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La crise mondiale analysée par Léon Trotsky

jeudi 13 mars 2008, par Robert Paris

La nouvelle crise systémique de 2008

Quelle issue face à la crise ?

LE TEXTE DE LEON TROTSKY SUIT IMMEDIATEMENT LE TEXTE DE MATIERE ET REVOLUTION SUR LA CRISE ACTUELLE QUI L’INTRODUIT

Thèses du site "Matière et révolution" sur la crise actuelle

Le système capitaliste a hypothéqué son avenir

Le nôtre ne doit pas rester accroché à ce Titanic

1- Il n’y a aucune origine accidentelle à la crise actuelle. Pour les capitalistes, loin d’être une surprise, elle est une catastrophe annoncée. C’est seulement pour le grand public, et particulièrement pour les travailleurs, qu’elle est tout ce qu’il y a de plus étonnant : le système qui domine le monde, sans une puissance capable de le renverser, sans une classe sociale qui semble lui contester ce pouvoir, est en train de s’effondrer et de se détruire lui-même.

2- Ce n’est pas une crise conjoncturelle. Ce n’est pas une crise américaine. Ce n’est pas une crise immobilière. Ce n’est pas une crise financière. Ce n’est pas une crise bancaire. Ce n’est pas une crise pétrolière. Ce n’est pas une crise de confiance. Ce n’est pas une crise inflationniste. Ce n’est pas une crise de l’endettement. Ce n’est pas une crise due à une simple récession. Bien sûr, il y a tout cela à la fois mais cela n’explique pas le fondement de la crise. C’est le système capitaliste tout entier qui est en crise. Le terme « systémique » pour caractériser la crise signifie que c’est le fondement, le principe même, du capitalisme qui est mort.

3- C’est l’accumulation du capital qui ne peut plus fonctionner. Et ce pour une raison simple. Le mécanisme d’accumulation du capital a atteint sa limite.

4- Cela signifie que le capitalisme n’a pas subi une maladie, ni un défaut, ni un comportement défaillant de tels ou tels de ses acteurs. Non, le capitalisme meurt parce qu’il a été au bout de ses possibilités. C’est son succès lui-même qui provoque sa fin. Il n’y a pas moyen d’inventer suffisamment d’investissement vu la quantité de capitaux existant dans le monde. Tous les cadeaux des Etats et des banques centrales au capital ne peuvent qu’être des palliatifs d’une durée de plus en plus limitée.

5- L’accumulation du capital est le but même de la société capitaliste. Produire, exploiter, vendre des marchandises, tout cela n’est qu’un moyen. Faire de l’argent, s’enrichir n’est aussi qu’un moyen. Le but même est de transformer cet argent en capital, c’est-à-dire trouver les moyens de l’investir et de lui faire rendre du profit, lequel profit doit lui-même encore être investi.

6- C’est ce mécanisme qui ne fonctionne plus. Il n’est pas grippé. Il n’est pas menacé. Il est mort. Il a été maintenu en survie pendant un temps déjà très long par des mécanismes financiers et eux-mêmes viennent d’atteindre leurs limites. On ne peut pas maintenir le mourant tellement longtemps même en inventant de nouvelles techniques de survie artificielle. Bien entendu, aujourd’hui tout le monde accuse le système financier et ses « folies », mais c’est oublier que ce sont ces prétendues folies, des politiques pratiquées parfaitement consciemment, qui ont permis au système de perdurer au-delà de ses limites.

7- Les guerres locales comme celles d’Irak, celle d’Afghanistan, mais aussi de Yougoslavie et du Timor ont été aussi des moyens de faire durer le système. Mais, là aussi, les limites sont atteintes.

8- Quel moyen aurait le système de se redresser vraiment ? Celui de détruire une très grande partie des richesses et des marchandises accumulées. Il ne lui suffit pas de détruire les richesses fictives de la finance. Il lui faut, pour repartir, détruire une partie de la planète comme il l’a déjà fait, dans des circonstances semblables, lors de deux guerres mondiales.

9- De là découle l’alternative pour les classes ouvrières et les peuples. Entre le Capital et le Travail, il y a maintenant une question de vie ou de mort. Même si la classe ouvrière ne souhaite pas consciemment se préparer au renversement définitif du système et à la fondation d’une société reposant sur la satisfaction des besoins collectifs des peuples de la planète, c’est le capitalisme lui-même qui va la contraindre à choisir. Et il ne suffira pas, bien entendu, d’attendre la chute du capitalisme actuel car ce qui viendra ensuite peut tout à fait être bien pire : une nouvelle barbarie, qu’elle soit capitaliste ou pas. Si la société humaine doit bâtir un nouvel avenir, elle devra le faire consciemment. Les prétendues "réformes du système" et autres "régulations" ne sont que de la poudre aux yeux. Aucune mesure ne peut ni sauver le système ni sauver les populations. Plus tôt les travailleurs, les jeunes, les peuples se convaincront qu’il va falloir en finir radicalement avec les Etats qui ne défendent que le système, moins ils en paieront les conséquences. Cet effondrement économique, qui sera suivi d’un effondrement social et politique, moral même, ne signifie pas, bien entendu, que la classe dirigeante et ses Etats vont céder la place d’eux-mêmes à une société au service des intérêts collectifs de la population.

10- Les mécanismes politiques et sociaux de domination sont désormais dépassés. On va voir du nouveau, en pire. Les « démocraties » occidentales vont montrer toute leur barbarie aux populations qui y sont le moins préparées : celles de leurs propres pays. Les dictatures, les fascismes vont revenir au goût du jour.

11- Il est urgent de préparer l’avant-garde aux situations à venir. Il n’y a rien de plus urgent que de comprendre la crise actuelle et ses conséquences et de les faire comprendre autour de nous. Ce qui est à l’ordre du jour n’est pas seulement de se défendre contre des attaques. C’est de se défendre contre une attaque idéologique de grande ampleur. Les gouvernants vont tâcher de donner leur propre interprétation des événements pour nous convaincre qu’eux seuls peuvent faire revenir l’époque passée. Ils mentent. Elle ne peut pas revenir. Ils vont chercher ainsi à nous empêcher de nous organiser entre nous pour comprendre, discuter et répondre aux situations. La crise de confiance des peuples dans le système est dangereuse si les opprimés, si les peuples se mettent à s’organiser, et déjà à se réunir pour confronter les points de vue, pour donner leurs avis sur la signification de ce qui se passe et sur les moyens d’y faire face.

12- Ce que souhaite la classe dirigeante, c’est que chacun se retrouve face à ses peurs, face aux problèmes matériels touchant sa vie, celle de sa famille, et se demande seulement quel dirigeant bourgeois va pouvoir le sauver. Des sauveurs suprêmes, des Hitler ou des chefs civils ou militaires dictatoriaux prétendant tenir la solution, on va en voir défiler. La première des tromperies qui va se présenter à nous sera celle des réformistes de tous poils qui auront quantité de prétendues solutions pour sauver à la fois le système et la population. Le seul effet de leurs discours sera de démobiliser les opprimés et d’éviter tout risque révolutionnaire aux exploiteurs afin de leur permettre de préparer leurs vraies solutions violentes : dictatures et guerres. D’avance il faut se préparer à n’avoir confiance qu’en nous-mêmes.

13- Au lieu de se protéger, ce qui ne sera pas possible, il faut saisir l’occasion. Le capitalisme est atteint dans ses fondements. Profitons-en pour en finir avec ce système d’exploitation. Nous sommes des millions de fois plus nombreux que les exploiteurs et bien plus forts que le système si nous en sommes conscients. La fin du capitalisme ne sera une catastrophe et un recul massif que si nous nous contentons de nous défendre, catégorie par catégorie, pays par pays, groupe social par groupe social. Cela peut être le prélude d’une avancée historique de l’humanité si nous décidons d’en finir avec l’esclavage salarié.

Qu’est-ce qu’une crise capitaliste ?

Des dizaines, puis des centaines de milliards de dollars engouffrés dans les trous des banques, des assurances et des bourses, et le début d’une forte récession, la crise actuelle entraîne de nombreuses inquiétudes et d’encore plus nombreuses questions, le plus souvent sans réponse. Et pour cause ! Le sytème capitaliste, nous le connaissons bien et même nous ne connaissons que lui. Et pourtant, nous ne le connaissons pas ! C’est la crise elle-même qui révèle à la plupart d’entre nous des fonctionnements totalement ignorés.

Le plus souvent, nous réfléchissons au système capitaliste comme s’il s’agissait d’un mode rationnel de fonctionnement. Ou, au moins, d’un mécanisme qui devrait être rationnel. Nous le pensons comme un système dirigé par des êtres humains en vue de buts humains. Ce n’est pourtant pas le cas. Nous y voyons "une société de consommation" ou encore "un marché". Là encore, il s’agit d’un contre-sens. La société marchande est depuis longtemps morte et le capitalisme n’est pas essentiellement achat et vente.

La situation actuelle de crise est l’objet des mêmes contre-sens. Certains y voient une nouvelle crise de l’immobilier. D’autres une crise des ressources énergétiques. D’autres encore, une crise du système de régulation des marchés financiers. Toutes ces interprétations visent à cacher le véritable problème qui touche les fondements mêmes du système, et du système capitaliste et pas seulement du "système financier". En fait, il n’existe pas un système financier qui serait séparé du système capitaliste.

Le capitalisme n’est pas en crise parce qu’il manquerait d’argent, qu’il manquerait de richesses à pomper, qu’il manquerait de travailleurs à exploiter, ni parce que les exploités en ont assez mais, simplement, parce qu’il manque de perspectives pour ses investissements. Les besoins à satisfaire existent toujours (les besoins matériels insatisafaits croissent considérablement) , mais les satisfaire ne serait plus assez rentable. La course au profit se heurte donc à un mur, à une limite. Les processus multiples pour contourner cette limite (financiers notamment) n’ont fait qu’aggraver le niveau de la crise puisqu’ils ont accru dans des proportions phénoménales le capital total sans accroitre dans la même proportion les investissements possibles. Ces méthodes financières, monétaires, bancaires, etc... ne peuvent être que des palliatifs momentanés et ne peuvent pas résoudre le problème. le système est de plus en plus bloqué. Sa maladie : trop d’argent pour en faire du capital participant à des cycles économiques.

Il convient de distinguer les multiples crises de fonctionnement, indispensables au capitalisme ou crises de conjoncture des crises systémiques qui menacent de mort le système lui-même.

Il serait erroné de voir dans la crise actuelle une simple crise conjoncturelle. Les éléments dont on dispose à l’heure actuelle poussent plutôt à y voir une crise systémique, c’est-à-dire une véritable limite du système qui le remet fondamentalement en question.

Bien sûr, il y a diverses crises au sein de la situation actuelle :
 une crise immobilière doublée d’une crise spéculative
 une crise boursière
 une crise bancaire
 une récession économique
 une crise américaine liée aux divers déficits de l’impérialisme US
 une crise générale de la domination impérialiste
etc...

Mais tout cela ne s’additionne pas. Il n’y a en fait qu’une seule crise qui a longtemps été retardée par l’impérialisme US essentiellemnt grâce à ce que l’on a appelé la "mondialisation".

Il y a peu de chance que les USA parviennent encore à retarder l’explosion. les trémoussements des chefs d’Etat et des dirigeants financiers de la planète ne font que souligner leur grande inquiétude.

L’une des dernières mesures après quelques faillites retentissantes aux USA, en Grande Bretagne ou en Espagne, avait été la décision de Bush d’annoncer une limitation du droit de spéculer sur les sociétés dont les noms suivent. Sous-entendu, ces sociétés sont pleines de trous, vont bientôt faire faillite et le système financier va les attaquer. Ce sont :
BNP Paribas, Bank of America, Barclays Citigroup, Crédit Suisse, Daiwa Securities, Deutsche Bank, Allianz, Goldman Sachs, Royal Bank, HSBC Holding, JP Morgan Chase, Lehman Brothers, Merril Lynch, Mizuko Financial Group, Morgan Stanley, UBS, freddie Mac et Fannie Mae. On a vu que cela n’a rien empêché et nombre de ces établissements sont soit en faillite, soit réchetés à bas prix, soit nationalisés. Les autres lle seront bientôt ! La raison : officiellement quarante mille milliards de dolalrs de trous !!!

Mais, là encore, ce n’est que la partie immergée de l’iceberg de la crise. Sur le fond, le capitalisme lui-même répond : "no fture" (pas d’avenir)
Ce ne sont pas les peuples, c’est le système qui n’y croit plus et ne voit plus d’échappatoire.

Laisser exploser le tout va de plus en plus lui paraître la meilleure solution pour parvenir au même résultat : faire payer aux peuples les frais de la crise, assainir en détruisant, pour - beaucoup plus tard et après quelles guerres ? - repartir sur des bases plus saines si tout n’est pas détruit d’ici là !

Pour les travailleurs et les peuples, la situation est neuve : il faut préparer un autre avenir débarrassé du capitalisme.


La crise économique du capitalisme vient de repartir de plus belle en janvier 2008. Dans la foulée de la crise des subprimes qui avait enflammé l’immobilier et la finance aux USA, en Angleterre et en Espagne. Elle se double maintenant d’une crise des liquidités, d’une chute des bourses et d’une crise des banques. La crise américaine y rajoute la menace d’une récession mondiale de grande ampleur. Des banques américaines et européennes sont menacées. Les banques françaises commencent à reconnaître l’existence de fonds douteux. La BNP avait commencé dès le début de la crise. La Société Générale reconnaît indirectement la même chose avec un perte de plusieurs milliards d’euros. Et ce n’est qu’un début ....

La finance, se détournant des bourses et du dollar, joue sur les monnaies, sur le prix du pétrole, sur les prix des produits alimentaires. Il en découle un effondrement du niveau de vie dans les pays les plus pauvres et jusque dans les pays riches. L’inflation se rajoute à la récession, rendant quasi impossible toute politique pour retarder ou éviter l’aggravation de la crise.

Comment comprendre le sens de cette crise économique ? Il s’agit bel et bien d’une crise systémique, c’est-à-dire d’une catastrophe générale qui prend sa source dans les mécanismes fondamentaux du système à l’échelle mondiale et les menace tous. Le capitalisme s’autodétruit, même s’il ne mène pas lui-même à une solution. Sans chercher à expliquer leurs crises. les classes dirigeantes prétendent éviter la crise. En fait, elles recherchent d’abord à éviter que leur système d’exploitation et de mise en coupe réglée du monde en soit affecté et, en second, que leurs propres capitaux accumulés, n’en subissent des conséquences. les peuples, comme les deux guerres mondiales l’ont montré, ne seront pas nécessairement épargnés, tant que les travailleurs épargneront le système capitaliste.

Pour le moment, s’il faut insister sur un point, c’est de ne faire aucune confiance aux déclarations des gouvernants, des banquiers et des industriels. Tous prétendront vouloir nous sauver et mettre sur pied plan sur plan dans ce but. Ils ne feront que nous enfoncer dans la misère et le chômage soi-disant pour nous sauver... Aucune confiance dans les banques pour y laisser nos économies. Aucune confiance aux industriels pour "sauver nos emplois". Aucune confiance aux gouvernants pour "protéger le pays de la crise" comme ils disent. Travailleurs, n’ayons confiance qu’en nous-mêmes, qu’en notre force, qu’en notre mobilisation, qu’en notre organisation ! Unissons-nous par delà les frontières. Ne croyons à aucun discours nationaliste présentant un autre peuple, un autre pays, un seul chef d’Etat, comme le seul responsable. Ils le sont tous ! La crise économique, eux tous les transformerons en occasion de nouvelles rapines, de nouvelles fortunes faciles. Transformons-la en une occasion de nous libérer définitivement de leur système d’exploitation ! Les travailleurs ont une société bien plus humaine, plus constructive, bien plus utile à l’ensemble des hommes à offrir. La nouvelle crise du capitalisme doit sonner l’avènement du socialisme !

Il ne s’agit pas là d’un simple vœu mais d’une nécessité. la crise pose en effet une question au monde, comme les crises mondiales systémiques précédentes.

En effet, les précédentes crises systémiques ont produit guerres mondiales, dictatures, fascismes mais aussi révolutions prolétariennes. Il y a une alternative : socialisme ou barbarie qui se pose à terme au monde.

En tout cas, la crise sonne le glas des conceptions réformistes. Celles-ci n’ont été capables que de négocier comment se faire exploiter. Aujourd’hui même ces sacrifices sont insuffisants pour le capitalisme qui est menacé par sa propre crise.

Dors et déjà les peuples les plus pauvres sont plongés dans la misère : l’Egypte redécouvre la famine et l’Afrique connaît de nouvelles émeutes. Ce n’est qu’un début. Le pire effondrent sera celui de la petite et de la moyenne bourgeoisie des pays riches : quand on est un peu au dessus, on tombe de plus haut ! Et cela signifie la fin de la démocratie capitaliste car sa propre base disparait. Pour ceux qui veulent réfléchir pour préparer l’avenir, la révolution mondiale n’est plus une lointaine perspective mais à une perspective à préparer dès maintenant.

