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Qui était Nasser ?

mercredi 3 mars 2010, par Robert Paris


Extrait de "La lutte des classes en Egypte de 1945 à 1968"

de Mahmoud Hussein

"(....) La propagande nasséreinne a systématiquement tenté de falsifier cette donnée fondamentale de la réalité égyptienne - à savoir que l’immense majorité de la population du pays est absolument démunie de moyens de travail : qu’elle est essentiellement prolétarisée. Cette propagande a voulu donner de la campagne une image petite bourgeoise, tournée vers l’idéal du petit propriétaire, et dont le régime nassérien représenterait les aspirations. Les masses déshéritées de la ville, d’autre part, n’ont pas de place dans le tabeau nassérien de la société - ils n’y formeraient qu’une excroissance anormale - et le prolétariat, enfin, qu’on accepte d’appeler par son nom, c’est le prolétariat industriel, ne représentant qu’une infime partie de la population totale et qu’on préfère associer aux employés sous le vocable pudique de "salariés". Cette représentation est fondamentalement erronée et tend à justifier l’idée centrale du nassérisme - que la lutte de classes n’a pas d’assises en Egypte.

La masse prolétarisée des campagne (...) constitue l’écrasante majorité de la paysannerie. (...) La masse urbaine déshéritée (salariés, manoeuvres, domestiques, vendeurs ambulants, ensemble, forment plus de la moitié de la population des villes. (...) Les masses prolétarisées des villes et des campagnes sont des éléments décisifs du processus révolutionnaire en Egypte, des éléments sans la compréhension desquels les lois de la révolution en Egypte sont forcément impossibles à saisir. (...)

Nous qualifions ces masses de prolétartisées et non de prolétariennes (...) Car la situation de classe des masses prolétarisées a des traits spécifiques qui les distonguent du prolétariat proprement dit. (...)

Les masses prolétarisées sont absolument hostiles à toutes les classes exploiteuses - étrangères et locales - en même temps qu’imperméables aux diverses formes d’orga,isations politiques légales, parlementaires, à travers lesquelles ces classes dirigeantes cherchent à canaliser le mouvement révolutionnaire des masses, à l’écarter de la voie violente radicale. (...)

Dès la révolution de 1919, ce sont les masses instables des villes qui sont à la tête des grandes manifestations, qui foncent les premières contre les forces de police, qui transforment les protestations en émeutes ; de même, ce sont les masses rurales déshéritées qui pousseront au soulèvement des villages, qui passeront les premières au sabotage des communications, qui créeront, spontanément, les premières formes des mouvements politiques - éphémères - complètement en marge des pouvoirs établis. Après la Deuxième Guerre Mondiale, nous verrons qu’elles sont, de même, aux avant-postes de la tempête populaire.

Mais la situation de cette masse prolétarisée instable recèle de grandes faiblesses. Elle est incapable, par elle-même, de s’organiser politiquement à l’échelle nationale, parce que son mode d’existence, incertain et changeant (puisque non lié à une forme de production sociale), ne favorise pas son inification, mais, au contraire, sa désintégration, en individus, en groupes familiaux ou en clans - en un mot, sa désorganisation. (...)

Les initiatives spontanées de révolte, au sein de cette masse, sont alors généralement le fait de groupes restreints et se transforment vite, s’ils sont laissés à eux-mêmes, en gestes de désespoir (...) Leur puissance ne devient radicalement dangereuse pour les classes exploitantes que dans la mesure où ils se relient au mouvement ouvrier industriel (...)

Le prolétariat industriel représente seulement 10% de la population urbaine et 3% de la population totale, mais il occupe une place unique dans la société. (...) Il est intégré à des unités de production concentrées, ou relativement concentrées, (...) il est capable d’une activité collective. (...) Il est capable de toucher les larges masses prolétarisées, instables, à la ville et à la campagne. (...) Il possède une riche tradition de luttes (...) Non seulement, il participe, aux avant-postes, au mouvement patriotique de 1919, mais en 1924, il a déjà mis en pratique une forme de lutte radicale, inconnue jusque-là : l’occupation des usines, à Tourah, à Alexandrie, à Zagazig. Il a payé de son sang chaque manifestation importante de sa volonté politique ou économique. Sa conscience de classe le place ainsi, à la fin de la guerre, à l’avant-garde des luttes nationales ou démocratiques. (...)

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le parti Wafd reflétait la tendance nationaliste de la classe dominante. Au départ, il s’agit d’un petit groupe de notables bourgeois traditionalistes qui réclamait en tant que "délégation (wafd) de la nation" un statut indépendant pour l’Egypte.

Les autorités britanniques ayant fait déporter ses principaux personnages (dont Saad Zaghloul), un mouvement d’unanimité nationale anti-britannique se fait autour d’eux, de l’extrême-nord à l’extrême-sud de l’Egypte, depuis les masses déshéritées jusqu’aux grands propriétaires égyptiens (à l’exclusion de l’aristocratie d’origine turque). Ces personnages se transforment alors en hérauts du mouvement national auquel ils vont donner une orientation réformiste. Ils vont graduellement briser l’essor révolutionnaire autonome des masses populaires - en étouffant ses initiatives les plus violentes et les plus avancées - et propager l’illusion selon laquelle les problèmes nationaux pourraient être résolus par des pressions sur la Grande-Bretagne et des réformes intérieures graduelles.

