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Le rôle de la violence dans la dynamique

mardi 22 décembre 2009, par Robert Paris, Tiekoura Levi Hamed

Site : Matière et révolution

Contribution au débat sur la philosophie dialectique

du mode de formation et de transformation

de la matière, de la vie, de l’homme et de la société

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En juillet 2003, on pouvait lire dans la revue spécialisée d’astronomie "Ciel et espace" : "Ces deux galaxies situées à 235 millions d’années-lumière sont en plein carambolage !" Puis, plus loin : "Les nuages à grande vitesse, sorte d’immenses voiles de gaz tombant sur la voie lactée à près de 200 kilomètres par seconde, sont une énigme pour les scientifiques." Ou encore : "Cet anneau de gaz est le vestige d’une supernova dans le Petit Nuage de Magellan et mesure 150 années-lumière de diamètre. D’énormes quantités d’osygène et d’autres éléments lourds ont été détectés par Chandra dans les restes de la supernova. (...) Tout autour, en forme d’anneau, on peut voir l’onde de choc de la colossale explosion d’il y a 200.000 ans." Et, plus loin : "Au coeur des amas globulaires, la fureur de vivre. Collisions titanesques, échanges de partenaires, mutations... La vie des étoiles dans les amas globulaires n’est que succession de violentes surprises. (...) Les distances entre les étoiles ne s’y comptent pas en années-lumière, mais en mois, voire en semaines-lumière. Pareille promiscuité favorise les interactions, au point de rendre banal ce qui est généralement considéré comme impossible dans le disque de la Galaxie : la collision de deux étoiles. Il peut y en avoir une tous les dix mille ans en moyenne, alors qu’il faudrait attendre plusieurs milliards d’années dans le disque galactique."

Le rôle de la violence dans la dynamique de la nature concerne tous les domaines, de l’inerte au vivant et à l’homme. Et, dans ce rôle, le premier point à souligner, c’est le caractère constructif de la mort, de la destruction de structures. Si les éléments atomiques lourds sont issus de l’explosion de supernova, bien d’autres structures physiques mais aussi psychologiques ou sociales ont eu besoin de ce caractère violemment destructeur pour se construire.
En reconnaissant la perte d’un autre être humain, l’homme affirme et construit son identité. L’enterrement est inséparable de la fabrication d’objets culturels (colliers, peintures, etc…) et de croyances qui situent l’homme dans l’univers et dans l’histoire. Les premières philosophies humaines connues sont fondées sur une version de la destruction constructrice de la nature, la réincarnation. Les cultes des morts sont le fondement de la conscience de l’histoire humaine, la marque d’un sens de l’écoulement du temps et donc du changement. Elles nous apparaissent comme le signe du conservatisme des anciennes sociétés mais elles sont d’abord une révolution par rapport à l’homme précédent, ignorant de sa propre histoire. Comme le disait Emmanuel Lévinas dans « La mort et le temps », il faut « essayer de montrer le sens qu’elle (la mort) confère à l’aventure humaine. » Dans toute l’histoire qui a mené à l’homme moderne, les changements sont brutaux – à la fois rapides, relativement à l’évolution précédente – et qualitatifs. Ils ne peuvent se résumer à une succession de petits changements évolutifs. L’homme est l’aboutissement d’une série de révolutions qui ont détruit plusieurs fois les anciennes physiologies, les anciennes psychologies et les anciennes sociologies humaines. Rien que la station debout est un changement brutal, considérable pour l’ensemble de la physiologie. On ne peut passer de l’ancêtre pré-humain et pré-singe à l’homme par une série de petits changements insensibles sélectionnés par la supériorité dans la lutte pour la vie. Ainsi, l’homo sapiens est inférieur physiquement à l’australopithèque mais il est supérieur en termes d’outils. Il peut atteindre les animaux à distance grâce à des instruments plus perfectionnés, plus pensés. Du coup, sa survie est plutôt due à une supériorité sociale et technologique qu’évolutive. Et surtout, l’apparition de cette intelligence sociale apparaît brutale et non graduelle, comme le laisse croire la comparaison des tailles de crânes.

