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Jean van Heijenoort : un mathématicien contre Engels et la dialectique matérialiste

dimanche 10 mai 2015, par Robert Paris

Cet article est une critique du texte Friedrich Engels And Mathematics dans lequel Jean Van Heijenoort (H.) renie ses convictions marxistes, en critiquant les écrits d’Engels sur les mathématiques. Notre but est d’alimenter un débat sur la question de la dialectique de la nature. En effet des camarades qui se veulent marxistes nient l’existence d’une dialectique de la nature, voient « La dialectique de la nature » d’Engels du même oeil que H. dans ce texte.

Notre but est de montrer que ce texte de H. qui se pare des habits de la science académique n’a pas de valeur du point de vue de cette science académique, donc encore moins du point de vue marxiste.

L’article débute par une grande promesse :

Friedrich Engels has passed judgment on many points in mathematics and its philosophy. What are his opinions worth ? Important in itself, this question has a more general interest, for Engels’ views on mathematics are part of his ’dialectical materialism’, and their examination gives a valuable insight into this doctrine.

Ainsi l’article a la double prétention d’apporter des éclairages sur : 1) les idées d’Engels sur les mathématiques, 2) le courant philosophique dit "Matérialisme dialectique".

La conclusion de H. est sans appel : 1) la compétence d’Engels en mathématiques 2) le matérialisme dialectique, sont à jeter ensemble à la poubelle.

Ceci dit, nuançons le point 2) : H. est très ambigu sur ce point. Est-ce “le matérialisme dialectique” en général qui est à jeter à la poubelle ou “le matérialisme dialectique d’Engels” ? Citons la conclusion de H. :

The picture we have obtained consists of two parts, rather loosely joined. On the one hand, there is Engels’ ’materialism’, which reduces mathematics to physics, or rather to ’material observation’, entirely ignores its if-then character and sees in it a kind of land surveying. On the other hand, there is the ’dialectic’, which proclaims that mathematics breaks the rules of logic at every step and swarms with ’contradictions’. The ’materialism’ is a very crude form of empiricism ; the ’dialectic’ is a degenerated offshoot of Hegel’s philosophy. The only bond, it seems, that ties these two heterogenous parts together is a common ignoring of the real development of science.

Le lecteur anti-marxiste reste sur sa fin car H. a littéralement massacré le “matérialisme d’Engels” du haut de sa science,mais il ne se prononce finalement pas dans son article sur le “matérialisme” ou sur la "dialectique" en général. La promesse du début de l’article n’est donc pas tenue, H. n’ose pas s’attaquer au “matérialisme dialectique” en général. Il s’attaque à celui-ci uniquement au travers du point de vue d’Engels. Mais de fait il est un adversaire du matérialisme dialectique. De quel droit peut-on l’affirmer ?

Car premièrement il n’est pas le premier adversaire du matérialisme dialectique à utiliser ce procédé

Nos révisionnistes de chez nous ne font que réfuter le matérialisme, tout en feignant de réfuter le matérialiste Plékhanov, et non le matérialiste Engels, ni le matérialiste Feuerbach, ni les conceptions matérialistes de J. Dietzgen,- et de réfuter le matérialisme en se plaçant au point de vue du positivisme “moderne” et “contemporain” des sciences de la nature.

Matérialisme et empiriocriticisme (Lénine, 1908)

Puisque H. se place tout au long de son article du haut de la chaire universitaire porte-parole de la « vraie science », nous emprunterons des arguments à des scientifiques, historiens ou philosophes dont H. aurait reconnu « l’autorité » académique.

Commençons par souligner que la "faiblesse" d’Engels en mathématiques ou en sciences en général ne suffit pas à constituer un argument contre le matérialisme dialectique.

Citons I. Prigogine, prix Nobel de Chimie. Dans son ouvrage“ La Nouvelle alliance” il se place clairement en continuateur d’Engels et du point de vue de celui-ci, le matérialisme dialectique, tout en soulignant qu’Engels n’avait pas vraiment réussi à justifier sa philosophie à l’aide des sciences de la nature :

Nous avons décrit une nature que l’on pet qualifier d’“historique”, capable de développement et d’innovation, mais l’idée d’une histoire de la nature a été développée depuis longtemps par Marx, et de manière plus détaillée, par Engels. comme partie intégrante de la position métrialiste. (...) Engels conclut que le mécanisme est mort et que rien ne s’oppose à la recherche, dans l’histoire de la nature et des sociétés humaines, des lois générales du développement historique : les lois dialectiques. Nous savons aujourd’hui que les découvertes des sciences de la nature du XIXème siècle n’ont pas suffit à transformer les principes de ces sicences (... ) pour répondre à cette question [posée au matérialisme dialectique] nous disposons aujourd’hui de deux atouts supplémentaires(..)

