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Léon Trotsky sur Rosa Luxemburg et le stalinisme

vendredi 4 juin 2010, par Robert Paris

Léon Trotsky

Bas les pattes devant Rosa Luxembourg

26 septembre 1932

L’article de Staline sur « certains problèmes de l’histoire du bolchevisme » m’est parvenu avec un grand retard. L’ayant reçu, je n’ai pu, pendant longtemps, me décider à le lire, parce que ce genre de littérature est indigeste comme la limaille ou comme la soie de cochon hachée. Mais après l’avoir lu quand même, je suis arrivé, en fin de compte, à cette conclusion, qu’on ne doit pas passer sous silence ce document, ne serait-ce pour la seule raison qu’il constitue une calomnie effrontée et hon­teuse contre Rosa Luxembourg.

Staline classe la grande révolutionnaire dans le camp du centrisme ! Il démontre — non, il affirme — que le bolchevisme, dès son avènement s’orienta vers la scission avec le centre kautskyen, tandis que Rosa Luxembourg couvrait Kautsky à gauche. Citons ses propres paroles :

« Encore bien avant la guerre, dès 1903-1904 à peu près, quand s’est formé en Russie le groupe des bolcheviks — et quand la gauche de la social-démocratie allemande s’est fait entendre pour la première fois, .. Lénine s’orienta vers la rupture, vers la scission avec les opportunistes, tant chez nous, dans le parti social-démocrate russe, que dans la IIe Interna­tionale, et particulièrement dans la social-démocratie allemande. » Cependant, si la rupture ne s’est pas produite, c’est unique­ment parce que « les sociaux-démocrates de gauche dans la IIe Internationale et, avant tout, dans la social-démocratie allemande, représentaient un groupe faible et débile... qui avait peur même de prononcer le mot RUPTURE, SCISSION. »

Telle est la thèse fondamentale de l’article. Les bolcheviks, à partir de 1903, furent pour la rupture, non seulement avec la droite, mais aussi avec le centre kautskyen ; quant à Rosa, elle craignait même de prononcer à haute voix le mot "scission".

Pour avancer une telle thèse, il faut ne rien connaître de l’histoire de son parti et, avant tout, de l’évolution idéologique de Lénine. Des prémisses de la thèse de Staline, il n’y a pas un mot de vrai. En 1903-1904, Lénine fut, bien entendu, l’adversaire implacable de l’opportunisme dans la social-démocratie allemande. Mais il ne considérait comme opportunisme que le courant révisionniste, dont le théoricien était Bernstein.

Kautsky se trouvait alors en lutte contre Bernstein. Lénine considérait Kautsky comme son maître et le soulignait partout où il le pouvait. Dans les travaux de Lénine de cette époque, de même que pendant une série d’années suivantes, nous ne trou­vons aucune trace de critique principielle dirigée contre le courant Bebel-Kautsky. Par contre, nous trouverons une série de déclarations, dont le sens se résume en ceci : le bolchevis­me n’est pas un courant indépendant quelconque ; il n’est que la traduction dans le langage des conditions russes du courant Bebel-Kautsky. Voici ce que Lénine écrivit dans sa fameuse brochure « Deux tactiques », vers la mi-1905 : « Où et quand ai-je qualifié d’« opportunisme » le révolutionnarisme de Bebel et de Kautsky ? Où et quand ai-je prétendu avoir créé un courant particulier quelconque dans la social-démocratie internationale, courant distinct du courant de Bebel et de Kautsky ? Où et quand se manifestaient des divergences entre moi, d’une part, et Bebel et Kautsky d’autre part ?... La solidarité entière de la social-démocratie révolutionnaire internationale dans tous les problèmes importants de programme et de tactique est un fait indiscutable ». Les paroles de Lénine sont tellement claires, précises et catégoriques qu’elles épuisent d’un coup toute la question.