Mais, d’abord, il convient de comprendre comment cette crise exprime des limites du système capitaliste incapable de proposer des investissements à une part croissante des capitaux. Là est la source de la part croissante de capitaux dédiés à la spéculation. Là est également la source de la crise actuelle. Cela signifie que l’on ne peut pas dire que la spéculation a causé la crise. C’est le capitalisme lui-même qui est en crise et pas seulement le système financier.

Il ne peut pas y avoir d’amélioration, de "régulation" du système. la crise touche aux fondement même de la société du profit capitaliste, société qui ne peut pas être réformée mais seulement renversée.

Le capitalisme en crise ne peut entraîner le monde que dans des catastrophes de grande ampleur. C’est le seul moyen pour lui de se relancer. Il doit (presque) tout détruire pour repartir sur de nouvelles bases. Par conséquent, loin d’être sorti rapidement de sa crise actuelle, le système mondial de domination va entraîner tous les peuples du monde dans le cauchemar : récession, effondrement des banques, misère, dictaures, guerres et guerre mondiale...

La seule réponse n’est pas régulation ni intervention de l’Etat mais intervention de la classe ouvrière et des peuples : REVOLUTION et la seule alternative : LE POUVOIR AUX TRAVAILLEURS visant à la suppression du mode d’exploitation capitaliste.

Nouvelle Étape

Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale Communiste

Léon Trotsky

(...)

Le monde entier subit en ce moment une crise cruelle qui a commencé au printemps de l’année 1920 au Japon et en Amérique, c’est-à-dire dans ces pays mêmes qui étaient en progrès et non pas en décadence pendant cette dernière période. La publication économique anglaise The Economist, une des plus sérieuses, raconte d’une façon assez curieuse les débuts de la crise. C’est un épisode très intéressant. L’ouvrier américain, voyez-vous, s’est enrichi et s’est mis à acheter des chemises de soie dont la fabrication constitue la branche la plus importante de l’industrie textile japonaise. L’industrie japonaise de la soie s’est développée énormément en très peu de temps, mais la puissance d’achat des ouvriers étant tout de même très limitée et ayant faibli d’un coup, aussitôt que l’industrie américaine eût commencé à se regrouper à la suite de la conclusion de la paix, une crise aiguë s’est produite immédiatement dans l’industrie japonaise de la soie. D’autres branches de l’industrie ont été touchées à leur tour par la même crise qui a traversé l’océan, a éclaté en Amérique et atteint en ce moment dans le monde entier des proportions inconnues jusqu’ici dans l’histoire du capitalisme. Ainsi, tout a commencé par une chose insignifiante, par une toute petite chemise de soie, et a fini par un grand désastre : les prix sont tombés, tombés avec une rapidité vertigineuse ; les usines ont commencé à fermer leurs portes et à jeter sur le pavé leurs ouvriers. Il n’y a actuellement en Amérique pas moins de cinq millions, et d’après certains, pas moins de six millions de chômeurs.

L’épisode relatif aux chemises de soie joue dans l’histoire de la crise à peu près le même rôle que celui de coup d’aile de l’oiseau qui provoque l’avalanche. Il est évident que l’avalanche était prête à crouler. Cependant cet épisode est encore intéressant sous ce rapport qu’il caractérise l’amélioration certaine de la situation matérielle de quelques-unes des catégories d’ouvriers américains, durant les dernières années. Une grande partie des 8 millions et demi d’automobiles appartient aux ouvriers américains qualifiés, mais aujourd’hui, et surtout dans le plus proche avenir, les ouvriers américains se soucieront peu des automobiles et des chemises de soie...

Nous avons donc une crise en Europe et une autre en Amérique. Mais ce sont deux crises différentes. L’Europe s’est appauvrie, l’Amérique s’est enrichie. L’appareil producteur de l’Amérique est relativement en bon état. Ses usines sont de premier ordre, son outillage est prêt ; certes, la qualité de ses produits a baissé pendant la guerre, ses voies ferrées ne sont plus en parfait état, ses capitalistes s’étant surtout souciés du transport de leur marchandises vers les ports d’Orient, mais, en général, l’Amérique non seulement a conservé son appareil économique, mais l’a encore agrandi.

Le pouvoir d’achat de l’Europe a baissé. Elle n’a rien donné en échange des marchandises américaines. Le centre de gravité de l’économie mondiale a été transféré du coup en Amérique et, en partie, au Japon. Si l’Europe souffre de l’anémie, les Etats-Unis ne souffrent pas moins de congestion. Ce manque de rapport monstrueux entre la situation économique de l’Europe et celle de l’Amérique, si périlleux pour les deux côtés, a trouvé son expression la plus frappante dans le domaine des transports maritimes. Dans ce dernier domaine, comme dans tant d’autres, la situation dominante était, avant la guerre, l’apanage de l’Angleterre. Elle concentrait entre ses mains environ 50% du tonnage universel. Cherchant à assurer leur domination sous tous les rapports, les Etats-Unis se sont mis à construire leur flotte de guerre aussi rapidement qu’ils avaient développé leur commerce pendant la guerre. Leur tonnage, qui n’était que de 3-4 millions, se chiffre à présent (1921) à 15 millions et a presque égalé celui de l’Angleterre.
Le tonnage mondial a augmenté, au cours de cette dernière année, d’environ un cinquième, et cependant l’industrie et le commerce du monde sont en baisse. Il n’y a rien à transporter. L’anémie de l’Europe et la congestion de l’Amérique paralysent de la même façon les transports dans l’atlantique.

Les économistes bourgeois et les réformistes qui ont intérêt à présenter la situation du capitalisme sous un aspect favorable, disent : « La crise actuelle ne prouve encore rien par elle-même. Au contraire, c’est un phénomène normal. Nous avons assisté après la guerre, à un développement industriel, en ce moment nous subissons une crise ; par conséquent, le capitalisme vit et se développe ». En effet, le capitalisme vit de crises et de redressements, tout comme vit l’homme aspirant et en expirant tour à tour. D’abord nous assistons à un développement de l’industrie, ensuite nous avons un temps d’arrêt, une crise, après un temps d’arrêt dans la crise elle-même, une amélioration, une nouvelle période de développement, encore un temps d’arrêt, etc.

L’alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu’à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans : 8,5 / 8. Par suite de ses contradictions intérieures, le capitalisme ne se développe pas en suivant une ligne droite, mais en zigzaguant : tantôt il se relève, tantôt il baisse. C’est précisément ce phénomène qui permet de dire aux apologistes du capitalisme : « Puisque nous assistons, après la guerre, aux relèvements et aux crises qui alternent, il s’ensuit que tout va pour le mieux dans le monde capitaliste ». Cependant, la réalité est tout autre. Le fait que le capitalisme continue à subir les mêmes fluctuations prouve tout simplement qu’il n’est pas encore mort et que nous n’avons pas encore affaire à un cadavre. Tant que le capitalisme n’aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles. Les crises et les améliorations sont propres au capitalisme dès le jour de sa naissance ; elles l’accompagneront jusqu’à sa tombe. Mais pour définir l’âge du capitalisme et son état général, pour pouvoir se rendre compte s’il se développe, s’il a atteint son âge mûr ou bien s’il touche à sa fin, il faut d’abord analyser le caractère des cycles en question, tout comme on juge de l’état de l’organisme humain d’après la façon dont il respire ; tranquillement ou en haletant, profondément ou à peine, etc.

Le fond même de ce problème, camarades, peut être représenté de la façon suivante ; prenons le développement du capitalisme (le progrès dans l’extraction du charbon, la fabrication des tissus, la production du fer et de la fonte, le commerce extérieur, etc.) pour les 138 dernières années et représentons-nous-le par une courbe. Si nous exprimons par les courbures de cette ligne la marche réelle du développement économique, nous nous apercevrons que cette courbe se relève non pas tout entière, mais en zigzags avec des hauts et des bas qui correspondent aux périodes de développement et de crises. Par conséquent, la courbe du développement économique met en évidence deux espèces de mouvements : l’un fondamental, qui exprime le relèvement général, l’autre de deuxième ordre, qui correspond aux fluctuations périodiques constantes, relatives aux 16 cycles d’une période de 138 ans. Pendant tout ce temps, le capitalisme a vécu en aspirant et expirant d’une façon différente, suivant les époques. Au point de vue du mouvement de base, c’est-à-dire au point de vue du développement et de la décadence du capitalisme, toute cette époque de 138 ans peut être divisée en 5 périodes : de 1783 à 1851, le capitalisme se développant très lentement, la courbe se relève très péniblement. Après la révolution de 1848, qui a élargi les cadres du marché européen, nous assistons à un tournant très brusque. Entre 1851 et 1873, la courbe monte tout d’un coup. En 1873, les forces productrices développées se heurtent aux bornes du marché. Un krach se produit. Ensuite commence une période de dépression qui se prolonge jusqu’à 1894. Des fluctuations cycliques ont lieu aussi pendant cette période, mais la courbe de base reste approximativement au même niveau. A partir de 1894 commence une nouvelle époque de prospérité capitaliste, et presque jusqu’à la guerre la courbe remonte avec une rapidité vertigineuse. Enfin la débâcle de l’économie capitaliste au cours de la cinquième période commence à partir de l’année 1914.
De quelle façon le mouvement fondamental sur la trajectoire correspond-t-il aux fluctuations cycliques ? On voit clairement que pendant les périodes de développement rapide du capitalisme, les crises sont courtes et ont un caractère superficiel ; quant aux époques de relèvement, elles sont prolongées. Pendant les périodes de décadence, les crises durent longtemps et les relèvements sont momentanés, superficiels et basés sur la spéculation. Aux heures de stagnation, les oscillations se produisent autour d’un même niveau.
Voilà comment il faut déterminer l’état général de l’organisme capitaliste, d’après le caractère particulier de sa respiration et de son pouls.

Une situation économique indécise s’était créée aussitôt après la guerre. Mais à partir du printemps de 1919, un redressement commença : on se mit à jouer à la Bourse, les prix subirent une hausse avec la rapidité d’une colonne de mercure montant dans l’eau bouillante, la spéculation tourbillonna avec rage. L’industrie ? Elle continua à baisser dans le centre, dans l’est et le sud-est de l’Europe, comme le prouvent les chiffres cités plus haut. En France, une certaine amélioration eut lieu, principalement grâce au pillage de l’Allemagne. En Angleterre, ce fut en partie la stagnation, en partie la déroute dont seule la flotte de commerce fut exempte, son tonnage ayant augmenté dans la même proportion que celle dont le commerce avait baissé en réalité. Par conséquent, le relèvement de l’Europe eut en général un caractère à moitié fictif, un caractère de spéculation, et ce fut l’indice, non pas d’un développement, mais, au contraire, d’une baisse nouvelle de l’économie générale. Aux Etats-Unis, après la guerre, eut lieu une diminution de l’industrie de guerre, ainsi que sa transformation en industrie de paix. On constata un relèvement dans l’industrie du charbon, du pétrole, des automobiles et de la construction des navires.

Le camarade Varga, dans sa précieuse brochure, observe avec justesse : « Le fait que le redressement d’après-guerre a eu un caractère de spéculation se laisse constater de la façon la plus claire par l’exemple de l’Allemagne. Pendant que les prix en 1 an 1/2 avaient septuplé, l’industrie de l’Allemagne a marqué un temps de recul.... Sa conjoncture était favorable à la vente : le restant des stocks sur le marché intérieur était exporté à l’étranger à des prix défiant toute concurrence ».

La hausse la plus considérable des prix a eu lieu en Allemagne où l’industrie continuait à baisser. Les prix ont augmenté le moins aux Etats-Unis, où l’industrie continue à se relever. Entre l’Allemagne et les Etats-Unis se placent la France et l’Angleterre.

Comment s’est fait le relèvement lui-même, comment peut-il être expliqué ? En premier lieu, par des causes économiques : les relations internationales ont été renouées, quoique dans des proportions restreintes, et partout nous observons une demande des marchandises les plus variées ; il s’explique ensuite par des causes politiques et financières : les gouvernements européens avaient eu peur de la crise qui devait se produire après la guerre et avaient pris leurs mesures pour faire durer ce relèvement artificiel qui avait été provoqué par la guerre. Les gouvernements ont continué à mettre en circulation du papier-monnaie en grande quantité, ils ont lancé de nouveaux emprunts, taxé les bénéfices, les salaires et le prix du pain, ils couvraient ainsi une part des salaires des ouvriers démobilisés en puisant dans les fonds nationaux, et créaient une activité économique artificielle dans le pays. De cette façon, pendant tout ce temps, le capital fictif continuait à croître, surtout dans les pays où l’industrie baissait.

Cependant, le redressement fictif d’après-guerre a eu des conséquences politiques sérieuses : on peut dire, non sans raison, qu’il a sauvé la bourgeoisie. Si les ouvriers démobilisés avaient eu, dès le début, à souffrir du chômage, de l’abaissement du niveau de la vie même comparé à celui d’avant-guerre, les conséquences auraient pu être fatales pour la bourgeoisie. Le professeur anglais Edwin Cannan a écrit à ce sujet, dans une revue de fin d’année, au Manchester Guardian : « L’impatience des hommes qui sont revenus du champ de bataille est très dangereuse », et il a expliqué très judicieusement le cours favorable de la période d’après-guerre la plus aiguë, celle de 1919, par le fait que le gouvernement et la bourgeoisie, d’un commun accord, ont fait reculer la crise en créant une prospérité artificielle au moyen de la destruction du capital fondamental de l’Europe.

« Si, dit Cannan, la situation économique au mois de janvier 1919 avait été pareille à celle de 1921, l’Europe occidentale aurait pu être plongée dans le chaos ». La fièvre de guerre a duré encore pendant 1 an et demi et la crise n’a commencé que lorsque la masse des ouvriers et des paysans démobilisés s’était déjà plus ou moins dispersée dans le pays. (...)

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Léon Trotsky

Nouvelle Étape

Rapport sur la crise économique mondiale et les nouvelles tâches de l’Internationale Communiste

I. — La Situation mondiale (1917-1921)
19 août 1921

La Situation mondiale (1917-1921)
La bourgeoisie se tranquillise
L’équilibre mondial est-il reconstitué ?
Décadence économique de l’Europe exprimée en chiffres
Le développement économique de l’Amérique
Autres pays. — La crise
Du développement économique à la crise
Le relèvement après la guerre
La crise actuelle
La crise, le relèvement et la révolution
L’acuité des contradictions sociales
Les paysans
Une classe moyenne nouvelle
Les relations internationales
La classe ouvrière après la guerre
Les perspectives et les tâches immédiates