Dans l’histoire de la famille humaine, rien ne prouve que l’homo sapiens sapiens se soit maintenu par une supériorité adaptative. La biologiste Claudine Cohen explique ainsi dans sa conférence pour l’Université de tous les savoirs que « L’histoire de la famille humaine apparaît fort complexe dès ses origines, aux racines de l’arbre généalogique, entre 4 millions et 1 million d’années, les hominidés se diversifient en au moins deux genres (Australopithecus et Homo) et un véritable buissonnement d’espèces, dont certaines ont été contemporaines, parfois dans les mêmes sites. La multiplication des découvertes, l’introduction des méthodes de classification informatisées et les bouleversements des paradigmes de savoir, ont abouti à rendre caduque la recherche d’un unique « chaînon manquant » entre l’homme et le singe. L’espèce Homo sapiens a été resituée dans le cadre d’une famille qui a connu une grande diversification dans l’Ancien Monde. Que la plupart des espèces d’hominidés se soient éteintes est un phénomène banal dans l’histoire du vivant, et ne signifie certainement pas que la nôtre fût la seule destinée à survivre. Plusieurs dizaines de milliers d’années durant, les Néandertaliens ont prospéré et parfois même cohabité avec notre espèce – et ils se sont éteints, comme d’ailleurs la plupart des espèces vivantes, il y a seulement un peu plus de 30.000 ans, pour des raison qui restent inconnues. Mais ils auraient pu survivre, et la vision que nous avons de nous-mêmes en eut sans doute été fortement modifiée… » On ne sait pas comment l’homo sapiens a supplanté les hommes précédents mais il est certain que plusieurs espèces d’hominidés ont plusieurs fois coexisté, et même cohabité, et il est possible que certains hominidés en aient fait disparaître d’autres. Ici encore, le changement n’a été possible que par destruction. Après la phase de buissonnement de la diversité, il y a celle du sécateur destructeur. De même qu’une nouvelle société ne peut se développer sans faire disparaître la précédente.

Des destructions ont elles lieu également dans le mécanisme interne d’un être vivant ? Certainement, car ce mécanisme consiste à détruire sans cesse une très grande part des molécules et des cellules produites ! Les lymphocytes construisent le « soi » en détruisant le « non-soi », les protéines dites « chaperon » définissent l’espèce et l’individu en détruisant des molécules non souhaitées. L’apoptose des cellules, ou « suicide » cellulaire, est la destruction constructrice par excellence puisqu’elle permet de structurer les groupes de cellules, de regrouper de cellules spécialisées en tissu, en organes et de supprimer les cellules qui ne correspondent pas à la zone considérée. Le développement du cerveau de l’embryon se réalise ainsi, par destruction des neurones qui ne fonctionnent pas en connexion avec une partie du corps.