Un an et demi après, le 7 décembre 1906, Lénine écrivit dans l’article « La crise du menchevisme » :

« ...Nous avons déclaré dès le début (voir « Un pas en avant, deux pas en arrière ») que nous ne créons aucun cou­rant « bolchevique » particulier ; nous ne faisons que défendre partout et toujours le point de vue de la social-démocratie révolutionnaire. Et, jusqu’à la révolution sociale, la social-démocratie présentera inévitablement une aile opportuniste et une aile révolutionnaire. »

Parlant du menchevisme comme d’une aile opportuniste de la social-démocratie, Lénine rapprochait les mencheviks, non du kautskysme, mais du révisionnisme. Quant au bolchevisme, il le considérait comme la forme russe du kautskysme, qui, à l’époque, s’identifiait, à ses yeux, avec le marxisme. La dernière citation montre, en outre, que Lénine ne fut pas, catégorique­ ment, partisan de la scission avec les opportunistes : non seulement il admettait mais il considérait comme « inévitable » la présence des révisionnistes au sein de la social-démocratie jusqu’à la révolution sociale.

Deux semaines après, le 20 décembre 1906, Lénine salue solennellement la réponse de Kautsky à l’enquête de Plekhanov sur le caractère de la révolution russe : « Ce à quoi nous avons prétendu, — la défense des positions de la social-démocratie révolutionnaire contre l’opportunisme et nullement la création d’un courant bolchevique « original » quelconque, — Kautsky l’a confirmé entièrement... »

Dans ces limites, la question est, nous l’espérons, parfaitement claire. D’après Staline, Lénine exigea déjà en 1903 la rupture, en Allemagne, d’avec les opportunistes, non seulement de l’aile droite (Bernstein), mais aussi de l’aile gauche (Kautsky). Or, en décembre 1906, Lénine démontrait avec fierté à Plekhanov et aux mencheviks que le courant de Kautsky en Allemagne et celui des bolcheviks en Russie étaient identiques. Telle est la première partie de l’incursion de Staline dans l’histoire des idées du bolchevisme. La bonne foi et l’érudition de l’explora­teur atteignent le même niveau !

Aussitôt après son affirmation concernant les années 1903-1904, Staline fait un bond à l’année 1916 et vient à la critique violente que Lénine fit de la brochure de guerre de Ju­nius, c’est-à-dire de Rosa Luxembourg. Oui, à cette époque, Lénine avait déjà déclaré une lutte implacable au kautskysme en tirant toutes les conclusions d’organisation nécessaires. Il est évident que Rosa Luxembourg ne posait pas le problème de la lutte contre le centrisme d’une façon tranchante, — ici, l’avantage est entièrement du côté de Lénine. Mais, entre octo­bre 1916, date à laquelle Lénine critiqua la brochure de Junius, et l’année 1903, date de l’avènement du bolchevisme, treize années se sont écoulées ; durant la plus grande partie de cette période, Rosa Luxembourg se trouva en opposition, avec Kaut­sky et le C.C. bebelien, en accentuant de plus en plus sa lutte contre le « radicalisme » formel, pédantesque, pourri de Kautsky.

Lénine ne participa pas à cette lutte et ne soutint pas Rosa Luxembourg avant 1914. Absorbé passionnément par les affaires russes, il observait une prudence extrême dans les problèmes internationaux.

Lénine avait pour Bebel et Kautsky, en tant que révolutionnaires, beaucoup plus de considération que n’en avait Rosa Luxembourg qui les observait de près, dans l’action, et qui décelait beaucoup plus directement l’atmosphère de la politique allemande.

La capitulation de la social-démocratie du 4 août fut, pour Lénine, tout à fait inattendue. On sait que Lénine tint le numéro du Vorwaerts, contenant la déclaration patriotique de la fraction social-démocrate, comme un faux de l’état-major allemand. Ce n’est qu’après avoir été convaincu définitivement de cette vérité monstrueuse, qu’il révisa son appréciation des courants fondamentaux de la social-démocratie allemande. Remarquons-le, Lénine accomplit ce travail de révision à la manière léniniste, c’est-à-dire qu’il en tira, d’un coup, toutes les conséquences jusqu’au bout.

