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La « défense de la nature » et le point de vue de Marx

mercredi 26 octobre 2011, par Robert Paris

« L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir. Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. »

Manuscrits de Marx en 1844

« La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillissent toute richesse : la terre et le travailleur. »

Karl Marx

« Dans les pays industriels les plus avancés, nous avons dompté les forces de la nature et les avons contraintes au service des hommes ;
nous avons ainsi multiplié la production à l’infini, si bien qu’actuellement un enfant
produit plus qu’autrefois cent adultes. Et quelle en est la conséquence ? Surtravail
toujours croissant et misère de plus en plus grande des masses, avec, tous les dix ans,
une grande débâcle. Darwin ne savait pas quelle âpre satire de l’humanité, et spécialement
de ses concitoyens, il écrivait quand il démontrait que la libre concurrence, la
lutte pour la vie, célébrée par les économistes comme la plus haute conquête de l’histoire, est l’état normal du règne animal. »

Engels dans « Dialectique de la nature »

Comme il est de tradition, nous associons les deux penseurs et militants Marx et Engels, comme s’il s’agissait d’une seule personne, tant les deux n’ont cessé, depuis 1844, de travailler en commun.

La « défense de la nature » et le point de vue de Marx

La nature est attaquée, la nature est spoliée, la nature doit être défendue, nous disent les écologistes. Qui est le coupable ? C’est l’homme ! Il doit diminuer sa production, se restreindre, consommer moins, sacrifier l’inutile et vivre avec plus de précautions.

Défendre la nature, protéger la nature, empêcher l’homme de détruire la nature, le thème est connu et répété sur tous les tons. On nous dit que la crise actuelle est celle des relations de l’homme et de la nature : épuisement des richesses « naturelles » notamment énergétiques, production de gaz carbonique et réchauffement climatique, détérioration de l’environnement, destruction des espèces, réduction de la biodiversité, pollutions de l’air, de la terre, des mers et on en passe… L’homme est donc l’anti-nature. Mais qu’est-ce que ce concept de nature si l’homme n’en fait pas partie ? Qu’est-ce que le fonctionnement naturel si la destruction de l’environnement par une espèce est contre nature ? Par exemple, la destruction des autres espèces par les dinosaures à leur époque triomphante. Mais aussi la destruction permanente des molécules aux individus et aux espèces par le fonctionnement naturel lui-même (inhibitions, destructions, changements climatiques et biochimiques brutaux, etc) ? La nature est auto-destruction permanente !

Il est, bien sûr, juste de se battre contre la destruction des gorilles ou des éléphants, on encore des forêts, par la recherche effrénée de profit. Il est juste de se battre contre la pollution du capitalisme, par exemple à l’amiante ou au plomb. Il est, bien sûr, juste de lutter contre des trusts comme Total (voir la catastrophe AZF), et il est juste de combattre le nucléaire capitaliste et le nucléaire tout court aussi, mais, philosophiquement, est-il juste de parler de "nature", de la manière dont les écologistes le font, en opposant l’homme en général et la nature en général, indépendamment de l’histoire et des classes sociales ? Les écologistes ont souvent prétendu qu’il n’y avait, chez Marx, aucune préoccupation concernant la nature, en termes philosophiques ou écologiques ? On a souvent taxé Marx de productivisme et de refus de la défense de la nature, en lui attribuant la position selon laquelle tout ce qui développe la production est bon. Est-il vrai aussi que les révolutionnaires marxistes n’ont aucune préoccupation écologique ?

Tout d’abord notons que philosopher sur la nature, le marxisme n’a pas cessé de le faire. Citons le premier texte de Marx intitulé « Différence des conceptions de la nature chez Démocrite et Epicure », les Manuscrits de 1844 ou, entre autres exemples, « Dialectique de la nature » d’Engels.

Marx se préoccupait, bien sûr, de la destruction et des dégradations opérées par le capitalisme triomphant :

« Le Capital » traite longuement des questions agricoles et examine le sujet des... déjections citadines ! « A Londres, on n’a rien trouvé de mieux à faire de l’engrais provenant de quatre millions et demi d’hommes que de s’en servir pour empester, à frais énormes, la Tamise », déplore Marx. « Tout progrès de l’agriculture capitaliste est l’art de piller le sol. », écrit-il à propos de l’agriculture capitaliste. »

« ‘‘L’essence’’ du poisson de rivière, c’est l’eau d’une rivière. Mais cette eau cesse d’être son ‘‘essence’’ et devient pour lui un milieu, désormais inadéquat, dès que l’industrie s’empare de cette rivière, dès qu’elle est polluée par des substances colorantes et d’autres détritus, dès que les navires à vapeur la sillonnent, dès qu’on détourne son eau dans des canaux où l’on peut priver le poisson de son milieu vital, par simple évacuation. » (Karl Marx, L’idéologie allemande)

Engels écrit dans « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme » : « Nous ne devons pas nous vanter trop de nos victoires humaines sur la nature. Pour chacune de ces victoires, la nature se venge sur nous. Il est vrai que chaque victoire nous donne, en première instance, les résultats attendus, mais en deuxième et troisième instance elle a des effets différents, inattendus qui trop souvent annulent le premier. Les gens qui, en Mésopotamie, Grèce, Asie Mineure et ailleurs, ont détruit les forêts pour obtenir de la terre cultivable, n’ont jamais imaginé qu’en éliminant ensemble avec les forêts les centres de collecte et les réservoirs d’humidité ils ont jeté les bases pour l’état désolé actuel de ces pays. Quand les Italiens des Alpes ont coupé les forêts de pins des versants sud, si aimés dans les versants nord, ils n’avaient pas la moindre idée qu’en agissant ainsi ils coupaient les racines de l’industrie laitière de leur région ; encore moins prévoiraient-ils que par leur pratique ils privaient leurs sources montagnardes d’eau pour la plupart de l’année (...). Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger comme quelqu’un qui est en dehors de la nature, mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures de connaître ses lois et à pouvoir nous en servir judicieusement ».

