que son ignorance de la réelle nature des prétendues "lois ouvrières," pensez-vous donc que toute cette ignorance étalée ne vous a pas fait une belle réputation aux yeux des capitalistes ? Et figurez-vous tout le tableau : M. Ross siégeait à la Législature, et comme membre du parti majoritaire à part ça ; et pas une fois il n’a demandé la mise en accusation immédiate du Tribunal coupable d’avoir annulé la loi que M. Ross lui-même avait bataillé pour faire adopter ? — est-ce que vous vous imaginez que tant de complaisance et tant de veulerie relèvent le prestige de la classe ouvrière... ?

Mais, assez d’exemples. L’ignorance, la stupidité, la vénalité des chefs du syndicalisme traditionnel sont tels que la classe possédante vous abhorre. Et, la condition préalable la plus nécessaire au succès d’une lutte, n’est-elle pas que l’ennemi nous respecte ? (Applaudissements.)

J’ai dit qu’il y avait deux espèces, de causes à l’impotence complète du syndicalisme "pur et, simple." En voici une seconde. Parce qu’ils ignorent quelles sont les distinctions économiques qui prévalent réellement entre les classes sociales actuelles, parce qu’ils ignorent quel rapport étroit s’établit au juste entre les salaires et la politique, les ouvriers se divisent aux urnes et ils votent en général pour des partis concurrents mais tous capitalistes, et la seule constance prolétarienne se décèle dans l’acharnement à favoriser le maintien de l’exploitation capitaliste. Rappelez-vous la grève récente des mineurs. N’y a-t-on pas fait feu sur les grévistes, et la grève n’a-t-elle pas été perdue ainsi ? Et tous ces crimes ne se produisaient-ils pas au beau milieu d’une campagne électorale ? Les travailleurs sont nombreux : n’avaient-ils pas la puissance requise, comme à n’importe quelle élection, pour s’emparer du Gouvernement, ou, du moins, pour affirmer leur volonté d’émancipation par un gros vote contre le capitalisme ? Et pourtant, les mineurs eux-mêmes, les grévistes eux-mêmes, ont reporté au pouvoir la classe sociale qui venait précisément de les fouler aux pieds. En face d’un tel comportement de la part des travailleurs, par quel miracle les capitalistes deviendraient-ils plus "accommodants" ? et par quel phénomène mirobolant les revendications "syndicales" aboutiraient-elles à autre chose, DANS LE PRESENT, qu’à de nouvelles réductions de salaires imposées à coups de fusils ! Il n’y a rien à espérer de telles méthodes ? On ne peut prévoir, d’elles, qu’une répétition des même actes par les mineurs et par les autres ouvriers ; et, à fortiori, dans la mesure où les mêmes charlatans ouvriéristes continueront à "guider" les destinées prolétariennes, cette prévision laisse entendre, avec certitude, que les outrages des capitalistes redoubleront et que des empiètements capitalistes plus poussés s’ensuivront. Ah, il en irait tout autrement, si le syndicalisme régénéré, après avoir pris conscience des liens qui unissent la politique et les salaires, se mettait à voter contre le capitalisme ! si la classe ouvrière donnait preuve, aux urnes électorales, de la solidarité qu’elle manifeste lorsqu’il s’agit de réclamer la grève dans les usines ? Protégé par la puissance offensive d’un parti ouvrier de plus en plus nombreux et de plus en plus conscient, puissance prouvable au besoin annuellement, le syndicalisme serait capable de se transformer en une précieuse fortification, qui faciliterait la conduite quotidienne de la lutte des classes dans les usines. Le vote croissant en faveur du Parti Ouvrier Socialiste pourrait, à lui seul, garantir aux ouvriers des usines une protection appréciable ; cependant, cette protection temporaire serait d’autant plus solide que, dans les ateliers eux-mêmes, les travailleurs tireraient profit d’une organisation honnête et intelligente - ce qui, en fin de compte, favoriserait l’augmentation du vote socialiste -. Et, d’ailleurs, si quelque organisation n’était mise sur pieds au sein des boutiques, les capitalistes auraient encore la possibilité d’outrager des individus. L’une ne va pas sans l’autre : l’organisation industrielle ne va pas sans l’organisation politique, et vice versa. L’organisation dans les ateliers, sans l’organisation politique serait tout à fait insuffisante : car c’est la conscience politique qui permet à la classe ouvrière de faire valoir sa majorité écrasante et de menacer d’extinction la classe capitaliste ; mais, si elle pouvait s’appuyer sur la force que constituerait le vote annuel de toute une classe majoritaire et consciente, une organisation dans les ateliers pourrait combattre efficacement et quotidiennement les abus du capitalisme. L’organisation professionnelle EST impotente si elle est instituée dans l’ignorance et la vénalité et si elle est gérée dans l’ignorance et la vénalité. L’organisation professionnelle N’EST PAS impotente si elle est instituée dans la connaissance et la probité ; si elle est pleinement consciente des problèmes en cause, et si elle entre dans l’arène munie de ses armes légitimes, armée non pas seulement du bouclier du syndicalisme, mais aussi de l’épée du vote socialiste.