Quand, en 1923, l’Angleterre finira par céder à l’Egypte un statut d’indépendance formelle, impliquant une constitution et un parlement, les dirigeants du Wafd songeront à établir les structures d’un parti véritable – à partir duquel ils vont alors posséder un appareil électoral, puisant sa force dans toutes les couches proprement nationales en Egypte. En effet, l’ensemble du mouvement national restera encadré par le Wafd jusqu’en 1952, et cela pour plusieurs raisons. L’Egypte est directement dominée par un appareil politique et économique où l’élément étranger a la haute main (aristocratie turque, camarilla cosmopolite du roi, hommes d’affaire égyptianisés ou directement liés à des étrangers). (…) La prépondérance des éléments étrangers au sein de la structure politico-économique de l’Egypte allait, dans ces conditions, créer un terrain favorable à l’illusion selon laquelle « tous les Egyptiens » avaient des intérêts fondamentaux communs – c’est-à-dire favorables à la prépondérance de l’influence bourgeoise au sein du mouvement national. (…) Le Wafd allait, dans ces conditions, à partir de 1919, canaliser en permanence le courant principal des différentes classes proprement égyptiennes dans le cadre réformiste constitutionnel. C’est à ce titre qu’il allait servir d’instrument annexe du pouvoir – toléré ou appelé par les Anglais quand la situation politique semblait nécessiter une autre forme de gouvernement que celle, dictatoriale, du roi. (…) Les masses déshéritées restaient dans leur ensemble restaient en marge du système parlementaire – comme elles étaient en marge du système économique qui les opprimait sans les intégrer, de manière stable. Le Wafd ne pouvait, en fait, parler en leur nom. Quant au prolétariat industriel et à la petite bourgeoisie rurale et urbaine, intégrés, eux, dans ce système qui se sentaient concernés par les attitudes du Wafd et qui, dans leur ensemble appuyaient sa venue au pouvoir, ce n’est pas leurs intérêts fondamentaux qu’elles exprimaient ainsi, mais leur faiblesse politique (…) A la fin de la guerre, le Wafd était devenu un parti dont une section importante de la classe dominante entendait faire un instrument de pouvoir plus influent et plus décisif que par le passé – au détriment de la tendance aristocratique pro-britannique. (…) Mais il était trop tard. Le mouvement patriotique populaire ne pouvait plus être utilisé dans le cadre des intérêts généraux de la classe dominante. (…) La vague patriotique populaire allait, par étapes, déborder les institutions politiques crées par la constitution de 1923 – déborder à la fois le Palais et le Wafd. (…) La faillite politique des institutions existantes va s’accomplir en deux temps : d’abord le Palais utilisera contre le mouvement de masse la dictature répressive, puis tentera de détourner le mouvement de ses objectifs patriotiques et démocratiques en canalisant ses énergies dans le cadre d’une guerre régulière contre l’Etat d’Israël.
La défaite de l’armée régulière égyptienne est d’abord la défaite du Palais – dont il ne se relèvera plus.
Le Wafd viendra ensuite prendre son temps de relève. Il sera, en l’espace de deux brèves années, véritablement bousculé par le mouvement de masse dont l’ampleur et la profondeur vont croître sans cesse à partir de 1950. (…)
La première période (1945-1947) est dominée par la jonction militante du mouvement ouvrier avec le mouvement étudiant – au cours de laquelle la lutte pour l’évacuation et contre la répression intérieure prend la forme de manifestations de masse, mobilisant idéologiquement et politiquement l’ensemble des classes populaires et préparant la lutte armée sur le canal. Elle se double de luttes ouvrières revendicatives extrêmement violentes, notamment dans les usines dépendant de la banque Mir (à Mehalla et Kobra et Choubra el Kheima), touchant directement les bastions du grand capital égyptien. Enfin, elle débouche sur les formes individuelles de violence directe : les attentats terroristes.
La création politique la plus importante de la première période est le Comité national des ouvriers et des étudiants, constitué en février 1946 et centralisant l’activité politique d’un grand nombre de comités de base, groupant dans les usines, les universités, les écoles secondaires et techniques, des communistes, des wafdistes de gauche, des syndicalistes progressistes et des démocrates de diverses tendances.
Le Comité national s’est constitué quelques jours après que la police avait fait ouvrir le pont Abbas, près de l’université du Caire, au moment où une manifestation d’étudiants réclamant l’évacuation s’y était déjà engagée. Plusieurs morts et plus d’une centaine de blessés mobiliseront le pays tout entier dans un même mouvement de colère, dont le Comité national se fera alors, pour quelques semaines, le principal interprète.
Il organise pour le 21 février une manifestation (…) en même temps que les syndicats lancent un appel à la grève générale.
La grève générale sera massivement suivie, alors que toutes les grandes villes égyptiennes connaissent des manifestations grandioses. (…) Les participants (de la manifestation du Caire du 21 février) débouchant sur la place Ismaïlia seront accueillis à coups de mitrailleuses par les troupes anglaises.
Pour les funérailles des martyrs tombés ce jour-là, le 4 mars suivant sera décrété jour de deuil et massivement fêté à Alexandrie. (…) La répression, brutale et sans vergogne, s’abattra en juillet sur tout le territoire. Les militants des diverses organisations ayant participé à l’essor patriotique populaire durant les six mois précédents seront arrêtés par centaines. Les cadres organisationnels du mouvement seront démantelés – et le Comité national disparaîtra.
Mais le mouvement patriotique trouvera alors pour s’exprimer, en profondeur, des formes nouvelles. Des contacts entre les usines et les facultés, entre certaines usines et les campagnes environnantes – noués au cours des mois d’essor général – se feront plus réguliers, plus systématiques. Des embryons d’organisation de masse, où les groupes communistes jouent un rôle important, naissent en diverses régions. (…)
C’est alors, au début de 1948, que la guerre de Palestine allait fournir au Palais et aux Anglais une occasion de reprendre vraiment l’initiative des événements – en utilisant le danger de création de l’Etat d’Israël comme un moyen d’étouffer la lutte nationale du peuple, de redonner au Roi le rôle de dirigeant national. (…) Cette situation comportait d’exceptionnels dangers à la fois pour l’impérialisme britannique, la colonie sioniste et les dirigeants réactionnaires arabes tels que le roi Farouk.
Pour les impérialistes britanniques, elle menaçait de généraliser les foyers de guérilla et la guerre populaire dans le monde arabe – mettant en cause sa domination sur une des régions stratégiques les plus importantes du monde. (…) Le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs, du point de vue des impérialistes britanniques et des régimes arabes qui dépendaient d’eux, se révéla être l’intervention de ces régimes comme parties prenantes dans une guerre classique contre l’Etat naissant d’Israël.