La Situation mondiale (1917-1921)
Camarades ! Le problème auquel sera consacré mon rapport est très complexe ; aussi ai-je peur que mon discours ne soit trop long. Je me vois obligé de vous prier de lui prêter une attention soutenue, d’autant plus que je ne suis pas sûr d’avoir réussi à grouper les données que je possède, de façon que mon rapport nécessite un moindre effort de la part de mes auditeurs ; c’est dire que je ne suis pas sûr de pouvoir exposer mes idées, concernant la situation internationale, avec l’ordre et la clarté nécessaires.
Depuis la guerre impérialiste, nous sommes entrés dans une période révolutionnaire, c’est-à-dire dans une période pendant laquelle les bases mêmes de l’équilibre capitaliste sont ébranlées et tombent peu à peu en ruines. L’équilibre capitaliste est un phénomène très complexe ; le régime capitaliste construit cet équilibre, le rompt, le reconstruit et le rompt de nouveau en élargissant en même temps les cadres de sa domination. Dans le domaine économique, les crises et les recrudescences d’activité constituent les ruptures et les rétablissements de l’équilibre. Dans le domaine des relations entre les classes, la rupture d’équilibre consiste en grèves, en lock-outs, en lutte révolutionnaire. Dans le domaine des relations entre Etats, la rupture d’équilibre c’est la guerre tout court, ou bien, sous une forme affaiblie, la guerre des tarifs douaniers, la guerre économique ou le blocus. Le capitalisme a ainsi un équilibre instable qui, à tour de rôle, se rompt et se rétablit. Mais en même temps, cet équilibre possède une plus grande force de résistance, dont nous avons la meilleure preuve dans ce fait que le monde capitaliste ne s’est pas encore écroulé.
La dernière guerre impérialiste constitue l’événement que nous avons considéré avec raison comme un coup terrible, sans précédent jusqu’à ce jour dans l’histoire porté à l’équilibre du monde capitaliste. En effet, après la guerre commence l’époque des très grands mouvements de masse et des luttes révolutionnaires. La Russie, qui constituait l’anneau le plus faible de la chaîne capitaliste, perdit la première son équilibre, et la première aussi entra dans la voie de la révolution, au mois de mars 1917. Notre révolution de mars eut une grande répercussion dans les masses laborieuses d’Angleterre. L’année 1917 fut, en Angleterre, celle des grèves immenses pendant lesquelles le prolétariat anglais réussit à arrêter le processus de l’abaissement du standard of life des travailleurs, processus provoqué par la guerre. En novembre 1917, la classe ouvrière de Russie s’empara du pouvoir. Une vague de grèves déferla sur le monde capitaliste entier en commençant par les pays neutres. En automne 1918, le Japon subit les grands troubles dits « du riz » qui, d’après certaines données, entraînèrent dans le mouvement jusqu’à 25% de la population du pays et provoquèrent des persécutions cruelles de la part du gouvernement du mikado. En janvier 1918, une grève de masse éclata en Allemagne. A la fin de 1918, après la débâcle du militarisme germanique, des révolutions ont lieu en Allemagne et en Autriche-Hongrie. Le mouvement révolutionnaire prend une ampleur de plus en plus grande. L’année 1919, la plus critique pour le capitalisme, du moins pour celui d’Europe, commence. En mars 1919, une république des Soviets est proclamée en Hongrie. En janvier et en mars 1919, des combats cruels entre les ouvriers révolutionnaires et la république bourgeoise ont lieu en Allemagne. En France, pendant la démobilisation, la situation devient tendue, mais l’illusion de la victoire et l’espoir de ses fruits d’or sont encore trop puissants ; la lutte n’atteint pas ici, même de loin, une intensité égale à celle qu’elle revêt dans les pays vaincus. Aux Etats-Unis, à la fin de 1919, les grèves, ont une très grande ampleur et entraînent dans le mouvement les cheminots, les mineurs, les métallurgistes, etc. Le gouvernement de Wilson commence des persécutions furieuses contre la classe ouvrière. Au printemps 1920, en Allemagne, la tentative contre-révolutionnaire de Kapp mobilise et pousse au combat la classe ouvrière. Cependant, le mouvement intense et désordonné des ouvriers allemands est étouffé cette fois encore par la république d’Ebert, qu’ils viennent de sauver. En France, la situation politique est le plus tendue au mois de mai de l’année 1920, lors de la proclamation de la grève générale, qui d’ailleurs n’est jamais devenue telle, qui a été mal préparée et qu’ont trahie les chefs opportunistes qui, tout en n’osant pas l’avouer, ne l’avaient jamais voulue. En août, la marche de l’Armée Rouge sur Varsovie, qui constitue aussi une partie de la lutte révolutionnaire internationale, subit un échec. En septembre, les ouvriers italiens, prenant à la lettre l’agitation révolutionnaire, purement verbale, du parti socialiste, s’emparent des usines et des fabriques, mais, trahis honteusement par le parti, subissent une défaite sur toute la ligne et sont soumis depuis ce jour à une contre-offensive implacable de la part de la réaction coalisée. En décembre, a lieu une grève révolutionnaire de masse en Tchéco-slovaquie. Enfin, au cours de l’année 1921, un combat révolutionnaire, qui laisse après lui un grand nombre de victimes, se développe dans l’Allemagne centrale, et une nouvelle grève opiniâtre des mineurs éclate en Angleterre.
Lorsque, pendant la première période qui suivit la guerre, nous observions le développement du mouvement révolutionnaire, plusieurs de nous pouvaient croire, avec des raisons historiques suffisantes, que ce mouvement, croissant de plus en plus en force et en ampleur, devait aboutir directement à la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Cependant, près de trois ans ont passé depuis la guerre. Dans le monde entier, sauf en Russie, le pouvoir reste entre les mains de la bourgeoisie. Certainement, pendant tout ce temps, le monde capitaliste ne restait pas immuable. Il changeait. L’Europe, le monde entier ont traversé une période de démobilisation, extrêmement dangereuse pour la bourgeoisie, période de démobilisation des hommes et des choses, c’est-à-dire de l’industrie, période où il s’est produit un surcroît monstrueux de l’activité commerciale après la guerre et ensuite une crise qui n’est pas encore terminée. Et c’est ainsi qu’une question se pose devant nous dans toute son ampleur : l’évolution qui se produit en ce moment tend-elle réellement vers la révolution, ou bien faut-il admettre que le capitalisme a vaincu les obstacles créés par la guerre et que, s’il n’a pas encore rétabli l’équilibre capitaliste , il ne soit au moins en train de le rétablir sur des bases d’après-guerre nouvelles ?
La bourgeoisie se tranquillise
Si, avant d’analyser cette question en corrélation avec sa base économique, nous l’étudions d’abord uniquement au point de vue politique, force nous sera de constater que toute une série de signes, de faits, de déclarations témoignent que la bourgeoisie, considérée comme une classe dirigeante, est devenue plus forte et plus stable, ou du moins qu’elle se croit telle. En 1919, la bourgeoisie européenne était en plein désarroi ; c’était pour elle une époque de terreur panique, réellement folle, devant le bolchevisme qu’elle s’imaginait sous une forme vague et d’autant plus menaçante, et que les affiches, à Paris, montraient sous les traits d’un homme au couteau entre les dents. En réalité, la bourgeoisie européenne personnifiait dans le fantôme bolchevik au couteau la peur du châtiment pour les crimes commis par elle pendant la guerre. Elle savait, en tout cas, à quel point les résultats de la guerre ne répondaient pas aux promesses qu’elle avait faites. Elle connaissait exactement l’étendue des sacrifices en hommes et en biens. Elle craignait le règlement des comptes. L’année 1919 fut, sans aucun doute, l’année la plus critique pour la bourgeoisie. En 1920 et 1921, on voit son assurance lui revenir de plus en plus, et en même temps son appareil gouvernemental qui, immédiatement après la guerre dans certains pays, en Italie par exemple, s’est trouvé en pleine décomposition, se renforce sans aucun doute. L’aplomb de la bourgeoisie a pris sa forme la plus frappante en Italie après la lâche trahison du parti socialiste, au mois de septembre. La bourgeoisie croyait rencontrer sur son chemin des brigands menaçants et des assassins ; et elle s’est aperçue qu’elle n’avait devant elle que des poltrons... Une maladie m’ayant empêché, ces temps derniers, de m’adonner à un travail actif, j’ai eu la possibilité de lire en grand nombre les feuilles étrangères et j’ai amassé tout un dossier de coupures qui caractérisent clairement le changement de sentiments de la bourgeoisie et son appréciation nouvelle de la situation politique mondiale. Tous les témoignages se réduisent à un seul : le moral de la bourgeoisie est en ce moment, sans aucun doute, beaucoup meilleur qu’en 1919 et même qu’en 1920. Ainsi, par exemple, les correspondances publiées dans une feuille suisse sérieuse et nettement capitaliste, la Neue Züricher Zeitung, sur la situation politique en France, en Italie et en Allemagne, sont très intéressantes sous ce rapport. La Suisse, dépendant de ces pays, s’intéresse beaucoup à leur situation intérieure. Voici, par exemple, ce qu’écrivait ce journal au sujet des événements de mars en Allemagne :
« L’Allemagne de 1921 ne ressemble plus à celle de 1918. La conscience gouvernementale s’est raffermie partout, à ce point que les méthodes communistes rencontrent actuellement une vive résistance dans toutes les couches de la population, bien que la force des communistes, qui n’étaient représentés pendant la révolution que par un petit groupement d’hommes résolus, ait augmenté depuis de plus de dix fois ».
En avril, le même journal, à l’occasion des élections au parlement italien, peint la situation intérieure de l’Italie de la façon suivante :
« Année 1919 : la bourgeoisie est en désarroi, le bolchevisme attaque en rangs serrés. Année 1921 : le bolchevisme est battu et dispersé, la bourgeoisie attaque en rangs serrés ».
Un journal influent français, Le Temps, a écrit à l’occasion du 1er. Mai de cette année que pas une trace n’est restée de cette menace d’un coup d’état révolutionnaire qui avait empoisonné l’atmosphère en France au mois de mai de l’année passée, etc.
Ainsi le fait que la classe bourgeoise ait repris courage n’est pas douteux, comme n’est pas non plus douteux le renforcement de l’appareil policier des Etats après la guerre. Mais ce fait, tout important qu’il soit, ne résout nullement le problème, et nos ennemis en tout cas se pressent un peu trop d’en tirer des conclusions au sujet de la faillite de notre programme. Assurément, nous avons espéré que la bourgeoisie serait par terre en 1919. Mais il est évident que nous n’en étions pas sûrs, et que certainement ce n’est pas en vue de cette échéance précise que nous avons fondé notre plan d’action. Quand les théoriciens des Internationales 2 et 2 1/2 disent que nous avons fait faillite en ce qui concerne nos prophéties, on peut croire qu’il s’est agi de prédire un phénomène astronomique : que nous nous sommes trompés dans notre calcul mathématique, suivant lequel une éclipse aurait lieu à une certaine date, et il est apparu ainsi que nous étions de mauvais astronomes. Cependant, en réalité, il ne s’agit nullement de cela : nous n’avons pas prédit une éclipse de soleil, c’est-à-dire un phénomène en dehors de notre volonté et du champ de notre action. Il s’agissait d’un événement historique qui devait s’accomplir et qui s’accomplira avec notre participation. Lorsque nous parlions de la révolution qui devait résulter de la guerre mondiale, cela signifiait que nous tentions et que nous tentons encore d’exploiter les suites de cette guerre, afin d’accélérer l’avènement d’une révolution universelle. Si la révolution n’a pas eu lieu jusqu’à ce jour dans le monde entier ou du moins en Europe, cela ne signifie nullement que « l’I.C. ait fait faillite », son programme n’étant pas basé sur des dates astronomiques. Ceci est clair pour tout communiste qui a analysé tant soit peu son point de vue. Mais la révolution n’étant pas venue sur les traces chaudes de la guerre, il est tout à fait évident que la bourgeoisie a profité d’un moment de répit sinon pour réparer, du moins pour masquer les conséquences les plus terribles et les plus menaçantes de la guerre. Y a-t-elle réussi ? Elle y a réussi en partie. Dans quelle mesure ? C’est le fond même de la question qui touche le rétablissement de l’équilibre capitaliste.
L’équilibre mondial est-il reconstitué ?
Que signifie l’équilibre capitaliste, dont le menchevisme international parle aujourd’hui avec une belle assurance ? Cette conception d’équilibre n’est ni analysée ni expliquée par les social-démocrates. L’équilibre capitaliste est déterminé par des faits, des phénomènes et des facteurs multiples : principaux, de deuxième ordre et de troisième ordre. Le capitalisme est un fait mondial. Il a réussi à dominer le monde entier et on l’a vu de la façon la plus frappante, pendant la guerre et le blocus, lorsqu’un pays produisait en surplus, sans avoir un marché où écouler sa marchandise, cependant qu’un autre avait besoin de produits qui étaient pour lui inaccessibles. Et en ce moment même, l’interdépendance des différentes parties du marché mondial se fait partout sentir. Au point qu’il a atteint avant la guerre, le capitalisme est basé sur la division internationale du travail et sur l’échange, lui aussi international, des produits. Il faut que l’Amérique produise une certaine quantité de blé pour l’Europe. Il faut que la France fabrique une certaine quantité d’articles de luxe pour l’Amérique. Il faut que l’Allemagne confectionne un certain nombre d’objets courants et bon marché pour la France. Cependant, cette division de travail n’est nullement constante, déterminée une fois pour toutes. Elle s’établit historiquement, elle est troublée par des crises, par la concurrence, sans parler des guerres de tarifs, elle se rétablit et se désorganise tour à tour. Mais, en général, l’économie mondiale est basée sur ce fait que la production est répartie plus ou moins entre les différents pays. Cette division même du travail universel, qui a été troublée jusqu’au fond par la guerre, est-elle reconstituée, oui ou non ? C’est un des côtés de la question.
Dans chaque pays, l’agriculture produit pour l’industrie des objets, les uns d’usage personnel pour les ouvriers, d’autres d’usage industriel (matières premières) pour l’industrie ; de son côté, l’industrie fournit à la campagne des objets d’usage personnel et domestique, ainsi que des instruments de production agricole. Ici aussi, une certaine réciprocité s’établit. Enfin, à l’intérieur de l’industrie elle-même, nous assistons à la fabrication d’instruments de production et d’objets d’usage courant, entre lesquels s’établit une certaine corrélation qui se dérange et se rétablit continuellement, sur des bases nouvelles. La guerre a détruit tous ces rapports, déjà par cela même que pendant toute sa durée, l’industrie de l’Europe et, dans une grande mesure, de l’Amérique et du Japon, ne produisait pas tant des objets d’usage courant et des instruments de production, que des moyens de destruction. Que si même on fabriquait des objets d’usage personnel, ces objets étaient employés plutôt par les destructeurs, soldats des armées impérialistes, que par les producteurs ouvriers. Eh bien, ces rapports détruits entre les villes et les campagnes, entre les différentes branches du travail à l’intérieur de l’industrie des pays particuliers, ont-ils été rétablit, oui ou non ?
Et puis, il faut encore, considérer l’équilibre des classes basé sur celui de l’économie nationale. Dans la période qui précédait la guerre, une paix armée existait, non seulement dans les rapports internationaux, mais aussi en grande mesure entre la bourgeoisie et le prolétariat, grâce à un système d’accords collectifs concernant les salaires, accords conclus par des syndicats centralisés et le capital industriel, centralisé a son tour de plus en plus. Cet équilibre a été aussi rompu par la guerre, ce qui a provoqué un mouvement formidable de grèves dans le monde entier. L’équilibre relatif des classes dans la société bourgeoise, équilibre sans lequel toute production devient impossible, est-il rétabli, oui ou non ? Et sur quelles bases ?
L’équilibre des classes se trouve en relation étroite avec l’équilibre politique. La bourgeoisie, pendant la guerre et même avant la guerre, bien que nous nous en aperçussions moins, tenait en équilibre son mécanisme intérieur à l’aide des social-démocrates, des social-patriotes qui étaient ses principaux agents et maintenaient la classe ouvrière dans les cadres d’un équilibre bourgeois. C’est uniquement grâce à cela que la bourgeoisie a eu la possibilité de faire la guerre. A-t-elle reconstitué à présent son système politique, et dans quelle mesure les social-démocrates ont-ils conservé ou perdu leur influence sur les foules et sont-ils capables de jouer leur rôle de gardiens de la bourgeoisie ?
Plus loin se pose la question de l’équilibre international, c’est-à-dire de la co-existence des Etats capitalistes, sans laquelle, évidemment, la reconstruction de l’économie capitaliste devient impossible. L’équilibre a-t-il été atteint dans ce domaine, oui ou non ?
Tous les côtés du problème doivent être analysés pour sue nous puissions répondre à la question, si la situation mondiale continue à être révolutionnaire ou bien, au contraire, si ceux-là ont raison qui considèrent nos visées révolutionnaires comme utopiques. L’étude de chaque aspect de ce problème doit être illustrée de faits nombreux et de chiffres qu’il est difficile de soumettre à une grande assemblée et qu’on retient avec peine. Aussi tâcherai-je d’exposer seulement quelques données essentielles qui nous permettront de nous orienter dans ce problème.
Une nouvelle division internationale du travail s’est-elle établie ? Dans ce domaine, le fait décisif est le transfert du centre de gravité de l’économie capitaliste et de la puissance bourgeoise de l’Europe en Amérique. C’est un fait essentiel qu’il faut que chacun de vous, camarade, grave dans sa mémoire de la façon la plus précise, afin que vous puissiez comprendre les événements qui se déroulent devant nous et qui se dérouleront encore au cours des années qui vont suivre. Avant la guerre, c’est l’Europe qui était le centre capitaliste du monde ; elle était son dépôt principal, sa principale usine et sa principale banque. L’industriel européen, anglais en premier lieu et allemand ensuite ; le commerçant européen, anglais surtout ; l’usurier européen, anglais en premier lieu, français ensuite, étaient les directeurs effectifs de l’économie mondiale et, par conséquent, de la politique universelle. Ceci n’est plus ; l’Europe est rejetée au second plan.
Décadence économique de l’Europe exprimée en chiffres
Essayons de déterminer en chiffres, du moins approximatifs, ce fait du transfert du centre de gravité économique et de mesurer la déchéance économique de l’Europe. Avant la guerre, la propriété nationale, c’est-à-dire l’ensemble des fortunes de tous les citoyens et de tous les Etats qui ont participé à la dernière guerre, était évaluée à 2400 milliards de marks-or environ. Le revenu annuel de tous ces pays, c’est-à-dire toute la quantité d’objets qu’ils produisaient dans le courant d’une année, était estimé à 340 milliards de marks. Combien la guerre en a-t-elle dépensé et détruit ? Ni plus ni moins que 1200 milliards de marks-or, c’est-à-dire juste la moitié de ce que les pays belligérants avaient amassé pendant toute leur existence. Il est évident qu’on couvrait les dépenses de guerre d’abord avec les revenus courants. Mais si nous admettons que le revenu national de chaque pays a diminué pendant la guerre seulement d’un tiers par suite d’une diminution énorme de la main-d’œuvre, et qu’il a atteint ainsi 225 milliards de marks ; si, d’autre part, nous prenons en considération le fait que toutes les dépenses, en dehors des dépenses de guerre, absorbaient 55%, force nous sera de conclure que les revenus nationaux courants n’ont pu couvrir les dépenses de guerre que dans la proportion de 100 milliards de marks-or par an, ce qui fait pour les quatre années de guerre, 400 milliards de marks. Par conséquent, les 800 milliards de marks qui manquaient, devaient être prélevés sur le capital même des nations belligérantes et principalement au moyen de la non reconstitution de leur appareil producteur. Il s’ensuit donc que la fortune générale des pays belligérants ne vaut plus, après la guerre, 2400 milliards de marks-or, mais seulement 1.600, c’est-à-dire qu’elle a diminué d’un tiers.
Cependant, tous les pays qui avaient pris part à la guerre ne s’étaient pas appauvris dans les mêmes proportions. Au contraire, il y a parmi les pays belligérants, comme nous le verrons encore, des pays qui se sont enrichis, tels les Etats-Unis et le Japon. Cela veut dire que les Etats européens qui avaient participé à la guerre ont perdu plus d’un tiers de leur richesse nationale, et certains, tels : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Russie, les Pays Balkaniques, beaucoup plus de la moitié.
Vous n’ignorez pas que le capitalisme, considéré comme une organisation économique, est plein de contradictions. Ces contradictions ont atteint des proportions colossales pendant la guerre. Afin de se procurer les moyens de mener la guerre, l’Etat a eu principalement recours aux deux mesures suivantes : en premier lieu, il émettait du papier-monnaie et, d’autre part, il lançait des emprunts. C’est ainsi que la circulation des soi-disant valeurs augmentait de plus en plus ; grâce à ce moyen, l’Etat tirait du pays des valeurs matérielles effectives et les détruisait à la guerre. Plus l’Etat dépensait, c’est-à-dire plus il détruisait de valeurs réelles, plus s’amoncelaient dans le pays les valeurs fictives. Les titres d’emprunt s’entassaient partout. Il semblait que le pays s’était extraordinairement enrichi, mais, en réalité, ses fonctions économiques faiblissaient de plus en plus, étaient de plus en plus ébranlées, tombaient en ruines. Les dettes d’Etat ont atteint environ 1.000 milliards de marks-or, ce qui constitue 62% de la richesse nationale actuelle des pays belligérants. Avant la guerre, il y avait en circulation du papier-monnaie et des titres de crédit pour 28 milliards de marks-or environ ; il y en a en ce moment 220-280 milliards, c’est-à-dire dix fois plus, sans compter, il est évident, la Russie, puisque nous ne parlons que du monde capitaliste. Tous ceci concerne principalement, sinon exclusivement, les pays d’Europe, surtout ceux du continent et, en premier lieu l’Europe Centrale. En général, au fur et à mesure que l’Europe devenait et continuait à devenir plus pauvre, elle se recouvrait et elle se recouvre d’une couche de plus en plus épaisse de valeurs-papier ou de ce qu’on appelle capital fictif. Ce capital fictif : papiers de crédit, bons du Trésor, titres d’emprunts, bank-notes, etc., représente soit le souvenir du capital défunt, soit l’espoir d’un capital nouveau. Mais ce moment, aucun capital réel ne lui correspond. Lorsque l’Etat négociait un emprunt pour des oeuvres productives, comme par exemple pour le canal de Suez, les valeurs en papier émises par l’Etat, avaient leur contrepartie dans une valeur réelle, le canal de Suez, par exemple, qui laisse passer des bateaux, en touche une rémunération, donne des revenus, en un mot participe à l’économie nationale. Mais lorsque l’Etat empruntait pour la guerre, les valeurs mobilisées au moyen de l’emprunt détruisaient et ruinaient en même temps des valeurs nouvelles. Cependant les titres d’emprunt sont restés dans les poches et dans les portefeuilles des citoyens ; l’Etat leur doit des centaines de milliards, ces centaines de milliards existent sous la forme de richesse-papier dans la poche de ceux qui ont prêté à l’Etat. Mais où sont-ils ces milliards réels ? Ils n’existent pas. Ils ont été détruits, ils ont été brûlés. Le détenteur de ce papier, qu’espère-t-il ? Si c’est un Français, il espère que la France arrachera ces milliards à l’Allemand, avec la chair du débiteur, et le payera.
La destruction des fondations des nations capitalistes, c’est-à-dire la destruction de leur appareil producteur a été poussée, en réalité, sous plusieurs rapports plus loin que les statistiques ne peuvent l’établir. Ce fait est tout particulièrement frappant dans la question du logement. Vu les bénéfices énormes du temps de guerre et d’après-guerre, toutes les forces du capital ont été tendues vers la production des objets nouveaux de consommation personnelle ou militaire. Quant à la reconstruction de l’appareil de production fondamental, on l’a négligé de plus en plus. Ceci concerne surtout la construction des habitations urbaines. On réparait mal les vieilles maisons, on ne construisait les immeubles nouveaux qu’en quantité insignifiante. Ceci a provoqué un besoin colossal de logements dans le monde capitaliste. Si en ce moment, à la suite de la crise pendant laquelle les principaux pays capitalistes n’utilisent qu’une moitié ou un tiers de leurs possibilités de production, la ruine de l’appareil producteur n’est pas si visible, par contre, dans le domaine des habitations, grâce à l’accroissement incessant de la population, le désordre de l’appareil économique apparaît dans toute sa force. On a besoin de centaines de milliers et même de millions de locaux d’habitation en Amérique, en Angleterre, en Allemagne, en France. Mais les travaux nécessités par ces besoins rencontrent des difficultés insurmontables provoquées par l’appauvrissement général. L’Europe capitaliste est obligée et sera obligée encore pendant de longues années, de se tasser, de rétrécir son champ d’action, d’abaisser le niveau de vie.
Comme je l’ai déjà dit, dans le cadre de l’appauvrissement général de l’Europe, différents pays se sont appauvris dans des proportions différentes. Prenons par exemple l’Allemagne, comme étant le pays qui a souffert le plus de toutes les grandes puissances capitalistes. Je citerai quelques chiffres fondamentaux qui caractérisent la situation économique de l’Allemagne avant la guerre et aujourd’hui. Ces chiffres ne sont pas très exacts. L’Anarchie capitaliste rend le calcul statistique de la richesse et des revenus nationaux très difficile. Un calcul réel des revenus et de la richesse ne sera possible que dans les régimes socialistes et s’exprimera en unités de travail humain ; il est évident que nous parlerons en l’occurrence du régime socialiste bien organisé et fonctionnant régulièrement, que nous sommes encore très, très loin d’atteindre. Mais même les chiffres qui ne sont pas tout à fait exacts nous seront utiles en nous donnons une idée approximative des changements qui se sont produits dans la situation économique de l’Allemagne et des autres pays, pendant les 6 ou 7 dernières années.
On évaluait la richesse de l’Allemagne, à la veille de la guerre, à 225 milliards de marks-or et le revenu national annuel à 40 milliards de marks. Comme on sait, avant la guerre, l’Allemagne s’enrichissait très rapidement. En 1896, son revenu était de 22 milliards. En 18 ans (1896-1913) il a augmenté de 18 milliards, c’est-à-dire en moyenne d’un milliard par an. Ces 18 ans furent l’époque d’une croissance formidable du capitalisme dans le monde entier et surtout en Allemagne. Aujourd’hui, la richesse nationale allemande est estimée à 100 milliards de marks et le revenu national à 16 milliards de marks, soit à 40% de celui d’avant-guerre. Certes, l’Allemagne a perdu une partie de son territoire, mais ses pertes les plus grandes sont causées par les dépenses de guerre et par le pillage de l’Allemagne après la guerre. L’économiste allemand Richard Lalwer, considère qu’aussi bien dans le domaine de l’industrie que dans celui de l’agriculture, l’Allemagne produit en ce moment beaucoup moins que la moitié des richesses qu’elle produisait avant la guerre. Ainsi, les calculs de l’économiste allemand confirment en tous points les chiffres que je viens de citer. En même temps, la dette de l’Etat allemand s’est accrue jusqu’à concurrence de 250 milliards de marks, c’est-à-dire qu’elle est deux fois et demi plus grande que la richesse de l’Allemagne. En outre, on a imposé à l’Allemagne une contribution de 132 milliards de marks. Si les Anglais et les Français avaient décidé de toucher cette somme en entier et immédiatement, ils seraient obligés de mettre dans leur poche l’Allemagne entière, depuis les mines de Stinnes jusqu’aux boutons de manchette du président Ebert. La monnaie-papier, en Allemagne, se chiffre actuellement à 81 milliards de marks. Cinq milliards à peine en sont garantis par l’encaisse-or. Ainsi la valeur intérieure du mark allemand n’atteint pas en ce moment 7 pfennigs.
Certes, l’Allemagne, après la guerre, a paru victorieuse sur le marché mondial en exportant à un prix très bas ses marchandises. Si cette modicité de prix a laissé des bénéfices considérables aux négociants et aux exportateurs allemands, c’était, en fin de compte, la ruine pour la population allemande, prise comme un tout. En effet, les bas prix sur le marché mondial étaient obtenus en diminuant les salaires et en affamant les ouvriers, en faisant participer l’Etat à l’achat du pain, en taxant, dans une certaine mesure, des loyers, ce qui provoquait à son tour l’arrêt complet dans la construction des immeubles, en limitant les réparations, etc. De cette façon, chaque article allemand jeté sur le marché du monde, emporte avec lui une partie de la richesse nationale allemande, contre laquelle l’Allemagne ne touche aucun équivalent.
Afin d’« assainir » l’économie allemande, il faut stabiliser le cours de sa monnaie, c’est-à-dire qu’il faut arrêter l’émission des valeurs en papier et diminuer la quantité de celles qui sont en circulation. Mais pour arriver à ce résultat, il faut renoncer au payement des dettes, c’est-à-dire proclamer la faillite de l’Etat. Cependant, cette mesure équivaut par elle-même à un ébranlement terrible de l’équilibre, car elle est liée avec le passage de la propriété d’une main à l’autre et doit provoquer ainsi une lutte acharnée des classes, pour une distribution nouvelle des revenus nationaux. En attendant, l’Allemagne continue à s’appauvrir et à décliner.
Prenons maintenant un pays victorieux : la France. Si nous comparons la situation actuelle de la France avec celle des années 1918-1919, nous dirons : oui, on y voit quelques améliorations. Je citerai tout de suite les chiffres dont s’enorgueillissent les économistes bourgeois français et qui tendent à établir la réalité de la reconstitution de l’économie capitaliste. Examinons par exemple l’état de l’agriculture française. La France produisait avant la guerre 86 millions de quintaux métriques de froment, 52 millions d’avoine, 132 de pommes de terre par an. L’année 1919 a donné 50 millions de froment, la récolte de 1920 : 63 millions. En 1919, on a récolté 77 millions de quintaux de pommes de terre, en 1920 : 103 millions. Examinons l’état du cheptel : en 1913, on comptait en France 16 millions de moutons, on en compte aujourd’hui (1921), 9 millions ; il y avait en France 7 millions de porcs en 1913, il y en a maintenant 4 millions. Comme on voit, la diminution est considérable. Voyons un peu la production du charbon, cette base essentielle de l’industrie. En 1913, on a extrait en France 41 millions de tonnes de charbon contre 22 millions en 1919 et 25 en 1920 ; si nous prenons en considération la production de l’Alsace-Lorraine et du bassin de la Sarre, nous arrivons, pour la production de 1920, au chiffre de 35,6 millions de tonnes. Par conséquent, nous constatons ici une augmentation de la production, mais celle-ci est encore loin d’atteindre le niveau d’avant-guerre. Cependant, par quels moyens a-t-on obtenu ce progrès, tout modeste qu’il soit ? Dans l’agriculture, on le doit surtout au travail acharné du paysan français. Mais dans le domaine purement capitaliste, on y est arrivé principalement par le pillage de l’Allemagne, à laquelle on a pris des vaches, des graines, des machines, des locomotives, de l’or et surtout du charbon.
Au point de vue de l’économie générale, il n’y a donc aucun relèvement, aucune valeur nouvelle n’ayant été créée ; il s’agit principalement en l’occurrence d’un déplacement des valeurs anciennes. Il faut encore ajouter que l’Allemagne perdait en même temps une fois et deux ou deux fois plus que la France ne recevait.
Ainsi nous voyons que la France, en particulier, tout en ayant enlevé à l’Allemagne ses principaux districts de production métallurgique et charbonnière, est loin d’atteindre son propre niveau de production d’avant-guerre. Prenons le commerce extérieur français. Le bilan commercial caractérise l’équilibre économique international, c’est-à-dire l’état des échanges entre divers pays. Un pays capitaliste considère sa situation comme favorable, s’il exporte à l’étranger plus qu’il n’importe. La différence lui est payée en or. Un pareil bilan s’appelle actif. Si un pays est obligé d’importer plus qu’il ne peut exporter, son bilan est passif et force est à ce pays d’ajouter aux marchandises exportées par lui une partie de son encaisse-or. Cette dernière fond peu à peu et c’est ainsi que la base de son système monétaire et de son crédit est à peu près ruinée. Si nous prenons la France de ces deux dernières années, 1919-1920, c’est-à-dire des deux années que la bourgeoisie française a consacrées au travail de « reconstruction », nous verrons que le passif commercial de 1919 se chiffrait par 24 milliards et en 1920 par 13 milliards. Le bourgeois français n’a jamais vu de pareils chiffres, même dans ses cauchemars les plus terribles d’avant la guerre. Le passif commercial de ces deux années est de 27 milliards. Certes, pendant le premier trimestre de l’année 1921, la France a fait son bilan commercial sans passif, c’est-à-dire que ses exportations ont égalé les importations. Quelques économistes bourgeois ont, pour cette raison, chanté victoire : la France serait en train de reconstituer, disaient-ils, son équilibre commercial. Mais l’organe dirigeant de la bourgeoisie française Le Temps, écrivait en substance à ce sujet le 18 mai : « Vous faites erreur, nous n’avons pas à verser de l’or pour ces trois mois, ayant importé très peu de matières premières. Mais ceci signifie tout simplement que pendant la deuxième moitié de cette année, nous exporterons peu de produits que nous fabriquons en général avec les matières premières étrangères et en premier lieu américaines. Par conséquent, si nous avons un bilan commercial favorable pendant ces trois mois, notre passif commercial augmentera infailliblement dans l’avenir ».
Il y avait avant la guerre moins de 6 milliards de francs de papier-monnaie en circulation ; il y en a plus de 38 actuellement. En ce qui concerne la puissance d’achat du franc, le même journal fait observer que, vers fin mars, lorsque la crise avait déjà commencé dans le monde entier, les prix en Amérique avaient augmenté de 23%, c’est-à-dire de moins d’un quart par rapport à ceux d’avant-guerre, tandis qu’en France ils avaient augmenté de 260%, c’est-à-dire qu’ils étaient plus de trois fois et demi plus élevés que ceux d’avant-guerre. Cela signifie que la puissance d’achat du franc est devenue plusieurs fois plus petite. Examinons maintenant le budget français. Il est divisé en deux parties : ordinaire et extraordinaire. Le budget ordinaire est évalué à 23 milliards de francs, chiffre inconnu avant la guerre ! Où vont ces sommes monstrueuses ? 15 milliards sont destinés à couvrir les intérêts des dettes ; 5 milliards à entretenir l’armée ; total : 20 milliards. C’est tout ce que l’Etat français s’apprêtait à tirer du contribuable. En réalité, on n’a réussi à en tirer qu’environ 17 milliards 1/2. Par conséquent les recettes « ordinaires » de l’Etat ne suffisent même pas, et de combien ! pour payer les intérêts des dettes et pour entretenir l’armée. Mais nous avons encore des dépenses extraordinaires : plus de 5 milliards pour les troupes d’occupation et 23 milliards pour toutes sortes de rétributions et de reconstructions consécutives à la guerre. Ces dépenses sont inscrites au compte de l’Allemagne. Mais il est tout à fait clair que, plus on va, moins l’Allemagne pourra payer. Entre temps, l’Etat français continue à vivre grâce aux nouveaux emprunts ou bien en imprimant du papier-monnaie. Un des journalistes financiers français les plus en vue, directeur d’un journal économique des plus importants, l’Information, M. Léon Chavenon, préconise l’impression continuelle du papier-monnaie, en déclarant : « Nous n’éviterons pas cette nécessité autrement que par une faillite ouverte ». De cette façon, il n’existe que deux éventualités : une faillite masquée, grâce à l’impression illimitée du papier-monnaie ou bien une faillite franche. Voilà où nous en sommes en France, pays victorieux qui, au milieu d’une Europe en ruines, se trouve dans une situation favorable, en ce sens qu’elle a pu et qu’elle peut reconstituer son équilibre aux frais de l’Allemagne. La situation de l’Italie et de la Belgique n’est pas en tout cas meilleure que celle de la France.
Passons maintenant au pays le plus riche et le plus puissant de l’Europe, à la Grande-Bretagne. Nous nous sommes habitués pendant la guerre à dire que l’Angleterre s’enrichit à la guerre, que la bourgeoisie anglaise a poussé l’Europe à la guerre et qu’elle se chauffe maintenant auprès du feu qu’elle a attisé. Ceci était vrai, mais seulement jusqu’à un certain point. L’Angleterre s’enrichissait pendant la première période de la guerre, mais elle a commencé à perdre dans la seconde. L’unité de l’Europe et en particulier de l’Europe Centrale, a troublé les relations commerciales entre l’Angleterre et le Continent. Cette circonstance devait, en fin de compte, porter un coup terrible à l’industrie et aux finances de l’Angleterre et elle le leur porta. D’autre part, l’Angleterre a eu à supporter des dépenses formidables dues à la guerre. Elle se trouve actuellement en décadence et cette déchéance s’accentue de plus en plus. Ce fait peut être illustré au moyen des chiffres relatifs à l’industrie et, au commerce que je vais citer, mais il n’est sujet à aucun doute et il trouve son expression dans une série de déclarations ouvertes et tout à fait officielles des banquiers et des industriels anglais les plus en vue. Dans le courant des mois de mars, d’avril et de mai, on a publié dans les périodiques anglais les comptes rendus des assemblées annuelles des sociétés par actions, des banques, etc. Ces assemblées, auxquelles les directeurs des entreprises ont lu leurs rapports sur la situation générale des affaires du pays, ou bien de leurs branches d’industries respectives, offrent une documentation extrêmement instructive. J’ai réuni tout un dossier de ces rapports. Ils témoignent tous du même fait : le revenu national de l’Angleterre, c’est-à-dire l’ensemble de tous les revenus des citoyens de l’Etat lui-même, est devenu beaucoup moindre qu’il n’avait été avant la guerre.
L’Angleterre s’est appauvrie. La productivité du travail y a diminué. Son commerce international a baissé en 1920, par rapport à celui de la dernière année d’avant guerre, au moins du tiers, et dans certaines branches, les plus importantes, beaucoup plus encore. Ce changement est surtout frappant dans l’industrie houillère, qui constituait la branche principale de l’économie anglaise, ou plutôt la base de tout le système économique mondial de l’Angleterre, le monopole charbonnier constituant l’assise de la puissance et de la prospérité de toutes les autres branches de l’industrie anglaise. Aucune trace de ce monopole ne subsiste aujourd’hui. Voici les données de fait relatives à l’état de l’économie anglaise : en 1913, les charbonnages anglais ont fourni 287 millions de tonnes de houille ; en 1920 on en a extrait 233 millions de tonnes, soit 20% de moins. L’Angleterre a produit 10,4 millions de tonnes de fonte ; en 1920, un peu plus de 8 millions, soit encore 20% de moins. Elle a exporté, en 1913, 73 millions de tonnes de houille et en 1920 : 25 millions à peine, c’est-à-dire un tiers. Mais la débâcle de l’industrie et de l’exportation houillère en 1921 devient tout à fait terrible. On a extrait : en janvier, 19 millions de tonnes ; en février, 17 ; en mars, 16. Ensuite a eu lieu la grève générale pendant laquelle l’extraction du charbon est tombée presque à zéro. L’exportation, pour les premiers cinq mois de 1921, en est 6 fois moindre que celle de la période correspondante de l’année 1913. L’exportation entière du mois de mai 1921, calculée en argent, est trois fois moindre que celle du mois de mai de l’année 1920. La dette de l’Angleterre se chiffrait, le 1er Août 1914, à 71 millions de livres sterlings ; elle était, le 4 juin 1921, de 770,9 millions de livres sterlings ; c’est-à-dire qu’elle a augmenté onze fois. Le budget a triplé.
L’écroulement de l’économie anglaise a trouvé une expression éclatante dans les cours du change de la livre sterling. Sur le marché financier mondial, la livre a toujours occupé une situation prépondérante. Les devises de tous les autres pays se conformaient à la valeur de la livre que les Anglais appellent « sovereign », c’est-à-dire souverain. En ce moment, la livre a perdu son rôle directeur. Sa place a été prise par le dollar, maître actuel du marché financier. La livre sterling a perdu à présent, par rapport au dollar, 24% de sa valeur nominale. Voici quelle est la situation de l’Angleterre, pays le plus riche de l’Europe, qui a eu le moins à souffrir des opérations militaires et qui s’est enrichi le plus pendant la première période de la guerre.
Les données que nous venons de citer caractérisent suffisamment la situation de l’Europe entière. De tous les pays qui avaient participé à la guerre, l’Autriche occupe un pôle à titre de pays qui a le plus souffert (si nous ne parlons pas de la Russie), l’Angleterre se trouve à l’autre pôle. Entre ces deux pays se placent : l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, la France. Les pays Balkaniques sont ruinés complètement et retournés à l’état de barbarie économique et culturale. En ce qui concerne les pays neutres, ils se sont enrichis sans aucun doute, pendant la première période de la guerre, mais ne pouvant pas jouer un rôle économique autonome comme étant intercalés entre les grandes puissances et dépendant au point de vue économique entièrement de ces dernières, la ruine des principaux Etats de l’Europe a eu comme corollaire d’énormes difficultés économiques pour les pays neutres, qui ont également laissé beaucoup par rapport au niveau qu’ils avaient atteint pendant la première période de la guerre.
Ainsi, le revenu de l’Europe, dans son ensemble, c’est-à-dire la quantité des richesses matérielles produites par la population européenne tout entière, a diminué au moins du tiers par rapport à celui d’avant-guerre. Mais ce qui est encore plus essentiel, comme je l’ai déjà dit, c’est la ruine de l’appareil économique fondamental. Le paysan ne trouvait plus d’engrais chimiques, d’instruments aratoires, de machines agricoles, le propriétaire de mines, désirant atteindre les prix les plus élevés pour son charbon, ne renouvelait plus son outillage, les dépôts de locomotives se vidaient, les voies ferrées ne restauraient pas suffisamment leur matériel, etc. A la suite de ces circonstances, la trame même de la vie économique devint plus faible, plus mince, moins résistante. Comment faire pour mesurer ces phénomènes, comment s’en rendre compte ? La statistique capitaliste n’y est pas parvenue. L’inventaire, c’est-à-dire l’estimation de la valeur exacte de l’économie, non seulement d’un pays mais de l’Europe entière, nous aurait sans aucun doute prouvé que le régime de guerre, aussi bien que celui d’après la guerre, a été soutenu et se soutient encore aux dépens du capital productif fondamental de l’Europe. Cela veut dire, par exemple, que l’Allemagne, au lieu d’employer cinquante mille ouvriers pour améliorer l’état de ses mines, occupe cinquante mille ouvriers de plus pour extraire le charbon qu’elle est obligée de fournir à la France. D’un autre côté, la France tendant à exporter le plus de produits possible à l’étranger pour diminuer son déficit commercial, ne reconstruit pas, à son tour, son outillage dans les proportions voulues. Et ceci concerne tous les pays de l’Europe, car l’Europe a, dans son ensemble, un bilan commercial déficitaire, c’est-à-dire passif. L’affaiblissement des bases de l’économie européenne sera plus grande demain qu’il ne fut hier et qu’il n’est aujourd’hui. Le grand ver de l’histoire ronge la fondation même de la structure économique de l’Europe.
Le développement économique de l’Amérique
Si nous passons à l’autre hémisphère, un tout autre tableau se présente à nos yeux. Le développement de l’Amérique a suivi une direction diamétralement opposée. Elle s’est enrichie énormément pendant ce temps. Elle a pris part à la guerre surtout à titre de fournisseur. Certes, elle a eu aussi des dépenses relatives à la guerre, mais ces dépenses paraissent insignifiantes, si nous les comparons non seulement à ses bénéfices de guerre, mais encore à tous les avantages que le développement économique de l’Amérique a tirés de la guerre. Les Etats-Unis ont non seulement trouvé dans l’Europe un marché presque illimité qui achetait tout au prix fort, mais ils se sont encore débarrassés, pour de longues années, de leurs concurrents sur le marché mondial, de l’Allemagne et de l’Angleterre qui ont principalement servi la guerre. Presque jusqu’à la guerre, les Etats-Unis exportaient surtout des produits agricoles et des matières premières qui constituaient les deux tiers de leurs exportations générales. Au cours de la guerre, les exportations des Etats-Unis augmentèrent sans arrêt et avec une rapidité fiévreuse. Il suffit de dire que l’excédent de leurs exportations sur les importations, dans le courant de six années (1915-1920), est évalué à 18 milliards de dollars. En même temps, le caractère de leurs exportations a changé radicalement. Les Etats-Unis exportent actuellement des produits manufacturés pour 60% et des produits agricoles, du bétail, des matières premières, telles que le coton et d’autres, pour 40% à peine.
Afin de caractériser le rôle présent des Etats-Unis dans l’économie mondiale, je citerai les quelques chiffres fondamentaux suivants : 6% de la population du globe habite le territoire des Etats-Unis, qui occupe 7% de la surface de la terre ; 20% de la production globale de l’or est fourni par ce pays ; les Etats-Unis possèdent 30% du tonnage de la flotte commerciale du monde, tandis qu’ils n’en avaient que 5% avant la guerre. La production de l’acier et du fer, aux Etats-Unis, constitue 40 % de la production mondiale ; celle du plomb, 49% ; de l’argent, 40% ; du zinc, 50% ; du charbon, 45% ; de l’aluminium, 60% ; autant du cuivre et du coton ; du pétrole, de 66 à 70% ; du maïs , 75%, et des automobiles 85%. Il existe aujourd’hui, dans le monde entier, 10 millions d’automobiles, dont l’Amérique possède 8 millions et demi et tout le reste du monde 1 million 400 mille. On compte, en Amérique, une auto pour 12 habitants.
Ainsi, la domination sur le marché houiller du monde, est passée définitivement de l’Angleterre aux Etats-Unis. La supériorité des Etats-Unis dans le domaine du pétrole, qui joue un rôle de plus en plus grand dans l’industrie et à la guerre, est non moins écrasante. Mais le changement ne s’est pas produit que dans l’industrie et dans le commerce mondiaux, il touche aussi le marché financier. Le principal usurier universel d’avant-guerre était l’Angleterre ; tout de suite après, venait la France. Le monde entier, y compris l’Amérique, était leur débiteur. Par contre, en ce moment, le seul pays qui ne doit rien à personne et dont tout le monde est débiteur, ce sont les Etats-Unis. L’Europe, c’est-à-dire les Etats européens, les villes et les entreprises doivent aux Etats-Unis 18 milliards or. Et ce n’est qu’un commencement. Chaque jour cette dette augmente de 10 millions de dollars, grâce aux intérêts qui ne sont pas payés et à l’ouverture de nouveaux crédits. C’est ainsi que le dollar est devenu, comme je viens de le dire, le « souverain » du marché financier mondial. Auparavant le dollar, en se présentant sur le marché, disait : « je vaux à peu près un cinquième d’une livre sterling ». En ce qui concerne cette dernière, elle n’avait pas besoin de présentation : elle existait en tant que livre sterling tout simplement. Maintenant la situation à changé complètement. Aujourd’hui, la livre sterling, tout comme les autres unités monétaires, a besoin d’un passeport et dans ce passeport il est dit que la livre sterling n’est plus en réalité une livre sterling, mais qu’elle vaut un certain nombre de dollars (presque un quart de moins qu’il n’était marqué dans les indications financiers d’avant-guerre). La moitié environ de l’or mondial qui sert de base au système monétaire est concentrée maintenant aux Etats-Unis : environ la moitié de l’encaisse d’or du monde !
Telle est la situation de l’Amérique du Nord après la guerre. De quelle façon s’est-elle établie ? Elle s’est fondée sur le marché de guerre de l’Europe qui était illimité et payait n’importe quel prix. Dans les colonies anglaises, en Asie, en Afrique, aussi bien que dans l’Amérique du Sud, les Etats-Unis n’avaient plus de concurrents. Ils ont disparu presque tous et les Etats-Unis ont pu se développer sans entraves. Nous avons assisté ainsi, pendant sept ans, à un bouleversement complet dans le domaine de la division du travail du monde. Pendant plus de quatre ans, l’Europe n’était qu’un foyer dans lequel elle brûlait non seulement ses revenus, mais encore son capital lui-même ; et c’est à ce foyer que la bourgeoisie américaine chauffait ses mains. La puissance productrice de l’Amérique a grandi immensément, mais le marché a cessé d’exister, l’Europe s’étant appauvrie et n’étant plus en mesure d’acheter les marchandises américaines. C’est comme si l’Europe avait de toutes ses forces aidé l’Amérique à monter sur la plus haute marche pour tirer, après, l’échelle de dessous ses pieds.

