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Y a-t-il seulement une crise de la direction révolutionnaire ?

dimanche 8 juillet 2012, par Robert Paris

"Les époques réactionnaires comme la nôtre non seulement désagrègent et affaiblissent la classe ouvrière en isolant son avant-garde, mais aussi abaissent le niveau idéologique général du mouvement en rejetant la pensée politique loin en arrière, à des étapes dépassées depuis longtemps. Dans ces conditions, la tâche de l’avant-garde est avant tout de ne pas se laisser entraîner par le reflux général. Il faut aller contre le courant. Si le rapport défavorable des forces ne permet pas de conserver les positions politiques précédemment occupées, il faut se maintenir au moins sur les positions idéologiques, car c’est en elles qu’est concentrée l’expérience chèrement payée du passé. Une telle politique apparaît aux yeux des sots comme du "sectarisme". En réalité elle ne fait que préparer un nouveau bond gigantesque en avant, avec la vague de la prochaine montée historique."

Léon Trotsky dans "Bolchevisme contre stalinisme"

Avertissement : dans tout ce texte, nous disons sans arrêt Trotsky a dit ceci, Trotsky a dit cela. Cela ne doit pas être interprété comme une religion. Nous n’avons aucune religion, aucun maître à penser, seulement des études du passé pour nous orienter nous-mêmes en direction de l’avenir. Trotsky a seulement cumulé volontairement l’expérience historique d’une époque. C’est pourquoi nous faisons appel à ses écrits. Notre texte lui-même montre combien se référer à Trotsky n’est nullement une garantie contre quelque dérive que ce soit, de telles garanties n’existant pas d’ailleurs... Enfin aucune lecture ne peut éviter à qui que ce soit de réfléchir par lui-même sur des situations nouvelles !

Nombre d’organisations d’extrême gauche voient seulement leur rôle comme une direction qui aurait seulement besoin de troupes, qui devrait seulement être reconnue par les militants et les travailleurs. Ils se voient comme des dirigeants comme si les travailleurs étaient des moutons qui avaient juste besoin de bergers. Nous ne voyons pas ainsi la construction d’un parti révolutionnaire. Elle ne peut pas se faire en dehors des luttes de classe même si la science révolutionnaire, elle, ne découle pas seulement de l’expérience des prolétaires.

Quand on constate que de multiples pays connaissent en même temps des soulèvements, des révoltes, des manifestations populaires ou prolétariennes, on est amené à se demander : que leur manque-t-il pour aller au delà ? Pourquoi les mouvements, de la Tunisie à l’Egypte, de l’Algérie au Bahrein ou à la Libye plafonnent-ils ? On peut répondre qu’il leur manque une direction révolutionnaire, mais cela ne nous dit pas quelle perspective rajouterait cette direction politique ni d’où elle sortira.

Cette perspective, c’est le pouvoir aux travailleurs et il devra sortir des travailleurs eux-mêmes, par leur auto-organisation en conseils de travailleurs, en comités d’actions, en toutes formes d’organisation autonomes dans les quartiers et les entreprises qui dépassent le cadre officiel des élections bourgeoises qu’on appelle à tort la démocratie et celui des syndicats.

Quand les travailleurs vont-ils renouer avec la perspective de la Commune, celle des soviets, des conseils ? Personne ne le sait mais ce pas en avant sera déterminant et être révolutionnaire aujourd’hui c’est déjà militer dans ce sens... Or, il se trouve que bien des militants d’extrême gauche ont perdu même ce fil conducteur. Dans ce cas, on ne peut pas dire qu’il manque seulement une direction. Il manque une conscience des tâches de la classe révolutionnaire et c’est bien différent.

Y a-t-il seulement une crise de la direction révolutionnaire ?

ou notre lecture du programme de transition de Léon Trotsky

Il est classique chez les trotskystes de reprendre la fameuse phrase du « Programme de transition » :

« La situation politique mondiale dans son ensemble se caractérise avant tout par la crise historique de la direction du prolétariat. » qui est de plus la première phrase de ce texte clef.

D’ailleurs la préface ne conclue-t-elle pas aussi par :

« Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire. »

Il convient de se rappeler la signification de ce que Trotsky entendait à l’époque par « crise de la direction révolutionnaire » et pourquoi il tenait à la souligner aux yeux même des militants révolutionnaires. En effet, la IVème internationale ne fut proclamée qu’en 1938, à la veille de la guerre mondiale, et seulement à cause de cette dernière, parce que les militants révolutionnaires n’osaient pas lever un autre drapeau que ceux de la social-démocratie et du stalinisme de peur d’être complètement isolés, eux qui l’étaient déjà tellement. L’argument numéro un qui a amené les militants trotskystes à retarder sa fondation était l’inexistence de fortes organisations nationales, de sections conséquentes. En 1934, Trotsky écrit dans "La situation présente dans le mouvement ouvrier et les tâches des bolchéviks-­léninistes" :

« En abandonnant leur rôle de « fraction du Comintern », les bolcheviks‑léninistes, sur la base de leur ancien programme enrichi d’expériences nouvelles, ont créé une organisation indépendante dont la tâche est de lutter pour de nouveau partis et une nouvelle Internationale, la IV° Internationale. »

L’argument de Trotsky, qui déclarait dès 1934 que la quatrième internationale existait déjà politiquement, dès le refus des partis communistes de prendre en compte la capitulation sans combat du mouvement ouvrier allemand face au fascisme, était justement qu’il fallait un drapeau sans tâche et une politique au mouvement ouvrier pour redonner vie à une direction révolutionnaire conséquente et à des partis révolutionnaires en chair et en os. Même en 1838, une partie du courant trotskyste refusait de suivre Trotsky et continuait à militer "pour une quatrième internationale" considérant que la proclamation était prématurée et ne comprenant pas que, dans certaines circonstances, le drapeau politique est fondamental au delà même des forces organisées.