Ce moyen permettait, en effet, d’étouffer le peuple palestinien sous le couvert des mots d’ordre hypocrites de solidarité avec lui, sous le poids de l’ »aide » qu’on lui apportait. C’était la forme la plus sournoise et la plus radicale d’écrasement. (…) Les impérialistes britanniques y voyaient une possibilité de dévoyer le mouvement patriotique populaire orienté principalement contre eux dans les pays arabes ; en même temps que d’affaiblir autant que possible, l’Etat sioniste qui devenait la plaque tournante de l’influence américaine (…) Le roi Farouk y trouvait l’occasion à la fois de canaliser et de prendre en main le mouvement patriotique égyptien, de rehausser son prestige déjà atteint par le développement de la crise nationale (…) Cette guerre reléguait momentanément la contradiction principale de la situation en Egypte au second plan – donnant ainsi un répit aux impérialistes britanniques et au régime du roi Farouk.
Mais la défaite de l’armée régulière égyptienne aura des conséquences imprévisibles, au départ, pour les protagonistes de ce complot – à long terme et à court terme.
(…) A partir de 1949, l’attitude vis-à-vis de l’Etat d’Israël fera désormais partie de l’horizon politique permanent du peuple égyptien. (…) La deuxième conséquence à long terme de la défaite est qu’elle va permettre à une force de relève politique bourgeoise de se cristalliser au sein de l’armée – les « Officiers libres ».
L’armée égyptienne, dont la guerre de Palestine constituait la première expérience militaire réelle allait en effet, après sa défaite, se sentir dégagée de son allégeance envers le roi. Or cette armée restait, jusque-là, un instrument que le roi gardait en réserve et dont il espérait pouvoir se servir, le cas échéant, au détriment du Wafd – ou pour appuyer ses revendications aux Anglais.
C’est pourquoi il avait cherché à la dégager de tout rôle répressif et, jusque-là, à préserver son prestige. Il avait surtout cherché depuis son accession au trône, à renforcer ses effectifs et ses moyens d’action, pour en faire quelque chose de plus qu’un corps de parade, ouvert aux seuls fils des grandes familles. (…) C’est ainsi qu’à la fin des années 1940, le corps principal des officiers inférieurs et moyens est constitué d’éléments égyptiens de souche, sans rapports historiques avec la classe dominante, reliés par leur origine et leur idéologie à la bourgeoisie rurale, et reliés par leur position de classe au sein de l’appareil d’Etat à toutes les catégories de fonctionnaires intermédiaires bourgeois, nationaux et hostiles à l’emprise étrangère, à l’aristocratie et aux compradores. Ce corps était particulièrement sensible aux formes d’oppression nationale découlant de l’occupation britannique – puisque non seulement la promotion aux postes dirigeants, était soumise à une volonté étrangère mais la vocation même de l’armée nationale, celle de représenter la capacité militaire de la nation, était battue en brèche par la présence imposée de forces militaires étrangères, sur le sol national.
Il était, enfin, directement sensible au caractère rétrograde de l’appareil d’Etat – qui rendait impossible la transformation de l’armée en un corps moderne (…)
A partir de la défaite de Palestine, l’organisation nationaliste secrète des « Officiers libres », qui recrutait jusque-là de rares adhérents, au sein de cette couche d’officiers, va se développer et se transformer en une organisation capable de s’emparer du pouvoir d’Etat.
Ce ne sont plus seulement les griefs des officiers les plus audacieux contre le régime d’occupation qui s’expriment au sein de cette organisation, mais l’humiliation de toute « élite » petite-bourgeoise de l’armée, après une défaite dont elle ne se sent pas responsable. Non seulement le terrain de recrutement des adhérents va s’élargir, mais les objectifs de l’organisation vont se préciser – renversement du roi, évacuation totale, renforcement qualitatif de l’armée pour préparer le pays à riposter à l’agression israélienne – et la détermination à agir des « Officiers libres » va se préciser, encouragée par la désaffection du pays tout entier vis-à-vis du régime, le nouvel élan patriotique de masse contre l’occupation britannique et la haine nationale profonde contre l’Etat naissant d’Israël. (…)
Enfin, la troisième conséquence à long terme de cette défaite sera l’attitude nouvelle de l’Angleterre et surtout, par devers elle, des USA, vis-à-vis du régime monarchique. Ils le sentent condamné – et voient avec de plus en plus d’inquiétude monter la « marée rouge » de la colère populaire contre l’occupation et la monarchie à la fois. Ils vont être, alors, de plus en plus disposés à tolérer un éventuel coup d’Etat permettant d’endiguer la marée populaire et de donner une nouvelle efficacité à l’Etat égyptien. (…)
Cette période est celle où l’ensemble des classes populaires directement entre en action (…) Le mouvement contre l’occupation se radicalisait à un rythme exceptionnel. (…) Des dizaines de grèves ouvrières sont déclenchées dont l’ampleur, l’organisation et surtout la maturité politique (les leaders syndicaux réformistes sont balayés) atteignent un degré nouveau. Dès 1951, des jacqueries paysannes éclatent dans un certain nombre de grands domaines de l’aristocratie (des princes Mohammad Aly – héritier du trône – et Youssef Kamal, notamment) et même de propriétaires wafdistes (tels que Badravi Achour).
Enfin, en janvier 1952, ce sont les masses déshéritées urbaines qui interviennent, et l’édifice social tout entier menace alors de se désintégrer.
Il faut, ici, nous arrêter sur un événement mal compris par les communistes eux-mêmes – l’incendie du Caire, le 28 janvier. Cet événement est, en effet, capital.
Ce jour-là, une manifestation groupant autour des ouvriers, des étudiants de toutes tendances, des fonctionnaires de tous les appareils d’Etat, y compris des policiers, des soldats et même de jeunes officiers, grossissant à vue d’œil, allait enfin rassembler un million de cairotes devant la présidence du Conseil. (…) A midi, l’incendie du Caire commence. Ce sont les masses déshéritées qui constituent le gros des forces incendiaires – encore que des groupes d’ouvriers et de petits bourgeois les rejoignent.
Une thèse fondamentale sous-tend toutes les versions données jusqu’aujourd’hui de l’événement, par les divers groupes organisés, depuis les communistes jusqu’aux wafdistes. Elle se ramène, d’une part, à l’idée que les masses déshéritées constituent une force destructrice négative et, d’autre part, que cette force a été le 28 janvier utilisée par le roi pour provoquer la confusion au sein du peuple, renverser le Wafd, imposer la loi martiale et reprendre l’initiative des événements qui lui échappaient jusqu’alors. (…) Le vice principal est de ne pas commencer par le commencement – c’est-à-dire le besoin objectif révolutionnaire des masses urbaines déshéritées de participer au mouvement patriotique au moment où celui-ci débordait tous les cadres politiques traditionnels. Or, ces masses ne pouvaient y participer, vu leur isolement politique du reste du mouvement (…)