Autres pays. — la crise
Le Japon a aussi profité en temps de guerre, et son capitalisme a fait de grands progrès, qui cependant ne peuvent être comparés au développement des Etats-Unis. Certaines branches de l’industrie japonaise ont fleuri avec la vitesse d’une plante élevée dans une serre chaude. Toutefois, si le Japon a été capable de développer rapidement certaines branches de son industrie grâce à l’absence de concurrents, il ne pourra plus garder les positions conquises depuis que certains de ses concurrents ont réapparu sur le marché. Le chiffre général d’ouvriers et d’ouvrières japonais (le travail féminin a trouvé une très grande application au Japon) est évalué à 2 millions 370.000, dont 270.000 (environ 12% sont syndiqués.
Dans les pays coloniaux et mi-coloniaux, aux Indes orientales, dans la Chine, le capitalisme a fait de très grandes conquêtes pendant les dernières années. Avant la guerre, l’Asie fournissait 56 millions de tonnes de charbon ; en 1920, elle a livré 76 millions de tonnes, soit 36% de plus.
Le monde entier subit en ce moment une crise cruelle qui a commencé au printemps de l’année 1920 au Japon et en Amérique, c’est-à-dire dans ces pays mêmes qui étaient en progrès et non pas en décadence pendant cette dernière période. La publication économique anglaise The Economist, une des plus sérieuses, raconte d’une façon assez curieuse les débuts de la crise. C’est un épisode très intéressant. L’ouvrier américain, voyez-vous, s’est enrichi et s’est mis à acheter des chemises de soie dont la fabrication constitue la branche la plus importante de l’industrie textile japonaise. L’industrie japonaise de la soie s’est développée énormément en très peu de temps, mais la puissance d’achat des ouvriers étant tout de même très limitée et ayant faibli d’un coup, aussitôt que l’industrie américaine eût commencé à se regrouper à la suite de la conclusion de la paix, une crise aiguë s’est produite immédiatement dans l’industrie japonaise de la soie. D’autres branches de l’industrie ont été touchées à leur tour par la même crise qui a traversé l’océan, a éclaté en Amérique et atteint en ce moment dans le monde entier des proportions inconnues jusqu’ici dans l’histoire du capitalisme. Ainsi, tout a commencé par une chose insignifiante, par une toute petite chemise de soie, et a fini par un grand désastre : les prix sont tombés, tombés avec une rapidité vertigineuse ; les usines ont commencé à fermer leurs portes et à jeter sur le pavé leurs ouvriers. Il n’y a actuellement en Amérique pas moins de cinq millions, et d’après certains, pas moins de six millions de chômeurs.
L’épisode relatif aux chemises de soie joue dans l’histoire de la crise à peu près le même rôle que celui de coup d’aile de l’oiseau qui provoque l’avalanche. Il est évident que l’avalanche était prête à crouler. Cependant cet épisode est encore intéressant sous ce rapport qu’il caractérise l’amélioration certaine de la situation matérielle de quelques-unes des catégories d’ouvriers américains, durant les dernières années. Une grande partie des 8 millions et demi d’automobiles appartient aux ouvriers américains qualifiés, mais aujourd’hui, et surtout dans le plus proche avenir, les ouvriers américains se soucieront peu des automobiles et des chemises de soie...
Nous avons donc une crise en Europe et une autre en Amérique. Mais ce sont deux crises différentes. L’Europe s’est appauvrie, l’Amérique s’est enrichie. L’appareil producteur de l’Amérique est relativement en bon état. Ses usines sont de premier ordre, son outillage est prêt ; certes, la qualité de ses produits a baissé pendant la guerre, ses voies ferrées ne sont plus en parfait état, ses capitalistes s’étant surtout souciés du transport de leur marchandises vers les ports d’Orient, mais, en général, l’Amérique non seulement a conservé son appareil économique, mais l’a encore agrandi.
Le pouvoir d’achat de l’Europe a baissé. Elle n’a rien donné en échange des marchandises américaines. Le centre de gravité de l’économie mondiale a été transféré du coup en Amérique et, en partie, au Japon. Si l’Europe souffre de l’anémie, les Etats-Unis ne souffrent pas moins de congestion. Ce manque de rapport monstrueux entre la situation économique de l’Europe et celle de l’Amérique, si périlleux pour les deux côtés, a trouvé son expression la plus frappante dans le domaine des transports maritimes. Dans ce dernier domaine, comme dans tant d’autres, la situation dominante était, avant la guerre, l’apanage de l’Angleterre. Elle concentrait entre ses mains environ 50% du tonnage universel. Cherchant à assurer leur domination sous tous les rapports, les Etats-Unis se sont mis à construire leur flotte de guerre aussi rapidement qu’ils avaient développé leur commerce pendant la guerre. Leur tonnage, qui n’était que de 3-4 millions, se chiffre à présent (1921) à 15 millions et a presque égalé celui de l’Angleterre.
Le tonnage mondial a augmenté, au cours de cette dernière année, d’environ un cinquième, et cependant l’industrie et le commerce du monde sont en baisse. Il n’y a rien à transporter. L’anémie de l’Europe et la congestion de l’Amérique paralysent de la même façon les transports dans l’atlantique.