Dans « Le Capital », Marx écrit : « L’homme ne peut point procéder autrement que la nature elle-même, c’est-à-dire il ne fait que changer la forme des matières. Bien plus, dans cette oeuvre de simple transformation, il est encore constamment soutenu par des forces naturelles. Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit William Petty. »

Ce qui est vrai, par contre, c’est que Marx a souligné, et même glorifié le rôle de transformation du cadre hérité par le travail humain. Le travail transforme le cadre matériel, mais le travail transforme aussi l’homme, dit Marx et transforme encore les relations des hommes entre eux. Division du travail aliénation du travail, appropriation privée des produits du travail puis de la force de travail sont autant d’éléments déterminants des rapports sociaux.

Marx a certes considéré que le capitalisme avait multiplié les capacités de l’homme et permis l’ouverture d’une époque où l’homme ne sera plus dépendant des conditions matérielles d’existence. Mais il n’y a pas de continuité entre les deux : « La production du capitalisme engendre, avec l’inexorabilité d’une loi de la nature, sa propre négation. » écrit-il dans « Le Capital ». C’est la négation du capitalisme qui ouvre la voie à l’utilisation rationnelle des moyens que le capitalisme a produit. Il n’y a pas là une notion de progressisme. Le capital n’est pas considéré comme « un progrès », mais comme un élément de l’histoire des contradictions de la société humaine, ce qui est très différent.

Bien sûr, on a retenu que Marx avait fait l’éloge du capitalisme en ce qu’il accélérait la transformation de la société mais il a aussi écrit dans « Le Capital » : « Le capital est semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. »

Il n’existe pas pour Marx une « nature humaine », c’est-à-dire une caractéristique humaine immuable. Il n’y a pas plus une nature définitive et immuable du onde matériel ou vivant qu’il n’y a une nature définitive et immuable de l’homme. La nature est histoire. Et le monde est un tout. Si l’homme est exploité, s’il est esclave ou prolétaire, ce n’est pas à cause de « sa nature ». Il existe non pas une nature humaine, mais des systèmes sociaux qui changent historiquement. De même, le cadre matériel et vivant dans lequel vit l’homme n’est pas immuable. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de caractéristiques inchangées de « la nature ». C’est en ce sens que Marx écrit que « L’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme. » dans « Contribution à la critique d’économie politique » et que L’histoire tout entière n’est qu’une transformation de la nature humaine.

Dans « Misère de la philosophie », Marx écrit : « En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. »
« La technologie, dit Marx, met à nu le mode d’action de l’homme vis-à-vis de la nature, le procès de production de sa vie matérielle, et, par conséquent, l’origine des rapports sociaux et des idées ou conceptions intellectuelles qui en découlent. » (Le Capital, livre I)

On ne peut pas séparer l’homme et la nature comme si c’étaient deux mondes indépendants. Marx écrit dans les Manuscrits de 1844, “est le corps non-organique de l’homme”. Ou encore : “ Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature ”.

D’autre part, toute la philosophie de Marx explique qu’on ne peut intervenir sur la nature qu’en obéissant à ses lois. Cela ne veut pas dire qu’on ne risque pas de détruire des arbres, des animaux et des fleuves, mais seulement que cette destruction obéira, elle aussi, aux « lois de la nature »…

Pour Marx, le travail serait tout et le cadre « naturel » ne serait rien ? Dans « Critique du programme de Gotha » Marx écrit : « Il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère »

Que dit Marx sur la question : l’homme et la nature ?

« L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit maintenir un processus constant pour ne pas mourir.
Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature.
Tandis que le travail aliéné rend étrangers à l’homme 1º la nature, 2º lui-même, sa propre fonction active, son activité vitale, il rend étranger à l’homme le genre : il fait pour lui de la vie générique le moyen de la vie individuelle.
Premièrement, il rend étrangères la vie générique et la vie individuelle, et deuxièmement il fait de cette dernière, réduite à l’abstraction, le but de la première, qui est également prise sous sa forme abstraite et aliénée.
Car, premièrement, le travail, l’activité vitale, la vie productive n’apparaissent eux-mêmes à l’homme que comme un moyen de satisfaire un besoin, le besoin de conservation de l’existence physique.
Mais la vie productive est la vie générique. C’est la vie engendrant la vie.
Le mode d’activité vitale renferme tout le caractère d’une espèce, son caractère générique, et l’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme. La vie elle-même n’apparaît que comme moyen de subsistance.
L’animal s’identifie directement avec son activité vitale. Il ne se distingue pas d’elle.
Il est cette activité.
L’homme fait de son activité vitale elle-même l’objet de sa volonté et de sa conscience.
Il a une activité vitale consciente.
Ce n’est pas une détermination avec laquelle il se confond directement.
L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal.
C’est précisément par là, et par là seulement, qu’il est un être générique.
Ou bien il est seulement un être conscient, autrement dit sa vie propre est pour lui un objet, précisément parce qu’il est un être générique.
C’est pour cela seulement que son activité est activité libre.
Le travail aliéné renverse le rapport de telle façon que l’homme, du fait qu’il est un être conscient, ne fait précisément de son activité vitale, de son essence qu’un moyen de son existence.
Par la production pratique d’un monde objectif, l’élaboration de la nature non-organique, l’homme fait ses preuves en tant qu’être générique conscient, c’est-à-dire en tant qu’être qui se comporte à l’égard du genre comme à l’égard de sa propre essence, ou à l’égard de soi, comme être générique. Certes, l’animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l’abeille, le castor, la fourmi, etc.
Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d’une façon unilatérale, tandis que l’homme produit d’une façon universelle ; il ne produit que sous l’empire du besoin physique immédiat, tandis que l’homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu’il en est libéré ; l’animal ne se produit que lui-même, tandis que l’homme reproduit toute la nature ; le produit de l’animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l’homme affronte librement son produit.
L’animal ne façonne qu’à la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet sa nature inhérente ; l’homme façonne donc aussi d’après les lois de la beauté.
C’est précisément dans le fait d’élaborer le monde objectif que l’homme commence donc à faire réellement ses preuves d’être générique.
Cette production est sa vie générique active.
Grâce à cette production, la nature apparaît comme son oeuvre et sa réalité. L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé.
Donc, tandis que le travail aliéné arrache à l’homme l’objet de sa production, il lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et il transforme l’avantage que l’homme a sur l’animal en ce désavantage que son corps non-organique, la nature, lui est dérobé. »