Répondant à ceux qui ne croyaient pas que le moment soit venu pour proclamer la nouvelle Internationale, Trotsky répondait : "La IVe Internationale est (…) surgie de grands événements : les plus grandes défaites du prolétariat dans l’Histoire. La cause de ces défaites, c’est la dégénérescence et la trahison de la vieille direction. La lutte de classe ne tolère pas d’interruption. La IIIe Internationale, après la IIe, est morte pour la révolution. Vive la IVe Internationale ! (…) la tâche gigantesque qu’est la construction consciente du monde socialiste ne peut être réalisée par la seule spontanéité de masse, encore moins par les appareils réformistes et staliniens qui écrasent, freinent ou restreignent cette spontanéité de masse. Il faut un niveau moyen supérieur de conscience ouvrière, qui s’exprime avant tout dans une nouvelle avant-garde ouvrière audacieuse et politiquement avisée et s’incarne dans une nouvelle direction révolutionnaire, dans des nouveaux partis révolutionnaires de masse et une Internationale révolutionnaire de masse."

Cette préoccupation est majeure dans le Programme de transition. N’y lit-on pas : « Des sceptiques demandent : mais le moment est-il venu de créer une nouvelle Internationale ? Il est impossible, disent-ils de créer une Internationale "artificiellement" ; seuls, de grands événements peuvent la faire surgir, etc. »

Ensuite, cette affirmation concernant la crise de la direction politique est une affirmation sur l’avenir politique du prolétariat révolutionnaire malgré les échecs et les trahisons :

« Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore "mûres" pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. »

Cela signifie que des révolutions prolétariennes ont échoué mais que la perspective reste la même et que ces échecs sont liés aux trahisons et incapacités des directions prolétariennes sans remettre en question le projet communiste du prolétariat, bien au contraire.

Mais comme toute thèse, portée à son extrême, se transforme en absurdité, celle-ci est dans le même cas. Si on prend complètement au pied de la lettre qu’il manque juste une direction politique capable, on se met à diviniser la direction politique indépendamment des conditions de lutte du prolétariat... Comme si cette direction pouvait se construire en elle-même, indépendamment des expériences prolétariennes, comme si c’est cela que Trotsky voulait dire, lui qui avait connu de près la construction d’une direction en liaison aux luttes historiques du prolétariat en Russie…

Les groupes d’extrême gauche n’ont eu de cesse de répéter partout : « il a manqué un parti », « il faut construire la parti », un peu comme quelqu’un qui a souffert de la misère répète : « il faut économiser, il faut économiser ».

Mais le fait que le prolétariat ait subi les crises révolutionnaires sans les diriger n’est pas une constatation suffisante pour bâtir aujourd’hui une politique. Répéter qu’on doit seulement construire le parti, ce n’est pas faire un pas même dans cette direction. La construction de la perspective révolutionnaire n’est pas séparable de celle de l’organisation. Le texte même de Trotsky ne signifie-t-il pas que pour bâtir une organisation trotskyste, il faut d’abord une analyse trotskyste des conditions de la révolution prolétarienne ? Faut-il rappeler que Trotsky disait cela en bâtissant … un programme politique ? Alors que certains groupes opposent l’analyse politique et l’activité en direction du prolétariat ou séparent la formation du programme de notre époque et la construction du groupe, sans même parler du parti !

Dans le programme révolutionnaire, il y a d’abord une analyse de la situation mondiale, avant d’en venir aux tâches. N’oublions pas que le Programme de transition n’est pas sous-titré « fabriquer une direction politique », ni « construire l’organisation politique » mais « L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale ». Deux idées dans le sous-titre : le capitalisme est à l’agonie et quelles sont les tâches des révolutionnaires ? C’est très différent.

Trotsky commence par définir où en est selon lui la classe bourgeoise en termes historiques, quelles sont ses possibilités, quelles sont les contradictions auxquelles elle se heurte. Et il répond que, dans la période qui vient, la bourgeoisie n’a plus d’avenir à offrir :

« La bourgeoisie elle-même ne voit pas d’issue. Dans les pays où elle s’est déjà trouvée contrainte de miser son dernier enjeu sur la carte du fascisme, elle marche maintenant les yeux fermés à la catastrophe économique et militaire. Dans les pays historiquement privilégiés, c’est-à-dire ceux où elle peut encore se permettre, pendant quelque temps, le luxe de la démocratie aux dépens de l’accumulation nationale antérieure (Grande-Bretagne, France, États-Unis, etc.), tous les partis traditionnels du capital se trouvent dans une situation de désarroi qui frise, par moments, la paralysie de la volonté. Le New Deal, malgré le caractère résolu dont il faisait étalage dans la première période, ne représente qu’une forme particulière de désarroi, possible seulement dans un pays où la bourgeoisie a pu accumuler des richesses sans nombre. La crise actuelle, qui est encore loin d’avoir dit son dernier mot, a pu déjà montrer que la politique du New Deal aux États-Unis, pas plus que la politique du Front populaire en France, n’ouvre aucune issue dans l’impasse économique. »

Cette analyse des perspectives historiques des classes dirigeantes est le premier point qui est développé dans le programme… avant même de discuter de la direction du prolétariat. Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne partons pas de nos désirs mais de la situation objective, du moins telle que nos capacités d’analyse nous la font entrevoir…

Ensuite, nous ne pouvons pas, même dans un programme où toute l’idée est de partir des besoins des masses, eh bien nous ne partons pas justement de ceux-ci mais nous tâchons de faire le lien avec les possibilités historiques liées aux limites historiques des classes dirigeantes...

Puis, il y a une conception sur les perspectives que cela entraîne :

« Les bavardages de toutes sortes selon lesquels les conditions historiques ne seraient pas encore "mûres" pour le socialisme ne sont que le produit de l’ignorance ou d’une tromperie consciente. Les prémisses objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres ; elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine tout entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. »

Trotsky écrit ensuite, et seulement ensuite :

« Le principal obstacle dans la voie de la transformation de la situation pré-révolutionnaire en situation révolutionnaire, c’est le caractère opportuniste de la direction du prolétariat, sa couardise petite-bourgeoise devant la grande bourgeoisie, les liens traîtres qu’elle maintient avec celle-ci, même dans son agonie. »

D’ailleurs, dans le même « Programme de transition » de Trotsky, on trouve bien d’autres sources de la crise politique :

« La tâche stratégique de la prochaine période - période pré-révolutionnaire d’agitation, de propagande et d’organisation - consiste à surmonter la contradiction entre la maturité des conditions objectives de la révolution et la non-maturité du prolétariat et de son avant-garde (désarroi et découragement de la vieille génération, manque d’expérience de la jeune). Il faut aider les masses, dans le processus de leurs luttes quotidiennes, à trouver le pont entre leurs revendications actuelles et le programme de la révolution socialiste. »

ou encore :