En conséquence, les principes essentiels d’une organisation balancée sont les suivants :

1).Un Syndicalisme professionnel sérieux doit comprendre nettement que les travailleurs ne seront pas en sûreté, tant que n’aura pas été réussi l’abolition du système capitaliste par lequel les instruments de production sont propriété privée ; tant que les instruments de production ne seront pas devenus la propriété collective de tout le peuple, de telle sorte que personne ne pourra plus vivre sans travailler. (Applaudissements.)

2).Une organisation prolétarienne doit comprendre nettement qu’il n’y aura pas de sécurité pour les travailleurs, tant que le pouvoir politique n’aura pas été arraché d’entre les griffes de la classe capitaliste ; et le prolétariat n’aura le pouvoir que s’il vote, non plus pour des HOMMES mais pour des PRINCIPES, que s’il fait élire un programme électoral qui soit sien : L’ABOLITION DU SYSTEME ESCLAVAGISTE DES SALAIRES.

3).Une organisation prolétarienne doit comprendre nettement que la politique, contrairement à la religion, n’est pas une affaire individuelle ; que la politique n’est pas plus une affaire individuelle que les salaires et les heures de travail. (Applaudissements.) Les questions de politique sont inséparables des questions de salaire. Et, une organisation prolétarienne a autant de raisons impérieuses d’imposer ses propres solutions politiques, qu’elle en a d’imposer des salaires et des heures de travail qui favorisent les ouvriers. Et, bien sûr, une telle organisation a autant de raisons d’exécrer les agents provocateurs de l’atelier, qu’elle en a d’exécrer les agents provocateurs des estrades. (Applaudissements.)

LES REALISATIONS DE L’ALLIANCE SOCIALISTE DES METIERS ET DU TRAVAIL

Depuis longtemps, le Parti Ouvrier Socialiste et les Nouveaux Syndicalistes Industriels avaient l’espoir d’adresser le présent message aux masses laborieuses américaines, à l’ouvrier moyen. Mais il nous était impossible d’atteindre les travailleurs, de les émouvoir ; entre eux et nous s’élevait une solide muraille d’ignorance, de stupidité et de corruption : une muraille dressée par les charlatans ouvriéristes. Nous avons dû agir comme des hommes dans la noirceur, des hommes qui se cherchaient une entrée ; nous nous sommes cognés a tête un peu partout dans l’espoir de trouver une porte, mais, après avoir fait le tour, de la muraille, nous n’avions pas trouvé de passage. Oui, la muraille était résistante. Mais, une fois cette découverte confirmée, nous n’avions pas d’autre alternative que de creuser un trou dans la muraille. Avec l’aide du solide bélier de l’Alliance Socialiste des Métiers et du travail, nous nous en sommes creusé, un passage ! Et maintenant, la muraille s’écroule ! Enfin, nous pouvons regarder — les yeux dans les yeux — les prolétaires américains ! (Applaudissements nourris et prolongés.) Et, NOTRE MESSAGE, NOUS L’ARTICULONS ! (Applaudissements répétés.) — et, on s’en aperçoit, en écoutant les hurlements de joie, qui s’élèvent de l’intérieur de cette muraille défoncée !