Karl MARX, Manuscrits de 1844

Marx n’oublie pas de dénoncer les effets destructeurs du capitalisme :
Ainsi, dans “Genèse de la rente foncière capitaliste”, dans le livre III du Capital :

“D’une part la grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum en déclin constant, d’autre part elle lui oppose une population industrielle toujours en croissance, entassée dans les grandes villes : elle crée par conséquent des conditions, qui provoquent une rupture irréparable dans la connexion du métabolisme social, un métabolisme prescrit par les lois naturelles de la vie ; il en résulte que la force du sol est gaspillée, et ce gaspillage s’étend grâce au commerce bien au delà des limites de chaque pays. (...)
“La grande industrie et la grande agriculture industrialisée agissent en commun. Tandis qu’à l’origine ils se distinguaient en ceci, que la première ravageait et ruinait la force de travail et donc la force naturelle des êtres humains, tandis que la deuxième faisait le même directement avec la force naturelle du sol, dans leur développement postérieur ils joignent leurs efforts, dans la mesure où le système industriel dans les campagnes affaiblit aussi le travailleur tandis que l’industrie et le commerce fournissent à l’agriculture les moyens pour l’épuisement du sol.”

« La production capitaliste... détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie spirituelle des travailleurs ruraux, mais trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la terre, et la condition naturelle éternelle de la fertilité durable du sol, en rendant de plus en plus difficile la restitution au sol des ingrédients qui lui sont enlevés et usés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles s’accomplit presque spontanément cette circulation, elle force de la rétablir d’une manière systématique, sous une forme adéquate au développement humain intégral et comme loi régulatrice de la production sociale. (...) En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, est un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce processus de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en sapant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur ».

Ou dans le chapitre du Capital sur la journée de travail : « la limitation du travail manufacturier a été dictée par la nécessité, par la même nécessité qui a fait répandre le guano sur les champs d’Angleterre. La même cupidité aveugle qui épuise le sol, attaquait jusqu’a sa racine la force vitale de la nation. (...) Dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. (...) Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu’un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité ».

Quant à la véritable cause de la crise actuelle, elle n’est pas écologique mais sociale. C’est le capitalisme, pas l’homme en général. Comme l’explique Marx dans l’Idéologie Allemande :

“Dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants et ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices ".

Le socialisme est le seul capable de réconcilier l’homme et son environnement social et naturel :

"Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée, et par suite, la domination du produit sur le producteur. L’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation méthodique consciente. La lutte pour l’existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l’homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l’homme, qui jusqu’ici le dominait, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes, qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre socialisation. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là dominées. La propre socialisation des hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’histoire, devient maintenant leur acte libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu’ici, dominaient l’histoire, passent sous le contrôle des hommes eux mêmes. Ce n’est qu’à partir de ce moment que les hommes feront eux mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n’est qu’à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d’une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C’est le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté."
- extrait de "Socialisme utopique et socialisme scientifique" de Engels -

Le concept de nature chez Marx

Alfred Schmidt écrit dans sa préface française à son ouvrage « Le concept de nature chez Marx » :
« On adresse aujourd’hui à Marx et à ses adeptes les mêmes reproches qu’aux avocats de la croissance illimitée sur une base capitaliste. On leur fait grief de n’avoir pas tenu compte de ce que la terre est limitée, de ce que la biosphère n’a pas des capacités indéfinies et de ce que les ressources sont mesurées : c’est pourquoi ils partageraient la responsabilité des dommages causés à l’environnement à l’échelle du monde. Cette critique est justifiée dans la mesure où le marxisme classique accorde à la « croissance des forces productives » - comme facteur créateur de l’histoire – un rôle carrément métaphysique.