Le 27 octobre 1914, Lénine écrivit à Chliapnikov :

« ...Je hais et je déteste MAINTENANT Kautsky plus que tous les autres : Quelle hypocrisie répugnante, mesquine et quelle suffisance... R. Luxembourg avait raison, elle qui comprit IL Y A LONGTEMPS que Kautsky n’était qu’un « THÉORICIEN SERVILE », ou, pour parler simplement, un laquais de la majo­rité du parti, de l’opportunisme. » (« Recueil léniniste », page 200, édition russe, souligné par moi).

Même en l’absence d’autres documents (et ils existent par centaines), ces quelques lignes seules pourraient éclaircir définitivement l’histoire du problème. Lénine croit nécessaire, vers la fin 1914, d’informer un de ses collaborateurs les plus proches de l’époque que « maintenant », à l’heure actuelle, aujourd’hui, contrairement au passé, il « hait et déteste » Kautsky.

La violence de la formule démontre, sans qu’on puisse s’y tromper, dans quelle mesure Kautsky avait trompé la confiance de Lénine. Non moins claire est la deuxième phrase :

« R. Luxembourg avait raison, elle qui comprit IL Y A LONGTEMPS que Kautsky n’était qu’un « THÉORICIEN SERVILE » .. Lénine s’empresse ici de reconnaître ce qu’il n’avait pas encore pensé, ou du moins, ce qu’il n’admettait pas entiè­rement : que Rosa Luxembourg avait raison.

Tels sont les jalons chronologiques essentiels de la ques­tion, qui sont en même temps aussi les jalons les plus impor­tants de la biographie politique de Lénine. Il est un fait incon­testable que son cours idéologique se développe selon une source de croissance ininterrompue. Mais cela signifie précisément que Lénine n’est pas « devenu », né Lénine en un jour, comme le représentent les peintres d’icônes de Souzdal, mais qu’il s’est forgé lui-même. Lénine élargissait son horizon, il s’instruisait chez d’autres, dépassait constamment le niveau déjà acquis. C’est dans cette ténacité, dans cet effort intellectuel constant pour se surpasser soi-même que son esprit téméraire s’affirmait. Si Lénine avait compris et formulé dès 1903 les réponses à tous les problèmes des temps futurs, il ne lui serait resté, tout le restant de sa vie, qu’à se répéter constamment. En réalité les choses se sont passées tout autrement. Staline ne fait que sta­liniser Lénine, en l’adaptant à ses schémas numérotés.

Dans la lutte de Rosa Luxembourg contre Kautsky, surtout dans les années 1910-1914, les problèmes de la guerre, du mi­litarisme et du pacifisme tenaient une large place. Kautsky dé­fendait le programme réformiste : limitation des armements, tribunal international, etc. Rosa Luxembourg luttait fermement contre ce programme, en le considérant comme illusoire. Lénine manifestait des hésitations dans cette question, mais pendant une période déterminée il fut plus près de Kautsky que de Rosa Luxembourg.

D’après mes conversations avec Lénine de l’époque, je me rappelle qu’il fut très impressionné par l’argument suivant de Kautsky : de même que dans les questions intérieures les ré­formes sont le produit de la lutte de classes révolutionnaire, certaines garanties (« réformes ») dans les rapports interna­tionaux peuvent être conquises par la lutte de classes inter­nationale. Lénine trouvait qu’on pouvait parfaitement appuyer cette position de Kautsky, à la condition que Kautsky, après sa polémique contre Rosa Luxembourg, se charge d’attaquer les droitiers (Noske et Cie). Je ne puis maintenant dire, de mémoire, dans quelle mesure ces idées trouvèrent leur expres­sion dans les articles de Lénine : cela demanderait une analyse spéciale et méticuleuse. Je ne puis pas non plus affirmer, de mémoire, dès quel moment se sont dissipées les hésitations de Lénine dans cette question. De toute façon, ces hésitations trouvèrent leurs expressions non seulement dans les conversa­tions, mais aussi dans la correspondance. Le possesseur d’une de ces lettres est Karl Radek.