Ah ! certes, j’aurai mal employé mon temps, si mes efforts n’auront pas engendré quelque fruit ! si, par exemple, en partant de New Bedford, je ne laisse pas derrière moi les fondements de syndicats locaux qui pourraient s’affilier à l’Alliance Socialiste des Métiers et du Travail. En vérité, la réalisation de tels espoirs totaliserait la contribution la plus valable de ma part à votre grève ; car, de tels syndicats constitueraient des centres de rayonnement qui vous rallieraient déjà des appuis précieux durant votre conflit actuel — dans la mesure du possible, évidemment.

Pour conclure : Si j’osais hasarder quelque conseil, en vue d’une action immédiate, ce serait de vous rendre hardiment dans les rues de la ville, aussitôt que possible ; d’y faire défiler une procession monstre de tous les grévistes et de tous les autres ouvriers disponibles ; et de faire précéder la procession d’une large pancarte qui porterait l’avis suivant adressé à vos employeurs :

"Nous allons vous combattre dans cette grève jusqu’à la limite de nos forces. Il est possible que votre poche d’argent parvienne à nous terrasser pour le moment ; mais, quoi qu’il se produise, nous n’en aurons pas fini avec vous, ce ne sera que le commencement de la bagarre. En novembre, nous nous ferons face de nouveau à Philippi ; et la grève alors ne prendra fin qu’au moment où le sabre du Parti Ouvrier Socialiste vous aura fauchés pour de bon !" (Applaudissements bruyants.)

Tel est le message que j’avais à vous transmettre, au nom du Parti Ouvrier Socialiste, au nom des Nouveaux Socialistes Industriels. Ce fut pour moi un privilège de m’acquitter de cette tâche. (Applaudissements prolongés.)

Notes

[1] Les "Seeley Diners" étaient de gros propriétaires capitalistes de l’époque. Daniel De Léon, selon les apparences, a voulu faire un calembour : car, après avoir parlé des "Seeley Diners", il ajoute : you remember that ’dinner’ " (vous vous souvenez de ce ’dîner.’)

[2] Cette situation existait en 1898. Mais, depuis 1905, les "New Trade Unionists" et la "Socialist Trade and Labor Alliance" se sont fusionnés.

Messages

  • "ils poursuivront le même combat insensé visant à l’établissement de « relations prudentes » avec la classe capitaliste, et en se servant toujours des mêmes armes inefficaces (le syndicalisme "pur et simple")" ! Mais un socialiste véritable ne s’arrête pas à pareil point de vue. Car une chose milite en votre faveur, une chose qui vous donne droit à la sympathie du socialiste ; c’est que malgré vos erreurs répétées envers les principes de base, les buts et les méthodes, malgré votre poursuite actuelle de pures illusions, malgré la pauvreté que vous attirez sur vous-mêmes et malgré la répétition cumulative de vos faillites, vous conservez encore assez de virilité pour résister à l’oppression et vous faites preuve de toute la rébellion nécessaire à la réalisation d’une grève. L’attitude des travailleurs engagés dans une grève de bonne foi, en est une qui commande l’admiration. Cette attitude est un gage de la défaite prévisible de l’esclavage."

    Tout ce qui dit De Leon est très juste, dommage qui’il s’adresse aux ouvriers de "haut", car il se place à l’extérieur.

    C’est vrai au sens ou, si j’ai bien compris, il n’est pas embauché et donc un militant en dehors des murs de l’usine.

    Mais en même temps son combat et celui des grévistes est lié : si les ouvriers se laisse mener sans conscience de leur force, de leur classe, de l’internationalisme de celle ci, sans s’organiser eux même, alors c’est aussi De leon qui sera paralysé, y compris avec toutes les meilleurs idées du monde.

  • Portrait de Daniel de Leon 1852-1914
    G. Munis

    Daniel de Leon est un des théoriciens les plus précieux du mouvement révolutionnaire mondial. Sa pensée est profonde, vaste, précise, s’appuyant sur l’histoire, d’une connaissance méticuleuse de la lutte des classes de son temps et en scrutant le futur, c’est à dire notre aujourd’hui. Le lecteur le découvrira lui-même dans le présent ouvrage, qui date de de 1902.