Le retournement d’un auteur, qui diffusait la thèse quasi inverse dans son ouvrage « Le concept de nature chez Marx », est impressionnant et montre à quel point les auteurs, qui admiraient peu ou prou le marxisme à l’époque dus stalinisme triomphant se reconvertissent à la vision écolo-démocratique. Il explique lui-même : « Etant donné que depuis la rédaction de ce livre, la problématique a radicalement changé, il semble opportun à l’auteur de repenser le point de départ philosophique qui était alors au fondement de son exposé du concept de nature chez Marx. »

Pourtant Schmidt écrit :

« Il y a chez Marx et Engels les éléments d’une conscience sensible aux problèmes écologiques, mais encore que leur œuvre, vue dans sa globalité, n’est pas du tout au service d’une domination effrénée de la nature. Au contraire. Marx commence très tôt à critiquer l’influence négative de l’économie capitaliste sur l’image moderne de la nature. Dans son ouvrage « Sur la question juive », on peut lire : « L’argent est la valeur universelle des choses, constituée pour elle-même. C’est pourquoi il a privé le monde entier de sa valeur propre, le monde des hommes aussi bien que la nature… la vision de la nature, qui s’acquiert sous la domination de la propriété privée et de l’argent, est réel mépris, avilissement de la nature. »

Plus tard, nos auteurs s’expriment sur les conséquences ruineuses de la production agraire et industrielle capitaliste, ainsi que sur les limites « naturelles » des capacités de la nature à être exploitée. Marx écrit dans le Livre III du « Capital » :
« La productivité du travail est aussi liée à des conditions naturelles, dont souvent le rendement diminue dans la même proportion qu’augmente la productivité – dans la mesure où elle dépend de conditions sociales. D’où un mouvement en sens contraire dans ces sphères différentes. Ici progrès, là régression. Que l’on pense, par exemple, à la seule influence des saisons dont dépend la quantité de la majorité des matières premières, à l’épuisement des bois, des mines de charbon et de fer, etc. »

Dans le chapitre « Machinisme et grande industrie » du livre I du « Capital », Marx fait ressortir les conséquences subjectivement désastreuses de l’agriculture industrialisée. Il montre que la production capitaliste « avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes… détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs des campagnes, mais trouble encore les échanges organiques entre l’homme et la terre, en rendant de plus en plus difficile la restitution de ses éléments de fertilité, des ingrédients chimiques qui lui sont enlevés sous forme d’aliments, de vêtements, etc. Mais en bouleversant les conditions dans lesquelles une société arriérée accomplit presque spontanément ces échanges, elle force de les rétablir d’une manière systématique, sous forme appropriée au développement humain intégral et comme loi de la production sociale. (…) Dans l’agriculture moderne, de même que dans l’industrie des villes, l’accroissement de productivité et le rendement supérieur du travail s’achètent au prix de la destruction et du tarissement de la force de travail. En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité… La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. (…) Il est dans la nature de la production capitaliste de développer plus rapidement l’industrie que l’agriculture. Cela ne provient pas de la nature du sol, mais du fait qu’il lui faut d’autres rapports sociaux pour être exploité vraiment conformément à sa nature. La production capitaliste ne se précipite sur la campagne que lorsque son influence l’a épuisée et a dévasté ses propriétés naturelles. »

Dans une lettre à Engels du printemps 1868, Marx explique que l’ouvrage de Fraas, « Le climat et la flore dans le temps » est intéressant parce qu’il démontre « qu’à l’époque historique le climat et la flore changent… Il affirme que la culture du sol – à mesure que son importance s’accroît – fait disparaitre l’ « humidité » si chère aux paysans (ce serait la raison de la migration de la flore du sud vers le nord) et crée ainsi finalement la steppe. L’effet premier de la culture serait utile, mais il finirait par être dévastateur, par le déboisement, etc. Le bilan, c’est que la culture – si elle progresse naturellement sans être contrôlée consciemment (le bourgeois qu’il est ne va naturellement pas jusque-là) – laisse derrière elle des déserts, la Perse, la Mésopotamie, etc, la Grèce. »
Dans le même ordre d’idées, la « destruction des forêts », à laquelle sans doute c’est Fraas qui a fait penser Marx, est évoquée dans le deuxième livre du « Capital » :
« Le développement de la culture et de l’industrie a de tout temps agi si fortement pour la destruction des forêts que tout ce qu’il a fait pour leur conservation et leur plantation n’est qu’une quantité absolument négligeable. »

Sur la dégradation des conditions de l’environnement, Engels écrit dans l’ « AntiDühring » : « Une ville de fabriques transforme toute eau en purin puant. »

Et, dans « Dialectique de la nature », Engels souligne que la recherche du profit immédiat détruit l’environnement :

« Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s’étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées… Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie Mineure et autre lieux, essartaient les forêts pour gagner de la terre arable étaient loin de s’attendre à jeter les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. Sur le versant sud des Alpes, les montagnards italiens qui saccageaient les forêts de sapins, conservées avec tant de sollicitude sur le versant nord, n’avaient pas idée qu’ils sapaient par là l’élevage de haute montagne sur leur territoire ; ils soupçonnaient moins encore que, par cette pratique, ils privaient d’eau leurs sources de montagne pendant la plus grande partie de l’année et que celles-ci, à la saison des pluies, allaient déverser sur la plaine des torrents d’autant plus furieux. »

La propriété ne peut pas donner tous les droits sur la terre, comme Marx explique dans le « Capital », livre III, « Du point de vue d’une organisation économique supérieure de la société, le droit de propriété de certains individus sur des parties du globe paraîtra tout aussi absurde que le droit de propriété d’un individu sur son prochain. Une société entière, une nation et même toutes les sociétés contemporaines réunies ne sont pas propriétaires de la terre. Elles n’en sont que des possesseurs, elles n’en ont que la jouissance et doivent la léguer aux générations futures après l’avoir améliorée en bons pères de famille. »

Engels explique dans « Dialectique de la nature » :
« Les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, comme quelqu’un qui serait en dehors de la nature, mais nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons… de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement. »

« L’homme acquiert la maîtrise de la nature, mais, en même temps, l’homme devient l’esclave des hommes et de sa propre infamie. » écrit Karl Marx dans un manuscrit découvert par Riazanov.