Je crois nécessaire d’apporter ici un témoignage important dans cette question pour tenter de préserver un document d’une valeur exceptionnelle pour la biographie théorique de Lénine. Dans l’automne 1926, pendant notre élaboration collective de la plate-forme de l’opposition de gauche, Radek montra à moi, à Kamenev et à Zinoviev — et, sans doute aussi, à d’autres camarades — la lettre que Lénine lui adressa (en 1911 ?) et qui constituait une défense des positions de Kautsky contre les critiques de la gauche allemande. Suivant la décision du C.C., Radek, comme les autres camarades, aurait dû remettre cette lettre à l’Institut Lénine. Mais de crainte que la lettre ne soit étouffée, sinon détruite à l’usine stalinienne de faux, Radek décida de garder la lettre jusqu’à des temps meilleurs. Ces con­sidérations de Radek n’étaient pas sans fondement. Depuis, Ra­dek est devenu lui-même un participant,quoique peu responsable, mais suffisamment actif, de la préparation des faux politiques. Il suffirait de rappeler que Radek qui, contrairement à Staline, connaît bien l’histoire du marxisme et qui, de toute manière, connaît la lettre de Lénine, crut possible de se solidariser ou­vertement avec l’appréciation impudente que Staline fit de Ro­sa Luxembourg. Que Radek ait agi sous le fouet de Yaroslavsky, cela n’atténue pas sa culpabilité ; seuls des esclaves méprisables renoncent aux principes du marxisme an nom des principes du fouet.

Cependant, il ne s’agit pas à l’heure actuelle de la caractéristique personnelle de Radek, mais du sort de la lettre de Lénine. Qu’est-elle devenue ? Radek continue-t-il toujours à la soustraire à l’Institut Lénine ? C’est peu probable. Il l’a sûrement remise à qui de droit, en qualité de témoignage matériel, entre tant d’autres, de sa fidélité immatérielle. Quel est donc le sort que subit cette lettre ? Se trouve-t-elle dans les archives de Staline, avec les documents compromettants pour ses colla­borateurs les plus proches ? Ou bien est-elle détruite comme tant d’autres documents importants concernant le passé du Parti ?

Toutefois, il ne peut y avoir même une ombre de raison politique pour la dissimulation d’une lettre écrite il y a une vingtaine d’années sur un problème qui n’a plus qu’un intérêt historique. Mais c’est précisément la valeur historique de la lettre qui est exceptionnellement grande. Elle montre Lénine tel qu’il fut en réalité et non tel que l’ont créé à leur image les bureaucrates bornés qui prétendent à l’infaillibilité. Nous po­sons la question : où est la lettre de Lénine adressée à Radek ? Mettez la lettre de Lénine sur la table du Parti et de l’Inter­nationale communiste !

Si l’on prend les divergences entre Lénine et Rosa Luxembourg dans leur ensemble, la vérité historiquement, c’est incontestablement que Lénine avait raison. Mais cela n’exclut pas que dans certaines questions, à des périodes données, Rosa Luxembourg ait eu raison contre Lénine. Toutefois, ces divergences, malgré leur importance et, parfois même, leur acuité extrême, se développèrent sur la base de la politique prolétarienne révolutionnaire qui leur fut commune.

Quand Lénine en jetant un regard en arrière écrivit en octobre 1919 (« Salut aux communistes italiens, français et allemands ») : ...au moment de la conquête du pouvoir et de la création de la République soviétique, le bolchevisme fut seul ; il attira à lui le meilleur DES COURANTS DE LA PENSÉE SOCIALISTE QUI LUI ÉTAIENT PROCHES », en écrivant cela, Lénine visait également, sans doute, le courant de Rosa Luxembourg dont les compagnons d’idées les plus proches, tels que Marchlewsky, Djerzinsky et d’autres, militèrent dans les rangs des bolcheviks.

Lénine connaissait les erreurs de Rosa Luxembourg plus profondément que Staline ; mais ce n’est pas par hasard qu’il cita un jour, précisément à propos de Luxembourg, ce vieil adage : « Il arrive aux aigles de descendre jusqu’à la hauteur des poules, mais les poules ne peuvent jamais atteindre les hauteurs des aigles. »

Précisément, précisément ! C’est pour cela que Staline aurait dû exhaler sa médiocrité rancunière avec plus de pru­dence envers une personnalité de l’envergure de Rosa Luxem­bourg.