    Daniel de Leon a pourtant été un théoricien méconnu et le reste aujourd’hui, et ses propres qualités d’homme, de militant, sont dans la pénombre.

    Nous n’avons en effet peu de renseignements strictement biographiques sur lui, parce qu’il gardait, apparemment, une grande discrétion concernant lui-même. Fils d’hispano-américains, il est né le 14 décembre 1852 à Curaçao, petit île des Antilles sous dominion néerlandais, près de la côte vénézuélienne. À l’âge de 14 ans, ses parents l’ont envoyé en Allemagne pour des raisons de santé et pour étudier. Après un examen médical il a été placé dans un collège de montagne, à Hildesheim, au sud de Hanovre. Il y a résidé et étudié pendant quatre années, jusqu’au déclenchement de la guerre franco-prussienne en 1870. Il est alors allé terminer ses études en Hollande, à l’Université de Leyden, pendant deux ans.

    Il est retourné en Amérique à une date indéterminée, non pour s’installer à Curaçao, ou même au Venezuela, mais à New York. Pendant deux ans il enseigne le latin, le grec et les mathématiques dans un collège de Westchester, État de New York, tandis que pour son propre compte il étudie le Droit romain, connaissance qui lui sera tellement utile, plus tard, pour découvrir les arnaques (trapacerías) des chefs « ouvriers » modernes. Quant à ses penchants idéologiques d’alors, on s’en fait une idée par sa collaboration journalistique dans des publications de réfugiés politiques cubains, en révolte contre le dominion de l’Espagne.

    Il étudie le droit à l’Université de Colombia et obtient le premier prix du meilleur essai en Histoire et Droit constitutionnel, ainsi qu’un second prix pour un autre essai en Droit International. Professeurs et autorités académiques lui prédisent un avenir brillant, avec toutes les étincelles dorées que l’expression avait aux États-Unis, encore plus alors qu’aujourd’hui. Les diplômés de sa promotion ont effectivement fait carrière et ont brassé de grandes fortunes. Daniel de Leon a toujours vécu et est mort pauvre.

    Il a travaillé à la même Université de Colombia comme adjoint à la chaire de Droit International. Il était assuré d’obtenir la chaire et sa situation économique très privilégiée. Mais, vers 1886, son entrée dans le mouvement socialiste américain était connue, ce qui lui a valu l’hostilité du milieu enseignant dans lequel il se trouvait, milieu prude et tartufe (gazmoño), et en particulier l’hostilité des autorités académiques. Sans hésiter, Daniel de Leon a démissionné pour se consacrer entièrement à la cause révolutionnaire de la classe travailleuse.

    Les circonstances dans lesquelles se trouvait le Parti Socialiste Ouvrier, au moment où Daniel de Leon l’a rejoint, ils étaient plus faites pour inspirer la méfiance que l’attraction, bien que pour les bien connaître il soit nécessaire d’agir son sein. A cette date, le Parti en question, et une bonne part du mouvement ouvrier américain, étaient dominés par des émigrés politiques allemands. Ceux-ci étaient arrivés aux États-Unis pendant une période de grand dynamisme, de prospérité et d’expansion postérieure à la guerre entre le Nord et le Sud. Ils n’avaient pas rendu la révolution indispensable à leur existence et à leur dignité tant ils buvaient au calice d’un tourbillon des affaires faciles et de l’embourgeoisement. On savait qu’alors travailler était fréquemment une étape provisoire vers l’entrée dans la petite bourgeoisie et on faisait peu de cas de sa condition de travailleur. Les réfugiés politiques allemands prédominants dans le Parti Socialiste Ouvrier ont commencé discrètement leur métamorphose en bourgeois, utilisant le Parti pour leur propre promotion sociale. Ils avaient constitué une coopérative qui publiait un journal et un hebdomadaire en allemand et un autre hebdomadaire en anglais, The People. Il s’agissait apparemment d’organes d’expression socialiste, mais aucun n’appartenait au Parti, de sorte que ces messieurs étaient en position d’y imposer légalement leur volonté. Engels disait d’eux dans une lettre à Sorge : « Ces chevaliers peuvent être satisfaits… leur affaire doit être fleurissante ».