Ce qui distingue d’emblée le concept de nature chez Marx d’autres conceptions de nature, c’est son caractère social et historique. Marx part de la nature comme « première source de tous les moyens et objets de travail », c’est-à-dire qu’il la voit de prime abord relativement à l’activité humaine… Le processus vital des hommes, même compris et dominé, reste partie intégrante de la nature. Dans toutes les formes de production, la force de travail humaine n’est « que la manifestation d’une force naturelle ». Dans le travail, l’homme « joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle ». « En même temps qu’il agit… sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature. »

Commentant le point de vue de Feuerbach, dans l’ « Idéologie allemande », Marx écrit : « Cette distinction (entre la nature avant la société humaine et la nature médiatisée par la société humaine) n’a de sens que pour autant que l’on considère l’homme comme différent de la nature. Au demeurant, cette nature qui précède l’histoire des hommes n’est pas du tout la nature dans laquelle vit Feuerbach ; cette nature, de nos jours, n’existe plus nulle part, sauf peut-être dans quelques atolls australiens de formation récente, et elle n’existe pas non plus pour Feuerbach. »

Certes, dans sa critique de Feuerbach, Marx caractérise la production sociale de « base de tout le monde sensible ». Mais, en même temps, il maintient que la médiation sociale de la nature n’abolit pas, mais bien plutôt confirme le « primat » de cette dernière. La matière existe indépendamment des hommes. « Quant aux capacités productives de la matière, l’homme n’en crée qu’à la condition que la matière existe préalablement. » Lénine rejoint donc cette pensée de Marx quand, dans « La question agraire et les critiques de Marx », il s’élève contre cette idée économiste vulgaire qu’il serait possible de remplacer des forces naturelles par du travail humain :
« Or, en général, il est impossible de remplacer les forces de la nature par le travail humain… Dans l’industrie comme dans l’agriculture, l’homme ne peut qu’utiliser l’action des forces de la nature, s’il a compris cette action, et faciliter cette utilisation au moyen des machines, des outils, etc. »

Marx écrit à Kugelmann : « Les lois naturelles ne peuvent jamais être abolies en général. Ce qui peut se modifier, dans des situations historiquement différentes, c’est seulement la forme sous laquelle ces lois se manifestent. »

Dans sa « Dialectique de la nature », Engels expose sa version dialectique du concept de matière : « Contrairement au matérialisme métaphysique, le matérialisme dialectique rejette l’idée d’une « essence ultime, immuable, des choses », d’une « substance fondamentale absolue » aux propriétés et phénomènes « définitifs » de laquelle tout ce qui existe pourrait être ramené. Dans la nature, il n’y a rien d’immuable et il n’y pas de substance fondamentale absolue. »

Marx montre que la nature n’est nullement le producteur des rapports sociaux : « La nature ne produit pas d’un côté des possesseurs d’argent ou de marchandises et de l’autre des possesseurs de leurs forces de travail purement et simplement. Un tel rapport n’a aucun fondement naturel, et ce n’est pas non plus un rapport social commun à toutes les périodes de l’histoire. Il est évidemment le résultat d’un développement
Historique préliminaire, le produit d’un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction de toute une série de vieilles formes de productions sociale. »

Et, dans l’« Idéologie allemande » : « Nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire. L’histoire peut être examinée sous deux aspects. On peut la scinder en histoire de la nature et histoire des hommes. Les deux aspects cependant ne sont pas séparables ; aussi longtemps qu’existent des hommes, leur histoire et celle de la nature se conditionnent réciproquement… Les sciences de la nature comprendront plus tard aussi bien la science de l’homme, que la science de l’homme englobera les sciences de la nature : il y aura une seule science. »

Marx/Engels et le point de vue matérialiste dialectique sur la nature

« Nous n’allons pas au monde en doctrinaires pour lui apporter un principe nouveau. Nous ne lui disons pas : « Voici la vérité. Tombez à genoux ! »

Lettre de Marx à Ruge, septembre 1843.

« La dialectique dite objective règne dans toute la nature et la dialectique subjective, la pensée dialectique, ne fait que refléter le règne de la nature entière, du mouvement par opposition des contraires qui, par leur conflit constant et par leur conversion finale l’un en l’autre ou en des formes supérieures, conditionnent précisément la vie de la nature. »

Engels, Dialectique de la nature

Comme le relevait Engels dans la Préface à l’ « Anti-Dühring » : « C’est la dialectique qui est aujourd’hui la forme de pensée la plus importante pour la science de la nature, puisqu’elle est la seule à offrir l’élément d’analogie et, par suite, la méthode d’explication pour les processus évolutifs qu’on rencontre dans la nature, pour les liaisons d’ensemble, pour les passages d’un domaine de recherche à un autre. »

Friedrich Engels dans l’"Anti-Dühring" : "Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l’une à côté de l’autre et l’une après l’autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles. Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l’une à l’autre, mais qui, dans ce cas, sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles-mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d’observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique. Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l’une sur l’autre. Là nous tombons immédiatement dans des contradictions. Le mouvement lui-même est une contradiction ; déjà, le simple changement mécanique de lieu lui-même ne peut s’accomplir que parce qu’à un seul et même moment, un corps est à la fois dans un lieu et dans un autre lieu, en un seul et même lieu et non en lui. Et c’est dans la façon que cette contradiction a de se poser continuellement et de se résoudre en même temps, que réside précisément le mouvement.

