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Faut-il opposer diamétralement l’homme au reste de l’Univers ?

mercredi 8 juillet 2015, par Robert Paris

Faut-il opposer diamétralement l’homme au reste de l’Univers ?

On trouve sans cesse des courants de pensée divers qui ont en commun surtout cet a priori : l’homme n’est pas comme le reste du monde. Et, bien entendu, cette affirmation n’est pas totalement fausse ! Mais la question est plutôt : l’observateur, l’homme, ne donne-t-il pas une place particulière à sa propre espèce parce qu’il en est en même temps l’analyste et l’analysé, l’observateur et l’observé ? Quelle est la place de l’homme parmi les singes, parmi les mammifères, parmi les animaux, parmi les vertébrés, parmi les êtres vivants, au niveau de la matière terrestre, ou encore au niveau de la matière générale de l’Univers ?

La question est vaste et mérite d’être circonscrite.

Bien sûr, la vie est d’une nouveauté extraordinaire au sein de la matière. Inutile d’en diminuer l’importance et la spécificité.

Bien sûr, la conscience humaine est d’une nouveauté extraordinaire au sein des êtres vivants. Là non plus, nous ne souhaitons pas la minimiser. Mais, pour l’apprécier, encore faut-il savoir s’il faut la spécifier, l’isoler, en faire une existence à part ou bien la concevoir comme l’une des multiples révolutions au sein de ce monde matériel et de ce monde du vivant.

L’homme appartient-il au monde ou apparaît-il seul au sein du monde ?

Sur ce point, les philosophies, les sciences, les études se divisent.

Les dualistes opposent l’homme au reste de ce qui existe.

On se rappelle bien entendu du dualisme de Descartes mais il est loin d’être le seul. Lire ici

Le cartésianisme (et le dualisme qui l’accompagne) est, à tort, considéré en France comme le synonyme de démarche scientifique : voir ici

En philosophie, le dualisme est un point de vue strict affirmant que l’univers est constitué d’un constituant physique et d’un constituant mental.

Le dualisme se réfère à une vision de la relation matière-esprit fondée sur l’affirmation que les phénomènes mentaux possèdent des caractéristiques qui sortent du champ de la physique.

Les dualismes apparaissent dans toutes les civilisations aussi bien que leurs opposés les monismes, qu’ils soient monismes matérialistes ou monismes idéalistes.

Le dualisme n’a pas cessé de combattre le monisme et inversement.

Les grands noms de la philosophie dualiste sont Conficius, Lao-tseu, l’hindouisme, Platon et Aristote.

« Il existe deux espèces d’êtres, d’une part l’espèce visible, de l’autre l’espèce invisible… Le philosophe apparaît être celui qui, pour délier au plus haut point possible l’âme du commerce du corps, se distingue entre tous les hommes. » écrit Platon dans « Phédon ».
Il pose deux « Âmes cosmiques » : « Une âme unique ou plusieurs Âmes ? Je vais répondre à votre place. À la vérité, n’en admettons sans doute pas moins de deux, dont l’une est bienfaitrice et l’autre, capable de réaliser l’effet contraire. » (« Les lois »)

Les idées dualistes apparaissent pour la première fois dans la philosophie occidentale avec les écrits de Platon et Aristote, qui affirment que l’« intelligence » de l’homme (une faculté de l’esprit ou de l’âme) ne peut pas être assimilée ni expliquée par son corps matériel.

Dans sa « Métaphysique », Aristote note :

« S’il n’y avait pas d’autre substance que celles qui sont constituées par la nature, la physique serait science première. Mais s’il existe une substance immobile, la science de cette substance doit être antérieure et doit être la philosophie première. »
Il rajoute :

« Les deux substances sensibles [la matière, et la substance composée] sont l’objet de la Physique, car elles impliquent le mouvement ; mais la substance immobile est l’objet d’une science différente [la philosophie première] »

La pensée d’Aristote est clairement religieuse : « L’Intelligence suprême se pense donc elle-même… et sa Pensée est pensée de pensée. » (Métaphysique)

De multiples auteurs grecs vont, à la suite, défendre des dualismes comme Xénocrate, Plutarque, Atticus, Numénius, etc… L’essentiel des dualismes consiste à développer l’idée de la nécessité d’un ou de plusieurs dieux.