Le point de vue dominant considère que l’ordre est issu de l’ordre et recherche à l’origine d’un phénomène, d’une loi, d’une société ou d’une structure, un autre ordre ou une autre structure, plutôt que du désordre. Par exemple, on dira que telle civilisation est produite par une découverte technique comme s’il n’avait pas été nécessaire, avant de développer l’utilisation sociale de cette découverte, de renverser l’ordre social précédent. C’est un a priori très bien ancré dans nos idéologies et dans nos traditions. Comme l’a très bien montré la philosophie d’Aristote, la défense la notion d’un ordre fixe de la nature est liée à la défense d’un ordre fixe de la société, c’est-à-dire de l’exploitation et des classes sociales. Il en est résulté une conception selon laquelle ce qui est naturel existe de toute éternité. Par exemple, la question : la violence est-elle naturelle chez l’Homme signifie a-t-elle toujours existé depuis l’apparition de l’Homme. De là sont issues les conceptions selon lesquelles la base de la matière serait inscrite dans la structure fixe de l’atome et le principe de la vie serait contenu dans la structure de la molécule d’ADN. Les scientifiques ont, de même, commencé par considérer qu’au départ existait un ordre spatio-temporel fixe sur la base duquel se déroulaient les changements et mouvements comme un film se projette sur un écran géant. Les particules et objets s’y déplaçaient sans interagir avec cet espace, sans le déformer ni en changer les propriétés. Il nous est, du coup, très difficile de concevoir le temps de la physique comme un produit émergent d’un très grand nombre d’interactions en désordre (de l’agitation permanente du vide). Ce que l’on a fini par comprendre pour la température et la pression d’un gaz, finalement été conçues comme le produit de l’agitation moléculaire en désordre (le mouvement brownien). Il est également difficile d’imaginer l’espace lui-même et sa capacité à produire une dimension spatiale et temporelle comme le produit d’une agitation (des échanges de photons lumineux entre particules et des échanges de particules virtuelles entre particules et vide). Il est complètement différent de concevoir la génétique comme un ordre fixe que le produit des interactions moléculaires désordonnées entre ADN, ARN et protéines, se révélant capables d’auto-organisation. Et ne parlons pas de l’ordre social, qui se présente généralement comme venu d’un ordre supérieur, parfois divin parfois ethnique ou culturel, mais surtout pas comme un produit du désordre des luttes de classes. Ce que l’on a appelé l’étape de « la Civilisation » (qu’il s’agisse des civilisations de la Méditerranée ou de celles d’Asie et d’Amérique), c’est-à-dire l’époque de l’apparition de l’Etat, est ainsi détachée de sa source.

L’Etat, ou la violence monopolisée et institutionnalisée [1] par un pouvoir tendant à se placer au dessus de la société civile, est une conséquence de l’agitation sociale [2]. Le développement économique, la croissance des villes a déstabilisé l’ancien ordre patriarcal du fait du développement explosif des inégalités sociales. Le développement de la division en classes aux intérêts opposés a rendu inévitable la construction d’un pouvoir capable d’assurer la stabilité face à la menace de révolution. C’est une image profondément différente de celle, courante chez les historiens, selon laquelle la civilisation est un produit du progrès technologique et social. Les forces de conservation d’une société doivent être battues pour permettre à un progrès de trouver sa voie dans une société. Cela nécessite une crise au sein de la société précédente ou une guerre permettant de la renverser ou de l’affaiblir. Pas de changement sans rupture. C’est ce que rappelait Claude Lévi-Strauss dans « Race et histoire » : «  La notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits. (...) L’évolutionnisme social n’est, trop souvent que le maquillage faussement scientifique d’un vieux problème scientifique (...) Encore une fois, tout cela ne vise pas à nier la réalité d’un progrès de l’humanité, mais nous invite à le concevoir avec plus de prudence. (...) Le progrès n’est ni nécessaire ni continu ; il procède par sauts, par bonds ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction ; ils s’accompagnent de changements d’orientation (...) Deux fois dans son histoire (révolution néolithique et révolution industrielle) l’humanité a su accumuler une multiplicité d’inventions orientées dans le même sens (...) L’image d’une réaction en chaîne, déclenchée par des corps catalyseurs, permet d’illustrer ce processus qui s’est, jusqu’à présent, répété deux fois et deux fois seulement, dans l’histoire de l’humanité. Au cours de cette étude, nous nous sommes demandé à plusieurs reprises comment il se faisait que l’humanité soit restée stationnaire pendant les neuf dixièmes de son histoire et même d’avantage (...) » La conservation suivie du changement brutal que constate Lévi-Strauss, l’évolutionniste Stephen Jay Gould la retrouve pour la transformation des espèces : des centaines de millions d’années de quasi stagnation appelée évolution et quelques centaines de milliers d’années de spéciation. L’évolution est « ponctuée » de révolutions et pourtant l’image du continu a toujours cours. A l’opposé de la notion de crise, de choc ou de saut, la continuité correspond à l’idée que pour passer d’un état à un autre, on doit obligatoirement passer par tous les stades intermédiaires. Ce n’est pas l’étude de la nature ni de la société qui a donné son succès à cette idée mais c’est le soutien que la société établie lui a apporté. Celle-ci accepte à la rigueur le changement mais uniquement des évolutions limitées visant à préserver l’ordre. Comme le disait Rosa Luxembourg dans « Réforme sociale ou révolution » : « Il est tout à fait faux et contraire à l’histoire de se représenter le travail pour les réformes uniquement comme la révolution étirée en longueur et la révolution comme la réforme condensée. » Ceux qui effacent ou minimisent le rôle des révolutions ne peuvent comprendre aucun changement. Le changement d’échelle du temps produit un changement qualitatif. Un changement brutal change le mode d’organisation de l’être vivant. La vitesse a une importance considérable, car elle inhibe les mécanismes protecteurs. Les exemples sont multiples dans l’histoire humaine. La lutte sociale dans la société patriarcale, prenant un tour radical du fait du développement des inégalités, mène à des confrontations violentes et entraîne la formation de l’Etat. Et de nouvelles luttes sociales mènent à des sauts, au passage d’une forme de propriété à une autre, d’un type de mode social à un autre, d’une nature d’Etat à une autre, du pouvoir d’une classe à celui d’une autre.

