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Qui était le physicien quantique Schrödinger ? Adepte ou adversaire de la discontinuité dans les sciences de la nature ?

jeudi 9 juin 2011, par Robert Paris

Le chat de Schrödinger, tout aussi imaginaire que l’expérience de pensée à laquelle il aurait été sacrifié potentiellement, aura été le chat de physicien le plus connu au monde puisqu’il est, lorsqu’il est enfermé dans sa boite, dans un état (donné par sa fonction d’onde psi) qui est à la fois mort et vivant. En effet, il peut être irradié mais on ne le sait pas tant que l’on n’a pas ouvert la boite. Il ne s’agit pas d’une plaisanterie mais du moyen trouvé par Schrödinger pour illustrer que notre monde à grande échelle par rapport au niveau des particules n’est pas indemne des problèmes posés par le monde microscopique. Il pose la question : cette superposition d’états, caractéristique des niveaux quantiques de la matière, est-elle aussi valable à notre échelle tant que l’on n’a pas effectué de mesure ? L’histoire du chat est donc un argument polémique dans la controverse qui oppose Schrödinger aux autres physiciens quantiques.

Erwin Schrödinger est un physicien qui a joué un rôle important dans la découverte de la physique quantique. Il a notamment découvert l’équation de la fonction d’onde et donné une expérience de pensée devenue fameuse : celle du chat de Schrödinger, qui illustre le fait qu’au niveau quantique il n’y pas un état d’une particule mais une superposition d’états, superposition ramenée à un seul état de manière brutale au moment de la mesure (réduction du paquet d’ondes).

Le paradoxe de Schrödinger est l’un des problèmes de pensée discuté par les physiciens quantiques au début de la découverte de cette nouvelle science. Il porte sur le problème de la relation entre le monde microphysique des particules (un noyau radioactif dont la fission est imprédictible et seulement probabiliste) et celui à notre échelle – le chat qui va être tué suite à la décomposition nucléaire d’un atome instable -. Il s’agit de rendre palpable la contradiction entre le monde à notre échelle et celui de la microphysique. Schrödinger voulait montrer que l’on ne pouvait se contenter de dire qu’il y avait une physique déterministe à notre échelle et une autre indéterministe à l’échelle microscopique. Des positions, des vitesses, des trajectoires, des objets à notre échelle et rien de tout cela au niveau dit quantique. L’apparente prédictibilité à notre niveau et des probabilités seulement au niveau quantique. Le paradoxe montre que l’on ne peut pas se contenter de dire qu’il s’agit de deux mondes, car la superposition d’états en microphysique pose le problème : le chat n’est-il pas dans la superposition d’états « mort » et « vivant » ?

Qui est et qu’est devenu le chat de Schrödinger ?

La mesure est l’une des discontinuités (réelles ou apparentes ?) posées par la physique microscopique (quantique) qui révèle, selon Schrödinger, la difficulté de concevoir un monde continu :

"Max Planck fut sérieusement effrayé par l’idée d’un échange discontinu qu’il avait introduite (1900) pour expliquer la distribution de l’énergie dans le rayonnement du corps noir. Il fit de grands efforts pour affaiblir son hypothèse et pour l’éliminer dans la mesure du possible mais ce fut vain. Vingt-cinq ans plus tard, les inventeurs de la mécanique ondulatoire entretinrent pendant un certain temps avec la plus grande ardeur l’espoir d’avoir préparé la voie à un retour de la description classique continue, mais de nouveau cet espoir fut déçu. La nature elle-même semblait rejeter une description continue." écrit Erwin Schrödinger.

Il rapporte dans "Physique quantique et représentation du monde" :

"Si l’on considère le développement de la physique au cours du dernier demi-siècle, on a l’impression que la vision discontinue de la nature nous a été imposée en grande partie contre notre volonté. Nous paraissons être entièrement satisfaits du continu. Max Planck fut sérieusement effrayé par l’idée d’un échange discontinu d’énergie qu’il avait introduite (1900) pour expliquer la distribution de l’énergie dans le rayonnement du corps noir. Il fit de grands efforts pour affaiblir son hypothèse et pour l’éliminer dans la mesure du possible, mais ce fut en vain. Vingt-cinq ans plus tard, les inventeurs de la mécanique ondulatoire entretinrent pendant un certain temps avec la plus grande ardeur l’espoir d’avoir préparé la voie à un retour de la description classique continue, mais de nouveau cet espoir fut déçu. La nature elle-même semblait rejeter une description continue, et ce refus semble n’avoir aucune relation avec les apories des mathématiciens touchant le continu."

Qui était le physicien Schrödinger ? Partisan ou adversaire de la discontinuité dans les sciences de la nature et particulièrement en physique quantique ?

Il y a une rupture et une contradiction ou un combat entre ce que découvre Schrödinger (la discontinuité) et ce qu’il souhaite, son idéal (la description continue de la nature).

C’est d’autant plus frappant que, dans son œuvre Schrödinger est l’un des physiciens quantiques qui a certainement le plus souligné le caractère discontinu des observations de la nature et les problèmes que cela pose à la conception de la causalité. Tout son effort consiste à trouver cependant une modélisation continue des phénomènes…

Cette discontinuité, Schrödinger la retrouve par tous les bouts :

 il ne se contente pas d’observer que les quanta sont des parties discrètes et inassimilables à un continuum. Il rappelle que l’énergie, elle-même, n’existe pas sous forme intermédiaire et qu’il y a donc des ruptures au niveau des interactions possible ou impossibles.

 il montre que la signature des matériaux est donnée par une série de raies discrètes et que l’existence à grande échelle d’émission au spectre apparemment continu n’est que le produit de l’agitation des atomes. La signature de l’atome est donc bel et bien discontinue.

 il affirme que la croyance en la particule matérielle, individuelle, identique à elle-même, que l’on peut suivre le long d’une trajectoire, est morte définitivement. Schrödinger abandonna très tôt le concept de corpuscules dès lors qu’il n’était plus possible d’avoir de position et de trajectoire clairement définies. Il préférait conserver la causalité et le déterminisme plutôt que la particule matérielle. Erwin Schrödinger relevait non seulement que la particule semblait parfois disparaître, qu’elle n’était pas distinguable d’une autre particule du même type avec laquelle elle interagissait et parlait d’ « emmêlement » à chaque fois que deux particules mettaient en commun leurs états.

 il montre que la description spatio-temporelle continue d’événement se succédant sans rupture n’a plus cours. La précision absolue du temps lui semble, suite à la relativité, tout à fait périmée. La notion de succession de points sans rupture est abandonnée.

 il souligne que l’observation, toujours ponctuelle, ne peut pas correspondre à cet idéal de représentation continue des faits qu’il présente comme l’illusion du monde matériel vu à notre échelle par l’homme.

 il remarque que la mesure est, elle-même, une rupture dans le développement du phénomène et qu’elle pose question par le choix du type d’observation, en menant ainsi à une bifurcation brutale du phénomène. L’acte de mesure par l’homme lui semble déjà une discontinuité.

 il relève que les inégalités d’Heisenberg représentent une limite dans la détermination des paramètres qui n’avait pas cours dans l’étude de la matière à grande échelle.

 il souligne l’existence d’un saut entre le monde macroscopique à notre échelle et celui, microscopique, des particules. Dans le premier monde, les objets suivent des trajectoires spatio-temporelles apparemment continues, ont des positions et des vitesses définies d’une manière qui est précise indépendamment, ont des formes et des compositions qui en font des objets individuels séparés, distinguables, reconnaissables, conservant sans cesse peur présence et leur individualité. Rien de tout cela n’existe dans le deuxième monde dont les lois sont seulement probabilistes et ne concernent pas les individus lesquels ne sont d’ailleurs pas discernables. Il y a donc une importante discontinuité entre le monde dit classique et le monde dit quantique.

 il rappelle que la modélisation mathématique par des nombres continus dits réels n’est pas satisfaisante car elle a un côté illusoire et elle amène sans cesse à buter sur des infiniment petits que la physique quantique a, par les quant, exclus définitivement.