Ainsi pour Prigogine l’argumentation d’Engels ne suffit absolument pas à justifier grâce la science la victoire du matérialisme dialectique sur les autres points de vue philosophiques. Pourtant Prigogine ne s’étend pas sur l’“ignorance” d’Engels, mais en partisan du matérialisme dialectique, il salue la démarche d’Engels, puis met à profit sa compétence de scientifique pour apporter des éléments qui manquaient à Engels. Donc les possibles déficiences d’Engels en sciences ne sont pour Prigogine absolument pas un argument contre la philosophie que celui-ci défend, mais simplement l’occasion d’argumenter en faveur de cette vision du monde en tant que scientifique. H., qui se pose en représentant de la “vraie science” n’apporte absolument aucun éclairage, il ne dévoile jamais au lecteur ce que le développement de la science aurait apporté comme réponse à des problèmes que scientifiques et philosophiques.

La comparaison entre H. et Prigogine. montre clairement que H. est hostile au matérialisme dialectique dans son ensemble, sinon il aurait pallié les "déficiences d’Engels" par son éclairage et même Engels aurait applaudi.

Ce premier point montre que H. se situe dans une niche philosophique (même si elle se dit anti-philosophique) bien déterminée qui fonctionne comme un asile, un refuge pour de nombreux mathématiciens surtout suite à la déception qu’ils ressentirent après les résultats de Gödel de 1931 : ils proclamèrent la séparation des domaines mathématiques et philosophiques, l’autonomie des mathématiques, et se transformant en douaniers de la pensée armés de la matraque du « bon-sens », interdisent depuis lors aux philosophes de pénétrer dans leur petit territoire autonome. Une sorte de Suisse neutre de la pensée s’opposant à « l’immigration de masse des réflexions philosophiques en sciences ».

Or la fécondité du point de vue de la philosophie dialectique en science était reconnue déjà à l’époque de H. Citons un historien des sciences, hostile au matérialisme, mais qui rend hommage à la dialectique idéaliste :

Il ne faut pas oublier que d’autres, qu’on donne comme des évolutionnistes, précurseurs de Darwin, conçurent l’évolution au sens idéal et non réel. Il semble que certaines idées de Goethe fussent de cette nature, comme l’étaient celles de Schelling et de Hegel. Pour eux la relation entre les espèces était dans les idées profondes qui soutenaient leur représentation dans la sphère des concepts (...) Ce point de vue idéal ne détruit pas cependant l’utilité de la contribution philosophique à la théorie évolutionniste. (...) Les philosophes avaient raison et les naturalistes aussi ; ils suivaient chacun leur véritable voie. Les philosophes traitaient d’un problème philosophique non encore mûr pour l’étude scientifique.

Histoire de la science et de ses rapports avec la philosophie et la religion (W. Dampier, 1929)

Le mathématicien Bertrand Russel (bien connu de H. qui a écrit une remarquable anthologie d’articles mathématiques portant sur la logique moderne, dont Russel fut un des fondateurs), reconnaissait également le rôle important de la dialectique de Hegel. Il lui était fondamentalement hostile, mais ne la négligeait pas, ne déclarait pas indépendants les domaines de la science et de la philosophie. Il combattait l’idéalisme de Kant et Hegel après en avoir été un adepte.

Russel opéra donc un tournant analogue à celui de H., mais ne déclara pas la séparation hermétique entre science et philosophie. Russel voyait son ouvrage mathématique majeur, le monument, le chef-d’oeuvre Principia Mathematica, autant comme un ouvrage philosophique que mathématique :

Ce fut vers la fin de 1898 que, Moore et moi, nous révoltâmes conte Hegel et Kant.(...) De 1900 à 1910, nous avons donné Whitehead et moi, la plus grande partie de notre temps à ce qui devint finalement Principia Mathematica. (...) Le but premier des Principia Mathematica était de montrer que toutes les mathématiques pures dérivent de prémisses purement logiques et n’utilisent que des concepts définissables en termes de logique. C’était naturellement l’antithèse des théories de Kant (...).