Des destructions/constructrices, on en trouve par exemple dans la géodynamique de la terre. Ils sont à l’origine de la structure des continents et des océans. C’est la tectonique des plaques source des tremblements de terre et des fissures de l’écorce terrestre et cause de fortes montées de magma ainsi que d’importantes émissions de gaz. Cela se passe ainsi parce que le mouvement des plaques est inhibé. Du coup, la pression des plaques, accumulée, finit par dépasser un seuil et exploser. Paul Tapponier explique dans « La plus belle histoire de la terre » que « Une plaque avance par rapport à sa voisine disons de 5 cm par an (...). Soudain, un jour, quand les tensions et les déformations atteignent une ampleur supérieure à la résistance mécanique des roches, il se produit un glissement monstrueux. En quelques secondes, le ressort rattrape tout le mouvement accumulé. Si ça coinçait depuis un siècle, le bord de la plaque avancera de 5 mètres. L’énergie élastique accumulée s’est relâchée d’un coup, permettant à la zone de combler le retard pris pendant cent ans. (...) Pratiquement aucun mouvement tectonique de surface ne se produit de manière continue. C’est le royaume des saccades. Et chacune est un tremblement de terre. Les milliers de petites secousses que l’on observe le long des dorsales sont des à-coups de séparation sur ces failles. Et les milliers de grandes secousses que l’on enregistre chaque année dans les zones de subduction sont des saccades provoquées par le glissement d’une plaque sur l’autre. » Lorsque les plaques semblent immobiles c’est soit que les secousses sont trop peu énergétiques soit qu’elles sont inhibées. La rapidité de la secousse inhibe l’inhibition et provoque le mouvement. La source de cette inhibition est le frottement. Ce type d’image ne serait donc applicable en physique que lorsque l’on a un phénomène comprenant un blocage de type frottement. Mais, comme le relève le physicien Bernard Brunhes dans « La dégradation de l’énergie », « La nature ne nous présente, en toute rigueur, aucun mouvement sans frottement ni choc. »

