Accueil > 01 - Livre Un : PHILOSOPHIE > Matière à philosopher ? > Qu’est-ce qui nous étonne, nous choque, nous bouleverse, renverse nos (...)

Qu’est-ce qui nous étonne, nous choque, nous bouleverse, renverse nos convictions habituelles quand on étudie la matière ? Qu’est-ce qui change notre philosophie ?

mercredi 18 juillet 2012, par Robert Paris

Qu’est-ce qui nous étonne, nous choque, nous bouleverse, renverse nos convictions habituelles quand on étudie la matière ? Qu’est-ce qui change notre philosophie ?

La matière, nous croyons bien la connaitre, nous la voyons tous les jours, nous ne cessons de la toucher, de la bouger, de la casser, de l’utiliser. Nous-mêmes sommes faits de matière, interagissons sans cesse avec la matière inerte que nous mangeons, dont nous nous servons pour nous laver, pour dormir, que nous transformons en travaillant.

Eh bien, en l’étudiant, cette matière, les scientifiques ont découvert qu’elle n’avait rien à voir avec la manière dont elle nous apparaît tous les jours….

Pour le bon sens, la matière est soit solide, soit liquide soit gazeuse ; il y aurait d’un côté la matière et de l’autre la lumière, d’un côté la matière et de l’autre le vide ; ou il y a de la matière ou il n’y en a pas. Si elle est ici, elle ne peut pas en même temps être là. Elle ne peut pas à la fois être présente et absente. Elle ne peut ni apparaître ni disparaître.

Et ce qui est resté dans l’opinion de la connaissance sur la matière est le « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », l’énergie, la matière seraient toujours les mêmes sous de formes diverses. La physique, vue par le commun des hommes, est le règne du rationnel simple, pas de rupture, pas d’apparition, pas de disparition, pas d’émergence de propriétés, une belle continuité en somme… Les objets se déplaceraient dans un espace qui serait un véritable fond de scène complètement passif.

Les lois de la physique, telles qu’on les voyait autrefois et telles que la population continue à les voir, seraient le produit de la conservation : conservation de la matière, de l’énergie, du mouvement, de l’écoulement du temps, du déplacement dans l’espace.

La loi serait une simple « relation de cause à effet », dans laquelle on peut toujours distinguer une cause qui précède un effet. Deux objets différents peuvent toujours y être distingués.

La population pense que le domaine des sciences physiques s’opposerait aux sciences humaines parce que la matière devrait obéir aux lois de manière stricte au point qu’il n’y aurait pas plusieurs potentialités et l’opinion croit à un déterminisme strict de la matière qui serait opposé au libre arbitre humain.

Ne poursuivons pas cette description car tout ce qui vient d’être dit est déjà contredit point par point par ce que la science contemporaine sait déjà de la matière et on peut dire que c’est un renversement de pensée étonnant et bouleversant qu’ont subi en premier les physiciens du début des années 1900 !!!

Et, curieusement, ces changements de conception profonds n’ont commencé ni par la relativité ni par la physique quantique, qui sont pourtant les révolutions les plus connues de la physique…

C’est Poincaré qui est tombé le premier sur cet os, sur ce bouleversement de la pensée, dans l’étude de la matière. Par la loi des trois corps, Poincaré a remarqué que la gravitation entre trois corps ne déterminait pas une seule trajectoire pour ces corps, mais une série de trajectoires possibles, discontinues les unes par rapport aux autres. Il a remarqué qu’on ne pouvait pas dire quelle trajectoire allait être suivie. La connaissance des conditions initiales et des forces physiques en présence ne suffisait donc pas à prédire la suite des événements. C’était pour lui comme pour tout le monde un grand trouble de découvrir cela…

C’est l’origine d’un domaine des sciences qui s’appellera plus tard « le chaos déterministe ».

Il constate que, dans le domaine des forces de gravitation, il suffit des interactions entre trois corps (par exemple trois astres) pour que les trajectoires possibles de ces corps soient multiples.

Quelle en est la raison ?