Nous avons donc ici une contradiction qui se rencontre objectivement présente et pour ainsi dire en chair et en os dans les choses et les processus eux-mêmes (...)

Si le simple changement mécanique de lieu contient déjà en lui-même une contradiction, à plus forte raison les formes supérieures de mouvement de la matière et tout particulièrement la vie organique et son développement. Nous avons vu plus haut que la vie consiste au premier chef précisément en ce qu’un être est à chaque instant le même et pourtant un autre. La vie est donc également une contradiction qui, présente dans les choses et les processus eux-mêmes, se pose et se résout constamment. Et dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient. De même, nous avons vu que dans le domaine de la pensée également, nous ne pouvons pas échapper aux contradictions et que, par exemple, la contradiction entre l’humaine faculté de connaître intérieurement infinie et son existence réelle dans des hommes qui sont tous limités extérieurement et dont la connaissance est limitée, se résout dans la série des générations, série qui, pour. nous, n’a pratiquement pas de fin, - tout au moins dans le progrès sans fin. (...) Il n’y a rien à dire des corps en dehors du mouvement, en dehors de toute relation avec d’autres corps. (...) La science de la nature connaît donc les corps en les considérant dans leur rapport réciproque, dans le mouvement. La connaissance des diverses formes du mouvement est la connaissance des corps…. L’étude des différentes formes du mouvement est donc l’objet essentiel de la science de la nature. (...) Le mouvement d’un corps isolé n’existe pas. »

Lénine expose dans « Matérialisme et empiriocriticisme » la particularité fondamentale de la dialectique dans l’étude de la matière : « Le matérialisme dialectique insiste sur (...) l’absence de lignes de démarcations absolues dans la nature, sur la transformation de la matière mouvante d’un état en un autre, celui-ci apparemment incompatible de notre point de vue avec celui-là, etc… Aussi singulière que paraisse du point de vue du « bon sens » la transformation de l’éther impondérable (vide) en matière pondérable (masse) et inversement, (...) tout cela ne fait que confirmer une fois de plus le matérialisme dialectique. (...) A notre époque, l’idée de développement, d’évolution, est presque totalement entrée dans la conscience sociale, mais par d’autres voies que celles de la philosophie de Hegel. Cependant cette idée, telle que l’ont formulée Marx et Engels, s’appuyant sur Hegel, est beaucoup plus complète, beaucoup plus riche, que l’idée courante d’évolution. Un développement qui semble reproduire des stades déjà franchis mais les reproduire autrement, sur une base plus élevée (« négation de la négation »), développement pour ainsi dire en spirale et non en ligne droite ; un développement par bonds, par catastrophes, par révolutions ; des « solutions de continuité » ; la transformation de la quantité en qualité ; des impulsions internes à se développer, provoquées par la contradiction, le heurt de forces et de tendances différentes agissant sur un corps donné ou dans les limites d’un phénomène donné ou à l’intérieur d’une société donnée ; une interdépendance et une liaison très étroite, indissoluble, de tous les aspects de chaque phénomène (ces aspects, l’histoire en fait apparaître sans cesse de nouveaux), liaison dont résulte le processus universel du mouvement (...) »

Le physicien Ilya Prigogine explique, dans « La complexité, vertiges et promesses », ouvrage collectif dirigé par Réda Benkhirane, que « S’il y avait une théorie du tout (...) le monde serait une identité ; or le monde évolue. Je crois au contraire en une dialectique. Quoique je ne puisse pas le démontrer, je pense par exemple que la gravitation et les autres forces de la nature ne se combinent pas mais sont en opposition. Ainsi, en thermodynamique, si vous aviez un monde entièrement dominé par la gravitation, vous ne pourriez pas parler de liquide, de gaz et de solide. De ce point de vue, il n’est pas déraisonnable de penser qu’il y a d’une certaine manière une dialectique entre les différentes forces de la nature. Et, de nouveau, nous arrivons au constat que le monde est un monde de non-équilibre, thermodynamique, évolutif, qu’il est très difficile de concilier avec la vision statique d’une théorie unique. »

La physique retrouve, ou se réconcilie avec la dialectique matérialiste, et ce pour plusieurs raisons. Elle reconnaît les contradictions et leur caractère positif, constructif, novateur ; elle privilégie dorénavant la dynamique ; elle souligne les contradictions internes et leur imbrication ; enfin elle reconnaît que le réel est interactions et non objets. Friedrich Engels expliquait dans un courrier à Franz Mehring de juillet 1893 : « La base de cette conception anti-dialectique courante, consistant à comprendre la cause et l’effet comme deux pôles opposés, est le complet désintérêt pour l’interaction. » Ce n’est plus le cas aujourd’hui : « L’identité d’une particule est inhérente à la manière dont elle interagit. (...) Les particules ne sont pas élémentaires en soi, elles sont élémentaires dans ou par rapport à une interaction donnée. » écrit le physicien Gilles Cohen-Tannoudji dans « La Matière-Espace-Temps ». Il rajoute, avec Jean-Pierre Baton : « La plus petite entité de la matière n‘est plus un objet, c’est un rapport, une relation, une interaction, ce que l’on appelle un quantum d’action. » (dans « L’horizon des particules »). Le physicien Etienne Klein explique dans « Regards sur la matière » : « Contrairement à ce qu’on entend souvent dire, le discontinu que Planck découvre ici affecte non la matière, mais les interactions. Ce sont les forces, non les objets, qui se trouvent discrétisés. (...) Ce que Planck découvre, c’est que dans toute interaction, il y échange et, de plus, qu’il existe un échange minimum au-dessous duquel il n’y a plus d’interaction. Le « quantum d’interaction » s’interprète comme étant le plus petit « quelque chose » que deux systèmes doivent échanger pour qu’on puisse dire qu’ils interagissent. » Richard Feynman, l’un des plus importants physiciens quantiques, résume ainsi les conséquences de ses travaux : « Des particules sont élémentaires dans ou par rapport à une interaction si ce sont des quanta de champ quantique couplés par cette interaction (...) » Ce que le physicien et philosophe Eftichios Bitsakis exprime ainsi : « Les particules dites élémentaires sont des entités qui déploient leurs potentialités pendant le mouvement et l’interaction. » (dans « Microphysique pour un monisme de la matière » dans l’ouvrage collectif « Les matérialismes »).