    Tandis que ces émigrés allaient droit vers la bourgeoisie, Daniel de Leon alla à contresens d’eux, se livrant corps et âme à la révolution sociale. La chance a alors voulu qu’avec la pénurie d’hommes capables il ait été nommé sous-directeur du People, et qu’il se soit vite chargé de la direction, abandonnée par le directeur précédent. Le conflit entre lui et les propriétaires du périodique ne devait pas tarder pas à exploser, prenant un caractère grossier et ignoble quand ces dernier n’eurent pas hésité à déverser sur de Leon de fausses accusations. Daniel de Leon se proposa de donner au périodique et au Parti une expression révolutionnaire nette, qu’ils étaient loin d’avoir. Il a donc réclamé la pleine propriété de la publication pour le Parti, condition préalable de l’indépendance politique du Parti lui-même. Les propriétaires « socialistes » ont réglé le problème en renvoyant purement et simplement Daniel de Leon, comme le fait un patron quelconque avec un employé rebelle.

    Ce fut avec cette première bataille politique, un choc rude avec les leaders ouvriers officiels, que germa probablement l’idée qu’il devait développer par la suite d’une comparaison de cette espèce moderne avec l’ancienne, celle des Tribuns et des chefs de la plèbe romaine. De toute façon et malgré l’évolution marchande des émigrés allemands, le solde de cette lutte a été un succès important pour le Parti socialiste et pour de Leon. L’organisation est parvenue à obtenir la propriété d’un organe d’expression et à développer librement des idées révolutionnaires. De Leon devait diriger The Daily People jusqu’à la fin de ses jours.

    Son intégrité personnelle, son feu révolutionnaire et sa capacité théorique lui ont valu d’insistantes campagnes de calomnies, non seulement de la part de politicards capitalistes, ce qui n’est jamais surprenant, mais aussi, et surtout par moments, de la part de leaders dits socialistes. Un demi-siècle avant que Staline, reprenant ce qui était écrit dans une brochure pour l’État-major tsariste, n’accuse à Trotsky et tant d’autres révolutionnaires d’espionnage, d’être vendus au capitalisme et mille autres calomnies, des leaders « ouvriers » et plumitifs bourgeois étasuniens ont attaqué Daniel de Leon avec des bobards identiques, y compris l’accusation d’espionnage. Les réactionnaires ont en commun des attitudes défensives semblables, que ne séparent guère que le temps et les intérêts privés.

    Sans se laisser impressionner ni se taire face aux coups les plus perfides, de Leon a continué son travail de formation du Parti Socialiste Ouvrier, en même temps qu’il étudiait les conditions du capitalisme et le rôle joué par les chefs ouvriers auprès de la classe travailleur.

    Son œuvre pratique, d’organisation, même si moins durable que son œuvre théorique, a eu un mérite rare étant donné les circonstances de sa réalisation. Au milieu d’un capitalisme prospère comme jamais, quand de nombreux travailleurs trouvaient encore une occasion de sortir de leur classe vers la bourgeoisie, espoir que beaucoup d’entre eux abritaient, le Parti Socialiste Ouvrier a été renforcé en grande partie grâce à de Leon, et a acquis des contours nettement prolétariens. Le meilleur témoignage en a été son attitude internationaliste face à la première guerre mondiale, moment décisif, car tout parti qui faibli devant les leurres nationaux s’exclut de la révolution.

    Témoin d’une industrialisation accélérée, par de grandes unités de production et sur les territoires étendus des États-Unis, qui donnait de façon décisive une prépondérance démographique aux prolétaires, Daniel de Leon avait déjà compris, dès la fin du XIX° siècle, que la formule si répétée « l’émancipation du prolétariat par le prolétariat lui-même », trouvait dans l’ensemble de ces cellules de production, et à partir de chacune d’entre elles, le fondement organique de sa mise en pratique. Comment ? Par l’appropriation par les travailleurs de toutes les unités de production, centres de distribution inclus, et en réorganisant la production en l’adaptant à des critères non marchands de consommation, au moyen de représentants élus dans les unités mêmes de production. De Leon appelait cela « République Socialiste ». Ainsi, ce que Marx prévoyait comme « phase inférieure du communisme » acquérait un point d’appui, fonctionnel, concret, et tellement précis qu’aujourd’hui même on n’aperçoit guère d’autre manière de s’attaquer à la suppression des classes.