Si on modifie, aussi peu que ce soit, d’une distance ou d’un poids, d’une vitesse initiale, aussi petit que cela soit, cela entraîne que l’on n’est plus sur la même trajectoire du fait de la discontinuité entre les trajectoires possibles. En sautant d’une trajectoire à l’autre, on n’est pas très loin mais on prépare un avenir très différent à moyen ou long terme. Cette divergence entre des trajectoires proches en un moment s’appelle « la sensibilité aux conditions initiales » : que l’on change un tant soit peu les conditions de départ et la suite de l’histoire en est profondément changée.

Dans le domaine des sciences de l’homme, cette sensibilité était déjà bien connue. Un seul être humain peut changer le cours de l’histoire. Un petit détail peut jouer un rôle dans l’histoire d’un pays et même du monde. Pour donner un exemple, si un citoyen n’avait pas reconnu le roi, la reine et leur fils fuyant la révolution parisienne, toute l’histoire de France et même d’Europe aurait probablement complètement changé puisque le roi apportait son appui et sa direction symbolique à l’armée de la noblesse alliée aux armées des féodalités européennes.

Poincaré découvre donc que le monde des corps matériels n’est pas aussi différent qu’il y paraissait du monde social et humain que nous connaissons…

Certes, la conscience est une propriété que ne possèdent pas les pierres, mais ce choix entre plusieurs actions possibles, entre plusieurs pensée possibles provient du fait que la loi du monde matériel est déjà un univers des possibles qui prend encore une nouvelle forme avec le domaine du vivant, autre univers des possibles…

Bien des auteurs n’ont vu dans la théorie du chaos déterministe qu’une fin de la prédictibilité, une espèce de victoire du désordre sur l’ordre que représentait l’ancienne croyance en des lois physiques prédicitives.

En réalité, dès lors qu’il y avait un grand nombre d’objets, on savait déjà que les lois physiques ne suffisaient pas à prédire. Poincaré a seulement montré que la loi de la gravitation remettait en cause cette prédictibilité à partir de trois corps…

Mais, philosophiquement, il a fait bien plus : il a commencé à montrer qu’il y avait un seul monde, de la matière à la vie et à l’homme et que ce monde n’obéissait pas à la physique du bon sens, celle de la plupart des gens, y compris des physiciens, des autres scientifiques et de la plupart des philosophes…

La capacité de la matière, à partir d’un petit changement, de sauter d’un état à un autre, qualitativement différent, allait poursuivre cette évolution dans la philosophie du monde…

La physique, dans sa recherche des lois de l’énergie, avait en effet étudié les changements d’état de la matière et constaté ce changement qualitatif induit par un tout petit changement de la température, du volume ou de la pression. C’est la thermodynamique qui a étudié ce type de question. Elle n’a pas seulement donné naissance aux moteurs, aux réfrigérateurs et à toutes les innovations sur l’utilisation de l’énergie : elle a changé notre philosophie sur la matière.

L’étude des états (solide, liquide, gaz) de la matière nous a appris bien plus que le fait qu’un corps pouvait changer qualitativement en passant un seuil de température, de pression ou de volume. Elle nous a appris la logique de telles transformations et ce n’est pas une logique simple, celle du oui et du non. En effet, peut-on en observant la matière d’aussi près que l’on veut, à l’échelle même des atomes, savoir s’il s’agit d’un solide, d’un liquide ou d’un gaz. La réponse est non : cela ne se voit nullement à cette échelle car c’est une question d’organisation d’un grand nombre d’atomes et non de la composition de ceux-ci qui, elle, ne change pas quand la matière passe d’un état à un autre.

L’organisation est devenue un point fondamental de cette thermodynamique et on a constaté que cette organisation n’était pas préexistante mais spontanément émergente, ce qui change tout…

Nouvelle révolution conceptuelle, philosophique dans un nouveau domaine de la physique : la thermodynamique. La matière change spontanément son mode d’organisation en sautant de manière discontinue d’un mode à un autre sans intermédiaire !

Et ce n’est pas tout. Ces états de la matière, loin de se contenter de s’opposer diamétralement coexistent, s’échangent sans cesse, se transforment sans cesse.

Le liquide ne s’oppose pas diamétralement au solide ni au gaz. Ils sont sans cesse en train de se transformer l’un dans l’autre et de coexister dans des mélanges de phase.

Par exemple, observons la surface d’un lac. L’eau qui s’y situe passe sans arrêt du liquide au gaz. Observons la surface de la neige d’u névé. Il passe sans cesse du solide (la neige) au liquide (l’eau) et au gaz (la vapeur d’eau).