« L’union des opposés Voici les équations découvertes par Einstein. (...) Quand on analyse celles-ci, on constate une propriété absolument extraordinaire, ou plutôt deux propriétés qui semblent contraires, comme si deux opposés étaient contenus dans une même pochette-surprise.(...) Les lois telles qu’on les connaît à présent ne se réduisent pas à des mécanismes, elles enserrent les phénomènes au point de concilier, de dépasser des oppositions apparentes (...) Je vous accorde que c’est profondément douloureux et profondément troublant. » Les physiciens Georges Charpak et Roland Omnès Dans « Soyez savants, devenez prophètes »

Comme l’écrivent Edgard Gunzig et Isabelle Stengers à propos de la physique quantique des interactions fondées sur l’habillage des particules par des particules « virtuelles » : « Une telle situation ferait peut-être les délices d’un philosophe dialecticien puisque l’interaction est définie à partir d’acteurs libres, alors même qu’elle est à la négation de cette liberté. » Toute apparente stabilité de l’équilibre global ou toute loi de conservation n’est rien d’autre qu’un voile posé sur des oppositions irrémédiables. Le couple particule/antiparticule est la négation du photon et le photon est lui-même la négation du couple particule/antiparticule. Il ne s’agit pas d’une négation logique puisque sans cesse le photon se décompose et se recompose en couple particule/antiparticule éphémère. L’apparente stabilité du photon n’est rien d’autre que le cycle matérialisation/dématérialisation du photon (dont le rythme fixe sa fréquence). Le corpuscule le plus « simple », celui de lumière n’est donc rien d’autre que la fameuse « négation de la négation ».

Et cette dialectique ne touche pas spécialement la physique, mais tous les domaines comme ici la biologie :

« Il nous faut comprendre au sein d’un tout les propriétés naissantes qui résultent de l’interpénétration inextricable des gènes et de l’environnement. Bref, nous devons emprunter ce que tant de grands penseurs nomment une approche dialectique, mais que les modes américaines récusent, en y dénonçant une rhétorique à usage politique. La pensée dialectique devrait être prise plus au sérieux par les savants occidentaux, et non être écartée sous prétexte que certaines nations de l’autre partie du monde en ont adopté une version figée pour asseoir leur dogme. (…) Lorsqu’elles se présentent comme les lignes directrices d’une philosophie du changement, et non comme des préceptes dogmatiques que l’on décrète vrais, les trois lois classiques de la dialectique illustrent une vision holistique dans laquelle le changement est une interaction entre les composantes de systèmes complets, et où les composantes elles-mêmes n’existent pas a priori, mais sont à la fois les produits du système et des données que l’on fait entrer dans le système. Ainsi, la loi des « contraires qui s’interpénètrent » témoigne de l’interdépendance absolue des composantes ; la « transformation de la quantité en qualité » défend une vision systémique du changement, qui traduit les entrées de données incrémentielles en changements d’état ; et la « négation de la négation » décrit la direction donnée à l’histoire, car les systèmes complexes ne peuvent retourner exactement à leurs états antérieurs. » écrit le géologue et paléontologue Stephen Jay Gould dans « Un hérisson dans la tempête ».

Dans sa dernière synthèse théorique intitulée « La structure de la théorie de l’évolution », il constate que la conception ponctualiste qu’il défend dépasse largement ce domaine et a un caractère général, philosophique : « Les modèles ponctualistes se sont révélés utiles, et ont même fourni des idées nouvelles ayant permis de se dégager d’impasses théoriques, dans certains domaines situés hors de la biologie. Il s’agit, par exemple, des études sur l’histoire de l’outillage de l’homme préhistorique (...) d’études sur la théorie de l’apprentissage (...) ou bien d’études sur la dynamique des organisations sociales humaines ou sur les modalités de l’histoire humaine ou encore sur l’évolution des technologies, ainsi l’histoire du livre (...). Nous avons écrit : « L’inclinaison générale au gradualisme, dont tant d’entre nous font preuve, traduit une position métaphysique, liée à l’histoire moderne des sociétés occidentales : elle ne dérive pas de l’observation empirique précise, liée à l’étude objective du monde naturel. (...) Nous étions également obligés de nous demander quel était le contexte culturel de nos vues ponctualistes. Nous avons donc commencé par écrire que « d’autres conceptions du changement sont bien connues en philosophie. » Et nous avons alors discuté de la plus évidente d’entre elles : la dialectique hégélienne et sa redéfinition par Marx et Engels, en tant que théorie du changement social révolutionnaire dans l’histoire humaine. »