Nous avons affaire à une dynamique dans laquelle la stabilité apparente n’est qu’une inhibition partielle du désordre, dans laquelle l’agitation, le désordre, la lutte, la révolution ont produit ce qui est apparemment leur inverse, l’ordre. Loin de les opposer, on constate qu’il n’y pas de désordre sans ordre et pas d’ordre sans désordre. Sauf un petit nombre de chercheurs, la science et l’histoire académiques continuent à présenter les lois naturelles comme des produits de la stabilité, de la constance, comme des lois de conservation ou de progrès graduel. Dans cette image tranquille de la nature ordonnée, la matière serait produite par des molécules, des atomes ou des particules fixes, la génétique par des molécules d’ADN fixes, l’évolution par une loi du progrès vers le plus apte et la société par des civilisations fixes et des progrès réguliers. Pourtant leurs études elles-mêmes suggèrent de tout autre conclusion. Ce n’est pas seulement l’ordre qui produit l’ordre et le désordre qui produit le désordre. Le désordre, arrivé à un seuil, produit l’ordre et inversement. Les ruptures ne sont pas des accidents de parcours mais le fondement même de la dynamique. Ainsi, les tremblements de terre ne sont pas un accident. Même s’ils ne nous apparaissent qu’occasionnellement, quand la pression sur les roches dépasse un certain seuil, les tremblements de terre ont lieu en permanence à toutes les échelles. La divergence des espèces n’est pas seulement un phénomène brutal qui se produit à certains moments. Les espèces divergent en permanence à de multiples degrés, depuis les petits changements au sein d’un ordre jusqu’au changement d’embranchement. Ce sont des sauts, de divers niveaux, qui gouvernent la variation. Sans cesse, la vie produit de la variété, les molécules de chaque être vivant se modifient par des sauts de plus ou moins grande taille. A certains seuils, un saut minime produit un saut à grande échelle. Quand l’échelon inférieur agit sur le supérieur, on peut parler de révolution. L’homme, la conscience, l’apparition des particules sont de tels sauts qualitatifs de grande ampleur. La question est d’en chercher la logique. Pour la logique de l’ordre, celle qui suppose que l’ordre est le seul à construire des structures, ces apparitions sont autant d’énigmes insolubles, d’événements absolument improbables et, même, irrationnels. En effet, celle-ci suppose qu’il ne peut qu’y avoir une perte d’ordre et non une apparition d’augmentation de l’ordre. Dans la logique du désordre, ces constructions ne sont pas d’avantage interprétables, le désordre ne pouvant construire que du désordre. Nous allons rechercher cette logique constituée de sauts de différentes échelles et d’une imbrication d’ordre et de désordre. Le saut consistant dans la destruction d’un ordre momentané et menant à un nouvel ordre momentané, la destruction structurante, voilà une idée qui n’est pas vraiment fréquente dans la science officielle et dans l’histoire universitaire qui continuent à opposer diamétralement ordre et désordre.

Le caractère positif (ou constructif) de la crise est assez généralement nié. Il est remarquable que tous les termes relatifs aux changements brutaux ont une connotation péjorative (crise, catastrophe, chamboulement, perturbation, trouble, cassure, chambardement, désordre, discontinuité, dérégulation, renversement, choc, conflit, perturbation, contradiction, antagonisme, trouble, révolution). La négation elle-même est considérée comme mauvaise [3], d’où la signification désagréable du terme « négatif ». On dira : « Ne soit pas négatif ! » ou « Tu vois tout en négatif ». Le point qui a certainement le plus choqué dans la philosophie de Hegel est sans doute la réhabilitation du rôle du négatif. Il en va de même pour l’aspect brutal du changement. On aurait pu s’attendre que les hommes rendent grâce à quelques bouleversements violents. Ils leur doivent leur liberté et même leur existence : le renversement des empires esclavagistes, le renversement de la féodalité, et même l’extinction massive des dinosaures géants ou encore les trois révolutions physiologiques qui ont fait de nous des hommes (retardement de l’horloge du développement, station debout et libération de la main). Les êtres vivants ne subsistent que grâce à une multiplicité de mécanismes de destructions qui sont inclus dans le fonctionnement du vivant : l’autodestruction des cellules au apoptose qui permet à l’immunologie de défendre l’intégrité du corps, les antigènes, les protéines chaperon et bien d’autres. Tous sont fondés sur la destruction du non-soi sans lequel aucune vie et aucune espèce ni aucun individu ne seraient possibles.