Dans l’article « Sur l’histoire du problème de la dictature » (octobre 1920), Lénine, touchant les questions du pouvoir soviétique et de la dictature du prolétariat, questions posées déjà par la révolution de 1905, écrivit : « LES REPRESENTANTS DU PROLETARIAT REVOLUTIONNAIRE ET DU MARXISME NON FALSIFIE AUSSI EMINENTS QUE ROSA LUXEMBOURG apprécièrent tout de suite l’importance de cette expérience pratique et la soumirent dans les réunions et dans la presse à une analyse critique. » Par contre, « les gens du type des futurs Kautskyens... manifestèrent une incapacité totale de comprendre l’importance de cette expérience. » Dans quelques lignes, Lénine reconnaît toute l’importance historique de la lutte de Rosa Luxembourg contre Kautsky, lutte dont Lénine fut loin de comprendre tout de suite la portée. Si pour Staline, pour l’allié de Tchang-Kai-Chek et le compagnon d’armes de Purcell, le théoricien du « parti ouvrier et paysan », de la « dictature démocratique », du « ne pas repousser la bourgeoisie », etc. Rosa Luxembourg est le représentant du centrisme, pour Lénine elle est le représentant du « marxisme non falsifié ». Ce que cela signifie sous la plume de Lénine, il suffit de connaître un peu Lénine pour le mesurer.

Remarquons en même temps que dans les notes des œuvres complètes de Lénine, il est dit, entre autres choses, de Rosa Luxembourg : « Pendant l’essor du révisionnisme bernsteinien et, plus tard, à l’époque du ministérialisme (Millerand), Luxembourg déclencha une guerre décisive contre ce courant en se plaçant à l’aile gauche du parti allemand... En 1907, elle participa comme déléguée des sociaux-démocrates de Pologne et de Lituanie au Congrès de Londres du parti social-démocrate russe où elle soutint la fraction bolchevique dans toutes les questions fondamentales de la révolution russe. A partir de 1907, Luxembourg s’est consacrée entièrement au travail alle­mand, occupant une position gauche radicale et menant une lutte contre le centre et l’aile droite... La part qu’elle prit dans l’insurrection de janvier 1919 fit de son nom un DRAPEAU DE LA REVOLUTION PROLETARIENNE. »

Bien entendu, l’auteur de la note manifestera sans doute demain son repentir et déclarera que sous Lénine il était aveugle, et qu’il n’a recouvré la pleine clarté que sous Staline. Aujourd’hui, des déclarations de ce genre — mélange de platitude, de crétinisme et de bouffonnerie — se font chaque jour dans la presse moscovite. Mais elles ne changent rien à l’af­faire : « Ce que la plume inscrit, la hache ne peut pas l’extir­per », dit le proverbe russe. Oui, Rosa Luxembourg est devenue le drapeau de la révolution prolétarienne.

Mais pourquoi, mais comment, Staline s’est-il mis — avec un tel retard ! — à réviser l’ancienne appréciation bolchevique sur Rosa Luxembourg ? Comme pour tous ses déboires anté­rieurs dans le domaine de la théorie, ce dernier, le plus scan­daleux, est le produit logique de sa lutte contre la théorie de la révolution permanente. Dans son article « historique », Staline consacre une fois de plus à cette théorie la plus grande place. Il ne dit rien de nouveau. Nous avons répondu il y a longtemps à tous ces arguments dans notre brochure « La Révolution Permanente ». Sous l’angle historique, cette question sera, nous l’espérons, suffisamment éclaircie dans le deuxième tome de l’« Histoire de la Révolution Russe » (« Révolution d’Octobre ») qui est sous presse. Ici, la question de la révolution permanente ne nous intéresse que dans la mesure où Staline y mêle le nom de Rosa Luxembourg. Nous verrons tout à l’heure comment le théoricien de malheur s’est ingénié à se tendre un piège à lui-même.