« L’Internationale communiste est entrée dans la voie de la social-démocratie à l’époque du capitalisme pourrissant, alors qu’il ne peut plus être question de réformes sociales systématiques ni de l’élévation du niveau de vie des masses ; alors que la bourgeoisie reprend chaque fois de la main droite le double de ce qu’elle a donné de la main gauche (impôts, droits de douane, inflation, "déflation", vie chère, chômage, réglementation policière des grèves, etc.) ; alors que chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l’État bourgeois. »

Mais il ne sépare pas le facteur « direction » comme un élément isolé :

« L’orientation des masses est déterminée, d’une part, par les conditions objectives du capitalisme pourrissant ; d’autre part, par la politique de trahison des vieilles organisations ouvrières. De ces deux facteurs, le facteur décisif est, bien entendu, le premier : les lois de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucratiques. »

Ce qui va guider le programme, c’est l’analyse de la situation en termes de perspectives historiques, c’est-à-dire le fait qu’on est à une époque où « chaque revendication sérieuse du prolétariat et même chaque revendication progressive de la petite bourgeoisie conduisent inévitablement au-delà des limites de la propriété capitaliste et de l’État bourgeois. (…) Ce qui distingue l’époque actuelle, ce n’est pas qu’elle affranchit le parti révolutionnaire du travail prosaïque de tous les jours, mais qu’elle permet de mener cette lutte en liaison indissoluble avec les tâches de la révolution. »

Cela doit être rappelé alors que des groupes estiment qu’ils doivent construire le parti sans s’atteler à analyser la situation mondiale actuelle du capitalisme et pensent qu’il leur suffit de disposer des textes classiques sans donner eux-mêmes des réponses actuelles aux situations présentes.

Cela ne signifie pas que Trotsky s’éloigne des problèmes immédiats posés aux masses pour faire de la théorie sur l’avenir du capitalisme :

« Dans les conditions du capitalisme en décomposition, les masses continuent à vivre la morne vie d’opprimés qui, maintenant plus que jamais, sont menacés d’être jetés dans l’abîme du paupérisme. Elles sont contraintes de défendre leur morceau de pain, même si elles ne peuvent l’augmenter ou l’améliorer. Il n’y a ni possibilité ni besoin d’énumérer ici les diverses revendications partielles qui surgissent chaque fois des circonstances concrètes, nationales, locales, professionnelles. Mais deux maux économiques fondamentaux dans lesquels se résume l’absurdité croissante du système capitaliste, à savoir le chômage et la cherté de la vie, exigent des mots d’ordre et des méthodes de lutte généralisés. »

Il ne s’agit pas pour lui de développer des simples revendications économiques radicales comme on en lit si souvent sous la plume des dirigeants d’extrême gauche. Voici par exemple, comme Trotsky explique la lutte contre le chômage de masse :

« Sous peine de se vouer lui-même à la dégénérescence, le prolétariat ne peut tolérer la transformation d’une partie croissante des ouvriers en chômeurs chroniques, en miséreux vivant des miettes d’une société en décomposition. (…)Il s’agit de préserver le prolétariat de la déchéance, de la démoralisation et de la ruine. Il s’agit de la vie et de la mort de la seule classe créatrice et progressive et, par là même, de l’avenir de l’humanité. Si le capitalisme est incapable de satisfaire les revendications qui surgissent infailliblement des maux qu’il a lui-même engendrés, qu’il périsse ! La "possibilité" ou l’ "impossibilité" de réaliser les revendications est, dans le cas présent, une question de rapport des forces, qui ne peut être résolue que par la lutte. Sur la base de cette lutte, quels que soient ses succès pratiques immédiats, les ouvriers comprendront mieux que tout la nécessité de liquider l’esclavage capitaliste. »

Très rapidement, Trotsky en vient à la nécessité pour les militants révolutionnaires « de créer, dans tous les cas où c’est possible, des organisations de combat autonomes qui répondent mieux aux tâches de la lutte des masses contre la société bourgeoise, sans même s’arrêter, si c’est nécessaire, devant une rupture ouverte avec l’appareil conservateur des syndicats. S’il est criminel de tourner le dos aux organisations de masse pour se contenter de fictions sectaires, il n’est pas moins criminel de tolérer passivement la subordination du mouvement révolutionnaire des masses au contrôle de cliques bureaucratiques ouvertement réactionnaires ou conservatrices masquées ("progressistes"). »

Le chapitre suivant lui est consacré :

« Si la grève avec occupation soulève cette question épisodiquement, le COMITÉ D’USINE donne à cette même question une expression organisée. Élu par tous les ouvriers et employés de l’entreprise, le Comité d’usine crée d’un coup un contrepoids à la volonté de l’administration.

A la critique que les réformistes font des patrons de l’ancien type, ceux qu’on appelle les "patrons de droit divin", du genre de Ford, en face des "bons" exploiteurs "démocratiques", nous opposons le mot d’ordre des comités d’usine comme centres de lutte contre les uns et les autres.

Les bureaucrates des syndicats s’opposeront, en règle générale, à la création de comités d’usine, de même qu’ils s’opposeront à tout pas hardi dans la voie de la mobilisation des masses. Il sera, cependant, d’autant plus facile de briser leur opposition que le mouvement aura plus d’ampleur. Là où les ouvriers de l’entreprise, dans les périodes "calmes", appartiennent déjà tous aux syndicats (closed shop), le comité coïncidera formellement avec l’organe du syndicat, mais il en renouvellera la composition et en élargira les fonctions. Cependant, la principale signification des comités est de devenir des états-majors de combat pour les couches ouvrières que le syndicat n’est, en général, pas capable d’atteindre. C’est d’ailleurs précisément de ces couches les plus exploitées que sortiront les détachements les plus dévoués à la révolution.