Du développement économique à la crise
Les économistes bourgeois et les réformistes qui ont intérêt à présenter la situation du capitalisme sous un aspect favorable, disent : « La crise actuelle ne prouve encore rien par elle-même. Au contraire, c’est un phénomène normal. Nous avons assisté après la guerre, à un développement industriel, en ce moment nous subissons une crise ; par conséquent, le capitalisme vit et se développe ». En effet, le capitalisme vit de crises et de redressements, tout comme vit l’homme aspirant et en expirant tour à tour. D’abord nous assistons à un développement de l’industrie, ensuite nous avons un temps d’arrêt, une crise, après un temps d’arrêt dans la crise elle-même, une amélioration, une nouvelle période de développement, encore un temps d’arrêt, etc.
L’alternance des crises et des périodes de développement, avec tous leurs stades intermédiaires, forme un cycle ou un grand cercle du développement industriel. Chaque cycle embrasse une période de 8, 9, 10, 11 ans. Si nous étudions les 138 dernières années, nous nous apercevrons qu’à cette période correspondent 16 cycles. A chaque cycle correspond par conséquent un peu moins de 9 ans : 8,5 / 8. Par suite de ses contradictions intérieures, le capitalisme ne se développe pas en suivant une ligne droite, mais en zigzaguant : tantôt il se relève, tantôt il baisse. C’est précisément ce phénomène qui permet de dire aux apologistes du capitalisme : « Puisque nous assistons, après la guerre, aux relèvements et aux crises qui alternent, il s’ensuit que tout va pour le mieux dans le monde capitaliste ». Cependant, la réalité est tout autre. Le fait que le capitalisme continue à subir les mêmes fluctuations prouve tout simplement qu’il n’est pas encore mort et que nous n’avons pas encore affaire à un cadavre. Tant que le capitalisme n’aura pas été brisé par une révolution prolétarienne, il vivra les mêmes périodes de hausse et de baisse, il connaîtra les mêmes cycles. Les crises et les améliorations sont propres au capitalisme dès le jour de sa naissance ; elles l’accompagneront jusqu’à sa tombe. Mais pour définir l’âge du capitalisme et son état général, pour pouvoir se rendre compte s’il se développe, s’il a atteint son âge mûr ou bien s’il touche à sa fin, il faut d’abord analyser le caractère des cycles en question, tout comme on juge de l’état de l’organisme humain d’après la façon dont il respire ; tranquillement ou en haletant, profondément ou à peine, etc.
Le fond même de ce problème, camarades, peut être représenté de la façon suivante ; prenons le développement du capitalisme (le progrès dans l’extraction du charbon, la fabrication des tissus, la production du fer et de la fonte, le commerce extérieur, etc.) pour les 138 dernières années et représentons-nous-le par une courbe. Si nous exprimons par les courbures de cette ligne la marche réelle du développement économique, nous nous apercevrons que cette courbe se relève non pas tout entière, mais en zigzags avec des hauts et des bas qui correspondent aux périodes de développement et de crises. Par conséquent, la courbe du développement économique met en évidence deux espèces de mouvements : l’un fondamental, qui exprime le relèvement général, l’autre de deuxième ordre, qui correspond aux fluctuations périodiques constantes, relatives aux 16 cycles d’une période de 138 ans. Pendant tout ce temps, le capitalisme a vécu en aspirant et expirant d’une façon différente, suivant les époques. Au point de vue du mouvement de base, c’est-à-dire au point de vue du développement et de la décadence du capitalisme, toute cette époque de 138 ans peut être divisée en 5 périodes : de 1783 à 1851, le capitalisme se développant très lentement, la courbe se relève très péniblement. Après la révolution de 1848, qui a élargi les cadres du marché européen, nous assistons à un tournant très brusque. Entre 1851 et 1873, la courbe monte tout d’un coup. En 1873, les forces productrices développées se heurtent aux bornes du marché. Un krach se produit. Ensuite commence une période de dépression qui se prolonge jusqu’à 1894. Des fluctuations cycliques ont lieu aussi pendant cette période, mais la courbe de base reste approximativement au même niveau. A partir de 1894 commence une nouvelle époque de prospérité capitaliste, et presque jusqu’à la guerre la courbe remonte avec une rapidité vertigineuse. Enfin la débâcle de l’économie capitaliste au cours de la cinquième période commence à partir de l’année 1914.
De quelle façon le mouvement fondamental sur la trajectoire correspond-t-il aux fluctuations cycliques ? On voit clairement que pendant les périodes de développement rapide du capitalisme, les crises sont courtes et ont un caractère superficiel ; quant aux époques de relèvement, elles sont prolongées. Pendant les périodes de décadence, les crises durent longtemps et les relèvements sont momentanés, superficiels et basés sur la spéculation. Aux heures de stagnation, les oscillations se produisent autour d’un même niveau.
Voilà comment il faut déterminer l’état général de l’organisme capitaliste, d’après le caractère particulier de sa respiration et de son pouls.