Histoire de mes idées philosophiques B. Russel (1961)

Donc première conclusion :

H. dit le pire mal d’Engels et de ses écrits sur les sciences, mais malgré sa « puissante » argumentation, ne saisit pas, c’est étrange, l’occasion de réfuter « définitivement » la dialectique ou le matérialisme. De plus il proclame l’indépendance de la science et de la philosophie. Or on a vu que des scientifiques ou un historien des sciences, qui pour certains d’entre eux sont autant que H. hostiles au matérialisme dialectique, ne partagent pas du tout de son point de vue.

Ce point de vue de H. n’est donc absolument pas celui de « la science » comme il le prétend mais seulement le point de vue de scientifiques d’une certaine tendance. Or H.n’écrit rien à ce propos, ne polémique pas contre ses collègues scientifiques qui osent inviter la philosophie dans leur domaine.

Cela seul suffirait à démontrer que H. n’abandonne pas seulement le marxisme, mais tout effort de réflexion en général.

Nous reprendrons point par point ses arguments particuliers dans de prochains articles.

Dans son article H. commence par scruter les lectures par lesquelles Engels s’est formé en mathématiques, pour conclure qu’il n’a rien pu apprendre, car il a choisi les mauvais livres. Cet aspect est discutable, mais certains camarades souhaitant rentrer dans le vif du sujet, abordons la première question vraiment mathématique.

La première critique de la pensée de Engels concernant les mathématiques est liée au Calcul infinitésimal qui fut inventé indépendamment par Newton et Leibniz

Engels appears to be as unfamiliar with the history of the infinitesimal calculus as with its principles. In a manuscript entitled ’Dialektik und Naturwissenschaft’ (Dialectic and natural science) and written between 1873 and 1876, Engels mentions Leibniz as

the founder of the mathematics of the infinite, in face of whom the induction-loving ass [Induktionsesel] Newton appears as a plagiarist and a corrupter [1935, page 603]. [1]

By the ’mathematics of the infinite’ Engels understands, according to an eighteenth-century expression, the infinitesimal calculus. His denunciation of Newton is, in a coarsier [sic] language, a mere repetition of what can be found in Hegel, for whom the invention of the calculus, falsely attributed to Newton by the English, was exclusively due to Leibniz (see, for instance, Hegel 1836, page 451).

A few years later, in 1880, hence after more than ten years of ’moulting’, Engels wrote in the preface to Dialektik der Natur that the infinitesimal calculus had been established

by Leibniz and perhaps Newton [1935, page 484].

We are still quite far from the truth.

Precisely on that question Engels could have used Bossut’s work. The ’Discours préliminaire’ in the first volume contains a history of the invention of the calculus which is one of the few good points of the book. Started at the beginning of the eighteenth century, the controversy about the priority of the invention was well-nigh settled when Bossut was writing in the last years of the century, so that he could conclude :

These two great men [Newton and Leibniz] have reached, by the strength of their geniuses, the same goal through different paths [1798, page li].

If the respective merits of Newton and Leibniz were clear to Bossut, the more so should they have been to Engels, writing eighty years later. But no, he has to repeat Hegel, on a point on which the philosopher is obviously wrong.

H. reproche donc à Engels de méconnaitre le calcul différentiel ainsi que son histoire. Engels méconnaitrait le rôle de Newton, reconnu par l’histoire des sciences comme égal à celui de Leibniz.

Qui a inventé le calcul différentiel ? Il y eut une querelle à ce propos mais tout le monde est d’accord pour classer ex æquo Newton et Leibniz. H. critique donc violemment Engels et Hegel d’accorder une priorité à Leibniz.
Mais est-ce ce que fait Engels ? Remarquons qu’il n’écrit pas que « Newton est un plagiaire » mais que « Newton apparait comme un plagiaire ». Y a-t-il une raison de mettre le travail de Leibniz sur un plus haut plan que celui de Newton ? En ce qui concerne leurs mérites respectifs au sujet de l’invention du Calcul différentiel, on peut répondre non, pour satisfaire les fiertés nationales anglaises et allemandes.

Mais la critique acerbe du point de vue de Newton est-elle justifiée ? H. sous-entend que seuls Hegel et Engels (que H. accuse à plusieurs reprises de recopier Engels sans rien comprendre) ont pu le faire.

Des scientifiques ou historiens des sciences ont-ils des raisons de critiquer ouvertement le travail de Newton par rapport à celui de Leibniz comme le font Hegel et Engels ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, la réponse est clairement ... oui !.