Elles mirent le feu à un certain nombre de bâtiments et de lieux dont le choix est très significatif : des cabarets, des cinémas de luxe, des cafés mondains – c’est-à-dire les lieux symbolisant les privilèges de classe auxquels les masses déshéritées n’ont aucun accès ; d’autre part, de grands magasins, généralement la propriété de la grande bourgeoisie juive (Cicurel, Chamla, Adès) (…) enfin les symboles du beau monde colonial et de la fortune, les hauts-lieux impérialistes. (…) Il était inévitable que les excès se multiplient, que la haine de classe prenne parfois la forme de la xénophobie, voire de l’antisémitisme, que la violence devienne, parfois, brutalité. Mais seuls les philistins et les « révolutionnaires aux mains blanches » (parti communiste compris) peuvent s’en scandaliser. Ainsi, les communistes d’alors n’ont pu voir, dans l’incendie du Caire, sa signification profonde : que la capacité révolutionnaire d’ensemble de toutes les classes populaires était alors portée à son maximum, qu’elle débordait définitivement les cadres légaux (et, de ce fait, débordait le Wafd) et qu’ainsi les tâches d’unification (…) devenaient nécessairement insurrectionnelles (…) alors que les communistes réfléchissaient seulement aux moyens de faire pression sur le Wafd.
En un mot, l’intervention des masses déshéritées mettait brusquement à l’ordre du jour la nécessité de dépasser les limites concrètes dans lesquelles le mouvement de masse, dans son ensemble, évoluait jusqu’ici. (…)
Ce ne sont donc pas les excès de la manifestation du samedi soir qui ont provoqué la répression et brisé, pour quelques mois, l’élan populaire. C’est essentiellement le fait que l’intervention des masses déshéritées dans la lutte se soit produite indépendamment de celles des autres classes populaires.
En l’absence d’organisation populaire, deux structures disposaient d’une organisation prête à la prise du pouvoir : les Frères musulmans et les Officiers libres. (…) Dans le cas des Officiers libres, cet appareil militaire s’était constitué au sein même de l’armée régulière ; ses dirigeants se préparaient alors à prendre les chefs militaires de cette armée par surprise, à s’emparer des postes de commande et à proposer à l’armée tout entière leur programme de rénovation nationale. (…) Dans le cas des « Frères musulmans », (…) leur organisation s’est développée entre les deux guerres, sous l’impulsion d’un tribun populaire de formation religieuse – le cheikh Hassan el Banna, qui recrutera ses adeptes tout d’abord au sein de la petite bourgeoisie, mais touchera graduellement certains secteurs de « l’élite » petite bourgeoise et aura même quelque influence au sein du prolétariat et des masses déshéritées. Ses thèmes sont violemment xénophobes. Il propose à son public de réagir contre la dégradation des valeurs morales et politiques existantes expliquées par l’influence dévastatrice de l’Occident. (…) La Confrérie répond ainsi à une aspiration profonde, authentique, des masses populaires – celle de rejeter les carcans idéologiques bourgeois étrangers (…) mais elle y répond en défigurant cette aspiration, en l’orientant vers le passé au lieu de l’orienter vers un système de valeurs authentiquement populaire et révolutionnaire. (…) Cette direction possédait déjà un appareil d’Etat en miniature. (…)
En tant que force politique de changement – dans le cadre des rapports de production existants – l’avantage possédé, sur les Frères musulmans, par les Officiers libres était double. D’une part, ces derniers étaient insérés au sein de l’appareil d’Etat existant et pouvaient effectuer un coup d’Etat pacifique sans créer de grande confusion et surtout sans offrir la moindre occasion aux masses populaires d’intervenir dans le processus de changement du pouvoir exécutif. Ils pouvaient donc réussir un coup d’Etat « blanc » (comme ils diront eux-mêmes), permettant d’impulser des changements au sein de l’Erat – en limitant au maximum le danger d’aggravation de la lutte des classes. (…)
Le régime nassérien, qui allait naître six mois plus tard, était-il « une étape historiquement nécessaire » de l’histoire de l’Egypte – comme ses propagandistes le prétendent ? Ou encore, le prolétariat était-il alors « objectivement incapable » de mener l’ensemble des classes populaires (…)
Nous verrons, en analysant la période nassérienne, que le nouveau régime qui allait établir la voie capitaliste étatique qu’il allait promouvoir, les nouvelles formes de dépendance qui allaient s’y rattacher, n’allaient résoudre aucun des problèmes fondamentaux de la révolution égyptienne. Cette période allait seulement débloquer de manière relative la voie capitaliste égyptienne (…)
En Egypte, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le prolétariat égyptien – dont les effectifs étaient relativement beaucoup plus élevés par rapport aux autres classes laborieuses que dans la plupart des nations opprimées ou dépendantes, et dont les traditions de lutte politique et violente étaient déjà longues, avait objectivement la vocation d’une classe dirigeante.(…) En conclusion, non seulement il n’existait aucune « nécessité objective » imposant à l’Egypte la voie bourgeoise nassérienne, mais les contradictions objectives requéraient – au contraire – une solution prolétarienne à la crise de la voie capitaliste. (…)
C’est ainsi uniquement en fonction d’un concours concret de circonstances que le régime nassérien allait naître et s’installer dans la réalité égyptienne. L’élément fondamental de cette situation était l’incapacité concrète du prolétariat à prendre la direction du mouvement populaire qui se développait depuis la fin de la guerre. Ce mouvement ébranlait, de la sorte, le système d’oppression, d’exploitation et de dépendance, mais restait impuissant à produire son contraire (…) Le régime nassérien devait être la tentative de sauver le capitalisme, avant que la dégradation continue de la situation d’après-guerre ne fasse mûrir les forces révolutionnaires (…)
C’est donc, en définitive, sur une critique du rôle historique du mouvement communiste de 1945 à 1952 (mouvement stalinien – note de « Matière et révolution ») que doit s’achever l’analyse de cette période. (…) Aucune organisation communiste égyptienne n’a fait corps avec le prolétariat – a fortiori avec les masses déshéritées. (…) Les communistes (staliniens) n’ont jamais pu briser le cadre réformiste que le Wafd dominait. Ils savaient qu’un gouvernement wafdiste leur laissait une marge d’initiative forcément beaucoup plus large que tout autre gouvernement. Leur vision politique ne partant pas des nécessités du développement du mouvement révolutionnaire de masse, mais des possibilités offertes aux communistes (staliniens) (…)