Mais en même temps, il affirme que l’on ne doit pas en rester à ces constats et que la science ne doit pas renoncer à son idéal d’une description causale, continue, classique :

 il fait le choix d’une représentation ondulatoire physique qui récuse l’onde purement mathématique et qui rompt avec l’idée de particule-objet matériel et qui conserve la continuité de l’onde.

 il appuie cette image par une description mathématique de cette onde dite équation de Schrödinger.

 il développe des explications montrant que renoncer à une description continue, c’est renoncer à l’idéal du physicien et, plus largement, de l’homme qui veut comprendre la anture.

 il image cette discontinuité insupportable par l’expérience dite du chat de Schrödinger qui montre que l’on ne peut pas se contenter de la rupture entre macroscopique et microscopique sans entrer dans des paradoxes mortels…


Abstract :

Schrödinger tried to set up a wave equation for de Broglie’s stationary waves around the nucleus. Early in 1926 he succeeded in deriving the energy values of the stationary states of the hydrogen atom as ’Eigenvalues’ of his wave equation and could give a more general prescription for transforming a given set of classical equations of motion into a corresponding wave equation in a space of many dimensions. Later he was able to prove that his formalism of wave mechanics was mathematically equivalent to the earlier formalism of quantum mechanics.
Thus one finally had a consistent mathematical formalism, which could be defined in two equivalent ways starting either from relations between matrices or from wave equations. This formalism gave the correct energy values for the hydrogen atom : it took less than one year to show that it was also successful for the helium atom and the more complicated problems of the heavier atoms. But in what sense did the new formalism describe the atom ? The paradoxes of the dualism between wave picture and particle picture were not solved ; they were hidden somehow in the mathematical scheme.
A first and very interesting step toward a real understanding Of quantum theory was taken by Bohr, Kramers and Slater in 1924. These authors tried to solve the apparent contradiction between the wave picture and the particle picture by the concept of the probability wave. The electromagnetic waves were interpreted not as ’real’ waves but as probability waves, the intensity of which determines in every point the probability for the absorption (or induced emission) of a light quantum by an atom at this point. This idea led to the conclusion that the laws of conservation of energy and momentum need not be true for the single event, that they are only statistical laws and are true only in the statistical average. This conclusion was not correct, however, and the connections between the wave aspect and the particle aspect of radiation were still more complicated.
But the paper of Bohr, Kramers and Slater revealed one essential feature of the correct interpretation of quantum theory. This concept of the probability wave was something entirely new in theoretical physics since Newton. Probability in mathematics or in statistical mechanics means a statement about our degree of knowledge of the actual situation. In throwing dice we do not know the fine details of the motion of our hands which determine the fall of the dice and therefore we say that the probability for throwing a special number is just one in six. The probability wave of Bohr, Kramers, Slater, however, meant more than that ; it meant a tendency for something. It was a quantitative version of the old concept of ’potentia’ in Aristotelian philosophy. It introduced something standing in the middle between the idea of an event and the actual event, a strange kind of physical reality just in the middle between possibility and reality. r Later when the mathematical framework of quantum theory was fixed, Born took up this idea of the probability wave and gave a clear definition of the mathematical quantity in the formalism. which was to be interpreted as the probability wave. It X as not a three-dimensional wave like elastic or radio waves, but a wave in the many-dimensional configuration space, and therefore a rather abstract mathematical quantity.
Even at this time, in the summer of I926, it was not clear in every case how the mathematical formalism should be used to describe a given experimental situation. One knew how to describe the stationary states of an atom, but one did not know how to describe a much simpler event - as for instance an electron moving through a cloud chamber.
When Schrödinger in that summer had shown that his formalism of wave mechanics was mathematically equivalent to quantum mechanics he tried for some time to abandon the idea of quanta and ’quantum jumps’ altogether and to replace the electrons in the atoms simply by his three-dimensional matter waves. He was inspired to this attempt by his result, that the energy levels of the hydrogen atom in his theory seemed to be simply the eigenfrequencies of the stationary matter waves. Therefore, he thought it was a mistake to call them energies : they were just frequencies. But in the discussions which took place in the autumn of I926 in Copenhagen between Bohr and Schrödinger and the Copenhagen group of physicists it soon became apparent that such an interpretation would not even be sufficient to explain Planck’s formula of heat radiation.

SCHRODINGER SOULIGNE LA DISCONTINUITÉ DES LOIS DE LA NATURE

Schrödinger n’est pas le seul physicien à avoir souligné l’importance de la discontinuité dans la découverte des quanta.

Poincaré écrit dans "L’hypothèse des quanta" :

"Un système physique n’est susceptible que d’un nombre fini d’états distincts ; il saute d’un de ces états à l’autre sans passer par une série continue d’états intermédiaires. (...) L’ensemble des points représentatifs des divers états possibles (...) sera un grand nombre de points isolés parsemant l’espace. Ces points, il est vrai, son très serrés, ce qui nous donne l’illusion de la continuité."

Heisenberg défend l’idée que la matière subit des sauts qualitatifs, des discontinuités : « Comme vous le savez, Planck a découvert que l’énergie d’un système atomique varie de façon discontinue, que lors de l’émission d’énergie par un tel système, il existe, pour ainsi dire, des positions d’arrêt, correspondant à des énergies déterminées, c’est ce que j’ai appelé plus tard les états stationnaires. » Il cite là un débat avec Albert Einstein qui lui dit : « Vous savez que j’ai essayé de suggérer l’idée que l’atome tombe, pour ainsi dire subitement, d’un état d’énergie stationnaire à un autre, en émettant la différence d’énergie sous forme d’un paquet d’énergie ou encore quantum de lumière. Ceci serait un exemple particulièrement frappant de cette discontinuité dont j’ai parlé tout à l’heure. » Il lui répond ainsi : « Peut-être faudrait-il imaginer la transition d’un état stationnaire à un autre à peu près comme le passage d’une image à une autre dans certains films." Et Einstein répondait : « Si votre théorie est juste, vous devrez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. » Heisenberg reconnaît ne pas connaître la réponse : « Lorsque l’électron (d’un atome) saute – dans le cas d’émission de rayonnement – d’une orbite à l’autre, nous préférons ne rien dire au sujet de ce saut : est-ce un saut est-ce un saut en longueur, un saut en hauteur ou quoi d’autre ? »

Quanta et discontinuité

La discontinuité, Erwin Schrödinger n’est pas prêt à s’en accommoder ni à accepter qu’on fasse comme si de rien n’était et les solutions proposées lui semblent être des pirouettes plus que des réponses. Il écrit dans « Physique quantique et représentation du monde » :

« En partant de nos expériences à grande échelle, en partant de notre conception de la géométrie et de notre conception de la mécanique – en particulier de la mécanique des corps célestes -, les physiciens en étaient arrivés à formuler très nettement l’exigence à laquelle doit répondre une description vraiment claire et complète de tout événement physique : elle doit nous informer de façon précise de ce qui se passe en chaque point de l’espace à chaque moment du temps – bien entendu à l’intérieur du domaine spatial et de la portion de temps couverts par les événements physiques que l’on désire décrire. Nous pouvons appeler cette exigence « le postulat de la continuité de la description ». C’est ce postulat de la continuité qui apparaît ne pas pouvoir être satisfait ! Il y a, pour ainsi dire, des lacunes dans notre représentation. (…) Si j’observe une particule ici et maintenant, et si j’observe une particule identique un instant plus tard et à un endroit qui est très proche de l’endroit précédent, non seulement je ne peux pas être assuré qu’il s’agit de « la même » particule, mais un énoncé de ce genre n’aurait aucune signification absolue. Ceci paraît être absurde. Car nous sommes habitués de penser que, à chaque instant, entre les deux observations, la première particule doit avoir été « quelque part », qu’elle doit avoir suivi une « trajectoire », que nous connaissions celle-ci ou non. Et de même nous sommes habitués de penser que la seconde particule doit être venue de quelque part, doit avoir « été » quelque part au moment de notre première observation. (…) En d’autres termes, nous supposons – en nous conformant à une habitude de pensée qui s’applique aux objets palpables (note de matière et révolution : c’est ce que croyait Schrödinger avant que l’on montre que nous ne voyons rien en continu, même à notre échelle) – que nous aurions pu maintenir notre particule sous une observation « continue » et affirmer ainsi son identité.