Et cette thermodynamique ne s’en tient pas là. Même les formes des cristaux solides sont multiples et sont là aussi une série discrète de formes possibles avec des sauts d’une forme à une autre. La glace change sans cesse de structure d’organisation et saute sans continuité d’une structure à une autre.

La matière n’est donc pas seulement un contenu en termes d’objets ou d’énergie, mais aussi une organisation qui se met en place spontanément, sans action extérieure et peut changer tout aussi spontanément de structure…

Mais c’est l’étude thermodynamique de la relation entre matière et énergie qui devait nous révéler les plus grandes surprises…

Au stade où nous en sommes restés, la thermodynamique pouvait déjà dire que l’énergie était reliée aux formes d’organisation et qu’en passant d’un état à un autre, on avait franchi un seuil d’organisation parce qu’on avait passé un cap quantitatif d’énergie.

On pouvait alors imaginer la matière un peu comme l’ordre et l’énergie un peu comme le désordre, l’agitation par exemple à un niveau ou un autre de la structure matérielle, mais on allait faire du chemin conceptuellement par rapport à cette première approche…

On passait du solide au liquide puis au gaz en désorganisant la structure entre les atomes, l’ordre, en fournissant de l’énergie qui agitait les atomes. Cela restait une vision simple, qui se raccrochait à une conception mécaniste de un univers matériel qui serait fondé sur des déplacements d’objets dans l’espace. Les suites des découvertes scientifiques allaient nous amener très loin de ce point de vue…

L’opposition apparemment diamétrale entre matière-ordre et énergie-désordre allait se révéler très loin d’une opposition diamétrale, une association inséparable des contraires, mortellement imbriqués tout en se heurtant sans cesse !

L’autre point sur lequel on opposait diamétralement matière et énergie est que l’on avait fini par admettre que la matière était formée d’unités discontinues (éléments chimiques, molécules, atomes, particules) et que l’attribuait, au contraire, une continuité à l’énergie.

Autant on ne trouvait pas toute une succession d’étapes entre un et deux atomes, autant on passait trouver une continuité entre deux niveaux d’énergie. On pensait qu’on donnait de l’énergie à un liquide que l’on chauffait en passant d’une température à une autre, en lui donnant toutes les étapes d’énergie de manière continue.

La discontinuité de la matière était imagée par les objets et la continuité de l’énergie imagée par les ondes, ces propagations d’énergie se déplaçant continûment. Les objets étaient à une position donnée en un moment donné alors que les ondes occupaient tout l’espace.

Il est impressionnant de constater combien ces notions allaient violemment se trouver contredites par l’étude des relations entre matière et énergie !

L’une des manières dont l’énergie entre et sort de la matière est la lumière. Le physicien Max Planck allait chercher à comprendre comment une matière chauffée émettait de la lumière. Ce phénomène bien connu était l’un des moyens de comprendre les échanges d’énergie au sein de la matière et de les quantifier.

En étudiant les lois de ces échanges, Max Planck allait faire une constatation renversante : il était impossible de conserver l’image d’une énergie se transmettant de manière continue. Il fallait définitivement y renoncer : l’énergie se transmettait par paquets discontinus, les quanta.

Aussi incroyable que si on vous disait que la fusée progresse dans l’espace, l’avion dans le ciel et la voiture sur la route… par petits bonds !

Cette découverte faite en 1905 n’allait jamais être remise en cause depuis, malgré bien d’autres découvertes tout aussi renversantes que celle-ci allait entraîner, détruisant toutes les croyances exprimées au dessus.

C’est ce qu’on allait appeler la physique quantique…

Loin de s’en tenir à donner de la discontinuité à un univers qu’on croyait continu, les ondes de la transmission d’énergie, elle allait aussi donner un caractère ondulatoire à ce que l’on croyait simplement particulaire : la matière !

Dorénavant, après la révolution quantique, la matière et l’énergie allaient tout deux devenir des espèces de monstres composés à la fois d’onde et de particule, pourtant deux images parfaitement contradictoires !