H. comme dans le reste de son article compte sur le « bon sens » du lecteur qui coïncide souvent avec l’ignorance concernant l’histoire des sciences. Il est en effet surprenant de constater que l’influence de Newton fut catastrophique pour les mathématiques anglaise pendant un siècle, jusque vers 1800. La méthode et les notations de Leibniz sont celles qui sont utilisées encore aujourd’hui (dy/dx par exemple). Or Newton utilisa pour l’exposition de ses preuves les méthodes de la vieille géométrie Euclidienne, pas les nouvelles méthodes de la géométrie analytique fondée par Descartes.

La comparaison de Newton avec une « bête de somme » accablée par le poids de la vieille géométrie dans le style d’Euclide est partagé par des spécialistes de l’histoire des sciences, voir par exemple le chapitre The Newton-Leibniz controversy extrait du livre
The European Mathematical Awakening
où on lit entre autres :

Entre les mains de Newton et de ses partisans, le calcul des fluxions resta une théorie relativement stérile, alors que Leibniz et ses partisans firent du calcul infinitésimal un puissant outil de progrès.

L’historien des sciences que nous avons déjà cité souligne que c’est la voie de Leibniz qui fut suivie, non celle de Newton :

Dans les Principes, Newton mit ses résultats, dont beaucoup étaient probablement obtenus par des coordonnées cartésiennes ou les fluxions, sous la forme de la géométrie euclidienne. Le calcul infinitésimal ne fut connu que lentement ; mais sous la forme que lui donnèrent Leibniz et Bernoulli, il est à la base des mathématiques modernes pures et appliquées

Histoire de la science et de ses rapports avec la philosophie et la religion (Dampier, 1929)

Le culte des mathématiciens anglais pour le héros national Newton les a empêchés d’adopter le point de vue de Leibniz et ils restèrent en marge du progrès, alors que les mathématiques du continent faisaient fructifier l’héritage de Leibniz. Le progrès de la science est dialectique. Souvent des avancées deviennent de freins. Les mathématiques grecques qui rejetaient les nombres par peur des nombres "irrationnels" au profit de la géométrie aboutit au chef-d’oeuvre d’Euclide .... dont le point de vue devint une impasse. Descartes en fit sortir définitivement la géométrie en revenant à l’étude de la géométrie par le calcul.

Cet aspect n’est pas évoqué par H. Le lecteur non spécialiste pense à la lecture de H. que seuls des « excentriques » comme Hegel et Engels osent critiquer le grand Newton. Il sera surpris, en se plongeant dans la véritable histoire des sciences, de voir que Hegel et Engels ne font que reprendre un point de vue largement partagé par les spécialistes.

De plus dans la citation ci-dessus H. déforme le sens d’une phrase d’Engels. Celui-ci parle de « mathématiques de l’infini » et H. s’empresse d’ajouter que Engels veut parler de « calcul infinitésimal », comme si Engels ignorait la terminologie moderne. H. feint d’ignorer que le problème de l’infini est récurrent en mathématiques, ils inspirèrent à Zénon ses paradoxes. Dans un ouvrage moderne et peu suspect de marxisme, l’auteur reprend la même tournure qu’Engels, soulignant le caractère pas seulement technique de l’invention du calcul infinitésimal :

la deuxième découverte sensationnelle qui apparait au cours de l’époque cartésienne est la naissance du calcul infinitésimal. (...) Le « grand pas de l’infini » est en effet franchi.

Les grands courants de la pensée mathématique (F. Le Lyonnais, 1998)

Cet auteur souligne aussi le caractère bien plus fécond du point de vue de Leibniz en ce qui concerne le calcul infinitésimal, par rapport à celui Newton puisque la dissociation entre algèbre et analyse qui reste d’actualité est l’oeuvre de Leibniz bien plus que de Newton :

On peut dire que cette époque cartésienne comprend deux grands faits ; la naissance de l’algèbre systématisée par Descartes, la naissance de l’analyse systématisée par Leibniz

Bien entendu il est difficile d’interpréter quelques mots d’Engels tirés d’un manuscrit non publié. Le but n’est pas de justifier tout ce qu’a écrit Engels, mais de réfléchir à ce que des marxistes intéressés par l’histoire des sciences peuvent penser à propos des contributions de Newton et
de Leibniz. Or il se trouve que le jugement d’Engels sur Newton est celui de l’histoire des sciences la plus académique, qui donne donc raison à Engels contre H.

Dans sa polémique contre Engels H. est donc obligé d’omettre cet aspect de l’histoire des sciences, si surprenant pour les profanes, qui seraient encore plus surpris de voir en quoi des grands scientifiques comme Jean Perrin, de Broglie et même Einstein ont pu jouer un rôle de frein d’autant plus grand qu’à une étape ils ont révolutionné la science.

L’article de Jean Van Heijenoort

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