C’est cette habitude de pensée que nous devons rejeter. Nous ne devons pas admettre la possibilité d’une observation continue. Les observations doivent être considérées comme des événements discrets, disjoints les uns des autres. Entre elles il y a des lacunes que nous ne pouvons combler. Il y a des cas où nous bouleverserions tout si nous admettions la possibilité d’une observation continue. C’est pourquoi j’ai dit qu’il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents, mais cela n’arrive que dans des circonstances particulières et pendant une période de temps extrêmement courte dans chaque cas particulier. (…)

L’idée d’un « domaine continu », si familière aux mathématiques d’aujourd’hui, est tout à fait exorbitante, elle représente une extrapolation considérable de ce qui est réellement accessible. Prétendre que l’on puisse « réellement » indiquer les valeurs exactes de n’importe quelle grandeur physique – température, densité, potentiel, valeur d’un champ, ou n’importe quelle autre – pour « tous » les points d’un domaine continu, c’est là une extrapolation hardie.
Nous ne faisons « jamais » rien d’autre que déterminer approximativement la valeur de la grandeur considérée pour un nombre très limité de points et ensuite « faire passer une courbe continue par ces points ».

Ce procédé nous suffit parfaitement dans la plupart des problèmes pratiques, mais du point de vue épistémologique, du point de vue de la théorie de la connaissance, il s’agit là de tout autre chose que d’une description continue soi disant exacte. (…)

Les faits observés ne peuvent donc pas être mis en accord avec une description continue dans l’espace et le temps. (...) En 1913, Bohr fut amené à supposer que l’atome passe brusquement d’un état à l’autre, et que, au cours d’une telle transition, il émet un train d’ondes lumineuses (...) Les faits observés ne peuvent donc pas être mis en accord avec une description continue dans l’espace et le temps. (...) Nos difficultés actuelles en physique sont liées aux difficultés conceptuelles bien connues qui s’attachent à l’idée du continu. (...) Si l’on considère le développement de la physique au cours du dernier demi-siècle, on a l’impression que la vision discontinue de la nature nous a été imposée en grande partie contre notre volonté. Nous paraissons être entièrement satisfaits du continu. Max Planck fut sérieusement effrayé par l’idée d’un échange discontinu qu’il avait introduite (1900) pour expliquer la distribution de l’énergie dans le rayonnement du corps noir. Il fit de grands efforts pour affaiblir son hypothèse et pour l’éliminer dans la mesure du possible mais ce fut vain. Vingt-cinq ans plus tard, les inventeurs de la mécanique ondulatoire entretinrent pendant un certain temps avec la plus grande ardeur l’espoir d’avoir préparé la voie à un retour de la description classique continue, mais de nouveau cet espoir fut déçu. La nature elle-même semblait rejeter une description continue (...). Les mathématiciens de l’époque d’Anaximène considéraient une ligne géométrique comme formée de points. Tout se passe sans doute fort bien aussi longtemps qu’on laisse la ligne telle qu’elle est. Mais s’il s’agit d’une ligne matérielle et qu’on commence à l’étirer – ses points ne vont-ils pas s’écarter les une des autres en laissant des lacunes entre eux ? Car l’étirement ne peut produire de nouveaux points et le même ensemble de points ne peut arriver à couvrir un intervalle plus grand. Le moyen le plus simple pour échapper à ces difficultés qui résident dans le caractère mystérieux du continu, c’est celui qui a été utilisé par les atomistes. Il consiste à considérer la matière comme constituée depuis l’origine de « points » isolés ou plutôt de petites particules qui s’écartent les une des autres aux moments où il y a raréfaction et qui se rapprochent à des distances plus courtes aux moments où il y a condensation, tout en demeurant elles- mêmes inchangées. »

Le physicien quantique Erwin Schrödinger montre dans « Qu’est-ce que la vie ? » combien il a compris que la discontinuité ne se limite pas aux quanta :

« Darwin se trompe en considérant les petites variations, continues et accidentelles, qui ne peuvent manquer de se produire, même parmi les populations les plus homogènes, comme la matière sur laquelle opère la sélection. Car il a été prouvé qu’elles ne sont pas héréditaires. (..) Le Hollandais de Vries découvrit que (l’évolution provenait) d’un très petit nombre d’individus (..) apparaissant avec des changements peu accentués mais brusques, le terme ’’brusque’’ signifie, non pas que le changement soit très considérable, mais qu’il représente une discontinuité, en ce sens qu’il n’y a pas de formes intermédiaires entre les individus inchangés et les quelques uns qui ont changé. De Vries appelle ce phénomène une mutation. Cela rappelle à un physicien la théorie des quanta – pas d’énergies intermédiaires entre deux niveaux voisins d’énergie. Il serait tenté d’appeler, d’une façon figurée, la théorie des mutations de De Vries, la théorie quantique de la biologie. (..) Les mutations sont dues en fait à des sauts quantiques de la molécule du gène. (..) La grande révolution de la théorie des quanta fut que des caractères de discontinuités furent découverts dans le Livre de la Nature, dans un contexte où tout autre chose que la continuité apparaissait comme absurde d’après les vues admises jusqu’à ce moment. »
L’ « expérience de pensée » dite du « chat de Schrödinger » est ainsi donnée par son auteur : « L’instant exact de la désintégration d’un atome radioactif ne peut être connu à l’avance puisque la mécanique quantique la décrit comme un processus spontané qui n’admet pas d’explication causale. Plaçons un chat, celui de Schrödinger, dans un boite. (…) Ajoutons y un dispositif de telle sorte que, si l’émission de la particule issue de la désintégration (le neutron) a lieu, alors un marteau s’abat sur une fiole contenant un gaz mortel dans la boite et le pauvre chat est mort. »

Erwin Schrödinger écrit dans « Physique quantique et représentation du monde » :

« A aucun moment, il n’existe un ensemble d’états classiques du modèle compatible avec les prédictions quantiques relatives à ce moment. (…) Il est impossible d’exprimer le degré ou la nature du flou de toutes les variables par une notion parfaitement claire (…) Des objections sérieuses apparaissent dès que l’on remarque que ce flou concerne des choses macroscopiques, palpables et visibles ; le terme « flou » est alors tout simplement faux. L’état d’un noyau radioactif est vraisemblablement tellement flou qualitativement et quantitativement qu’il n’est possible de prévoir ni l’instant de la décomposition radioactive ni la direction selon laquelle la particule alpha quitte le noyau. (…) On peut également imaginer des situations parfaitement burlesques. Un chat est enfermé dans une enceinte d’acier avec le dispositif infernal suivant (qu’il faut soigneusement protéger de tout contact direct avec le chat) : un compteur Geiger est placé à proximité d’un minuscule échantillon de substance radioactive, si petit que, durant une heure, il se peut qu’un seul des atomes se désintègre, mais il se peut également, et avec une égale probabilité, qu’aucun ne se désintègre ; en cas de désintégration, le compteur crépite et actionne, par l’intermédiaire d’un relais, un marteau qui brise une ampoule contenant de l’acide cyanhydrique. Si on abandonne ce dispositif à lui-même durant une heure, on pourra prédire que le chat est vivant à condition que, pendant ce temps, aucune désintégration ne se soit produite. La première désintégration l’aurait empoisonné. La fonction décrivant l’ensemble exprimerait cela de la façon suivante : en elle, le chat vivant et le chat mort sont (si j’ose dire mélangés ou brouillés) en proportions égales. »