Le relèvement après la guerre
Une situation économique indécise s’était créée aussitôt après la guerre. Mais à partir du printemps de 1919, un redressement commença : on se mit à jouer à la Bourse, les prix subirent une hausse avec la rapidité d’une colonne de mercure montant dans l’eau bouillante, la spéculation tourbillonna avec rage. L’industrie ? Elle continua à baisser dans le centre, dans l’est et le sud-est de l’Europe, comme le prouvent les chiffres cités plus haut. En France, une certaine amélioration eut lieu, principalement grâce au pillage de l’Allemagne. En Angleterre, ce fut en partie la stagnation, en partie la déroute dont seule la flotte de commerce fut exempte, son tonnage ayant augmenté dans la même proportion que celle dont le commerce avait baissé en réalité. Par conséquent, le relèvement de l’Europe eut en général un caractère à moitié fictif, un caractère de spéculation, et ce fut l’indice, non pas d’un développement, mais, au contraire, d’une baisse nouvelle de l’économie générale. Aux Etats-Unis, après la guerre, eut lieu une diminution de l’industrie de guerre, ainsi que sa transformation en industrie de paix. On constata un relèvement dans l’industrie du charbon, du pétrole, des automobiles et de la construction des navires.

CHARBON
millions tonnes

PETROLE
tonneaux

AUTOMOBILES

BATEAUX
mille tonnes

1918

615

356

1.153.000

3.033

1919

494

378

1.974.000

4.075

1920

580

442

2.350.000

2.746

Le camarade Varga, dans sa précieuse brochure, observe avec justesse : « Le fait que le redressement d’après-guerre a eu un caractère de spéculation se laisse constater de la façon la plus claire par l’exemple de l’Allemagne. Pendant que les prix en 1 an 1/2 avaient septuplé, l’industrie de l’Allemagne a marqué un temps de recul.... Sa conjoncture était favorable à la vente : le restant des stocks sur le marché intérieur était exporté à l’étranger à des prix défiant toute concurrence ».
La hausse la plus considérable des prix a eu lieu en Allemagne où l’industrie continuait à baisser. Les prix ont augmenté le moins aux Etats-Unis, où l’industrie continue à se relever. Entre l’Allemagne et les Etats-Unis se placent la France et l’Angleterre.
Comment s’est fait le relèvement lui-même, comment peut-il être expliqué ? En premier lieu, par des causes économiques : les relations internationales ont été renouées, quoique dans des proportions restreintes, et partout nous observons une demande des marchandises les plus variées ; il s’explique ensuite par des causes politiques et financières : les gouvernements européens avaient eu peur de la crise qui devait se produire après la guerre et avaient pris leurs mesures pour faire durer ce relèvement artificiel qui avait été provoqué par la guerre. Les gouvernements ont continué à mettre en circulation du papier-monnaie en grande quantité, ils ont lancé de nouveaux emprunts, taxé les bénéfices, les salaires et le prix du pain, ils couvraient ainsi une part des salaires des ouvriers démobilisés en puisant dans les fonds nationaux, et créaient une activité économique artificielle dans le pays. De cette façon, pendant tout ce temps, le capital fictif continuait à croître, surtout dans les pays où l’industrie baissait.
Cependant, le redressement fictif d’après-guerre a eu des conséquences politiques sérieuses : on peut dire, non sans raison, qu’il a sauvé la bourgeoisie. Si les ouvriers démobilisés avaient eu, dès le début, à souffrir du chômage, de l’abaissement du niveau de la vie même comparé à celui d’avant-guerre, les conséquences auraient pu être fatales pour la bourgeoisie. Le professeur anglais Edwin Cannan a écrit à ce sujet, dans une revue de fin d’année, au Manchester Guardian : « L’impatience des hommes qui sont revenus du champ de bataille est très dangereuse », et il a expliqué très judicieusement le cours favorable de la période d’après-guerre la plus aiguë, celle de 1919, par le fait que le gouvernement et la bourgeoisie, d’un commun accord, ont fait reculer la crise en créant une prospérité artificielle au moyen de la destruction du capital fondamental de l’Europe.
« Si, dit Cannan, la situation économique au mois de janvier 1919 avait été pareille à celle de 1921, l’Europe occidentale aurait pu être plongée dans le chaos ». La fièvre de guerre a duré encore pendant 1 an et demi et la crise n’a commencé que lorsque la masse des ouvriers et des paysans démobilisés s’était déjà plus ou moins dispersée dans le pays.

La crise actuelle
Etant venue à bout de la démobilisation et ayant résisté au premier choc des masses ouvrières, la bourgeoisie, après un moment de désarroi et même de panique, a repris son assurance. Il lui a semblé que c’est seulement à partir de ce moment que commençait une époque de grande prospérité qui n’aurait plus de fin. Les représentants les plus en vue de la politique et des finances anglaises ont proposé de conclure un emprunt international de 2 milliards de livres pour les travaux de reconstruction. On croyait qu’une pluie d’or allait se déverser sur l’Europe et créer une prospérité générale. De cette façon, la ruine de l’Europe, la destruction des villes et des villages se changeaient, grâce à ce chiffre fabuleux de l’emprunt, en richesse, bien que ce chiffre, par lui-même, ne fût que le symbole d’une misère immense. Cependant, la réalité a obligé la bourgeoisie à abandonner bien vite toutes ces fantaisies. J’ai déjà raconté de quelle façon la crise avait commencé au Japon (au mois de mars), aux Etats-Unis (au mois d’avril), et ensuite s’était étendue en Angleterre, en France, en Italie et, dans la seconde moitié de l’année, dans le monde entier. De tout ce qui a été dit jusqu’à présent, il s’ensuit que nous n’assistons évidemment pas en ce moment à un simple fléchissement d’un cycle industriel nouveau, mais un règlement de comptes relatif aux dépenses et aux ruines des périodes de guerre et d’après-guerre.
En 1913, les importations nettes de tous les pays étaient évaluées à 65-70 milliards de marks-or. Dans cette somme, la part de la Russie était de 2 milliards et demi, celle de l’Autriche-Hongrie de 3 milliards, celle des Pays Balkaniques de 1 milliards, celle de l’Allemagne de 11 milliards de marks-or. Ainsi les importations de l’Europe centrale et orientale constituaient le quart de celles du monde entier. Actuellement, tous ces pays importent moins d’un cinquième de ce qu’ils importaient avant la guerre. Ces chiffres seuls caractérisent suffisamment la puissance d’achat de l’Europe d’aujourd’hui.
Or, quelles sont les perspectives économiques pour l’avenir prochain ?
Il est évident que l’Amérique sera obligée de diminuer sa production, n’ayant plus la possibilité de reconquérir le marché européen tel qu’il était du temps de la guerre. D’autre part, l’Europe ne pourra que reconstituer ses régions les plus dévastées et les branches de son industrie les plus atteintes. De cette façon, nous n’assisterons dans l’avenir qu’à un retour pénible à l’état économique d’avant la guerre et à une longue crise : à une stagnation marquée dans certains pays et dans des branches d’industrie particulières ; dans d’autres, à un développement très lent. Les oscillations cycliques vont continuer, mais, en général, la courbe du développement capitaliste aura tendance à baisser et non pas à remonter.

La crise, le relèvement et la révolution
Les rapports entre le relèvement économique, la crise et le développement de la révolution présentent pour nous un intérêt non seulement théorique, mais avant tout pratique. Un grand nombre parmi vous se rappellent que Marx et Engels, en 1851, lorsqu’un relèvement se laissait constater dans toute sa puissance, ont écrit qu’il fallait considérer désormais la révolution de 1848 comme terminée ou, du moins comme interrompue jusqu’à une nouvelle crise. Engels a dit que la crise de 1847 était la mère de la révolution et que le relèvement de 1849-1851 avait favorisé la marche victorieuse de la contre-révolution. Toutefois, il serait faux et injuste d’expliquer ce jugement dans ce sens que les crises provoquent toujours une action révolutionnaire et que le relèvement a, au contraire, le don de calmer la classe ouvrière. La révolution de 1848 n’est pas née de la crise ; cette dernière ne lui avait donné qu’une dernière impulsion. En réalité, la révolution a été provoquée par une contradiction entre les nécessités du développement capitaliste et les chaînes que l’Etat politique et social demi-féodal lui avait imposées. La révolution de 1848, partielle et indécise, a cependant effacé les dernières traces du régime, a cependant effacé les dernières traces du régime de servage et de corporations et a élargi ainsi le cadre du développement capitaliste. C’est uniquement dans ces conditions que le relèvement de 1851 peut être considéré comme le début d’une période de développement capitaliste, qui s’est prolongée jusqu’à l’année 1873.
Peut-on attendre le même résultat du redressement de 1919-1920 ? Nullement. Aucun élargissement du cadre du développement capitaliste n’y est entré en ligne de compte. Cela veut-il dire que, dans un avenir plus ou moins prochain, tout nouveau relèvement commercial et industriel est exclu ? En aucune façon ! J’ai déjà dit que le capitalisme aspirait et expirait aussi longtemps qu’il était en vie. Mais pendant la période dans laquelle nous sommes entrés, période de règlement des comptes relatifs aux destructions et aux ruines de la guerre, période de retour à l’état économique ancien, tout relèvement ne peut être que superficiel, d’autant plus qu’il est provoqué surtout par la spéculation, tandis que les crises vont devenir plus longues et plus profondes.
Dans ce cas, le rétablissement de l’équilibre capitaliste sur des bases nouvelles est-il possible ? Si nous admettons, pour un moment, que la classe ouvrière ne se lèvera pas pour une lutte révolutionnaire, mais permettra à la bourgeoisie, pendant de longues années, disons pendant 20 ou 30 ans, de diriger les destinées du monde, il n’est pas douteux qu’un certain équilibre nouveau pourra être établi. Cependant l’Europe subira un grand recul. Des millions d’ouvriers européens seront morts de chômage et de faim. Les Etats-Unis seront obligés de chercher une orientation nouvelle sur le marché du monde, de regrouper leur industrie, de recruter pendant de longues années. Après l’établissement d’une nouvelle division du travail dans le monde, par cette voie douloureuse en 15, 20, 25 ans, une nouvelle époque du relèvement capitaliste aurait pu, peut-être, commencer.
Mais tout ce raisonnement est abstrait et n’envisage qu’un côté de la question. Nous présentons ici le problème comme si le prolétariat avait cessé de lutter. Cependant il ne peut en être question, pour cette simple raison que l’opposition des classes a atteint, en ces dernières années, une acuité extraordinaire.

L’acuité des contradictions sociales
L’évolution économique n’est pas un processus automatique. J’ai parlé jusqu’ici des bases de la production, mais les choses n’en restent pas là. Sur ces bases vivent et travaillent les hommes, et c’est par ces hommes que l’évolution s’accomplit. Qu’est-il arrivé dans le domaine des relations entre les hommes, ou plutôt entre les classes ? Nous avons vu que l’Allemagne et certains autres pays de l’Europe avaient été rejetés, en ce qui concerne leur niveau économique, à 20 ou 30 ans en arrière. Mais ont-ils reculé aussi au point de vue social ? Point du tout. Les classes, en Allemagne, le nombre des ouvriers et leur concentration, la concentration et l’organisation du capital, tout ceci s’est développé avant la guerre, surtout grâce à la prospérité des 20 dernières années, et ce développement a fait encore des progrès : pendant la guerre, par suite de l’intervention de l’Etat, et après la guerre à cause de la fièvre de spéculation et du cumul des capitaux. Nous assistons ainsi à deux processus de l’évolution économique : la richesse nationale et les revenus nationaux diminuent, tandis que le développement des classes fait des progrès. Le nombre des prolétaires augmente, les capitaux se concentrent dans un nombre de mains de plus en plus petit, les banques fusionnent, les entreprises industrielles s’unissent en trusts. Par conséquent, la lutte des classes devient inévitablement de plus en plus aiguë, par suite de la réduction des revenus nationaux. C’est là que se trouve le noeud de la question. Plus la base matérielle deviendra restreinte, plus la lutte entre les classes et les groupements différents pour le partage des revenus nationaux sera acharnée. Il ne faut jamais oublier cette circonstance. Si l’Europe, par rapport à ces richesses nationales, a reculé de 30 ans, cela ne veut nullement dire qu’elle ait rajeuni de 30 ans. Au contraire, elle est devenue plus pauvre, comme si elle était de 30 ans plus jeune, mais, au point de vue de la lutte des classes, elle a vieilli de 300 ans. C’est ainsi que se présentent les rapports entre le prolétariat et la bourgeoisie.