Après avoir rappelé les discussions entre mencheviks et bolcheviks sur la question des forces motrices de la révolution russe en trouvant le moyen d’accumuler, en quelques lignes, une série d’erreurs que nous ne pouvons pas relever ici, Staline écrit : « Quelle fut l’attitude dans ces discussions des s.-d. allemands de gauche, de Parvus et de Rosa Luxembourg ? Ils ont inventé un schéma utopique et semi-menchevique de la révolution permanente... Par la suite, ce schéma semi-menche­vique de la révolution permanente fut repris par Trotsky (partiellement par Martov) et transformé en instrument de lutte contre le léninisme... » Telle est l’histoire inattendue de la créa­tion de la théorie de la révolution permanente selon les der­nières investigations historiques de Staline. Mais l’investigateur oublia, hélas ! de jeter un coup d’œil dans ses précédents savants ouvrages. En 1925, le même Staline s’était déjà prononcé sur cette question dans sa polémique contre Radek. Voici ce qu’il écrivit alors : « Il n’est pas vrai que la théorie de la révolution permanente fut... mise en avant, en 1905, par Rosa Luxembourg et Trotsky. En réalité, cette théorie fut mise en avant par Parvus et Trotsky. » On peut trouver cette affirma­tion à la page 185 des « Questions du léninisme » de l’édition russe de 1926. Il faut espérer qu’elle se trouve aussi dans toutes les éditions étrangères.

Ainsi, en 1925, Staline proclama l’innocence de Rosa Luxembourg d’un péché mortel : la participation à l’élaboration de la théorie de la révolution permanente. « En réalité, cette théorie fut mise en avant par Parvus et Trotsky. » En 1931, nous apprenons chez le même Staline que ce sont notamment « Parvus et Rosa Luxembourg qui ont... inventé le schéma utopique et semi-menchevique de la révolution permanente ». Quant à Trotsky, il n’est pas coupable d’avoir élaboré cette théorie, il n’a fait que la « reprendre », en compagnie... de Mar­tov ! ! ! Staline est pris, une fois de plus, la main dans le sac. Est-ce de l’ignorance crasse ou s’acharne-t-il à brouiller les cartes dans les questions fondamentales du marxisme ? Un tel dilemme n’est pas juste. En réalité, l’un et l’autre. Les falsifi­cations staliniennes sont conscientes dans la mesure où elles sont dictées, à chaque moment donné, par des intérêts person­nels bien déterminés. Elles sont en même temps mi-conscientes dans la mesure où son ignorance grossière ne contrarie pas son arbitraire dans le domaine théorique.

Mais le fait est là. Dans la lutte contre « la contrebande trotskyste », Staline s’est heurté en 1931 à son nouvel ennemi personnel, Rosa Luxembourg ! Il n’a pas hésité un instant à la calomnier et, avant de mettre en circulation des doses mas­sives de grossièreté et de déloyauté, il ne s’est pas même soucié de vérifier ce qu’il avait écrit sur la même question cinq ans auparavant.

La nouvelle variante de l’histoire des idées de la révolution permanente est dictée avant tout par le désir de servir un plat plus pimenté que les précédents. Il est inutile d’ajouter que Martov est ici tiré par les cheveux pour épicer davantage le mets théorico-historique. Martov eut toujours une attitude hostile à la théorie et à la pratique de la révolution permanente, et il sou­ligna à l’époque plus d’une fois que les positions de Trotsky sur la révolution étaient réfutées tant par les bolcheviks que par les mencheviks. Mais cela ne vaut pas la peine de s’y arrêter.