Dans « La Nature et les Grecs », le physicien Erwin Schrödinger expose comment la physique quantique rejoint la notion de discontinu et de discret découverte par les philosophes grecs de l’Antiquité : « Les Grecs (...) devaient forcément, tôt ou tard, interpréter les changements de volume en termes de corps consistant en particules discrètes qui ne changent pas par elles-mêmes mais s’éloignent les unes des autres, laissant plus ou moins d’espace vide autour d’elles. C’était leur théorie atomique et c’est aussi la nôtre. (...) Même si nous avons accepté, à la suite des Grecs, l’atomisme de la matière ordinaire, nous semblons avoir fait un usage incorrect de notre familiarité avec le continu. Nous avons utilisé ce concept pour l’énergie mais le travail de Planck introduit un doute concernant la pertinence de cette utilisation. Nous utilisons également le continu pour l’espace et le temps ; on s’en passe difficilement en géométrie abstraite, mais il peut très bien se révéler inapplicable dans l’espace et le temps de la physique. »

On voit que le physicien avait conscience que la discontinuité profonde restait à explorer.

Erwin Schrödinger écrit dans « Physique quantique et représentation du monde » :

« Pendant la seconde moitié du 19ème siècle, la matière semblait être la chose permanente à laquelle nous pouvions nous attacher. Il y avait une certaine masse de matière qui n’avait jamais été créée (pour autant que le physicien pouvait le savoir) et qui ne pourrait jamais être détruite. On pouvait compter sur elle et on avait le sentiment qu’elle était incapable de s’échapper des mains qui la manipulaient. De plus, aux yeux du physicien, cette matière était soumise à des lois rigides qui présidaient à son comportement, à son mouvement – et elles y étaient soumises dans chacune de ses parties. Chaque portion de matière se mouvait suivant les forces qu’exerçaient sur elle les parties voisines, conformément à leurs situations relatives. On pouvait prédire son comportement. Toute son évolution future était déterminée de façon rigide apr les conditions initiales. (…)

La matière a cessé d’être cette chose simple, palpable, résistante, qui se meut dans l’espace, dont on peut suivre la trajectoire, dont chaque partie peut être suivie dans son propre mouvement – telle qu’on peut énoncer les lois précises qui en régissent le mouvement. (…) Nous avons été obligés de renoncer à l’idée qui fait d’une particule une entité individuelle dont l’ « identité » subsiste en principe éternellement. Bien au contraire, nous sommes actuellement obligés d’affirmer que les constituants ultimes de la matière n’ont aucune « identité ». Quand on observe une particule d’un certain type, par exemple un électron, à tel instant et à tel endroit, cela doit être regardé en principe comme un événement isolé. Même si on observe une particule similaire un très court instant après à un endroit très proche du premier, et même si on a toutes les raisons de supposer une connexion causale entre la première et la seconde observation, l’affirmation selon laquelle c’est la même particule a été observée dans les deux cas n’a aucune signification vraie, dépourvue d’ambiguïté. (…)

La situation est plutôt déconcertante. Vous allez me demander : que sont donc ces particules si elles ne sont pas individualisées ? Et vous pourriez aussi porter votre attention sur une autre espèce de transition graduelle, celle qui existe entre une particule élémentaire et un corps palpable de notre entourage, auquel nous attribuons une identité individuelle. Un certain nombre de particules constituent un atome. Plusieurs atomes s’unissent pour constituer une molécule. (…) Finalement nous pouvons observer que tous les objets tangibles qui nous entourent sont composés de molécules, qui sont composées d’atomes, qui sont composés de particules élémentaires, et si ces dernières n’ont pas d’individualité, comment, par exemple, ma montre-bracelet peut-elle posséder une individualité ? Où est la limite ? Comment l’individualité apparaît-elle dans des objets composés d’éléments non individuels ? (…) C’est visiblement la forme ou la configuration particulière qui établit l’identité de façon certaine, et non le contenu matériel. (…) Je considère qu’il y a une bonne analogie (…) Un homme revient, après vingt ans d’absence, dans la maison de campagne où il a passé son enfance. Il est profondément ému de trouver les lieux inchangés. C’est « la même » petite rivière qui coule à travers « les mêmes » prairies. (..) La forme et l’organisation de tout le site sont demeurées les mêmes, bien que le « matériau » soit complètement transformé dans la plupart des objets mentionnés. (…) Retournons maintenant à nos particules élémentaires et aux petits agrégats de particules tels que les atomes et les petites molécules. Selon la vielle conception leur individualité était basée sur l’identité des matériaux dont elles étaient faites. (…) dans tout cet exposé, nous devons prendre le mot « configuration » en un sens beaucoup plus large que celui de « forme géométrique ».

Il n’y a en effet aucune observation qui concerne la forme géométrique d’une particule ou même d’un atome (note de RP : ce ne sont pas des boules...) (…) Prenons par exemple l’atome de fer. On peut rendre visible à loisir une partie très intéressante et hautement compliquée de sa structure. (...) On introduit un petit morceau de fer (ou d’un sel de fer) dans l’arc électrique et on photographie son spectre, tel qu’il est produit par un puissant réseau optique. On trouve des dizaines de milliers de fines raies spectrales, c’est-à-dire des dizaines de milliers de longueurs d’onde définies contenues dans la lumière qu’émet un atome de fer à ces températures élevées. Et elles sont toujours les mêmes, exactement les mêmes. (…) Alors qu’il est impossible de trouver quoique ce soit au sujet de la forme géométrique d’un atome – même avec le microscope le plus puissant – il est possible de découvrir sa structure permanente caractéristique, rendue visible dans son spectre. (…)

A l’état solide incandescent ou à l’état liquide, le fer émet un spectre continu, plus ou moins le même que tout autre solide ou liquide à la même température – les raies fine ont entièrement disparu, ou, plus exactement, elles sont entièrement recouvertes, à cause de la perturbation mutuelle que les atomes voisins exercent les uns sur les autres. (…)

En partant de nos expériences à grande échelle, en partant de notre conception de la géométrie et de notre conception de la mécanique – en particulier de la mécanique des corps célestes -, les physiciens en étaient arrivés à formuler très nettement l’exigence à laquelle doit répondre une description vraiment claire et complète de tout événement physique : elle doit nous informer de façon précise de ce qui se passe en chaque point de l’espace à chaque moment du temps (…) Nous appelons cette exigence « le postulat de la continuité de la description ». C’est ce postulat de la continuité qui apparaît ne pas pouvoir être satisfait ! Il y a pour ainsi dire des lacunes (des trous) dans notre représentation. (…) Si j’observe une particule ici et maintenant, et si j’observe une particule un instant plus tard et à un endroit qui est très proche de l’endroit précédent, non seulement je ne peut être assuré qu’il s’agit de « la même » particule, mais un tel énoncé n’a aucune signification. (...) Nous supposons – en nous conformant à une habitude de pensée qui s’applique aux objets palpables – que nous aurions pu maintenir notre particule sous une « observation continue » et affirmer ainsi son identité. C’est une habitude de pensée que nous devons rejeter. Nous ne pouvons pas admettre la possibilité d’une observation continue. Les observations doivent être considérés comme des événements discrets, disjoints les uns des autres. Entre elles, il y a des lacunes que nous ne pouvons combler. Il y a des cas où nous bouleverserions tout si nous admettions la possibilité d’une observation continue. C’est pourquoi j’ai dit qu’il vaut mieux ne pas regarder une particule comme une entité permanente, mais plutôt comme un événement instantané. Parfois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’être des objets permanents, mas cela n’arrive que dans des circonstances particulières et pendant une période temps extrêmement courte dans chaque cas particulier.