Les paysans
Pendant la première période de la guerre, on a dit et on a écrit que la guerre enrichissait les paysans dans l’Europe entière. En effet, l’Etat avait un extrême besoin de pain et de viande pour son armée. On payait pour ces produits des prix fous qui augmentaient sans cesse, et les paysans remplissaient leurs poches de billets de banque. Avec ce papier-monnaie, qui se dévalorisait de plus en plus, les paysans ont payé leurs dettes, qu’ils avaient contractées en monnaies-or. Evidemment, c’était pour eux une opération avantageuse.
Les économistes bourgeois ont pensé que cette prospérité de l’économie paysanne assurerait, après la guerre, la stabilité du capitalisme. Mais ils ont fait un faux calcul. Les paysans ont purgé leurs hypothèques, mais l’économie agricole ne consiste pas qu’à payer l’argent dû à la banque, Elle consiste d’abord à travailler la terre, à fumer, à développer l’outillage, à avoir de bonnes graines, à améliorer la technique, etc. Ceci, ou bien n’a pas été fait, ou bien a coûté un argent fou. D’autre part, la main-d’œuvre manquait, l’agriculture baissait et, après un moment de prospérité à demi factice, les paysans ont commencé à se ruiner. Ce phénomène se laisse constater, à des degrés différents, dans l’Europe entière. Mais il est surtout frappant en Amérique. Les fermiers américains, canadiens, sud-américains et australiens, ont commencé à souffrir terriblement, à partir du jour où l’on s’est aperçu que l’Europe ruinée n’était plus capable d’acheter du pain. Le prix du blé a baissé. Une certaine fermentation a commencé parmi les fermiers, et le mécontentement s’est propagé dans le monde entier. Et c’est ainsi que le paysan cesse d’être le soutien de l’ordre. La classe ouvrière a la possibilité d’entraîner avec elle dans la lutte une partie des paysans (paysans pauvres), d’en neutraliser une autre (paysans moyens), d’isoler et paralyser les paysans riches.

Une classe moyenne nouvelle
Les réformistes avaient beaucoup compté sur la classe dite moyenne. Les ingénieurs, les techniciens, les médecins, les avocats, les comptables, les employés et les fonctionnaires, etc. forment une couche sociale à moitié conservatrice, placée entre le capital et le travail et qui, suivant les réformistes, est destinée à réconcilier les deux partis, à diriger et en même temps à soutenir le régime démocratique. Pendant la guerre et après la guerre, cette classe a souffert même plus que les ouvriers, c’est-à-dire que le niveau de sa vie a baissé plus que celui de la classe ouvrière. La diminution de la puissance d’achat de l’argent, la dévalorisation de la monnaie-papier, telle est la cause principale de cet état de choses. Dans tous les pays de l’Europe, un grand mécontentement se fit jour dans les milieux des petits et des moyens fonctionnaires, ainsi que parmi les intellectuels-techniciens. En Italie, par exemple, a lieu en ce moment une grève de fonctionnaires. Il est évident que les fonctionnaires, les employés de banque, etc. n’ont pas constitué une classe prolétarienne, mais ils ont perdu leur ancien caractère conservateur. Ils ne soutiennent pas l’Etat, autant qu’ils ébranlent et sapent son appareil grâce à leur mécontentement et à leurs protestations.
Le mécontentement des intellectuels bourgeois grandit encore à cause de leurs attaches avec la petite et la moyenne bourgeoisie industrielle et commerciale. Cette dernière se sent frustrée et perdue. La grande bourgeoisie unie dans des trusts continue à s’enrichir, malgré la ruine du pays. Elle s’empare d’une part de plus en plus grande des revenus nationaux qui, eux diminuent chaque jour. La bourgeoisie qui ne participe pas aux trusts, et la nouvelle classe moyenne, déclinent aussi bien relativement qu’absolument.
En ce qui concerne le prolétariat, il est bien probable que, malgré l’abaissement du niveau de son existence, la part générale qu’il prélève sur le revenu national qui diminue, est plus grande actuellement qu’elle n’a été avant la guerre. Le capital appartenant aux trusts tend à réduire la part de l’ouvrier en la ramenant à ses dimensions d’avant-guerre. Quant à l’ouvrier, il n’a cure des statistiques, mais il s’intéresse à l’abaissement du niveau de son existence et il s’efforce d’augmenter sa part du revenu national. Ainsi, les paysans sont mécontents de la déchéance de l’économie agricole ; les intellectuels s’appauvrissent ; la bourgeoisie, petite et moyenne, est ruinée et irritée. La lutte des classes devient plus aiguë.

Les relations internationales
Les relations internationales jouent évidemment un rôle très important dans la vie du monde capitaliste. Ce dernier l’a senti trop clairement pendant la guerre mondiale. En ce moment, lorsque nous nous posons la question de savoir si le capital est, oui ou non, en mesure de rétablir son équilibre mondial, il est nécessaire de nous rendre compte dans quelles conditions internationales ce travail de reconstitution se produit. Il n’est pas difficile de se convaincre que les relations internationales sont devenues beaucoup plus tendues et beaucoup moins adaptées au développement « pacifique » du capitalisme qu’elles ne l’étaient avant la guerre.
Pourquoi la guerre a-t-elle éclaté ? Parce que les forces productives se sont senties à l’étroit dans le cadre des Etats capitalistes les plus puissants. La tendance du capital impérialiste consistait à supprimer les frontières politiques et à s’emparer de la terre entière ; à supprimer les douanes, les cloisons qui gênaient le développement des forces productrices. Telle est la base économique de l’impérialisme et telles ont été les causes de la guerre. Et le résultat ? L’Europe est actuellement plus riche en frontières et en douanes qu’elle ne l’a jamais été. Et un grand nombre de petits Etats se sont fondés. Une dizaine de lignes douanières traversent aujourd’hui le territoire de l’ancienne Autriche-Hongrie. L’Anglais Keynes a appelé l’Europe une maison de fous et, en effet, au point de vue du développement économique, tout ce particularisme de petits Etats qui sent le renfermé, avec leur système de douanes, etc., se présente comme un anachronisme monstrueux, comme une incursion folle du moyen âge dans le vingtième siècle. Au moment où la péninsule Balkanique retombe à l’état de barbarie, l’Europe se balkanise.
Les relations entre l’Allemagne et la France excluent comme par le passé, toute possibilité d’un équilibre européen quelconque. La France est obligée de piller et violenter l’Allemagne pour entretenir un équilibre de classes auquel la base épuisée de l’économie française ne correspond plus. L’Allemagne ne peut pas et elle ne pourra pas rester la victime de ce pillage. En ce moment, il est vrai, un accord a été réalisé. L’Allemagne s’est engagée à verser annuellement 2 milliards de marks-or et, en outre, 26% du chiffre de ses exportations. Cet accord représente une victoire de la politique anglaise, qui veut empêcher l’occupation de la Ruhr par les Français. La plus grande partie du minerai de fer européen se trouve aujourd’hui dans les mains de la France. La quantité la plus grande de charbon entre les mains de l’Allemagne. La réunion du minerai de fer français avec le charbon allemand constitue une condition primordiale de la renaissance de l’économie européenne, mais une pareille réunion, absolument nécessaire pour le développement de la production, constitue un danger de mort pour le capitalisme anglais. C’est pourquoi tous les efforts de Londres tendent à empêcher tout rapprochement, aussi bien pacifique que violent, entre le minerai français et le charbon allemand.
La France a provisoirement accepté le compromis, d’autant plus que son appareil de production étant désorganisé, elle est incapable d’utiliser même cette quantité de charbon que l’Allemagne est obligée de lui fournir. Mais cela ne veut nullement dire que le problème de la Ruhr soit résolu définitivement. Au premier manquement de la part de l’Allemagne en ce qui concerne ses obligations, la question du sort de la Ruhr sera remise fatalement sur le tapis. L’influence de la France en Europe, et jusqu’à un certain point dans le monde entier, qui a grandi au cours de cette dernière année, ne s’explique pas par le renforcement de la puissance française, mais par l’affaiblissement évident et progressif de l’Angleterre.
La Grande-Bretagne a vaincu l’Allemagne. C’était la question principale résolue par la dernière guerre. Et la guerre a été, par son essence même, non pas universelle mais européenne, bien que la guerre entre deux Etats européens les plus puissants, c’est-à-dire l’Angleterre et l’Allemagne ait été menée avec la participation des forces et des moyens de lutte du monde entier. L’Angleterre a vaincu l’Allemagne. Cependant, à l’heure actuelle, sur le marché du monde et en général par rapport à toute la situation mondiale, l’Angleterre est plus faible qu’elle ne l’était avant la guerre. Les Etats-Unis se sont renforcés aux dépens de l’Angleterre beaucoup plus que l’Angleterre aux frais de l’Allemagne.
L’Amérique bat l’Angleterre, d’abord par le caractère plus rationnel, plus progressif de son industrie. La productivité du travail d’un ouvrier américain est de 150% supérieure à celle d’un ouvrier anglais. Autrement dit, deux ouvriers américains, grâce à l’organisation plus perfectionnée de l’industrie, produisent autant que cinq anglais. Ce fait seul, dont témoignent les données statistiques anglaises, prouve que l’Angleterre, dans sa lutte avec l’Amérique, est condamnée d’avance, et cela suffit pour pousser l’Angleterre à la guerre avec l’Amérique, tant que la flotte anglaise conserve la suprématie sur les océans.
Le charbon américain évince le charbon anglais du monde entier et même de l’Europe. Et cependant le commerce mondial de l’Angleterre était basé, avant tout, sur l’exportation du charbon. D’autre part, le pétrole devient actuellement un facteur décisif pour l’industrie et la défense : non seulement il fait marcher les automobiles, les tracteurs, les sous-marins, les aéroplanes, mais il présente encore, comme force motrice, un énorme avantage, par rapport au charbon, pour les grands navires de haute mer. Ce sont les Etats-Unis qui fournissent 70% du pétrole absorbé par l’univers. Ainsi, en cas de guerre, tout ce pétrole serait à la disposition du gouvernement de Washington. En outre, l’Amérique dispose du pétrole mexicain, qui donne 12% de la production totale du monde. Certes, les Américains accusent l’Angleterre d’avoir concentré entre ses mains, en dehors des frontières des Etats-Unis, jusqu’à 90% des sources mondiales de naphte et d’en refuser l’accès aux américains, tandis que les sources américaines seront, disent-ils, épuisées dans quelques années. Cependant, toutes ces données géologiques et statistiques sont assez arbitraires et douteuses. Elles sont établies sur commande, afin de justifier les prétentions de l’Amérique sur le pétrole du Mexique, de la Mésopotamie, etc. Si, toutefois, le péril de l’épuisement des sources américaines était vraiment réel, ce serait là une raison de plus qui pourrait précipiter la guerre entre les Etats-Unis et l’Angleterre. Le problème de l’endettement de l’Europe en Amérique se pose d’une façon aiguë. Cette dette est évaluée en général à 18 milliards de dollars. Les Etats-Unis peuvent toujours créer les difficultés les plus grandes au marché financier anglais, en exigeant le payement de ses créances. Comme l’on sait, l’Angleterre a même proposé à l’Amérique de renoncer à sa créance anglaise, en promettant à son tour d’annuler les dettes de ses débiteurs sur les marchés européens. La dette de l’Angleterre en Amérique étant de beaucoup plus supérieure à celle des pays continentaux de l’Entente en Angleterre, cette dernière aurait tiré un grand bénéfice d’une pareille transaction. Cependant, l’Amérique a répondu par un refus. Il n’est pas difficile de comprendre que les capitalistes yankees n’aient pas été enclins à financer, de leurs propres fonds, les préparatifs de la Grande-Bretagne à une guerre avec les Etats-Unis.
L’accord de l’Angleterre avec le japon, qui lutte avec l’Amérique pour la suprématie sur le continent asiatique, envenime aussi d’une façon extraordinaire les relations entre l’Amérique et l’Angleterre.
Mais c’est la question de la flotte de guerre qui présente, vu ce qui précède, un caractère tout particulièrement épineux. Le gouvernement Wilson ayant rencontré, dans les problèmes mondiaux, de la résistance de la part de l’Angleterre, a établi un programme gigantesque de constructions navales. Le gouvernement Harding a hérité du programme de son prédécesseur et l’exécute pleinement. En 1924, la flotte des Etats-Unis sera, non seulement plus puissante que la flotte anglaise, mais encore, sinon par son tonnage, du moins par sa valeur de combat, elle sera supérieure aux flottes de l’Angleterre et du Japon réunies.
Que cela signifie-t-il au point de vue anglais ? L’Angleterre sera obligée, soit d’accepter la provocation avant 1924 et d’essayer de détruire la puissance militaire, maritime et économique des Etats-Unis, en profitant de sa supériorité actuelle, soit de rester passive et de devenir peu à peu une puissance de deuxième ou de troisième ordre, en cédant définitivement aux Etats-Unis la domination sur les mers et les océans. Ainsi, la dernière guerre des peuples, qui a « résolu » à sa manière la question européenne, a en même temps posé dans toute son ampleur le problème mondial : à savoir qui dominera le monde, de l’Angleterre ou des Etats-Unis ? Les préparatifs pour une nouvelle guerre mondiale se font à toute vapeur. Les dépenses pour l’armée et la flotte ont été augmentées énormément par rapport à celles d’avant-guerre. Le budget militaire anglais a triplé, celui de l’Amérique a augmenté 3 fois 1/2.
Le 1er Janvier 1914, au moment culminant de la « paix armée », il y avait 7 millions de soldats sous les armes dans le monde entier. Il y en avait 11 millions au début de 1921. Le gros de ces armées constitue évidemment le fardeau que l’Europe épuisée doit porter.
La crise aiguë, conséquence du rétrécissement du marché mondial, rend la lutte entre les Etats capitalistes extrêmement âpre, en bouleversant l’équilibre des relations internationales. Ce n’est pas seulement l’Europe, c’est le monde entier qui devient une maison de fous ! Dans ces conditions, on ne peut plus parler de rétablissement de l’équilibre capitaliste.