Dès que le comité fait son apparition, il s’établit en fait une DUALITÉ DE POUVOIR dans l’usine. Par son essence même, cette dualité de pouvoir est quelque chose de transitoire, car elle renferme en elle-même deux régimes inconciliables : le régime capitaliste et le régime prolétarien. L’importance principale des comités d’usine consiste précisément en ce qu’ils ouvrent, sinon une période directement révolutionnaire, du moins une période pré-révolutionnaire, entre le régime bourgeois et le régime prolétarien. Que la propagande pour les comités d’usine ne soit ni prématurée ni artificielle, c’est ce que démontrent amplement les vagues d’occupations d’usines qui ont déferlé sur un certain nombre de pays. De nouvelles vagues de ce genre sont inévitables dans un prochain avenir. Il est nécessaire d’ouvrir à temps une campagne en faveur des comités d’usine pour ne pas se trouver pris à l’improviste. »

Comme on le voit, si le programme de transition développe des revendications, il met en avant un autre type d’organisation que celles que reconnaissent la plupart des militants d’extrême gauche (le parti politique et le syndicat). Il souligne l’importance primordiale de l’organisation autonome des masses par des conseils ouvriers quelle qu’en soit la forme et le mode d’apparition.

Et d’emblée il explique que la perspective des comités est la transformation du caractère de classe de l’Etat après le renversement de l’Etat de la bourgeoisie.

Le discours révolutionnaire ne ressemble en rien à un discours syndical de gauche ou à un discours politique à gauche de la gauche.

La question des revendications se pose de la même manière inséparable de la nécessité de renverser le pouvoir de la bourgeoisie :

« La différence entre ces revendications et le mot d’ordre réformiste bien vague de "nationalisation" consiste en ce que :

1) Nous repoussons le rachat ;

2) Nous prévenons les masses contre les charlatans du front populaire qui, proposant la nationalisation en paroles, restent en fait les agents du capital ;

3) Nous appelons les masses à ne compter que sur leur propre force révolutionnaire ;

4) Nous relions le problème de l’expropriation à celui du pouvoir des ouvriers et des paysans. »

Trotsky souligne qu’aucune revendication ne doit être séparée de la nécessité de renverser le pouvoir bourgeois :

Par exemple,« l’ÉTATISATION DES BANQUES ne donnera ces résultats favorables que si le pouvoir d’État lui-même passe entièrement des mains des exploiteurs aux mains des travailleurs. »

Le travail des révolutionnaires ne doit pas consister seulement à recruter sur leur discours :

« C’est seulement grâce à un travail systématique, constant, inlassable, courageux, dans l’agitation et la propagande, toujours en relation avec l’expérience des masses elles-mêmes, qu’on peut extirper de leur conscience les traditions de docilité et de passivité ; éduquer des détachements de combattants héroïques, capables de donner l’exemple à tous les travailleurs ; infliger une série de défaites tactiques aux bandes de la contre-révolution ; accroître la confiance en eux-mêmes des exploités et des opprimés ; discréditer le fascisme aux yeux de la petite-bourgeoisie et frayer la voie à la conquête du pouvoir par le prolétariat. »

Le rôle des révolutionnaires n’est pas seulement de mettre en avant de manière révolutionnaire les aspirations des masses ouvrières mais aussi de souligner, face à l’effondrement capitaliste, la perspective que représente le prolétariat à la tête des masses petites bourgeoises, un point que bien des révolutionnaires « trotskystes » oublient volontiers :

Tout un chapitre est consacré ensuite dans le programme au rôle de direction du prolétariat en direction des paysans, des commerçants et des artisans pauvres. Et c’est un point essentiel qui permet aux prolétaires révolutionnaires de comprendre qu’ils ne sont pas seulement des syndicalistes révolutionnaires mais porteurs d’un programme politique pour faire du prolétariat une direction sociale de toutes les couches travailleuses, une direction politique de la société tout entière :

« Les ouvriers avancés doivent apprendre à donner des réponses claires et concrètes aux questions de leurs futurs alliés. »

Toutes les questions politiques du moment doivent être posées, explique Trotsky, en liaison avec la faillite du système de domination et tout particulièrement celles de la guerre et du fascisme. Toutes doivent amener à mettre en avant les perspectives propres du prolétariat et non celles des politiques des gouvernements et des partis bourgeois. Toutes doivent montrer que la seule perspective positive est la prise du pouvoir par le prolétariat. Pas de lutte contre le fascisme ou la guerre qui s’oppose à cet objectif.

« Les sections de la IV° Internationale doivent s’orienter de façon critique à chaque nouvelle étape et lancer les mots d’ordre qui appuient la tendance des ouvriers à une politique indépendante, approfondissent le caractère de classe de cette politique, détruisent les illusions réformistes et pacifiques, renforcent la liaison de l’avant-garde avec les masses et préparent la prise révolutionnaire du pouvoir. »

On est très loin de la simple propagande des groupes qui mettent en avant des revendications dites ouvrières et disent d’abord vouloir recruter, recruter…

Dès que la situation se tend, un objectif immédiat : les soviets !

« Comment harmoniser les diverses revendications et formes de lutte, ne fût-ce que dans les limites d’une seule ville ? L’histoire a déjà répondu à cette question : grâce aux soviets, qui réunissent les représentants de tous les groupes en lutte. Personne n’a proposé, jusqu’à maintenant, aucune autre forme d’organisation, et il est douteux qu’on puisse en inventer une. Les soviets ne sont liés par aucun programme a priori. Ils ouvrent leurs portes à tous les exploités. Par cette porte passent les représentants de toutes les couches qui sont entraînées dans le torrent général de la lutte. L’organisation s’étend avec le mouvement et y puise continuellement son renouveau. Toutes les tendances politiques du prolétariat peuvent lutter pour la direction des soviets sur la base de la plus large démocratie. C’est pourquoi le mot d’ordre des soviets est le couronnement du programme des revendications transitoires.
Les soviets ne peuvent naître que là où le mouvement des masses entre dans un stade ouvertement révolutionnaire. En tant que pivot autour duquel s’unissent des millions de travailleurs dans la lutte contre les exploiteurs, les soviets, dès le moment de leur apparition, deviennent les rivaux et les adversaires des autorités locales, et, ensuite, du gouvernement central lui-même. Si le comité d’usine crée des éléments de dualité de pouvoir dans l’usine, les soviets ouvrent une période de dualité de pouvoir dans le pays.
La dualité de pouvoir est, à son tour, le point culminant de la période de transition. Deux régimes, le régime bourgeois et le régime prolétarien, s’opposent irréconciliablement l’un l’autre. La collision entre eux est inévitable. De l’issue de celle-ci dépend le sort de la société. En cas de défaite de la révolution, la dictature fasciste de la bourgeoisie. En cas de victoire, le pouvoir des soviets, c’est-à-dire la dictature du prolétariat et la reconstruction socialiste de la société. »