LE REGIME ISSU DU COUP D’ETAT DU 23 JUILLET 1952

Les étapes de l’évolution du régime du coup d’état de 1952 à la défaite de 1967

Le coup d’état des « Officiers libres » a consisté à s’emparer du quartier général et des postes de commandement importants de l’armée – à la faveur de l’effondrement de l’autorité royale au sein de l’armée comme à l’échelle du pays tout entier, de la bienveillance de l’ambassade des USA et de l’attitude de méfiance passive observée par l’ambassade de Grande-Bretagne (dont l’armée d’occupation ne chercha pas à intervenir en faveur du roi).
A partir de cette position de force, la direction des « Officiers libres » - le « conseil de la révolution » - amena le roi à abdiquer et s’empara – à sa place – des pouvoirs exécutifs.
Le nouveau pouvoir d’Etat était dès lors aux mains d’officiers petits bourgeois, dont les origines de classe et la vision de classe étaient différentes de celles de la classe dominante.
Cependant ces officiers ne se présentaient pas comme ennemis de cette classe, mais comme une équipe de rechange au pouvoir existant, capable d’insuffler à cette classe même une vigueur nouvelle en redonnant à l’Etat égyptien une efficacité qu’il avait perdue. (…)
Les Officiers libres pensaient apparaître à la classe dominante et aux impérialistes occidentaux comme des hommes providentiels venant les délivrer de ces « maux » : comme les sauveurs de l’ordre social dans une situation où l’ensemble des classes possédantes cessaient de se sentir en sécurité. (…)
Telle était la vision politique des « Officiers libres », au mois de juillet 1952. Elle peut se résumer dans la volonté de réorganiser la vie politique et de réorienter la vie économique dans le cadre du mode de production existant ; plus précisément de résoudre la crise de ce mode de production, de le débloquer – en sacrifiant une fraction infime de la classe dominante, la plus parasitaire, en faveur d’un développement capitaliste, surtout appuyé sur la tendance « moderniste » de cette classe et étroitement lié aux capitaux étrangers.
Cette vision politique était bâtie sur une série d’illusions de classe – dont les deux plus importantes étaient celle de pouvoir amener la classe dominante à dépasser sa crise et à s’engager résolument sur la voie capitaliste ; et celle de pouvoir amener les impérialistes occidentaux (les USA surtout) à participer à l’industrialisation de l’Egypte et à résoudre sa crise de croissance capitaliste.
Or, nous avons vu la solidarité organique entre le diverses fractions de la classe dominante – la bourgeoisie urbaine n’était pas dissociable des grands propriétaires fonciers et entre cette classe dans son ensemble et l’impérialisme européen occidental. (…)
Les illusions dont les Officiers libres étaient porteurs en 1952 provenaient essentiellement du fait qu’ils n’étaient pas directement liés au processus productif et que, au même titre que les autres sections de la petite bourgeoisie, ils n’étaient pas porteurs d’un autre mode de production spécifique nouveau. Ils étaient donc à la fois prisonniers du mode de production existant et relativement étrangers aux lois de son fonctionnement. (…)
Dans les circonstances caractérisant la première période du nouveau régime (juillet 1952 – fin 1954), le Conseil de la Révolution va être amené, pour résoudre cette contradiction, à diviser, affaiblir et paralyser les partis politiques rattachés à la classe dominante – en même temps qu’il réprimait férocement toutes les formations politiques et syndicales rattachées à la petite bourgeoisie ou au prolétariat industriel. A la fin de cette période, il aura pu réaliser une réforme agraire bureaucratique, un accord ambigu sur l’évacuation de l’armée d’occupation et sera en train de chercher en Occident un équipement moderne pour son armée. Il va se trouver détenir le monopole provisoire de l’initiative politique à l’échelle nationale (…) Mais ce monopole était d’une extrême précarité – car i n’avait pas d’assise de classe solide. La classe dominante, politiquement paralysée, n’en conservait pas moins le monopole des pouvoirs économiques (…) D’autre part, aucune couche sociale – petite bourgeoise, prolétarienne ou déshéritée – n’appuyait le nouveau régime, dont l’aspect répressif, évident depuis la mise à mort du héros ouvrier Mustafa Khamis, quelques semaines après le coup d’Etat, ne fait que se confirmer. (…)
Une crise aiguë éclatera, en 1956, entre le pouvoir égyptien – bénéficiant à partir de la nationalisation du canal de Suez d’un appui de masse – et les gouvernements impérialistes anglais et français qui, appuyés sur Israël, tenteront leur agression tripartite – dans le but d’abattre ce pouvoir.
L’appui populaire massif dont le régime va alors bénéficier – et l’échec politique de l’agression, sous le poids de la nouvelle orientation soviétique et de la pression US sur l’Angleterre et la France – vont permettre au pouvoir d’Etat, non seulement de renforcer son monopole politique intérieur, mais aussi de gagner une marge de manœuvre extérieure et un degré d’autonomie économique, à partir desquels il créera un nouveau secteur économique – le secteur économique d’Etat – où va commencer à se développer une nouvelle section de la classe dominante, une bourgeoisie d’Etat, issue de l’élite petite bourgeoise (militaire surtout). (…)
Le pouvoir d’Etat – dont Nasser était devenu la personnification – arrive alors à son zénith de son prestige et de sa capacité d’initiative extérieure et intérieure. Il va pouvoir instituer un véritable système de répression idéologique des masses – fondé sur un nationalisme autoritaire, où l’ »unité nationale » devait servir à paralyser la lutte de masse et où l’ »indépendance » allait se mesurer au développement économique capitaliste. (…)
A l’issue de cette période, les activités capitalistes de la bourgeoisie traditionnelle, fouettées malgré elle, vont connaître un essor inconnu et l’aide économique occidentale va commencer – après un blocus provisoire – à se déverser dans les caisses de l’Etat égyptien pour faire concurrence à l’aide soviétique. (…)
La troisième période du régime (1959-1963) sera celle d’une nouvelle crise au sein de la classe dominante (…) La bourgeoisie traditionnelle va alors tenter d’imposer au pouvoir l’arrêt de ses projets d’industrialisation et de ses accords à long terme avec l’URSS. (…) Il semblait à l’équipe dirigeante que la classe dominante, où l’élément étatique, bureaucratique et nationaliste, serait prépondérant, pourrait résoudre cette crise, dans le cadre d’une structure soumise à une planification centrale (…) C’était, là encore, une illusion de classe. C’était, de la part du pouvoir d’Etat, espérer que l’ « élite » petite bourgeoise, accédant au statut de classe capitaliste dominante, conserverait ses qualités petites bourgeoises (…)
La quatrième période traversée par le régime (1964 – juin 1967) est celle où la bourgeoisie d’Etat, dominant désormais les moyens de production décisifs de la société, est déchirée par les contradictions de classe découlant de sa nouvelle situation – où la voie capitaliste, péniblement débloquée au cours de la décennie précédente entre dans une nouvelle phase de crise (…) C’est la période où le mouvement de masse, réprimé au cours de cette même décennie par la violence et la duperie démagogique conjuguées, recommence à s’exprimer. (…)