C’est vraiment une fatalité : il n’y a pas une seule question importante de la révolution prolétarienne internationale sur laquelle Staline n’ait pas émis deux opinions diamétralement opposées. Nous savons qu’en avril 1924 il démontrait dans les « Questions du léninisme » l’impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays. Dans l’automne de la même année, il rectifia ,dans la nouvelle édition du livre, ce passage par la démonstration (c’est-à-dire par l’affirmation pure et simple) que le prolétariat « peut et doit » construire le socia­lisme dans un seul pays. Tout le reste du texte est resté sans changement. Dans les questions du parti ouvrier et paysan, des pourparlers de Brest-Litowsk, de la révolution d’Octobre, dans la question nationale, etc., etc., Staline trouvait moyen d’avan­cer, en l’espace de quelques années, parfois de quelques mois, des opinions diamétralement contradictoires. Il serait faux de mettre tout au compte d’une mauvaise mémoire. C’est beaucoup plus grave. Staline est complètement dépourvu de méthodes de pensée scientifiques et de critères de principes. Il aborde cha­que question comme si elle venait de naître et se trouvait isolée de toutes les autres questions. Son jugement suit son intérêt du jour. Les contradictions qui le confondent sont la rançon de son empirisme vulgaire. Rosa Luxembourg ne se présente pas pour lui dans la perspective du mouvement ouvrier allemand, polonais et mondial de la dernière moitié du siècle. Non, elle est pour lui une figure chaque fois nouvelle et isolée au sujet de laquelle il est obligé dans chaque circonstance nouvelle de se poser la question : Est-ce un ami ou un ennemi ? L’ins­tinct suggéra cette fois-ci au théoricien du socialisme dans un seul pays que l’ombre de Rosa Luxembourg lui est implacable­ment hostile. Mais cela n’empêche pas la grande ombre de demeurer le drapeau de la révolution prolétarienne mondiale.

Rosa Luxembourg critiquait de sa prison, en 1918, très sévèrement et, dans son ensemble, faussement, la politique bolche­vique. Mais même dans ce travail qui compte parmi ses travaux les plus erronés, on aperçoit ses ailes d’aigle. Voici son appré­ciation générale de l’insurrection d’Octobre : « Tout ce que le parti est en mesure de montrer dans le domaine du courage, de l’action, de la perspicacité et de la conséquence révolution­naires, tout cela fut accompli entièrement par Lénine, Trotsky et leurs camarades. Tout l’honneur révolutionnaire et l’apti­tude à l’action qui manquèrent à la social-démocratie de l’Occi­dent se trouvent représentés par les bolcheviks. Leur insurrec­tion d’Octobre fut non seulement le salut réel de la révolution russe, mais aussi le salut de l’honneur du socialisme interna­tional. » Est-ce là la voix du centrisme ?

Luxembourg soumet ensuite à une critique sévère la politique bolchevique dans le domaine agraire, le mot d’ordre d’auto­détermination nationale et la renonciation à la démocratie formelle. Dans cette critique dirigée également contre Lénine et contre Trotsky elle ne fait, disons le en passant, aucune distinc­tion entre leurs points de vue : et pourtant Rosa Luxembourg savait lire, comprendre et saisir les nuances. L’idée ne lui est même pas venue, par exemple, de me reprocher qu’en me soli­darisant avec Lénine dans la question agraire j’ai changé mes positions sur la paysannerie. Cependant, elle connaissait très bien ces positions puisque je les ai exposées en détail dans son journal polonais en 1909... Rosa Luxembourg termine sa critique en marquant la nécessité de « discriminer dans la politique des bolcheviks l’essentiel du secondaire, le fondamental de l’accidentel ». Le fondamental pour elle, c’est « la puissance du mouvement des masses, leur passion du socialisme ». « Dans ce sens — écrit-elle — Lénine et Trotsky, avec leurs amis, furent les premiers à donner l’exemple au prolétariat mondial. Ils restent encore aujourd’hui les seuls qui aient le droit de s’exclamer comme Hutten : « J’ai osé ! »

Oui, Staline a suffisamment de raisons pour haïr Rosa Luxembourg. Mais d’autant plus grand est notre devoir de pré­server la mémoire de Rosa Luxembourg contre la calomnie de Staline, reprise par des fonctionnaires appointés des deux hémisphères ; d’autant plus grand est notre devoir de trans­mettre dans toute sa splendeur et son haut pouvoir d’éducation cette figure vraiment merveilleuse, héroïque et tragique, aux jeunes générations du prolétariat.

Prinkipo, le 26 septembre 1932.

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