Ensuite, le programme se mue en une analyse générale de la situation de la révolution mondiale dans les différents types de pays, comment les révolutions y ont été trompées et battues :

« L’Internationale "communiste" a donné aux pays arriérés l’exemple classique de la manière dont on peut causer la ruine d’une révolution pleine de force et de promesses. Lors de l’impétueuse montée du mouvement des masses en Chine en 1925-1927, l’I.C. ne lança pas le mot d’ordre d’assemblée nationale et, en même temps, interdit la formation de soviets. Le parti bourgeois du Kuomingtang devait, selon le plan de Staline, " remplacer " à la fois l’assemblée nationale et les soviets. Après l’écrasement des masses par le Kuomintang, l’I.C. organisa, à Canton, une caricature de soviet. Après l’effondrement inévitable de l’insurrection de Canton, l’I.C. entra dans la voie de la guerre de partisans et des soviets paysans, avec une complète passivité du prolétariat industriel. Aboutissant ainsi à une impasse, l’I.C. profita de la guerre sino-japonaise pour liquider d’un trait de plume la "Chine soviétique" en subordonnant, non seulement "l’Armée rouge" paysanne, mais aussi le parti soi-disant "communiste" au Kuomintang lui-même, c’est-à-dire à la bourgeoisie.
Après avoir trahi la révolution prolétarienne internationale au nom de l’amitié avec les esclavagistes "démocratiques", l’Internationale communiste ne pouvait manquer de trahir également la lutte émancipatrice des peuples coloniaux, avec, d’ailleurs, un cynisme encore plus grand que ne l’avait fait, avant elle, la II° Internationale. L’une des tâches de la politique des Fronts populaires et de la " défense nationale " est de transformer les centaines de millions d’hommes de la population coloniale en chair à canon pour l’impérialisme " démocratique ". Le drapeau de la lutte émancipatrice des peuples coloniaux et semi-coloniaux, c’est-à-dire de plus de la moitié de l’humanité, est passé définitivement aux mains de la IV° Internationale. »

Ce bilan des échecs des révolutions des pays ex-coloniaux et opprimés est indispensable au programme révolutionnaire et absent de la plupart des études des groupes révolutionnaires.

Ensuite, en ce qui concerne le fascisme, Trotsky fait le contraire de ce que feront la plupart des « trotskystes » : ne pas opposer diamétralement démocratie et fascisme tout en n’établissant pas non plus un signe égal sous le prétexte que tout cela serait bourgeois.

Et il conclue :

« Les défaites tragiques subies par le prolétariat mondial durant une longue série d’années ont poussé les organisations officielles à un conservatisme encore plus grand et ont conduit en même temps les "révolutionnaires" petits-bourgeois déçus à rechercher des "voies nouvelles". Comme toujours, dans les époques de réaction et de déclin, apparaissent de toutes parts les magiciens et les charlatans. Ils veulent réviser toute la marche de la pensée révolutionnaire. Au lieu d’apprendre du passé, ils le "corrigent".
Les uns découvrent l’inconsistance du marxisme, les autres proclament la faillite du bolchevisme. Les uns font retomber sur la doctrine révolutionnaire la responsabilité des erreurs et des crimes de ceux qui l’ont trahie ; les autres maudissent la médecine, parce qu’elle n’assure pas une guérison immédiate et miraculeuse. Les plus audacieux promettent de découvrir une panacée et, en attendant, recommandent d’arrêter la lutte des classes. De nombreux prophètes de la nouvelle morale se disposent à régénérer le mouvement ouvrier à l’aide d’une homéopathie éthique. La majorité de ces apôtres ont réussi à devenir eux-mêmes des invalides moraux avant même de descendre sur le champ de bataille. Ainsi, sous l’apparence de "nouvelles voies", on ne propose au prolétariat que de vieilles recettes, enterrées depuis longtemps dans les archives du socialisme d’avant Marx. (…)

La IV° Internationale ne recherche ni n’invente aucune panacée. Elle se tient entièrement sur le terrain du marxisme, seule doctrine révolutionnaire qui permette de comprendre ce qui est, de découvrir les causes des défaites et de préparer la victoire. La IV° Internationale continue la tradition du bolchevisme, qui a montré pour la première fois au prolétariat comment conquérir le pouvoir. La IV° Internationale écarte les magiciens, les charlatans et les professeurs importuns de morale. Dans une société fondée sur l’exploitation, la morale suprême est la morale de la révolution socialiste. Bons sont les méthodes et moyens qui élèvent la conscience de classe des ouvriers, leur confiance dans leurs propres forces, leurs dispositions à l’abnégation dans la lutte. Inadmissibles sont les méthodes qui inspirent aux opprimés la crainte et la docilité devant les oppresseurs, étouffent l’esprit de protestation et de révolte, ou substituent à la volonté des masses la volonté des chefs, à la persuasion la contrainte, à l’analyse de la réalité, la démagogie et la falsification. Voilà pourquoi la social-démocratie, qui a prostitué le marxisme, tout comme le stalinisme, antithèse du bolchevisme, sont les ennemis mortels de la révolution prolétarienne et de sa morale.
Regarder la réalité en face ; ne pas chercher la ligne de moindre résistance ; appeler les choses par leur nom ; dire la vérité aux masses, quelque amère qu’elle soit ; ne pas craindre les obstacles ; être rigoureux dans les petites choses comme dans les grandes ; oser, quand vient l’heure de l’action : telles sont les règles de la IV° Internationale. Elle a montré qu’elle sait aller contre le courant. La prochaine vague historique la portera à son faîte. »

Qu’est-ce que nous appelons un parti révolutionnaire ?

Comment actualiser aujourd’hui le programme de transition ?