    L’idée se détachait des œuvres économiques et révolutionnaires de Marx. Y compris elle est indirectement exprimée en ces dernières. Ce que fait de Leon c’est pointer l’instrument de transformation de la théorie en réalité quotidienne. Cela lui a suggéré, d’une part, le développement industriel vertigineux auquel assistaient les États-Unis, pays le plus capitaliste du monde, parce qu’exempt des restes européens des formations sociales antérieures ; d’autre part, l’idée évidente venait de la force potentielle d’un prolétariat en pleine expansion numérique.

    Ce dernier et la grande industrie généralisée représentaient pour la révolution une facilité objective, supérieure à celle qui s’offraient alors aux pays d’Europe. Mais il y avait une importante contrepartie, un obstacle majeur à surmonter. De Leon l’a indiqué nettement, avec lucidité et avec une force exceptionnelle. Il a vu qu’entre le prolétariat et l’appropriation des outils de travail, entre la classe révolutionnaire et la révolution, s’élevait le mur des « leaders ouvriers ». Sans les déblayer, impossible de mettre un terme au capitalisme. Cette certitude a mûri pendant des années dans la réflexion théorique de de Leon, à l’occasion des nuisances syndicales, et avec sa connaissance de la civilisation antique lui ayant permis une comparaison entre les chefs de la plèbe à Rome et les leaders politiques et syndicaux modernes.

    Cette comparaison constitue, sans le moindre doute, un succès de la plus grande portée, le mérite aujourd’hui indiscutable de Daniel de Leon. Chefs et des tribuns de la plèbe ne faisaient pas en réalité partie de cette plèbe, sinon par un de ces atavismes juridiques fréquent dans l’évolution humaine : si le droit patricien les classait dans la plèbe, leurs domaines et leur type de vie les en éloignaient totalement. Ils étaient en réalité des parvenus, sans la noblesse juridique de la vieille classe patricienne. En parlant au nom de la plèbe, en l’entraînant souvent au moyen de revendications futiles, ils mettaient en avant leurs propres intérêts économiques et politiques, sans que la plèbe cesse d’être dépossédée et maltraitée. La victoire des leaders a fermé le chemin à toute transformation positive de la société, l’ancienne civilisation a été engloutie dans la corruption décadente qui devait se conclure par les invasions barbares, le déclin culturel, le démembrement… et un millénaire de marasme humain, jusqu’au renouveau sur d’autres bases.

    Les leaders modernes sont de faux représentants de la classe ouvrière, quelque soit l’appellation à laquelle ils s’accrochent. Ils n’ont rien de mieux à offrir que leurs homologues de Rome. Daniel de Leon disait :

    « Tout comme les tribuns de la plèbe constituaient une base stratégique d’importance particulière pour le patriciat et nuisible pour le prolétariat, les leaders ouvriers actuels sont, pour des raisons semblables, un réduit camouflé à partir duquel la classe capitaliste peut envisager ce qui sans lui serait impossible : son œuvre de réduction en esclavage et de dégradation progressive de la classe ouvrière… »

    Avoir atteint en 1902 cette vision, aujourd’hui indéniablement et mondialement valable, révèle un esprit d’analyse pénétrant et aiguë, une capacité de synthèses historiques précieuse pour le mouvement révolutionnaire. C’est d’autant plus incroyable qu’il semble qu’elles soient restés ignorées presqu’universellement. C’est à peine si quelques bolcheviques ont eu, sur le tard, connaissance de de Leon. La présente édition, la première en espagnol à ma connaissance, sert non seulement à rendre de la justice à ce théoricien, mort prématurément à la veille de la révolution russe, mais aussi à alerter le prolétariat et aider à la renaissance de la théorie, en ces temps où celle-ci manque tant que tout discutailleur (palabreante) se prend pour un cerveau innovateur, tout pistolero pour un Spartacus.

    Munis

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