Un objet quantique n’avait plus rien à voir avec ce que l’on pensait être un objet dans l’ancienne physique : au lieu d’être à chaque instant dans un état, dans une position, à un niveau d’énergie, chaque objet quantique était une superposition d’états possibles sans continuité entre eux et sautait sans cesse d’un état possible dans un autre …

La plupart des gens qui s’intéressent aux sciences ont entendu parler de ces découvertes de la physique mais absolument pas de la révolution philosophique qu’elle engendre.

Nous ne pouvons en donner ici qu’une toute petite idée et c’est déjà tellement étonnant…

La suite

Messages

  • Francis Bacon dans « Nouvel Organum » :

    « Mais le plus grand obstacle et la plus grande aberration de l’entendement humain a pour cause la stupeur, l’incompétence et les illusions des sens. Nous sommes constitués de manière que les choses qui frappent immédiatement nos sens l’emportent dans notre esprit sur celles qui ne les frappent que médiatement, quoique ces dernières méritent la préférence. Ainsi, dès que notre œil est en défaut, toutes nos réflexions cessent à l’instant ; on n’observe que peu ou point les choses invisibles. Aussi toutes les actions si diversifiées qu’exercent les esprits renfermes dans les corps tangibles ont-elles échappé aux hommes, et leur sont-elles entièrement inconnues, car lorsque quelque transformation imperceptible a lieu dans les parties de composés assez grossiers (genre de changement qu’on désigne communément par le mot d’altération, quoiqu’au fond ce ne soit qu’un mouvement de transport qui a lieu dans les plus petites parties), la manière dont s’opère ce changement est également inconnue. Cependant, si ces deux sujets là ne sont bien éclaircis et mis dans le plus grand jour, ne nous flattons pas qu’il soit possible de faire rien de grand dans la nature, quant a l’exécution. Et ce n’est pas toute la nature de l’air commun, et de toutes les substances dont la densité est encore moindre (et combien n’en est-il pas), cette nature, dis-je, n’est pas mieux connue, car le sens est par soi-même quelque chose de bien faible, de bien trompeur, et tous les instruments que nous employons, soit pour aiguiser nos sens, soit pour en étendre la portée, ne remplissent qu’imparfaitement ce double objet. Mais toute véritable interprétation de la nature ne peut s’effectuer qu’à l’aide d’observations et d’expériences convenables et appropriées à ce dessein, le sens ne doit être fait juge que de l’expérience, et l’expérience seule doit juger de la nature de la chose même.
    LI. L’entendement humain, en vertu de sa nature propre, est porté aux abstractions, il est enclin à regarder comme constant et immuable ce qui n’est que passager. Mais, au lieu d’abstraire la nature, il vaut mieux la disséquer, à l’exemple de Démocrite et de ses disciples, école qui a su beaucoup mieux que toutes les autres y pénétrer et l’approfondir. Le sujet auquel il faut principalement s’attacher, c’est la matière même, ainsi que ses différentes textures, et ses transformations. C’est sur l’acte pur, et sur la loi de l’acte ou du mouvement, qu’il faut fixer toute son attention, car les formes ne sont que des productions de l’esprit humain, de vraies fictions, a moins qu’on ne veuille donner ce nom de formes aux lois mêmes de l’acte.
    LII. Tels sont les préjugés que nous comprenons sous cette dénomination, fantômes de race, lesquels ont pour cause, ou l’égalité de la substance de l’esprit humain, ou sa préoccupation, ou ses étroites limites, ou sa turbulence, ou l’influence des passions, ou l’incompétence des sens, ou enfin la manière dont nous sommes affectés par les objets.
    LIII. Les fantômes de l’antre ont leur source dans la nature propre de l’âme et du corps de chaque individu. Il faut compter aussi pour quelque chose l’éducation, l’habitude, et une infinité d’autres causes ou de circonstances fortuites. Ce genre de fantômes se divise en un grand nombre d’espèces. Cependant nous ne parlerons ici que de celles qui exigent le plus de précautions, et qui ont le plus de force pour altérer la pureté de l’entendement. »

  • En effet, la mécanique quantique regorge de mystères, de surprises et de paradoxes qui nous obligent à revoir la manière dont nous concevons la matière, et même la physique en général.

Un message, un commentaire ?

modération a priori

Ce forum est modéré a priori : votre contribution n’apparaîtra qu’après avoir été validée par un administrateur du site.

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.