U n autre point découvert récemment rejoint la remarque selon laquelle le désordre est générateur de la vie. Les seuls endroits où les exobiologistes espèrent trouver des traces d’apparition de la vie sont des corps actifs ou qui l’ont été, reconnaissant ainsi que là où il n’y a pas de volcanisme, de tremblement de terre ou autre une catastrophe naturelle, la vie, ou de nouvelles formes de celle-ci, ne peut pas naître et se développer. La première expérience de création de vie à partir des conditions chimiques primitives de la terre dans les années 50 consistait à mettre des molécules dans des conditions d’agressions physique et chimique violentes. En 1953, Stanley Miller, accompagné de Harold Urey, a voulu reproduire les conditions de la Terre primitive. Ils ont enfermé dans un ballon des gaz (méthane CH4, ammoniac NH3, hydrogène] H2 et eau H2O) et soumis le mélange à des décharges électriques pendant sept jours. Ils ont obtenu des molécules organiques, les briques du vivant, et notamment de l’urée (CON2H4), du formaldéhyde (H2CO), de l’acide cyanhydrique (HCN), des bases et des acides aminés. Certains composés étant présents à plus de 2%. Depuis, l’expérience a été reproduite plusieurs fois, en variant la composition de l’atmosphère et la source d’énergie (utilisation du rayonnement ultraviolet notamment).

Nous sommes bien plus attachés à des mécanismes de destruction ou de stress, bien plus désireux de connaître des crises, que nous ne le pensons ou que nous ne voulons le croire. Certains individus, très calmes par ailleurs, sont parfois étonnés d’être attirés par des images ou par des fictions filmées très violentes. Nous avons un besoin vital, en particulier au niveau du cerveau, d’un certain niveau de stress, en même temps que nous recherchons les moyens d’inhiber ce stress [4]. On le constate en voyant combien d’êtres humains se font des petits plaisirs en se balançant des jets d’adrénaline. Par exemple en se jetant du haut d’un pont, seulement attachés par un élastique ! Tous les êtres humains n’ont-ils pas tendance à courir après l’une des crises les plus cataclysmique de leur fonctionnement physiologique qu’est l’orgasme [5] ! Choc émotionnel, rire [6], bâillement, etc, le cerveau connaît nombre de moyens de disjoncter (rebooter diraient les informaticiens) en se balançant des messages destructifs, en se faisant des impressions fortes par des molécules comme des neurotransmetteurs qui délassent le cerveau et le calment, en supprimant des messages. L’agitation est un mode de régulation du fonctionnement cérébral. Loin de nuire à leur fonctionnement, un électrochoc au cerveau ou au cœur (défibrillation) permet de soigner le fonctionnement de ces deux organes alors qu’une trop grande régularité du rythme provoque la maladie. C’est une erreur de croire que la fixité ou la régularité soient synonymes de durabilité. Un phénomène fondé sur le désordre peut produire un résultat cyclique non périodique qui est bien plus « solide ». Cela est vrai aussi bien des structures matérielles, vivantes ou sociales.

Comme l’explique Ilya Prigogine dans « La fin des certitudes » : « La science classique privilégiait l’ordre, la stabilité, alors qu’à tous les niveaux d’observation nous reconnaissons désormais le rôle primordial des fluctuations et de l’instabilité. » Nous parlons ici de hasard, d’aléatoire, de contingence quand deux phénomènes sont imbriqués alors qu’ils diffèrent de niveau hiérarchique de la matière. L’entropie est justement la mesure de ce franchissement d’une échelle. Augmentation d’entropie si on passe à un niveau inférieur de structure et néguentropie quand on s’élève d’un niveau. Nous sommes donc toujours au sein de cette relation du court et du lent, de la conservation et de la transformation brutale. Ces deux phénomènes imbriqués obéissant à des lois jouent un rôle mutuel d’interrupteur et d’inhibiteur comme on l’a vu précédemment. Ils sont la cause de l’imbrication du hasard et de la nécessité, imbrication relevée par tous les scientifiques et dans tous les domaines de la nature et de la société et qui est un produit de la non-linéarité. En effet, la rétroaction du rapide et du lent apparaît comme un phénomène lent interrompu par des sauts inattendus, la loi rapide étant quasiment inaperçue ou ramenée à des péripéties sans loi. Elle a l’effet d’entraîner un saut dans un niveau hiérarchique différent de l’ordre et du coup elle interfère sur la dialectique de l’ordre et du désordre : produire de l’ordre à un niveau, c’est produire du désordre au niveau voisin et inversement. Ce que le physicien Eftichios Bitsakis exprimait ainsi : « Ce qu’on affirme nécessaire, écrivait Engels, est composé de purs hasards et le prétendu hasard est la forme sous laquelle se cache la nécessité. La causalité linéaire est suffisante pour des phénomènes simples. Mais cette forme simpliste de détermination ne suffit lorsqu’on se trouve devant des systèmes complexes et sensibles. (...) Le hasard n’est pas la négation de la causalité et du déterminisme ; il est la négation dialectique de la nécessité, expression de la richesse des déterminations des systèmes physiques. » (dans « Physique et matérialisme »)