(…) L’idéal naïf du physicien classique ne peut être réalisé : (…) il nécessite de concevoir une information à propos de chaque point de l’espace à chaque moment du temps. L’effondrement de cet idéal comporte une conséquence très immédiate. Car, à l’époque où cet idéal de la continuité de la description n’était pas mis en doute, les physiciens avaient l’habitude de formuler le principe de causalité à l’usage de leur science sous une forme extrêmement claire et précise. (…) Cette forme du principe de causalité inclut le principe de l’ « action proche » (ou de l’absence d’action à distance) (…) ou encore, en termes plus simples, quoique moins précis, ce qui arrive quelque part à un moment donné dépend seulement, et cela de façon non ambiguë, de ce qui s’est passé dans le voisinage immédiat « juste un instant plus tôt ». La physique classique reposait entièrement sur ce principe. (…) Evidemment, si l’idéal d’une représentation continue, « sans lacunes », s’écroule cette formulation précise du principe de causalité s’écroule également. (…)

Quelque pénible que puisse être la perte de cet idéal, en le perdant nous avons probablement perdu quelque chose qu’il valait vraiment la peine de perdre. Il nous paraissait simple parce que l’idée de continu nous paraît simple. Nous avons un peu perdu de vue les difficultés qu’elle implique. (…) L’idée d’un « domaine continu », si familière aux mathématiques d’aujourd’hui, est tout à fait exorbitante, elle représente une extrapolation considérable de ce qui nous est réellement accessible. Prétendre que l’on puisse réellement indiquer les valeurs exactes de n’importe quelle grandeur physique – température, densité, potentiel, valeur d’un champ, ou n’importe quelle autre – pour tous les points d’un domaine continu, c’est là une extrapolation hardie. Nous ne faisons jamais rien d’autre que déterminer approximativement la valeur de la grandeur considérée pour un nombre très limité de points et ensuite « faire passer une courbe continue par ces points. » Ce procédé nous suffit parfaitement dans la plupart des problèmes pratiques, mais du point de vue épistémologique, du point de vue de la théorie de la connaissance, il s’agit là de tout autre chose que d’une description continue soi-disant exacte. (…)

Notre désir d’obtenir des descriptions continues fut renforcé par le fait que les mathématiciens prétendent être capables de donner des descriptions continues simples de certaines de leurs constructions mentales simples. (…) Les faits observés (au sujet des particules et de la lumière, des différentes espèces de rayonnement et de leurs interactions mutuelles) paraissent n’être guère compatibles avec l’idéal classique d’une description continue dans l’espace et dans le temps. Permettez-moi de m’expliquer à l’égard du physicien en évoquant un exemple : dans sa fameuse théorie des raies spectrales, qu’il proposa en 1913, Bohr fut amené à supposer que l’atome passe brusquement d’un état à l’autre, et que au cours d’une telle transition, il émet un train d’ondes lumineuses de plusieurs pieds de long, contenant des centaines de milliers d’ondes et exigeant pour sa formation un temps considérable. On ne peut donner aucune information sur l’atome au cours de cette transition.

Les faits observés ne peuvent donc pas être mis en accord avec une description continue dans l’espace et le temps ; cela parait impossible, du moins dans la plupart des cas. (…) La méthode qui a été adoptée à l’heure actuelle peut vous paraître surprenante. Elle revient à ceci. : nous donnons effectivement une description complète, continue dans l’espace et dans le temps, sans omissions ni lacunes, conformément à l’idéal classique – c’est la description de « quelque chose ». Mais nous ne prétendons pas que ce « quelque chose » s’identifie aux faits observés ; et nous prétendons encore moins que nous décrivons ainsi ce que la nature (C’est-à-dire la matière, le rayonnement, etc.) est réellement. En fait nous utilisons cette description (la description dite ondulatoire »

Michel Bitbol dans "Le corps matériel et l’objet de la physique quantique" :

"E. Schrödinger a sans doute été celui des créateurs de la théorie quantique qui a le plus insisté sur cette carence des critères d’identité dans l’espace ordinaire, et qui en a tiré les conclusions les plus radicales. Selon lui, en l’absence de critères d’identité ou de génidentité stricte, on doit aller jusqu’à refuser de faire référence à la moindre particule. "Selon moi, écrivait-il, abandonner la trajectoire équivaut à abandonner la particule". L’indisponibilité principielle de toute trajectoire (principielle parce qu’ayant valeur légale en théorie quantique à travers les relations d’indétermination) conduit même à admettre que "(...) les particules, dans le sens naïf d’antan, n’existent pas . Le discours du physicien s’en trouve complètement inversé. Au lieu d’admettre qu’à faible distance, des particules individuelles ont une "probabilité d’échange" non nulle, qu’on risque alors de les prendre l’une pour l’autre et de perdre les conséquences statistiques de leur individualité, Schrödinger n’hésite pas à affirmer qu’"(...) il n’y a pas d’individus qui pourraient être confondus ou pris l’un pour l’autre. De tels énoncés sont dénués de sens". Plutôt que d’utiliser un formalisme impliquant des opérateurs de symétrie et d’anti-symétrie, avec ses états étiquetés par des noms de particules et ses permutations d’étiquettes, il préconise par conséquent de mettre en oeuvre le formalisme de la théorie quantique des champs, dans lequel il n’est plus du tout question de n particules dans un état, mais d’un état dans son n-ième niveau quantique. De plus, au lieu de considérer que des particules ont une trajectoire approximative, Schrödinger signale que tout ce dont on dispose, et tout ce que régit la mécanique quantique, ce sont "(...) de longs chapelets d’états successivement occupés (...)". La seule chose qui conduit bien des physiciens à parler de trajectoires de particules dans ce cas est que "(...) de tels chapelets donnent l’impression d’un individu identifiable (...)". Il ne s’agit là que d’une impression, ou pire d’une illusion, surenchérit Schrödinger : "Quelques fois ces événements forment des chaînes qui donnent l’illusion d’entités permanentes".

SCHRODINGER HOSTILE A LA DISCONTINUITÉ DANS LA DESCRIPTION DE LA NATURE

Schrödinger déclare : « Si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m’être jamais occupé de théorie quantique. »

Erwin Schrödinger rapporte dans "Physique quantique et représentation du monde" :

"Il n’y a aucune lacune dans l’image que nous donne la mécanique ondulatoire, pas même en ce qui concerne la causalité. La description ondulatoire est conforme à l’exigence classique d’un déterminisme absolu (…) A quoi peut bien servir une telle description si, comme je l’ai dit, on ne voit pas qu’elle décrive les faits observables ni la figure réelle de la nature ? (…) Les lacunes, éliminées de la description ondulatoire, se sont réfugiées dans la connexion qui relie la description ondulatoire aux faits observables. Ceux-ci ne correspondent pas de façon biunivoque à la description. (…) Je ne pense pas que, même aujourd’hui, on trouverait beaucoup de physiciens prêts à souscrire à l’idée que « les ondes lumineuses n’existent pas réellement, qu’elles sont simplement des ondes de connaissance » (citation libre de Jeans), en tout cas on n’en trouverait pas certainement pas parmi les physiciens expérimentaux. (…) Pourquoi donc en est-on venu à douter de la « réalité » des ondes ? Pour deux raisons. a) les rayons cathodiques sont manifestement constitués d’électrons individuels (…) b) Il y a des raisons d’affirmer que la lumière elle-même consiste également en particules individuelles – appelées photons.