APPAREIL D’ETAT, BOURGEOISIE D’ETAT ET POUVOIR D’ETAT

(…) La thèse de l’évolution subjective de Nasser vers le « socialisme » entraînant dans son sillage l’Etat, les classes sociales et la société, cette vision idéaliste de l’histoire, repose sur plusieurs sophismes qu’il est essentiel de démonter. (…)
Le fondement du raisonnement est la proposition selon laquelle l’appareil d’Etat n’aurait pas de nature et de fonction de classe bien définie, serait une sorte d’instrument « neutre » de gouvernement, d’administration, de répression, de production, etc. ; les dirigeants de cet appareil n’appartiendraient donc pas à une classe définie.
Or, l’appareil d’Etat se compose (en Egypte, comme dans toutes les sociétés fondées sur l’exploitation) de l’ensemble des organes spécialisés dans la répression des classes populaires – armée, police, prisons, canaux de propagande, structures administratives et juridiques, etc. La fonction unique de ces organes est d’étouffer, sous toutes ses formes, l’initiative politique autonome des classes populaires, afin que celles-ci demeurent, en permanence, économiquement exploitables.
C’est pourquoi un tel appareil peut servir diverses classes exploiteuses successives (en Egypte : aristocratie foncière avant 1919 ; coalition entre l’aristocratie foncière et sa branche urbaine entre 1923 et 1952 ; coalition entre la bourgeoisie traditionnelle et la bourgeoisie d’Etat en formation entre 1952 et 1960-61 ; bourgeoisie d’Etat à partir de 1961), alors qu’il ne peut absolument pas servir les masses populaires. (…) Or, l’appareil d’Etat égyptien dont les « Officiers libres » allaient hériter, en juillet 1952, du roi Farouk et qui allait (de l’aveu même des propagandistes du pouvoir) être conservé et développé (et non pas brisé) (…) avait pour fonction de faire en sorte que les masses n’aient aucune initiative. Le personnel dirigeant de l’appareil d’Etat fait donc nécessairement partie de la classe dominante. (…) Ce personnel participe alors, directement, au système global de répression, d’oppression et d’exploitation des masses populaires et en tire directement profit. (…)
Les attributions et le rôle de la bourgeoisie d’Etat peuvent contredire les intérêts spécifiques de telle ou telle couche ou section de propriétaires de moyens de production. (…) Mais de telles contradictions sont, par essence, des contradictions au sein de la classe dominante, entre diverses couches exploiteuses, pour la sauvegarde du système d’exploitation des masses populaires. En aucune manière, elles ne sont assimilables à des contradictions entre la voie capitaliste et une pseudo-voie « non capitaliste » !
(…) De 1952 à 1954, l’autonomie relative du pouvoir d’Etat a reposé sur sa capacité de réprimer brutalement le grand mouvement de masse de l’après-guerre et d’instaurer, dans ce cadre, un régime autoritaire bénéficiant à la fois de la paralysie politique totale de la classe dominante locale et de l’appui de l’impérialisme US (…) La marge d’initiative du pouvoir reposait, ainsi, essentiellement sur la fragilité de tout l’édifice politique d’avant 1952, sur l’incapacité à la fois des classes populaires et de la classe dominante locale de prendre des initiatives indépendantes. (…) Dès la nationalisation du canal de Suez, cette situation va provoquer une contradiction antagoniste entre le pouvoir – persistant dans son projet d’industrialisation et de militarisation de l’économie – et les impérialistes anglo-français. Cette contradiction va gagner au régime l’appui massif des classes laborieuses et, en se résolvant au bénéfice politique et économique du pouvoir, va renforcer qualitativement sa marge de manœuvre extérieure et intérieure. (…)

LES DEBUTS TATONNANTS DU REGIME (1952-1954)

(…) L’aspect essentiellement répressif du nouveau régime sera mis en évidence, dès le mois d’août par l’intervention de l’armée et le déploiement spectaculaire de force, effectués pour briser la grève des ouvriers de Kafr El Dauwar et suivis de la condamnation à la peine capitale du grand dirigeant ouvrier Mustafa Khamis et d’un autre travailleur de l’usine, Mohammad El Bakry.
(…) La grève a été déclenchée dans une des usines modernes de la banque Misr (…) De larges masses populaires suivent la situation et se solidarisent avec les ouvriers lors des heurts sanglants qui se produiront avec les forces de police. Le conseil de la Révolution voit là une occasion de frapper un grand coup pour démoraliser le mouvement de masse et se définir clairement aux yeux des classes possédantes (…) Les blindés militaires cernent l’usine, l’isolant de l’extérieur ; à l’intérieur, entourés de soldats braquant sur eux leurs mitraillettes, les ouvriers seront réprimés et bafoués. Un certain nombre d’entre eux passant en jugement devant un tribunal militaire, seront condamnés à diverses peines de prison. Mustafa Khamis et son camarade seront condamnés à mort et exécutés.
Sur la lancée, les organisations communistes seront pourchassées, le mouvement syndical décapité, les organisations paysannes férocement étouffées. (…)
Au cours de l’année 1954, le conseil de la révolution sera amené à affronter la seule organisation qu’il avait épargnée jusque-là : la confrérie des « Frères musulmans ». (…) Des milliers de ses membres seront torturés, certains de ses dirigeants seront exécutés, des centaines d’entre eux seront internés indéfiniment.
Une certaine gauche égyptienne s’en trouvera soulagée et y verra même, a posteriori, un premier geste « progressiste » du régime. (…) Ce n’était pas le caractère réactionnaire de la politique et de l’idéologie de la Confrérie qui gênait l’équipe nassérienne – celle-ci avait même tenté, au cours des deux premières années du régime, de mettre la confrérie à son service – mais le fait que cette organisation existait, en dehors de tout contrôle, qu’elle avait une audience de masse et qu’elle constituait une force d’opposition.

LE « POUVOIR ANTI-IMPERIALISTE » ET LES MASSES POPULAIRES

(…)
La politique du pouvoir était fondée sur le projet d’industrialisation nationale, appuyée sur les capitaux impérialistes occidentaux. Les méthodes du pouvoir consistaient à tirer profit des avantages de sa situation internationale et nationale pour chercher à résoudre la contradiction entre ses intérêts et ceux de ses interlocuteurs – par des tractations, des compromis, des promesses et des feintes, mais surtout sans confrontation armée, au cours de laquelle le nouveau pouvoir ne pouvait que se trouver en position de faiblesse et à la faveur de laquelle les masses populaires avaient des possibilités d’imposer leur participation directe à la lutte.

(…) Les considérations qui ont poussé l’équipe nassérienne à prendre la décision historique de la nationalisation doivent être définies clairement, si l’on veut distinguer entre les intérêts de classe qui l’ont motivée et le rôle idéologique de cette décision, comme élément de la démagogie nassérienne vis-à-vis des masses. (…) Ainsi, le régime n’entendait pas déclarer la guerre à l’impérialisme, en nationalisant le canal. Il entendait remporter une victoire politique et économique, nettement orientée contre les seuls pays impérialistes européens traditionnels – la France et la Grande Bretagne. Il laissait la porte ouverte à des compromis avec l’impérialisme US, en même temps qu’il comptait sur l’appui des dirigeants soviétiques pour dissuader les puissances directement touchées d’intervenir militairement. (…) Le régime ne menait pas une politique anti-impérialiste et, par conséquent, ne se préparait pas effectivement au combat. L’affrontement armé lui sera imposé par surprise. (…) Les calculs de l’équipe nassérienne se révélèrent relativement erronés, puisque l’agression tripartite (France, Angleterre, Israël) fut déclenchée ; mais les facteurs internationaux objectivement favorables sur lesquels elle avait compté purent effectivement empêcher que l’agression n’atteigne ses objectifs, à savoir le renversement du régime.
C’est le nouveau rapport de forces au sein du marché capitaliste mondial qui a déterminé la consolidation du régime après sa défaite militaire face à l’agression. (…) La réponse du régime sera uniquement défensive et improvisée – typique d’une force politique non conséquente, acculée à des positions extrêmes alors qu’elle ne s’y attendait pas."