Léon Trotsky : Discussion sur le programme de transition (juin 1938 - extraits)

Trotsky— La signification du programme c’est le sens du Parti. Le Parti représente l’avant-garde de la classe ouvrière. Le Parti est composé d’une sélection des éléments les plus conscients, les plus avancés, les plus dévoués et le Parti peut jouer un rôle politique et historique important sans relation directe avec sa force numérique. Il peut être un petit Parti et jouer un grand rôle. Par exemple, lors de la première révolution russe de 1905, la fraction bolchévique ne comptait pas plus de 10 000 membres, les Menchévicks de 10 000 à i2 000 membres, c’est là le maximum. A cette époque, ils appartenaient au même parti, c’est-à dire que l’ensemble du Parti ne comptait pas plus de 20 000 à 22 000 ouvriers. Le parti dirigeait les Soviets à travers tout le pays grâce à une politique juste et grâce à sa cohésion. On peut objecter que la différence qu’il y a entre les Russes et les Américains, ou tout autre pays capitaliste ancien, c’est que le prolétariat russe était un prolétariat totalement frais et vierge, sans aucune tradition de syndicalisme et de réformisme conservateur. C’était un jeune prolétariat frais, vierge, ayant besoin d’une direction et bien que le Parti dans son ensemble ne comptait pas plus de 20 000 ouvriers, ce Parti guida deux à trois millions d’ouvriers dans le combat.

Maintenant, qu’est le Parti ? En quoi consiste sa cohésion ? Cette cohésion est une compréhension commune des événements, des tâches, et cette compréhension commune, c’est le programme du Parti. Tout comme les ouvriers modernes (davantage que les barbares) ne peuvent pas travailler sans outils, dans le Parti le programme est l’instrument. Sans le programme chaque ouvrier doit improviser son outil, trouver des outils improvisés, et l’un contredit l’autre. C’est seulement lorsque l’avant-garde est organisée sur la base de conceptions communes que nous pouvons agir.

On peut dire que nous n’avons pas eu de programme jusqu’à présent. Pourtant nous avons agi. Mais ce programme était formulé dans différents articles, motions, etc... En ce sens, le projet de programme n’annonce pas une nouvelle invention, ce n’est pas l’ouvrage d’un seul homme, mais le résultat d’un travail collectif élaboré jusqu’à ce jour. Mais un tel résumé est absolument nécessaire pour donner aux camarades une idée de la situation, une compréhension commune. Les petits bourgeois, les anarchistes et intellectuels ont peur d’admettre de donner à un Parti des idées communes, une attitude commune. Il n’est imposé à personne, car quiconque se joint au Parti le fait volontairement.

Je crois qu’il est important à ce sujet de souligner ce que nous voulons dire par liberté en l’opposant à la nécessité. C’est très souvent une conception petite-bourgeoise que nous devrions avoir une libre individualité. Ce n’est qu’une fiction, une erreur. Nous ne sommes pas libres. Nous n’avons pas de libre volonté dans le sens de la philosophie métaphysique. Lorsque je désire boire un verre de bière j’agis en homme libre, mais je n’invente pas le besoin de la bière. Ceci vient de mon corps, je ne suis que l’exécutant. Mais dans la mesure où je comprends les besoins de mon corps et peux les satisfaire consciemment, alors j’ai la sensation de liberté par la compréhension de la nécessité. Ici la juste compréhension des besoins de ma nature est la seule liberté réelle donnée aux animaux sous tous les angles, où l’homme est un animal. La même chose est vraie pour la classe ouvrière. Le programme pour la classe ouvrière ne peut tomber du ciel, nous ne pouvons arriver qu’à une compréhension de la néces sité. Dans un cas ce fut mon corps, dans l’autre c’est la nécessité de la société. Le programme est l’expression de la nécessité, que nous avons appris à comprendre, et, étant donné que la nécessité est la même pour tous les membres de la classe que nous pouvons atteindre une compréhension commune des tâches et cette compréhension, c’est le programme. Nous pouvons aller plus loin et dire que la discipline de notre parti doit être très stricte parce que nous sommes un Parti révolutionnaire devant faire face à de puissants ennemis conscients de leurs intérêts, et maintenant nous ne sommes pas seulement attaqués par la bour geoisie, mais encore par les staliniens, les agents de la bourgeoisie les plus haineux. Une discipline absolue est nécessaire, mais elle doit venir d’une compréhension commune Si cette discipline est imposée du dehors, c’est un joug. Si elle vient de la compréhension, c’est l’expression de la personnalité mais sans cela c’est un joug. Alors la discipline est une expression de ma libre individualité. Ce n’est pas une opposition entre la volonté personnelle et le Parti, car j’y ai adhéré par ma propre volonté. C’est là également la base du pro gramme et il ne peut être assis sur une base politique et morale sûre que si nous la comprenons à fond.

Le projet de programme n’est pas un programme complet. Nous pouvons dire qu’il y a des choses qui manquent dans ce projet de programme et il y a des choses qui, par leur nature même, ne concer nent pas le programme. Les choses qui n’appartiennent pas au programme, ce sont les commentaires. Ce programme ne contient pas seulement des mots d’ordre, mais également des commentaires et des polémiques contre nos adversaires. Mais ce n’est pas un progralme complet. Un programme complet devrait donner une expression théorique de la société capitaliste moderne dans sa phase impéria liste. Les raisons de la crise, l’augmentation du chômage, etc... dans ce projet cette analyse n’est brièvement résumée que dans le premier chapitre, car nous avons déjà dit sur ces questions dans des articles dans des livres, etc... Nous écrirons encore plus et mieux. Mais ce qui est dit ici est suffisant pour les nécessités pratiques, car nous sommes tous du même avis. Le début du programme n’est pas complet. Le premier chapitre n’est qu’une suggestion et non une expression complète. La fin du programme n’est pas non plus complète, car nous n”y parlons pas de la révolution sociale, de la prise du pouvoir à travers l”insurrection, de la transformation de la société capitaliste en dictature et de la dictature en société socialiste. Cela ne mène le lecteur que sur le pas de la porte. C’est un programme d’action d’aujourd’hui jusqu’au début de la Révolution socialiste. Et du point de vue pratique, ce qui est actuellement le plus important est de savoir comment nous pouvons diriger les différentes couches du prolétariat dans la voie de la révolution sociale. J’ai entendu dire que les camarades de New-York commencent maintenant à organiser des groupes dans le but non seulement d’étudier et critiquer le projet de programme, mais également d’élaborer les moyens pour présenter le programme aux masses et je pense que c’est là la meilleure méthode que peut utiliser notre Parti.