Cependant on peut de nouveau objecter à cette manière de voir que dans aucun des deux cas on ne peut se dispenser de recourir malgré tout au concept d’onde si l’on désire rendre compte des franges d’interférences. Et on peut objecter également que les particules ne sont pas des objets identifiables, qu’elles pourraient être considérés comme des événements de nature explosive se produisant dans le front de l’onde (…) On ne peut arriver – ni dans le cas de la lumière ni dans celui des rayons cathodiques – à comprendre ces phénomènes au moyen du concept de corpuscule isolé, individuel, doué d’une existence permanente. (…)
Mais retournons à notre question, quelque rudimentaire que puisse en être l’énoncé : l’impossibilité d’une description continue, sans lacunes et ininterrompue dans l’espace et dans le temps, est-elle réellement fondée sur des faits irréfutables ? L’opinion courante parmi les physiciens affirme qu’il en est bien ainsi. Bohr et Heisenberg ont proposé à ce sujet une théorie très ingénieuse (…) Je vais en faire la critique, mais je dois d’abord la résumer brièvement. Elle se présente comme suit. Nous ne pouvons faire une constatation de fait à propos d’un objet naturel donné (ou d’un système physique) sans « entrer en contact » avec lui. Ce « contact » est une interaction physique réelle. Même s’il consiste uniquement à « regarder l’objet », celui-ci doit être frappé par des rayons lumineux et les réfléchir dans l’œil ou dans quelque instrument d’observation. Cela signifie qu’il y a interférence entre l’objet et le système d’observation. (…) C’est cette situation qui est censée expliquer pourquoi une description complète et sans lacunes des objets physiques est impossible. (…) Je dis que cette interprétation suggère d’elle-même ce qui suit : il existe effectivement un objet physique parfaitement déterminé, mais je ne peux jamais tout savoir à son sujet. (…) Mais Bohr et Heisenberg veulent dire tout autre chose. Ils veulent dire que l’objet n’a pas une existence indépendante du sujet qui l’observe. (…) Si l’on considère le développement de la physique au cours du dernier demi-siècle, on a l’impression que la vision discontinue de la nature nous a été imposée en grande partie contre notre volonté. Nous paraissons être entièrement satisfaits du continu. Max Planck fut sérieusement effrayé par l’idée d’un échange discontinu d’énergie qu’il avait introduite (1900) pour expliquer la distribution de l’énergie dans le rayonnement du corps noir. Il fit de grands efforts pour affaiblir son hypothèse et pour l’éliminer dans la mesure du possible, mais ce fut en vain. Vingt-cinq ans plus tard, les inventeurs de la mécanique ondulatoire entretinrent pendant un certain temps avec la plus grande ardeur l’espoir d’avoir préparé la voie à un retour de la description classique continue, mais de nouveau cet espoir fut déçu. La nature elle-même semblait rejeter une description continue, et ce refus semble n’avoir aucune relation avec les apories des mathématiciens touchant le continu."

"Du point de vue philosophique, un verdict définitif dans ce sens (l’abandon des images intuitives de la matière et de la lumière) équivaudrait pour moi à l’obligation de déposer les armes."
Il préfère renoncer à la particule discontinue : « Les particules ne sont pas des objets identifiables. (...) elles pourraient être considérées comme des événements de nature explosive (...) On ne peut pas arriver – ni dans le cas de la lumière ni dans celui des rayons cathodiques - à comprendre ces phénomènes au moyen du concept de corpuscule isolé, individuel doué d’une existence permanente. (...) La meilleure connaissance possible d’un ensemble n’inclut pas nécessairement la meilleure connaissance possible de chacune de ses parties. (...) Selon la vieille conception leur individualité (des particules et des atomes) était basée sur l’identité des matériaux dont elles sont faites. (...) Dans la nouvelle conception, ce qui est permanent dans ces particules élémentaire sous ces petits agrégats, c’est leur forme ou leur organisation. » expose le physicien Erwin Schrödinger dans « Physique quantique et représentation du monde ».

Il développe la notion d’onde qu’il mathématise dans sa fameuse « équation de Schrödinger ».

Rappelons que l’équation de Schrödinger, fondamentale en physique quantique, est une équation de fonctions continues et de paramètres continus, même si sa solution introduit des quantités discrètes donc discontinues.

Voilà comment E. Schrödinger expose dans « la situation actuelle en mécanique quantique » ce qu’il propose pour que la fonction d’onde permette d’éviter les sauts quantiques :

« Comme nous l’avons vu, lorsque deux systèmes interagissent, leurs fonction psi, elles, n’interagissent pas, mais cessent immédiatement d’exister, tandis qu’une fonction psi unique pour le système global les remplace. (…) Nous pouvons dire que nous disposons provisoirement d’une description globale des deux systèmes (…) La meilleure connaissance possible pour un système n’implique pas celle de chacune de ses parties ; et c’est cela qui nous hante. »

Aucune représentation spatio-temporelle continue ne permet de décrire les faits observés à l’échelle atomique. Les physiciens quantiques comme Bohr et Heisenberg ont donné une réponse simple, claire et radicale : il n’existe pas de manière de décrire le monde à cette échelle et il est inutile d’en chercher une. Quant à trouver une description discontinue, Schrödinger l’écarte en fait, écrivant dans « Science et humanisme » que ce serait une description « lacunaire », menant à « une pensée vague, arbitraire et obscure », tout le contraire de son idéal de la science de la nature : une pensée, claire, précise, complète et concrète…Avec la physique ondulatoire qu’il préconise, Schrödinger est le premier à reconnaître, toujours dans « Science et humanisme », que « Les lacunes, éliminées de la description ondulatoire, se sont réfugiées dans la connexion qui relie la description ondulatoire aux faits observables. »

Comme le relève Michel Bitbol, dans son introduction à l’édition française de « Physique quantique et représentation du monde » de Schrödinger, « Son attitude face à cet obstacle ressemble plutôt à une fuite en avant qui ne va cesser de s’amplifier au cours des années 1950 : une priorité toujours plus grande accordée au modèle continu. (…) Les physiciens les plus âgés (A. Einstein, M. Planck, W. Nernst, W. Wien, etc) approuvaient le retour opéré par Schrödinger à un schème continu et à l’utilisation d’équations aux dérivées partielles, tandis que la jeune génération, qui venait de créer la mécanique matricielle (Heisenberg, tout particulièrement), se révoltait contre ce qu’elle prenait pour un recul. La chronologie des interprétations schrödingériennes du formalisme de la mécanique quantique s’établit comme suit : en 1926 Schrödinger formule la « mécanique ondulatoire ». Il considère à l’époque que l’entité mathématique principale de sa théorie (la fonction psi) offre une description complète, adéquate et continue dans l’espace et dans le temps, des données empiriques obtenues sur les objets d’échelle atomique (c’est dans ce sens restreint qu’il a pu parler de l’onde psi comme de quelque chose de « réel »).(…) Dans un article de 1926, il écrit : « Nous avons si souvent parlé jusqu’à présent et en des termes si concrets des « oscillations psi » comme de quelque chose de tout à fait réel. En effet, celles-ci ont quelque chose de tout à fait réel à leur base, même d’après la conception actuelle, à savoir les fluctuations essentiellement réelles de la densité spatiale électrique ». (…) Dans « La nature et les Grecs », il précise que ce que l’on entend par « réel » se rapporte à des phénomènes actuels et virtuels, ordonnés suivant certaines règles Vers 1927-1928, les insuffisances de sa conception lui paraissent insurmontables et il se rallie donc, non sans un grand scepticisme, aux éléments principaux de l’interprétation dominante proposée par Bohr et Heisenberg. (…) En 1935, à la suite de sa lecture du célèbre article d’Einstein, Podolsky et Rosen, Schrödinger parvient à formuler clairement les raisons de son scepticisme. Son article « La situation actuelle en mécanique quantique » en témoigne. Enfin, à partir des années 1940, et dans les années 1950, Schrödinger tente de redonner à la fonction psi quelque chose de sa connotation « réaliste » de 1926, tout en l’enrichissant de l’enseignement des réflexions critiques de la période intermédiaire. (…) Le but d’une description scientifique, rappelle-t-il en 1948, est non pas d’établir une simple chronique des faits, mais de valider des énoncés du type : « à chaque fois qu’il arrive ceci, il arrive ensuite cela ». (…)

L’hostilité de Schrödinger vis-à-vis de l’idée de « saut quantique » ne s’est pratiquement jamais démentie depuis 1926. (…) Beaucoup plus tard, en 1952, (…) dans un appendice à son ouvrage « Statistical Thermodynamics », il écrit : « La conception selon laquelle un processus physique consiste en transferts permanents de paquets d’énergie entre les microsystèmes ne peut, lorsqu’on y réfléchit sérieusement, passer pour quoique ce soit d’autre qu’une métaphore parfois utile. » Dans l’intervalle, et en particulier durant les années 1930-1940, Schrödinger a souvent mis en œuvre le concept de saut quantique, mais seulement en tant qu’auxiliaire mathématique provisoire et suspect. (…) A ses yeux, l’idée que chaque objet microscopique faisant partie d’une certaine population puisse occuper à chaque instant un niveau d’énergie quantifié bien défini, et sauter d’un niveau à l’autre en échangeant des quanta d’énergie est « irréconciliable avec les fondements même de la mécanique quantique ». En effet, si un objet peut au mieux se voir associer une probabilité d’être trouvé dans un état d’énergie donné lors d’une mesure, on ne peut pas dire qu’il est dans un état d’énergie bien déterminé d’où il pourrait sauter dans un autre.