(….) Et c’est précisément le 26 juillet 1856 – le soir où Nasser annonçait la nationalisation – que l’hostilité fondamentale du régime à toute initiative populaire apparaît avec le plus d’éclat.
La nouvelle soulève une vague gigantesque d’enthousiasme populaire. Le discours au cours duquel elle est annoncée est interrompu par un ouragan où le peuple égyptien tout entier exprime sa joie. (…) Le canal de Suez, que des centaines de milliers de paysans égyptiens ont creusé sous le régime de la corvée et sous le fouet étranger, pour servir ensuite de support à la pénétration financière puis à l’occupation directe de l’impérialisme britannique, constituait, après l’armée d’occupation, le symbole le plus cruellement ressenti par le peuple de la domination impérialiste.
C’est pourquoi sa nationalisation a eu de très profondes résonances au sein des larges masses dans tout le pays. (…) Ce soir-là, s’il y avait eu des organisations anti-impérialistes de masse pour les rassembler, c’est par dizaines de milliers que des volontaires se seraient offerts, venant des taudis déshérités, des villages et des faubourgs laborieux, des écoles, des universités, prêts à s’organiser, à apprendre à tenir le fusil, à protéger l’Egypte contre une agression possible, à prendre de nouvelles initiatives anti-impérialistes.
Mais ces organisations n’existaient plus. Et le pouvoir nassérien – qui n’avait pris sa décision qu’après les avoir détruites – rejetait précisément l’idée d’une telle mobilisation où les masses acquerraient un potentiel politique propre. Il cherchait, au contraire, à transformer l’élan populaire en un capital politique pour le régime à partir duquel il pourrait exercer une véritable tutelle idéologique et politique sur les masses et, par-là, renforcer sa marge de manœuvre vis-à-vis des Etats impérialistes occidentaux et de la bourgeoisie traditionnelle.
C’est ce pouvoir veule qui a pris la décision. C’est lui qui a choisi l’objectif, le moment de frapper, la façon de l’annoncer au peuple égyptien. C’est lui seul qui comptait en retirer la totalité du bénéfice politique.
Les larges masses qui, à partir de cette décision, étaient prêtes à constituer une armée populaire de résistance de plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants enthousiastes étaient appelés à s’en remettre à la « sagesse » de Nasser qui, étant l’auteur de l’événement, se chargeait de résoudre les problèmes qui en découlaient.
(...) Ainsi, le gigantesque potentiel révolutionnaire, politique et militaire, que renfermait l’enthousiasme du peuple égyptien durant l’été de 1956 fut systématiquement perdu. (…) Leurs aspirations les plus profondes à la lutte ne trouvaient pas de moyen d’expression et d’épanouissement, se concentraient toutes sur les évolutions des diplomates égyptiens à la conférence de Londres – mascarade internationale à laquelle Nasser avait confié le sort de l’Egypte (…) Le peuple égyptien n’avait plus qu’à attendre le résultat des jeux d’influences, des tractations, des promesses et des chantages au milieu desquels évoluait son président alors que la Grande-Bretagne et la France préparaient avec Israël l’agression tripartite.
C’est ainsi que le moment historique de la nationalisation se rétrécit, en fait, à une victoire politique du pouvoir et, à travers lui, de la bourgeoisie d’Etat en formation. Son résultat, en termes de rapport de classe, fut d’affaiblir le potentiel révolutionnaire propre des larges masses populaires, en faveur de l’ « élite » ascendante.
Les masses, écartées par la violence de la vie politique, dès avant la nationalisation et systématiquement tenues à l’écart des problèmes politiques nouveaux qui allaient se poser à partir de la nationalisation étaient appelées à transformer à la fois leur faiblesse politique et leur enthousiasme patriotique en confiance au régime.
Et tout au long de la décennie qui allait suivre, Nasser allait puiser la force principale de ses manœuvres politiques dans le capital accumulé en 1956. L’entreprise de tutelle idéologique et politique consistant, d’une part, à refouler tout élan autonome des masses et, de l’autre, à solliciter leur confiance passive, a eu pour assisse essentielle l’été 1956.
A l’agression tripartite, le régime ne put donc opposer qu’une armée de métier, conçue pour devenir le pilier d’un pouvoir autoritaire intérieur et non pour combattre des armées impérialistes.
Ne comptant ni sur l’initiative créatrice des masses, ni sur les moyens techniques des armées impérialistes, cette armée était battue d’avance.
(…) Les masses, qui avaient sciemment été démobilisées et laissées sans armes, réclamaient cependant partout des armes. Dans certains cas, des manifestations populaires ont tenté de s’emparer de dépôts d’armes et en ont été empêchés par la force. Mais, devant la pression populaire, le pouvoir ne pouvait se contenter de refuser l’armement du peuple, il dévoya cette aspiration populaire en acceptant l’ouverture des camps d’entraînement, soumis au contrôle de l’armée, où les civils pouvaient apprendre quelques opérations élémentaires mais ils ne furent pas mis en possession d’armes. (…) L’étouffement de ce mouvement populaire était la condition nécessaire à la consolidation ultérieure du pouvoir nassérien reposant sur l’hégémonie de l’armée régulière dans tous les domaines, politique aussi bien que militaire.
(…) Les masses populaires allaient en effet voir bientôt accéder l’ « élite » militaire petite-bourgeoise aux principaux postes de direction du pays et, peu à peu, constituer la section principale de la bourgeoisie dominante. (…) La capacité de duperie nationaliste du régime était ainsi grandement redevable à l’illusion selon laquelle ce régime pouvait défendre l’ »indépendance nationale » contre tout agresseur étranger – même en réprimant le peuple – puisqu’il avait une armée puissante.
Le peuple, désarmé, devait alors consentir des sacrifices de plus en plus lourds pour l’équipement de cette armée et supporter la répression et l’exploitation que faisaient peser sur lui les dirigeants de cette armée – puisque l’armée apparaissait comme le seul moyen de défendre l’indépendance.
(…)