[1Là réside le principal des pièges du réformisme : faire croire qu’un Etat « normal » devrait être au service du peuple, alors qu’il est conçu et créé pour aider la classe dirigeante à se maintenir, si nécessaire par la force, face aux classes opprimées.

[2Prenons un exemple peu connu : celui de l’Afrique. Béatrice Fleury-Vilatte écrit ainsi dans « Révoltes, révolutions, cinéma ; L’Afrique noire » : « Plus nettement encore que l’Afrique de l’ouest, l’Afrique centrale connut au 19ème siècle un profond remaniement interne lié au bouleversement des grands courants d’échange. De ces troubles responsables de la destruction des modes de vie traditionnels, naissent des révoltes et des révolutions qui engendrent de nouveaux Etats. »

[3Le philosophe Paul-Antoine Miquel écrit ainsi dans « Comment penser le désordre ? » : « Le mot désordre va prendre place dans un contexte qui fait de lui une idée négative. Celui qui écrit ces mots « idée négative » n’est pas habité par une démarche simplement descriptive, il porte un jugement de valeur, et l’estimation n’est pas brillante. »

[4L’inhibition de la douleur est à l’origine du premier succès du tabac, parmi les Indiens d’Amérique du sud.

[5« L’orgasme est avant tout une expérience cérébrale (...) Par la forme ces ondes ressemblent à celles d’une crise d’épilepsie. (...) Une mini-crise épileptique se développe donc transitoirement et localement dans le septum. (...) Elle reste limitée au système limbique et aux aires adjacentes. » explique Jean-Pierre Changeux dans « L’homme neuronal ».

[6On a souvent du mal à considérer le rire comme une « crise ». Pourtant, on a pu étudier en 1962 une grave crise épidémique de rire en Tanzanie qui a touché 2000 jeunes femmes et qui a duré 2 ans et demi ! Le rire est un mécanisme permanent provoqué par le fonctionnement des neurones mais il est bloqué par les fibres qui ralentissent la transmission de l’influx nerveux entre les neurones du système limbique, sans lesquelles nous ririons sans arrêt et de n’importe quoi. Le gaz hilarant inhibe l’action inhibitrice des fibres et provoque le rire. Remarquons au passage que, comme la plupart des actions, le rire est une inhibition de l’inhibition. Nous verrons par la suite que tel est le mode des crises : un blocage qu’il s’agit de débloquer, ce qui ne peut se faire que d’un seul coup, brutalement.

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    • « Ce qu’on affirme nécessaire, écrivait Engels, est composé de purs hasards et le prétendu hasard est la forme sous laquelle se cache la nécessité. La causalité linéaire est suffisante pour des phénomènes simples. Mais cette forme simpliste de détermination ne suffit lorsqu’on se trouve devant des systèmes complexes et sensibles. (...) Le hasard n’est pas la négation de la causalité et du déterminisme ; il est la négation dialectique de la nécessité, expression de la richesse des déterminations des systèmes physiques. » (dans « Physique et matérialisme »)

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