SCHRODINGER A-T-IL PU SUPPRIMER LA DISCONTINUITÉ ?

La question que se pose Schrödinger est : comment trouver un objet matériel qui soit à la fois tangible, réel, et discontinu, ayant une véritable existence et une manifestation intermittente, floue et fluctuante ? Comment un tel objet peut-il être à la fois onde et corpuscule ? Comme, à la suite des travaux de Louis de Broglie sur l’onde de matière, Schrödinger a trouvé l’équation d’onde, il suppose que la particule découle de l’onde et il lui reste à trouver quelle réalité se cache derrière cette onde. C’est aussi l’absence d’individualité et d’identité qu’auraient les corpuscules qui l’y pousse. Il choisit donc de renoncer à la dualité et de faire reposer toute réalité sur l’onde : les corpuscules ne seraient rien d’autre qu’une émanation issue de la « crête d’écume »… Et là, il tombe sur un os : pas de réalité matérielle pour l’onde elle-même !

Dès que Schrödinger eut abouti à ce résultat, il se posa la question du problème : puisque toute particule, peut être traitée comme une onde — peut-on retrouver la particule à partir d’une fonction d’onde solution de son équation ? Cela amène à se demander : qu’est ce qu’est la fonction d’onde ? Est-ce un objet physique, ou bien un simple intermédiaire de calcul ?
Le fait est, que la fonction d’onde est une fonction complexe. Schrödinger proposa une explication, rapidement montrée incorrecte. C’est finalement Max Born qui fournit en 1926 l’interprétation aujourd’hui majoritairement acceptée : la fonction d’onde elle-même n’a pas de réalité physique, mais le module de son carré, est une densité de probabilité, sous-entendu une densité de probabilité de trouver la particule ou densité de probabilité de présence, mais on est en panne pour dire la présence de « quoi »… car la matière et la lumière ne sont alors définies que par cette « probabilité » et on ne peut pas parler de particule réelle ni d’onde réelle. Pire encore, on ne peut pas calculer la densité de probabilité sans passer par la fonction d’onde — on peut alors qualifier Ψ d’amplitude de probabilité (par analogie avec l’amplitude de la lumière).

Erwin Schrödinger ne se réconcilia jamais avec cette interprétation statistique. Beaucoup de scientifiques d’alors réagirent de même, convaincus comme on est en droit de l’être que la description en termes de probabilités ne reflète que notre méconnaissance des véritables mécanismes, encore à découvrir. Cette dernière vision, appelée théorie à variables cachées, a été montrée fausse par des travaux ultérieurs et la célèbre expérience d’Alain Aspect. La conséquence en est que la nature est probabiliste — ce qui pose la question du déterminisme de la physique et de la notion de réalité et de matérialité. Les développements ultérieurs de la théorie révèleront encore de nombreux « paradoxes » aujourd’hui vérifiés par l’expérience.

Et tout d’abord, la discontinuité est le premier paradoxe : si la matérialité (matière et lumière) repose sur des « choses », comment peuvent être aussi évanescentes ?

Nous allons voir que les formules de Schrödinger sont une manière habile de sauter ... par dessus les discontinuités mais nullement de les effacer !

Et tout d’abord la solution de Schrödinger a montré ses limites. L’équation de Schrödinger fournit le moyen, encore utilisé aujourd’hui, de prédire l’évolution dans le temps des entités étudiées en physique quantique au moyen de fonctions d’onde. La conception purement ondulatoire de Schrödinger montra tout de même ses limites. Plusieurs difficultés liées à la notion de fonction d’onde furent notées, comme la prévision de la réaction d’une telle onde lors de collision qui est en désaccord avec le comportement bien plus proche de celui d’un corpuscule qui est observé expérimentalement. L’abandon du concept d’onde permet de faire disparaître ce type de problèmes, mais, pour d’autres raisons, il est impossible d’y substituer une conception corpusculaire. Ainsi l’équation de Schrödinger produit ce que l’on appelle le principe de superposition, c’est-à-dire que, d’une manière analogue au comportement des ondes classiques, toute interaction de deux fonctions d’onde produit une nouvelle fonction d’onde qui réunit les deux premières et reste entièrement soumise au principe d’évolution de l’équation. Ce principe, non seulement rend caduque une conception corpusculaire, mais pose également une difficulté non négligeable à une théorie ondulatoire : une fonction d’onde évolue dans un espace à 3n dimensions, où n est le nombre de particules qu’elle décrit (ou paquets d’ondes dans le langage de Schrödinger). On doit à Paul Dirac la reformulation du formalisme de Schrödinger qui est encore beaucoup utilisée aujourd’hui et que l’on qualifie souvent de point de vue orthodoxe. S’il y est usuellement fait référence à des particules, c’est davantage de système dont on parle car un système peut être composé de plusieurs particules. On ne se prononce d’ailleurs guère sur le statut de ces particules et sur leur nature fondamentale, elles ne bénéficient guère mieux que d’une définition essentiellement opératoire. Le concept de fonction d’onde est remplacé par celui de vecteur d’état, bien plus abstrait et neutre concernant la nature de l’objet considéré, et ces vecteurs d’état évoluent dans des espaces de Hilbert tout autant abstrait et dotés de n dimensions, où n est le nombre d’observables du système (ce qui revient au même que les 3n dimensions de la formulation précédente et permet de conserver sans problème le principe de superposition). On peut dans un premier temps noter que cette reformulation n’est que la première, et dans un certain sens le modèle archétypal, des restructurations dont la physique quantique est perpétuellement l’objet. Les outils mathématiques sont globalement conservés mais les termes sont changés, plus souvent pour des raisons de cohérence logique et théorique qu’à cause de nouvelles données expérimentales. Dans le cas présent le formalisme évolue vers plus d’abstraction et vers les aspects consensuels de la microphysique, à savoir les succès opératoires qu’elle connaît, mais d’autres reformulations plus discutées et plus nombreuses seront proposées pour orienter la théorie quantique vers davantage de prétentions ontologiques. Ainsi certaines idées de de Broglie et Schrödinger, bien qu’ayant été mises en échec par les difficultés que nous avons évoquées, seront remises au goût du jour par des théories tentant de surmonter ces difficultés. Enfin, malgré le langage parfois corpusculaire de la formulation orthodoxe de Dirac (avec les références faites à des particules), on peut remarquer que toutes les précautions sont prises pour qu’aucun avis ne soit donné sur la caractère ondulatoire et/ou corpusculaire des entités quantiques. De même aucune signification ni aucun explication n’est donnée à la présence dans un tel formalisme d’espaces dotés de plus de trois dimensions. Ce parti pris permit de construire un formalisme inattaquable et très efficace mais incapable de fournir un réel discours sur la nature des choses. Probabilité et prévisibilité Voyons comment la théorie quantique, dans sa formulation orthodoxe, peut être qualifiée de statistique ou d’ensembliste. Ces expressions peuvent s’avérer trompeuses dans certaines circonstances mais elles possèdent une part de vérité que nous allons dégager. Dans un espace de Hilbert, un vecteur d’état (ou une fonction d’onde) ne correspond pas rigoureusement à un système précis mais à un ensemble de systèmes physiques que l’on peut considérer comme identiques. En d’autres termes, il décrit un dispositif expérimental reproductible et par conséquent se définit de manière très opératoire. Cela est encore plus clair si l’on remarque que la notion de grandeur physique est remplacée par celle d’observable pour des raisons que nous éclaircirons ultérieurement. Un vecteur d’état permet donc de prédire quelle valeur de tel observable sera mesurée, non pas sur tel système physique, mais sur un ensemble de systèmes. Il permet donc de calculer une fréquence statistique, c’est-à-dire le nombre de fois n que la valeur en question sera observée sur N dispositifs expérimentaux identiques. Dans le cas d’un système individuel, c’est-à-dire pour un dispositif expérimental particulier, la prédiction que pouvait fournir le vecteur d’état en terme de fréquences statistiques devient la probabilité d’obtenir telle ou telle valeur sur l`observable mesurée. Une réelle prédiction, c’est-à-dire la possibilité de prédire que telle valeur sera obtenue ou pas, sur un système individuel, n’est possible que dans les cas très particuliers où la probabilité en question est de 1 ou 0. L’apparition d’une théorie des probabilités en physique n’a rien d’original, elle est très courante dans toute entreprise prévisionnelle où les données en possession de l’expérimentateur sont insuffisantes. En physique classique, les probabilités sont un palliatif lié à l’absence ou à l’imprécision de certaines données. Par exemple, si l’on ne peut mesurer la masse de chacun des éléments d’un ensemble observé, on prendra une moyenne et on sera alors en mesure de calculer la probabilité que tel élément de l’ensemble soit dans tel état. Mais la physique quantique ne dispose de rien d’autre que cette probabilité, la question se pose alors de savoir à quoi elle constitue un palliatif car nous ne disposons d’aucun autre moyen plus précis de quantifier un système microscopique que le formalisme que nous avons évoqué. De plus, par sa structure mathématique très particulière en espaces vectoriels avec un nombre de dimensions variable, la théorie des probabilités utilisée par la physique quantique est très différente de celle traditionnellement utilisée dans toutes les autres sciences, dans un certain sens elle utilise même la théorie classique comme sous-système. C’est pourquoi le point de vue orthodoxe, afin d’éviter toute forme de spéculation que les physiciens pourraient qualifier de manière quelque peu péjorative de métaphysique, se limite à cette seule formulation abstraite en termes de probabilités et d’ensembles statistiques, sans pour autant admettre qu’il s’agit de la seule réalité ou que la réalité est structurée ainsi. Schrödinger a introduit son équation d’onde, sans y introduire le moindre concept de probabilité car il avait expulsé la notion de particule et avec elle celles de trajectoire et de position. Dirac, dans la reformulation qu’il en a fait, en réintroduisant des éléments corpusculaires à la théorie, a transformé un outil de calcul de l’évolution d’une onde en outil de calcul des probabilités d’observer une position ou une trajectoire (ou d’autres observables tout autant corpusculaires). C’est encore cet usage qui est fait traditionnellement de l’équation de Schrödinger et qui reste en désaccord avec l’esprit dans lequel elle a été découverte.