LE CHANGEMENT DU RAPPORT DE FORCE AU SEIN DE LA CLASSE DOMINANTE

Avec la création de l’ « Organisme économique », chargé de coordonner au nom de l’Etat l’activité des sociétés dans lesquelles ce dernier a une participation, et le spectaculaire développement de cet organisme, à partir des mesures d’égyptianisation et de nationalisation des banques et compagnies étrangères, après l’agression tripartite, le pouvoir signait l’acte de naissance de la bourgeoisie d’Etat.
Un grand nombre d’officiers, mais aussi d’économistes, d’ingénieurs et de fonctionnaires intermédiaires allaient trouver accès aux postes dirigeants de cet ensemble économique, se trouvant d’un seul coup à la tête de certains des principaux leviers de commandes économiques du pays.
(…) La bourgeoisie d’Etat ascendante renforçait considérablement sa puissance politique et économique au sein de la classe dirigeante – modifiant les structures de cette classe au détriment de la bourgeoisie traditionnelle et se donnant les moyens de l’industrialisation et de la militarisation de l’économie.
Ces changements qui intervenaient au sein de la classe dominante consolidaient ainsi, non seulement la section étatique nouvelle de cette classe mais, en même temps, le mode de production capitaliste, la voie capitaliste que cette section tendait à promouvoir.
(…) Mais c’est en particulier l’ « élite » petite-bourgeoise militaire qui tirait profit de la situation nouvelle.
Son statut social changeait fondamentalement.
Du point de vue politique, elle apparaissait comme l’instrument privilégié de défense de la « nation tout entière » contre l’ennemi absolu que constituait Israël (même si le rôle de cette armée au Sinaï n’avait pas été glorieux).
Elle rompait l’isolement qui l’entourait jusque-là, du fait du rôle uniquement répressif auquel elle avait été confinée (elle cessera par ailleurs, jusqu’à la défaite suivante de juin 1967, de jouer un rôle répressif direct). Et la propagande nassérienne insistera énormément, à partir d’octobre 1956, sur l’association « de l’armée et du peuple » (…) Par-là même, l’appareil d’Etat tout entier en était rehaussé et renforcé.
Du point de vue économique, l’ « élite » petite-bourgeoise militaire sera appelée à fournir les cadres principaux de l’appareil économique étatique – en même temps qu’à renforcer l’armature des autres appareils de l’Etat, les soumettant plus étroitement aux orientations du pouvoir nassérien.
L’armée était ainsi simultanément libérée de l’état d’impuissance et de stagnation auquel l’avait réduite l’impérialisme et appelée à étouffer le peuple à son tour, en renforçant les structures de sa répression et de son exploitation.
Nous avons déjà dit sur quelle équivoque reposait ce renforcement : une défaite militaire camouflée par une victoire politique, elle-même acquise en vertu du rapport de forces extérieures (stratégie nouvelle de l’URSS, intérêts contradictoires des USA). Mais ce qu’il est très important de voir, c’est que cette équivoque n’en était pas une pour les cadres dirigeants de l’armée.
Ceux-ci étaient au courant évidemment de l’ampleur de la défaite – et surtout des termes de l’accord de coexistence de fait avec Israël. Ils ne se faisaient pas d’illusions sur le rôle militaire à venir de l’armée. Depuis l’agression tripartite, ils ne songent plus à faire la guerre, mais à renforcer les pouvoirs politiques et économiques de l’armée (…) La bourgeoisie d’Etat se constituait ainsi au contact continu de la bourgeoisie traditionnelle

suite à venir ...


Commentaire de Matière et révolution

L’influence réelle de la révolution palestinienne va entraîner dans les pays arabes, d’abord en Egypte puis en Jordanie, enfin au Liban.
En Egypte c’est dès 1967 que la situation explose, .comme le raconte Mahmoud Hussein dans son ouvrage « La lutte des classes en Egypte ». Si, après l’annonce de la démission de Nasser après l’échec militaire de 1967, les masses sont dans la rue les 9 et 10 juin pour demander à Nasser de revenir au pouvoir, le mécontentement est grand et tout particulièrement dans les milieux populaires et ouvriers. La première étincelle part de la banlieue ouvrière de Hélouan, siège de grandes usines modernes qui manifestent en dénonçant l’armée égyptiennes et y rajoutent : « pas de socialisme sans liberté ! ». Un barrage policier est balayé par les ouvriers qui prennent d’assaut le poste de police. Les ouvriers d’Hélouan veulent se rendre au Caire mais le ministère bloque les chemins de fer. Mais les ouvriers de Choubra, dans la banlieue du Caire, prennent le relais, déclenchant grèves et manifestations en solidarité. Sur la route d’Heliopolis, dix mille manifestants s’opposent violemment aux forces de police. Les jeunes des quartiers pauvres se sont joints aux ouvriers et aux étudiants. Le président de l’assemblée nationale, Sadate, est contraint de recevoir une délégation des manifestants. Autour de l’assemblée des milliers de manifestants réclament les droits démocratiques en Egypte. Dans plusieurs quartiers populaires des barricades sont élevées. Le gouvernement annonce que toutes manifestation est désormais interdite. Du coup, une immense manifestation se forme place El Tahrir au Caire formée d’étudiants, de jeunes ouvriers et de chômeurs. Après une bataille rangée avec la police, l’armée intervient en tirant dans la foule. La réponse vient des jeunes de quatorze à dix-sept ans qui attaquent massivement les forces de l’ordre, armés de pierres et de bâtons.
D’autres étapes allaient suivre et notamment celle de novembre 1972 commencée par des manifestations universitaires le20 novembre où l’armée fait tirer sur les étudiants et où les quartiers populaires prennent partie pour ceux-ci. A partir de là il va y avoir en Egypte de nombreux mouvements dans la classe ouvrière. Les villes ouvrières du delta comme El Khom et Benha font grève sur le tas. Une émeute a lieu à Abou Kébir. Une usine militaire d’Hélouan, en grève, séquestre la direction. Cette fois, toute l’Egypte va suivre le mouvement. Les ouvriers s’adressent aux autres ouvriers d’Helouan, de Choubra, Mehalla et Alexandrie. L’armée encercle l’usine d’où est parti le mouvement mais c’est trop tard ; devant la montée ouvrière, le pouvoir recule et les grévistes obtiennent la totalité de leurs revendications.
Une fois encore les mouvements sociaux avaient un lien avec la situation en Palestine. La haine des milieux populaires vis à vis du régime avaient été exacerbées par la signature par l’Egypte du plan américain Rogers pour la paix avec Israël.

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