Le programme n’est qu’une première approximation. Il est trop général de la façon dont il est présenté pour la prochaine conférence internationale. Il exprime la tendance générale du développement mondial. Nous avons un court chapitre concernant les pays coloniaux et semi-coloniaux, nous avons un chapitre concernant les pays fascistes, un chapitre sur l’Union Soviétique, et ainsi de suite. Il est évident que les caractéristiques générales de la situation mondiale sont semblables car elles découlent toutes de la pression de l’économie impérialiste, mais chaque pays a ses conditions particulières et une politique réaliste doit commencer par considérer ces conditions particulières dans chaque pays et même dans chaque partie du pays. C’est pour cela qu’une étude très sérieuse du programme est la première tâche de chaque camarade aux Etats-Unis.

Il y a deux dangers dans l’élaboration du programme. Le premier est de s’en tenir à des lignes générales abstraites et de répéter les mots d’ordre généraux sans aucune relation avec les syndicats locaux. Ceci est la direction du sectarisme abstrait. L’autre danger est l’opposé, celui de trop adapter aux conditions spécifiques, de relacher la ligne révolutionnaire générale. Je pense qu’aux Etats-Unis le deuxième danger est le plus immédiat. Je me souviens à ce sujet tout particulièrement du cas de l’armement des piquets de grèves, etc. Quelques camarades avaient peur que ce ne soit pas approprié aux ouvriers, etc... (...)

Partout je demande : que devrions-nous faire ? Adapter notre programme à la situation objective ou à la mentalité des ouvriers ? Et je pense que cette question doit être posée à tous les camarades qui disent que notre programme n’est pas adapté à la situation en Amérique. Ce programme est un programme scientifique. Il est basé sur une analyse objective de la situation objective. Il ne peut être compris dans son ensemble par les ouvriers. Il serait très bien que l’avant garde le comprenne dans la prochaine période et qu’alors elle s’adres se aux ouvriers : « Vous devez vous défendre du fascisme » Que voulons-nous dire par situation objective ? Ici nous devons analyser les conditions objectives pour une révolution sociale. Ces conditions sont exposées dans les œuvres de Marx-Engels et demeurent inchangées dans leur essence aujourd’hui. D’abord, disait Marx, aucune société ne disparait avant d’avoir épuisé toutes ses possibilités. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous ne pouvons éliminer une société par une volonté subjective, que nous ne pouvons organiser une insurrection comme le firent les Blanquistes. Que signifient les « possibilités » ? Q’une « société ne peut disparaître » ? Tant que la société est capable de développer les forces productives et d’enrichir la nation elle demeure forte et stable. Ce fut la condition de la société basée sur l’esclavage, sur la féodalité, et de la Société capitaliste. Ici nous arrivons à un point très intéressant que j’ai analysé précédemment dans mon introduction au « Manifeste Communiste ». Marx et Engels attendirent une révolution toute leur vie. Et surtout pendant les années 1848-1850, ils s’attendirent à une révolution sociale Pourquoi ? Ils disaient que le système capitaliste était devenu un frein au développement des forces productives. Etait-ce correct ? Oui et non. C’était juste dans le sens que si les ouvriers avaient été capables de satisfaire aux besoins du 19 ème siècle et de prendre le pouvoir, le développement des forces productives aurait été plus rapide et la nation plus riche. Mais étant donné que les ouvriers n’en étaient pas capables, le système capitaliste demeure avec ses crises, etc. Pourtant la ligne générale était ascendante. La dernière guerre de 1914-1918 fut le résultat de l’étroitesse du marché mondial pour le développement des forces productives et chaque nation tentait d’éliminer toutes les autres nations afin de s’emparer du marché mondial. Elles n’y réussirent pas et maintenant nous voyons que la société capitaliste entre dans une nouvelle phase. Ils furent nombreux à dire que c’était le résultat du fait que la société a épuisé ses possibilités.

La guerre n’était que l’expression de l’incapacité d’une plus grande extension. Après la guerre nous avons eu la crise historique devenant de plus en plus aiguë. Le développement capitaliste fut partout caractérisé par la prospérité et puis les crises, mais le nombre des crises et des périodes de prospérité augmentait. Au début de la guerre nous voyons que les cycles des crises et des périodes de prospérité forme une ligne de déclin. Cela signifie maintenant que la société a totale ment épuisé ses possibilités internes et doit ètre remplacée par une nouvelle société ou alors l’ancienne société ira à la barbarie tout comme la civilisation de la Grèce et de Rome parce qu’elle avait épuisé ses possibilités et ne pouvait être remplacée par une autre classe. (...)

Ce n’est pas une crise de conjoncture, mais une crise sociale. Notre parti peut jouer un rôle important. Ce qui est difficile pour un jeune parti évoluant dans une atmosphère lourde de traditions précédentes d’hypocrisie, est de lancer un mot d’ordre révolutionnaire. « C’est fantaisiste ».. « Ce n’est pas adéquat en Amérique ». Mais il est possible que cela changera lorsque vous lancerez les mots d’ordre révolutionnaires de notre programme. Il y en a qui riront. Mais le courage révolutionnaire ne consiste pas seulement à être tué, mais à supporter le rire de gens stupides qui sont en majorité. (...)

Question : L’idéologie des ouvriers ne fait-elle pas partie des facteurs objectifs ?

Trotsky : (...) La mentalité c’est l’arène politique de notre activité. Nous devons donner une explication scientifique de la société et l’expliquer clairement aux masses. C’est là la différence entre le Marxisme et le Réformisme.

Comment les révolutionnaires peuvent raisonner sur une situation de crise sociale, Trotsky le développe dans un autre texte : Front Populaire et Comités d’action

Et maintenant qu’en conclure ?

Voilà quelques réflexions sur le texte de Trotsky mais que peut-on déduire aujourd’hui"hui de la situation politique du courant révolutionnaire et pas seulement des textes ? Y a-t-il seulement une crise de la direction révolutionnaire ? Ou plutôt une crise de la conscience révolutionnaire ?

Dans « Leçons d’Octobre », Trotsky écrit : "S’il n’y a pas eu de révolution victorieuse à la fin de la guerre [14-18], c’est parce qu’il manquait un parti. Cette constatation s’applique à l’Europe tout entière. On pourrait en vérifier la justesse en suivant pas à pas le mouvement révolutionnaire dans les différents pays. En ce qui concerne l’Allemagne il est clair que la révolution aurait pu y triompher en 1918 et 1919 si les masses avaient été dirigées comme il convient par le parti. (…) La révolution prolétarienne ne peut triompher sans le parti, à l’encontre du parti ou par un succédané de parti."