Le choix de supprimer le corpuscule et de le faire sortir de l’onde n’a pas permis de régler son compte à la discontinuité, contrairement à son espoir. Dans son expérience de pensée sur le chat, il démontre certes l’existence d’un paradoxe mais ne peut convaincre que le chat soit à la fois mort et vivant tant que la boite ne peut être vue de l’extérieur et que la simple vue par l’observateur soit le déclenchement possible de la mort du chat… Du coup, son expérience souligne un paradoxe concernant les formulations des expériences à la fois à l’échelle microscopique et macroscopique quand elles utilisent les mêmes termes sans justification correcte, mais elle ne prouve pas que les contradictions quantiques soient nécessairement sensibles à notre échelle, ce qui prouverait une continuité entre les deux niveaux. Il y a bel et bien des discontinuités irréductibles qui ne dépendent pas du mode de description. Il y a des sauts d’un niveau hiérarchique de la matière à un autre. Il y a des sauts quantiques entre états de la matière, par exemple les états excités d’un atome. L’état excité ne faisait pas partie, avant l’excitation, des configurations virtuelles ni réelles.

Tous les sauts quantiques correspondent à de vrais changements qualitatifs. On en est sûrs même quand on n’est pas forcément capables de la décrire par une théorie. Par exemple, les apparitions et disparitions de particules dans le vide quantique, les annihilations matière/antimatière, les chocs entre deux particules qui disparaissent en émettant des photons, etc….

La question de la mesure reste une discontinuité majeure qui n’est pas résolue par la fonction d’onde de Schrödinger.

La mise en commun des fonctions d’onde de deux particules qui interagissent montre que, même sans mesure humaine, toute interaction est déjà une discontinuité…

BIBLIOGRAPHIE

Messages

  • Erwin Schrödinger dans « Physique quantique et représentation du monde »

    « On ne compte pas les électrons ou les photons comme on compte les objets que nous rencontrons autour de nous. »

  • Heisenberg défend l’idée que la matière subit des sauts qualitatifs, des discontinuités : « Comme vous le savez, Planck a découvert que l’énergie d’un système atomique varie de façon discontinue, que lors de l’émission d’énergie par un tel système, il existe, pour ainsi dire, des positions d’arrêt, correspondant à des énergies déterminées, c’est ce que j’ai appelé plus tard les états stationnaires. » Il cite là un débat avec Albert Einstein qui lui dit : « Vous savez que j’ai essayé de suggérer l’idée que l’atome tombe, pour ainsi dire subitement, d’un état d’énergie stationnaire à un autre, en émettant la différence d’énergie sous forme d’un paquet d’énergie ou encore quantum de lumière. Ceci serait un exemple particulièrement frappant de cette discontinuité dont j’ai parlé tout à l’heure. » Il lui répond ainsi : « Peut-être faudrait-il imaginer la transition d’un état stationnaire à un autre à peu près comme le passage d’une image à une autre dans certains films. « Et Einstein répondait : « Si votre théorie est juste, vous devrez me dire un jour ce que fait l’atome lorsqu’il passe d’un état à un autre en émettant de la lumière. » Heisenberg reconnaît ne pas connaître la réponse : « Lorsque l’électron (d’un atome) saute – dans le cas d’émission de rayonnement – d’une orbite à l’autre, nous préférons ne rien dire au sujet de ce saut : est-ce un saut est-ce un saut en longueur, un saut en hauteur ou quoi d’autre ? » Et, pour souligner la difficulté du problème et, surtout, à la fois la nécessité et la difficulté d’admettre la discontinuité de la nature, il cite un autre grand physicien quantique Erwin Schrödinger qui déclare : « Si ces damnés sauts quantiques devaient subsister, je regretterais de m’être jamais occupé de théorie quantique. »

  • "Les physiciens contemporains sont convaincus qu’il est impossible de rendre compte des traits essentiels des phénomènes quantiques (changements apparemment discontinus et non déterminés dans le temps de l’état d’un système, propriétés à la fois corpusculaires et ondulatoires des entités énergétiques élémentaires) à l’aide d’une théorie qui décrit l’état réel des choses au moyen de fonctions continues soumises à des équations différentielles. [...] Surtout, ils croient que le caractère discontinu apparent des processus élémentaires ne peut être représenté qu’au moyen d’une théorie d’essence statistique, où les modifications discontinues des systèmes seraient prises en compte par des modifications continues des probabilités relatives aux divers états possibles."

    Einstein (1949)

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