Extraits de « Sciences et dialectiques de la nature » (ouvrage collectif – La Dispute) Article « Le biologiste dialecticien » de Richard Levins et Richard Lewontin :

« Ce qui caractérise le monde dialectique sous tous ses aspects est qu’il est constamment en mouvement. Les constantes deviennent des variables, les causes deviennent des effets, et les systèmes se développent, détruisant les conditions qui leur ont donné naissance. Même les éléments qui apparaissent stables sont des forces en état d’équilibre dynamique qui peuvent soudain se déséquilibrer, comme lorsqu’un morceau de métal tristement gris d’une taille critique devient une boule de feu plus aveuglante qu’un millier de Soleils. (…) Le développement des systèmes à travers le temps apparaît comme la conséquence de forces et de mouvements en opposition les uns aux autres. Cette figuration de forces opposées a donné naissance à l’idée la plus discutée et la plus difficile, et cependant la plus centrale dans la pensée dialectique : le principe de contradiction. (…) Les contradictions entre forces sont partout dans la nature, et non seulement dans les institutions humaines. Cette tradition de la dialectique remonte à Engels (1880) qui écrivait dans « Dialectique de la nature » que les enchaînements dialectiques ne doivent en aucune manière « être introduits dans les faits par construction mais découverts en partant d’eux » et élaborés de même. (…) Des forces opposées se trouvent à la base du monde physique et biologique en évolution. Les choses changent à cause de l’action sur elle de forces opposées, et elles sont ce qu’elles sont à cause de l’équilibre temporaire de forces opposées."

« Si la dialectique est susceptible de répondre aux interrogations théoriques des sciences les plus récentes, c’est qu’elle dépasse l’optique de la logique formelle. (...) Elle renvoie à une dialecticité de la matière. » écrivent Janine Guespin-Michel et Camille Ripoll dans l’article « La logique dialectique peut-elle éclairer l’émergence ? », dans le numéro spécial « L’énigme de l’émergence » dans la revue « Science et Avenir » de juillet 2005

Marx et Engels, eux, étudiaient le monde en matérialistes, à la manière scientifique des sciences naturelles, mais ils récusaient la méthode du matérialisme réductionniste, mécaniste, et, au contraire, s’inspiraient des concepts dynamiques tirés de la philosophie d’Hegel parce que, malgré son idéalisme, son analyse de l’histoire des sociétés n’obéissait pas à des interprétations figées. Hegel, marqué par le caractère révolutionnaire de son époque, a su rendre le pouvoir de l’histoire dans sa philosophie : « Ce qui distinguait le mode de pensée de Hegel de celui de tous les autres philosophes, c’était l’énorme sens historique qui en constituait la base. Si abstraite et si idéaliste qu’en fût la forme, le développement de sa pensée n’en était pas moins toujours parallèle au développement de l’histoire mondiale (...) Il fut le premier à essayer de montrer qu’il y a dans l’histoire un développement, une cohérence interne (...) Dans la Phénoménologie, l’Esthétique, l’Histoire de la philosophie, partout pénètre cette grandiose conception de l’histoire, et partout la matière est traitée historiquement, dans sa connexion déterminée, quoique abstraitement inversée, avec l’histoire. » (article de Friedrich Engels intitulé « La contribution à la critique de l’économie politique de Karl Marx »). Si, aujourd’hui, il y a des prétendus marxistes qui effacent l’importance de la pensée de Hegel, qui affirment que l’on a tiré tout ce qu’il y avait de positif dans Hegel en lisant « Le Capital » de Marx, tel n’était pas le point de vue de Marx et Engels. « La conception matérialiste de l’histoire et son application particulière à la lutte de classes moderne entre prolétariat et bourgeoisie n’était possible qu’au moyen de la dialectique. Mais si les maîtres d’école de la bourgeoisie allemande ont noyé les grands philosophes allemands et la dialectique dont ils étaient les représentants dans le bourbier d’un sinistre éclectisme, au point que nous sommes contraints de faire appel aux sciences modernes de la nature pour témoigner de la confirmation de la dialectique dans la réalité‹nous, les socialistes allemands sommes fiers de ne pas descendre seulement de Saint Simon, de Fourier et d’Owen, mais aussi de Kant, de Fichte et de Hegel. » écrit Friedrich Engels dans « Socialisme scientifique et socialisme utopique » Préface à la première édition allemande.

Hegel expose dans sa « Petite Logique » :

« Lorsqu’on rencontre, dans un objet ou dans une notion, la contradiction (et il n’y a pas d’objet où l’on ne puisse trouver une contradiction, c’est-à-dire deux déterminations opposées et nécessaires, un objet sans contradiction n’étant que pure abstraction de l’entendement qui maintient avec une sorte de violence l’une des deux déterminations et s’efforce d’éloigner et de dérober à la conscience la détermination opposée que contient la première), lorsqu’on rencontre, disons-nous, la contradiction, l’on a l’habitude de conclure qu’elle donne pour résultat le néant. (…) Ici, c’est le néant, mais le néant qui contient l’être, et réciproquement, c’est l’être, mais l’être qui contient le néant. »

Le physicien-chimiste Ilya Prigogine écrit dans "La fin des certitudes" :

« Toute sa vie, Einstein poursuivit le rêve d’une théorie unifiée qui inclurait toutes les interactions. Nous arrivons à une conclusion inattendue (…) L’unification implique une conception « dialectique » de la nature. »

L’homme est-il en train de détruire la nature ?

La prétention du capitalisme à défendre la nature

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