Si Trotsky pouvait conclure de l’échec de la vague révolutionnaire de 1918-1923 en Europe qu’il manquait un parti, en est-il toujours de même ? Est-ce que ce n’est pas l’idée même de révolution des conseils ouvriers qui est à rebâtir ? Car, depuis, les révolutionnaires eux-mêmes ont théorisé la possibilité de révolution sans ... conseils ouvriers !!! Et bien des travailleurs assimilent soviets à la bureaucratie du Kremlin ! Des militants révolutionnaires ont théorisé que le parti révolutionnaire n’était pas indispensable, que la théorie révolutionnaire ne l’était pas et même que le prolétariat lui-même ne l’était pas...

Certes c’est lr produit d’un échec politique : la quatrième internationale proclamée en 1938 n’a pas donné les fruits escomptés. Elle n’a joué aucun rôle nulle part. Mais, en réalité, dès Trotsky assassiné par Staline en 1940, elle n’avait plus de direction politique solide. Elle a immédiatement capoté politiquement, cédant au courant anti-fasciste et nationaliste, celui de la « résistance », à la seule exception des militants grecs, vietnamiens et du groupe Barta en France.

Le courant trotskyste sans Trotsky n’a su théoriser que des défaites, affirmant un peu partout que des victoires des adversaires du prolétariat étaient des victoires de la révolution, attribuant à d’autres forces que la classe exploitée la capacité à changer le monde : à la bureaucratie stalinienne et à son armée, aux guérillas paysannes nationalistes, à la petite bourgeoisie des guérillas d’Amérique latine quand ce n’est pas aux dirigeants religieux nationalistes.

Dans ces conditions, parler seulement de manque d’une direction révolutionnaire ne suffit nullement :

 il faut relier les dérives opportunistes et sectaires des groupes révolutionnaires non seulement à leurs défauts propres, même si ceux-ci sont bien réels et ne doivent pas être cachés, mais aux situations politiques et sociales

 il faut exposer politiquement les moyens de ne pas tomber dans de telles dérives – Lénine expliquait que la social-démocratie avait basculé avec le développement pacifique du capitalisme dans le légalisme-.

Des révolutionnaires formés exclusivement à la participation aux élections bourgeoises et à celle aux appareils syndicaux peuvent-ils continuer à raisonner en révolutionnaires quelque soient les bons ouvrages qu’ils aient assimilé ?


Mais qu’est-ce que construire le parti ?

Le parti, ce n’est pas d’abord un appareil de militants ni une masse d’adhérents, ce n’est pas d’abord des structures organisationnelles. Ce n’est pas seulement une direction mais surtout une orientation, des analyses, des perspectives et une politique. Ces dernières ne doivent pas avoir comme critère la sauvegarde du groupe, mais d’abord les intérêts de classe. Les communistes n’ont pas d’intérêts particuliers de leur groupe à défendre, disait Marx dans « Le Manifeste Communiste ». Etre communiste, ce n’est s’isoler du reste du mouvement ouvrier mais ce n’est pas non plus mettre son drapeau dans sa poche dès qu’il y a des affrontements entre perspectives opposées. La perspective communiste est celle qui n’oublie jamais la perspective du renversement total, mondial et définitif du capitalisme, même dans une période où ce changement pourrait sembler très éloigné, même si les travailleurs eux-mêmes semblent loin d’être sensibles à cette perspective. Les communistes révolutionnaires ne se servent pas de leur particularité pour se détourner du mouvement ouvrier réel et se mettre en retrait. Mais ils ne pratiquent pas non plus l’opportunisme consistant à s’adapter pour avoir plus de succès. En somme, ni sectarisme, ni opportunisme : le chemin est étroit. La confiance en l’avenir communiste ne résulte pas de la confiance dans des leaders suprêmes mais dans les capacités que les prolétaires ont déjà montré dans l’Histoire et dans la connaissance des lois de la lutte des classes. Dans le passé, ce sont les groupes et partis révolutionnaires qui se sont souvent fait bien plus de mal que la bourgeoisie ne leur en a fait. Ce n’est pas dans les prisons, dans les tortures, face aux pelotons d’exécutions que des groupes révolutionnaires ont théorisé leurs reculs, leurs capitulations, leurs dérives ou leurs renoncements. Au contraire, c’est au plus haut sommet de leurs succès qu’ils ont cédé à la pression de la réussite. Même le parti bolchevique. C’est lorsqu’ils étaient en situation de jouer un rôle important et même décisif que les groupes communistes révolutionnaires (en tout cas qui se revendiquaient de cette perspective) ont reculé politiquement. Il ne suffit pas de dénoncer ces renonciations. Il faut aussi les analyser. Elles ne concernent pas que leurs auteurs mais tous les militants révolutionnaires. Sur ce terrain aussi, qui ne tire pas des leçons du passé sera rattrapé par lui. La première des leçons est que le sectarisme et l’opportunisme sont des frères jumeaux. La deuxième est que ceux qui placent l’organisation (ou sa direction) au dessus des perspectives, ceux qui renoncent à l’analyse théorique, se préparent des lendemains difficiles. Il ne suffit pas de prétendre faire d’un groupe un corps homogène, prétendument imperméable aux influences extérieures (surtout celle des autres groupes révolutionnaires) pour bâtir une cohésion politique. Il faut étudier, d’abord étudier et encore étudier… Etudier les luttes passées, les conditions des révolutions, les modes de fonctionnement de la société et de la nature. Celui qui continue à apprendre du monde en changement permanent n’est pas sujet à la maladie de l’auto-centrage. Le monde ne tourne pas autour de notre nombril. Le fixer avec admiration ou avec fascination ne peut pas être une politique. Se gargariser du mot de construction du parti n’est en rien une recette pour le construire. S’approprier la conscience des fonctionnements du monde y rapproche bien plus et permet bien plus aussi de rejoindre un jour un autre mouvement de la conscience : celui d’un prolétariat qui tirera les leçons de ses propres expériences. Les autres raccourcis ou prétendus tels mènent dans le mur…

QUELQUES LECTURES :

Qui est Léon Trotsky et quel combat est symbolisé par son nom

La question de l’unité

La question du parti

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