La classe ouvrière après la guerre
Immédiatement après la guerre la bourgeoisie était désemparée et effrayée au plus haut point ; quant aux ouvriers, surtout ceux qui revenaient de l’armée, ils étaient prêts à poser hautement leurs revendications. Mais la classe ouvrière, dans son ensemble, était désorientée et ne savait pas exactement comment la vie s’arrangerait après la guerre, quelles revendications on pouvait présenter, quelle voie il fallait suivre... Le mouvement, comme nous l’avons vu au début, avait pris un caractère extrêmement orageux. Mais la classe ouvrière manquait d’une direction ferme. D’autre part, la bourgeoisie était prête à faire de très grandes concessions. Elle continuait à suivre le régime financier et économique de guerre (emprunts, inflations fiduciaires, monopole des blés, assurances contre le chômage, etc.), en d’autres termes, la bourgeoisie dirigeante continuait à désorganiser ses fondements économiques et à détruire de plus en plus l’équilibre de la production et des finances, pour soutenir, pendant la période la plus dangereuse, celui des classes. Jusqu’ici, elle y a plus ou moins réussi.
Maintenant, elle passe à la solution du problème relatif au rétablissement de l’équilibre économique. Il ne s’agit plus en l’occurrence de concessions et d’aumône à faire à la classe ouvrière, mais de mesures d’un caractère fondamental. Il faut reconstruire l’appareil désorganisé de la production. Il faut rendre à l’argent sa valeur, car on ne peut pas penser au marché mondial sans posséder un équivalent ayant une valeur universelle et, par conséquent, on ne peut penser non plus à une industrie mondiale « équilibrée », liée au marché mondial.
Reconstruire l’appareil de la production, cela veut dire : diminuer le travail destiné à la fabrication des objets d’un usage courant et augmenter l’effort destiné à fournir les moyens de production. Il faut augmenter les stocks, c’est-à-dire intensifier le travail et réduire les salaires.
Pour rétablir la valeur de l’argent, il ne suffit pas seulement de refuser le payement des dettes exorbitantes, il faut encore améliorer le bilan commercial, c’est-à-dire importer moins et exporter plus. Et pour atteindre ce but, il faut consommer moins et produire plus, c’est-à-dire, il faut de nouveau réduire les salaires et rendre le travail plus intense.
Chaque pas qui conduit vers la reconstruction de l’économie capitaliste est lié à l’augmentation du degré d’exploitation et, par conséquent, il provoquera fatalement une résistance de la part de la classe ouvrière. Autrement dit, chaque effort de la bourgeoisie tendant à rétablir l’équilibre de la production, de la distribution, des finances d’Etat, compromet fatalement l’équilibre instable des classes. Si pendant deux ans après la guerre la bourgeoisie tendait avant tout, dans sa politique économique, à calmer le prolétariat, même au prix d’une désorganisation de son économie, par contre aujourd’hui, au moment d’une crise inconnue jusqu’à ce jour, elle a commencé à améliorer sa situation économique en opprimant de plus en plus la classe ouvrière.
C’est en Angleterre que nous apercevons le plus distinctement de quelle façon cette oppression provoque la résistance. Et la résistance de la classe ouvrière détruit la stabilité du régime économique et rend vaines toutes les velléités de rétablissement de l’équilibre.
Certainement, la lutte du prolétariat pour le pouvoir se prolonge. Elle ne ressemble pas à un assaut général, elle ne présente pas l’aspect d’une série ininterrompue de vagues qui montent toujours plus haut et dont la dernière balaie le régime capitaliste.
Dans cette lutte nous avons observé des hauts et des bas, l’attaque et la défense. Les manoeuvres de classe, de notre part, n’ont pas toujours été habiles. Il y avait à cela deux causes : en premier lieu, la faiblesse des partis communistes, fondés seulement après la guerre, n’ayant ni l’expérience nécessaire, ni l’appareil indispensable, ni l’influence suffisante et, ce qui est le plus important, ne faisant pas assez attention aux masses ouvrières. Toutefois, nous avons fait dans ce domaine un grand pas en avant au cours de ces dernières années. Les partis communistes se sont renforcés et développés. Une autre cause du caractère chronique et inégal de la lutte, c’est la composition variée de la classe ouvrière elle-même, telle qu’elle est sortie de la guerre.
La guerre a très peu ébranlé la bureaucratie ouvrière, syndicale, politique et parlementaire. Les gouvernements capitalistes de tous les pays ont pris une attitude très attentive et indulgente envers cette superstructure ouvrière, comprenant parfaitement que, sans elle, ils ne pourraient pas s’assurer la soumission de la classe ouvrière pendant les années sanglantes. La bureaucratie ouvrière avait tous les privilèges et elle est sortie de la guerre avec les mêmes habitudes de conservatisme obtus que celles avec lesquelles elle y était entrée, et encore plus compromise, plus étroitement liée avec les Etats capitalistes. Les ouvriers qualifiés de l’ancienne génération, habitués à leurs organisations professionnelles et politiques, surtout en Allemagne restent, pour la plupart, maintenant encore, les soutiens de la bureaucratie ouvrière, mais leur stabilité n’est nullement absolue. Les ouvriers qui avaient passé par l’école de la guerre, et c’est le cœur même de la classe ouvrière, ont apporté au prolétariat une nouvelle psychologie, de nouvelles habitudes et une nouvelle conception de la lutte, de la vie et de la mort. Ils sont prêts à résoudre le problème par la force, mais ils ont appris à la guerre que l’application efficace de la force présume une tactique et une stratégie bien ordonnées. Ces éléments iront au combat, mais ils désirent une direction ferme et une préparation sérieuse. Plusieurs catégories d’ouvriers arriérés, entre autres les ouvrières dont le nombre a considérablement grandi pendant la guerre, sont devenues à cette heure, à la suite d’un changement brusque de leur conscience, la partie la plus combative, bien que par toujours consciente, de la classe ouvrière. Enfin, nous voyons à notre extrême-gauche la jeunesse ouvrière qui a poussé pendant la guerre, au fracas des combats et des secousses révolutionnaires, et qui sera appelée à occuper une grande place dans la lutte prochaine.
Toute cette masse prolétarienne, considérablement accrue, des ouvriers-vétérans et des ouvriers-nouvelles recrues, des ouvriers qui étaient restés en arrière et de ceux qui avaient passé quelques années au feu, toute cette masse qui compte de nombreux millions, passe par l’école révolutionnaire d’une manière et à des heures différentes.
Nous l’avons vu de nouveau, par l’exemple des événements du mois de mars, en Allemagne, où les ouvriers de l’Allemagne centrale, qui constituaient avant la guerre l’élément le plus arriéré, s’élançaient au mois de mars dans la bataille sans se demander si la lutte leur apporterait la victoire, tandis que les ouvriers de Berlin ou de la Saxe, ayant réussi à acquérir de l’expérience à l’époque des combats révolutionnaires, sont devenus plus prudents. Il est certain que la marche générale de la lutte, après la guerre, et surtout l’offensive actuelle du capital, unit toutes les couches de la classe ouvrière, sauf leurs sommets privilégiés. Le parti communiste a ainsi de plus en plus la possibilité d’établir une unité réelle du front de la classe ouvrière.

Les perspectives et les tâches immédiates
Il existe trois causes de révolution liées entre elles. La première, c’est la débâcle de l’Europe. L’équilibre des classes, en Europe, avait pour base, avant tout, la suprématie de l’Angleterre sur le marché mondial. Aujourd’hui, elle a perdu cette suprématie définitivement, elle ne la reconquerra plus. C’est pourquoi des secousses révolutionnaires puissantes, qui pourront se terminer soit par une victoire du prolétariat, soit par une déchéance complète de l’Europe, sont inévitables.
La deuxième cause de lutte révolutionnaire, c’est le trouble profond qui bouleverse l’organisme économique des Etats-Unis tout entier ; un relèvement inconnu jusqu’ici est provoqué par la guerre européenne, suivi d’une crise profonde née des conséquences prolongées de cette guerre. Le mouvement révolutionnaire du prolétariat américain peut, dans ces conditions, acquérir une vitesse aussi inconnue jusqu’à ce jour en histoire que celle qui caractérise le développement économique des Etats-Unis au cours de ces dernières années.
La troisième cause de lutte révolutionnaire est déterminée par l’industrialisation des colonies et d’abord des Indes. C’est la classe paysanne qui mènera, surtout aux colonies, la lutte pour l’affranchissement. Mais dans cette lutte, elle a besoin de direction. Cette direction était assurée par la bourgeoisie indigène. Cependant la lutte de cette dernière contre le pouvoir impérialiste étranger ne peut être ni suivie ni énergique, la bourgeoisie indigène elle-même, liée étroitement au capital étranger, étant en grande partie l’agent direct de celui-ci. Seul l’avènement d’un prolétariat indigène nombreux, prêt au combat, constitue le véritable levier de la révolution. Le prolétariat hindou n’est certainement pas nombreux par rapport à toute la population du pays, mais celui qui a compris le sens du développement de la révolution en Russie se rendra compte que le rôle révolutionnaire du prolétariat dans les pays d’Orient sera beaucoup plus important que son nombre ne le laisserait prévoir. Ceci concerne non seulement les pays purement coloniaux, comme les Indes, demi-coloniaux comme la Chine, mais aussi le Japon, où l’oppression capitaliste marche de pair avec l’absolutisme féodal et bureaucratique de caste. Ainsi, aussi bien la situation mondiale que les perspectives de l’avenir, ont un caractère profondément révolutionnaire.
La bourgeoisie ayant eu, après la guerre, recours à l’aumône envers la classe ouvrière, les collaborationnistes ont transformé avec empressement cette aumône en réformes (la journée de huit heures, l’assurance contre le chômage, etc.), et ont ouvert sur des ruines une ère de réformisme. A présent, la bourgeoisie a passé à une contre-offensive sur toute la ligne, à ce point qu’un organe archi-capitaliste anglais tel que le Times commence à parler avec frayeur des bolcheviks capitalistes. L’époque actuelle est celle du contre-réformisme. Le pacifiste anglais Norman Angell appelle la guerre un faux calcul. L’expérience de la dernière guerre a montré, en effet, que le calcul, du point de vue de la comptabilité, était faux. Jamais encore l’humanité capitaliste ne s’est préparée à une nouvelle guerre avec une telle rage qu’aujourd’hui. L’illusion de la démocratie devient évidente même pour les fractions le plus conservatrices de la classe ouvrière. On n’opposait récemment à la démocratie que la dictature du prolétariat avec sa terreur, avec sa « Tchéka », etc. Aujourd’hui la démocratie s’oppose de plus en plus à toutes les formes de la lutte des classes. Lloyd George a proposé aux mineurs de faire des démarches auprès du Parlement et a déclaré que leur grève était une violence faite à la volonté nationale.
Sous le régime des Hohenzollern, les ouvriers allemands trouvaient une certaine certitude, certaines limites déterminées dans leur action ; ils savaient en général ce qu’on pouvait et ce qu’on ne pouvait pas faire. Dans la république d’Ebert, l’ouvrier gréviste risque toujours d’être égorgé sans plus de façon soit dans la rue, soit dans une chambre de torture de la police. La « démocratie » donne aux ouvriers allemands autant dans l’ordre politique que leur haut salaire, payé en papier sans valeur, leur donne dans l’ordre économique.
La tâche du parti communiste consiste à embrasser la situation existante dans son ensemble et à participer activement à la lutte menée par la classe ouvrière, afin de conquérir, pendant cette lutte, la majorité de cette classe. Si la situation, dans n’importe quel pays, devient extrêmement critique, nous sommes obligés de poser les questions fondamentales de la manière la plus intransigeante et de combattre dans l’état où les événements nous trouveront. Par contre, si les événements se développent d’une façon plus régulières, nous devons profiter de toutes les possibilités pour avoir avec nous la majorité de la classe ouvrière, avant l’arrivée des événements décisifs.
En ce moment, pendant la lutte économique défensive, déterminée par la crise, les communistes doivent tenir un rôle très actif dans les syndicats, dans toutes les grèves et toutes les actions, dans tous les mouvements, en conservant toujours, pendant le travail, une union étroite entre eux et en agissant toujours comme l’aile la plus résolue et la plus disciplinée de la classe ouvrière. La lutte économique défensive peut s’élargir à la suite du développement de la crise et de la situation politique, en entraînant des fractions nouvelles de la classe ouvrière, des populations et des armées entières de chômeurs et, après avoir changé, à un certain moment, en lutte révolutionnaire offensive, se terminer par une victoire. C’est vers ce but que doivent tendre tous nos efforts.
Mais si, après la crise, la situation économique mondiale s’améliore ? Est-ce que cela signifierait que la lutte révolutionnaire s’est arrêtée pour un temps indéfini ?
Il s’ensuit de tout mon rapport, camarades, qu’un nouveau relèvement, qui ne saurait être ni long ni sérieux, ne déterminera nullement un temps d’arrêt dans le développement de la révolution. Le redressement industriel des années 1849-1851 n’a porté un coup à la révolution que parce que la révolution de 1848 avait élargi les cadres du développement capitalistes. Quant aux événements de 1914-1921, non seulement ils n’ont pas élargi le marché mondial, mais, au contraire, ils l’ont extrêmement rétréci, de sorte que la courbe du développement capitaliste marquera plutôt, dans ce temps-ci, une tendance vers la baisse. Dans ces conditions, un redressement temporaire ne pourra que raffermir la conscience de classe des ouvriers, que resserrer leurs rangs non seulement dans les usines, mais aussi sur le champ de combat, et donnera une impulsion non seulement à leur contre-offensive économique, mais aussi à leur lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir.
La situation devient pour nous de plus en plus favorable, mais aussi de plus en plus complexe. Nous n’obtiendrons pas la victoire automatiquement. Le sol est miné sous notre ennemi, mais l’ennemi est fort, il voit bien nos côtés faibles, il sait manoeuvrer en se guidant par un calcul fait avec sang-froid. Il faut que nous apprenions beaucoup, nous, l’Internationale Communiste tout entière, de l’expérience de nos luttes de ces trois dernières, surtout des expériences de nos erreurs et de nos échecs. Une guerre civile exige une science de la manoeuvre politique, tactique et stratégique, elle demande qu’on se rende compte des conditions propres à chaque situation, des côtés faibles et forts de l’ennemi ; elle demande l’union de l’enthousiasme avec un calcul de sang-froid ; elle exige qu’on sache non seulement marcher en avant, mais aussi reculer provisoirement pour économiser les forces afin de porter ensuite un coup plus sûr à l’ennemi.
Je le répète : la situation mondiale et les perspectives de l’avenir sont profondément révolutionnaires. Telles sont les prémisses nécessaires de notre victoire. Mais seules, notre tactique habile et notre organisation puissante peuvent nous donner une pleine garantie. Elever l’Internationale Communiste à un niveau plus haut, la faire plus puissante au point de vue tactique, telle est la tâche essentielle du IIIe Congrès de l’Internationale Communiste.

Messages

  • La crise de 1929 éclata, aux Etats-Unis, un an après que Sombart eut proclamé l’entière indifférence de sa "science" à l’égard du problème même des crises. Du sommet d’une prospérité sans précédent, l’économie des Etats-Unis a été précipitée dans l’abîme d’un marasme effrayant. Personne, du temps de Marx, n’aurait pu concevoir des convulsions d’une telle ampleur. Le revenu national des États-Unis, qui s’était élevé en 1920 pour la première fois à 69 milliards de dollars, tomba l’année suivante à 50 milliards de dollars, soit une baisse de 27 %. Par la suite, au cours des années de "prospérité" le revenu national reprit son ascension, et atteignit en 1929 son plus haut point, 81 milliards de dollars, pour tomber en 1932 à 40 milliards de dollars, c’est-à-dire moins de la moitié ! Pendant les neuf années 1930-1938, furent perdus environ 43 millions d’années de travail et 133 milliards de dollars de revenu national, en prenant pour norme le travail et le revenu national de 1929. Si tout cela n’est pas de l’anarchie, quelle peut bien être la signification de ce mot ?
    E. – La théorie de la catastrophe

    L’esprit et le cœur des intellectuels de la classe moyenne et des bureaucrates syndicaux furent presque complètement hypnotisés par les réalisations du capitalisme entre l’époque de la mort de Marx et l’explosion de la guerre mondiale. L’idée d’un progrès graduel continu semblait établie pour toujours, cependant que l’idée de révolution était considérée comme un pur vestige de la barbarie. Aux pronostics de Marx, on opposait les pronostics contraires d’une distribution mieux équilibrée du revenu national, de l’atténuation des contradictions de classes et d’une réforme graduelle de la société capitaliste. Jean Jaurès, le plus doué des sociaux-démocrates de l’époque classique, espérait remplir graduellement la démocratie politique d’un contenu social. C’est en cela que consiste l’essence du réformisme. Tels étaient les pronostics opposés à ceux de Marx. Qu’en reste-t-il ?

    La vie du capitalisme de monopole de notre époque n’est qu’une succession de crises. Chaque crise est une catastrophe. La nécessité d’échapper à ces catastrophes partielles au moyen de barrières doua­nières, de l’inflation, de l’accroissement des dépenses gouvernementales et des dettes, etc..., prépare le terrain pour de nouvelles crises, plus pro­fondes et plus étendues. La lutte pour les marchés, pour les matières premières, pour les colonies, rend les catastrophes militaires inévitables. Celles-ci préparent inéluctablement des catastrophes révolutionnaires. Vraiment, il n’est pas facile d’admettre avec Sombart que le capitalisme devient, avec le temps, de plus en plus « calme, posé, raisonnable » ! Il serait plus juste de dire qu’il est en train de perdre ses derniers vestiges de raison. En tout cas, il n’y a pas de doute que la "théorie de l’effon­drement" a triomphé de la théorie du développement pacifique.

    Léon Trotsky

    dans "Le marxisme et notre époque"

  • « L’Amérique accumule annuellement sept milliards. Que faire de cet argent ? L’enfermer simplement dans un sous-sol, c’est en faire un capital mort qui diminuera les profits du pays. Tout capital exige des intérêts. Où placer les fonds disponibles ? Le pays lui-même n’en a pas besoin. Le marché intérieur est sursaturé, il faut chercher une issue à l’extérieur. On commence à prêter aux autres pays, à investir des fonds dans l’industrie étrangère. Mais que faire des intérêts ? Ils reviennent en effet en Amérique. Il faut ou bien les placer de nouveau à l’étranger s’ils sont en espèces, ou bien, au lieu de toucher de l’or, importer des marchandises européennes. Mais ces marchandises saperont l’industrie américaine, dont l’énorme production a déjà besoin d’un débouché extérieur. Telle est la contradiction. Ou bien importer de l’or dont on n’a que faire, ou bien, au lieu d’or, importer des marchandises au détriment de l’industrie nationale... C’est pourquoi l’Amérique a de plus en plus besoin de s’étendre, c’est-à-dire d’investir le superflu de ses ressources dans l’Amérique latine, en Europe, en Asie, en Australie, en Afrique » (Léon Trotsky cité par Barta).

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