Cependant, le premier emploi du terme dans cette acception ne date que de la première moitié du XVIIIe siècle et apparaît sous la plume de Christian Wolff (1670-1754).

La version la plus connue et moderne du dualisme a été formalisée en 1641 par René Descartes qui a soutenu que l’esprit était une substance immatérielle. Descartes fut le premier à assimiler clairement l’esprit à la conscience, et à le distinguer du cerveau, qui est selon lui le support de l’intelligence. Ainsi, il a été le premier à formuler le problème corps/esprit de la façon dont il est présenté aujourd’hui. De nos jours, le dualisme est opposé à des formes variées de monismes, parmi lesquelles le physicalisme et le phénoménisme. Le dualisme de substance s’oppose à toutes les formes de matérialisme, tandis que le dualisme de propriétés peut être considéré comme une forme de matérialisme émergentiste, et serait alors opposé à un matérialisme non-émergentiste. voir ici

Descartes écrit bien entendu le « Je pense donc je suis. » qui affirme la particularité de l’homme et de sa conscience :

« Ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est. »

René Descartes dans « Discours de la méthode » (1637).

Dans les Méditations VI, il écrit : « j’ai une claire et distincte idée de moi-même, en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et [...] j’ai une idée distincte du corps, en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point. »

Il affirme : « Car tout ainsi qu’être étendu, divisible, figuré, etc. sont des formes ou des attributs par le moyen desquels je connais cette substance qu’on appelle corps ; de même, être intelligent, voulant, doutant, etc., sont des formes par le moyen desquelles je connais cette substance qu’on appelle esprit. » (Quatrièmes réponses)

Ou encore : « La connaissance naturelle nous apprend que l’esprit est différent du corps, et qu’il est une substance ; et aussi que le corps humain, en tant qu’il diffère des autres corps, est seulement composé d’une certaine configuration de membres, et autres semblables accidents ; et enfin que la mort du corps dépend seulement de quelque division ou changement de figure. » (Deuxièmes réponses)

Car tout ainsi qu’être étendu, divisible, figuré, etc. sont des formes ou des attributs par le moyen desquels je connais cette substance qu’on appelle corps ; de même, être intelligent, voulant, doutant, etc., sont des formes par le moyen desquelles je connais cette substance qu’on appelle esprit." (Quatrièmes réponses

Damasio écrit dans « L’erreur de Descartes » :

« Comme vous l’avez vu, j’ai combattu dans ce livre à la fois la conception dualiste de Descartes selon laquelle l’esprit est distinct du cerveau et du corps et ses variantes modernes : selon l’une de ces dernières, il existe bien un rapport entre l’esprit et le cerveau, mais seulement dans le sens où l’esprit est une espèce de programme informatique pouvant être mis en œuvre dans une espèce d’ordinateur appelé cerveau. (…) « Je pense, donc je suis », cette formule peut-être la plus célèbre de l’histoire de la philosophie, apparaît en français dans la quatrième partie du « Discours de la Méthode » (1637), et en latin (« Cogito, ergo sum ») dans les « Principes de philosophie » (1644). Prise à la lettre, cette formule illustre précisément le contraire de ce que je crois être la vérité concernant l’origine de l’esprit et les rapports entre esprit et corps. Elle suggère que penser, et la conscience de penser, sont les fondements réels de l’être. Et puisque nous savons que Descartes estimait que la pensée était une activité complètement séparée du corps, sa formule consacre la séparation de l’esprit, la « chose pensante » et du corps non pensant qui est caractérisé par une « étendue » et des « organes mécaniques ». (…) Descartes précise sa conception sans ambiguïté : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu ni d’aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps. » C’est là qu’est l’erreur de Descartes : il a instauré une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, mû par des mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre ; il a suggéré que la raison et le jugement moral ainsi qu’un bouleversement émotionnel et une souffrance provoquée par une douleur physique pouvaient exister indépendamment du corps. Et spécifiquement, il a posé que les opérations de l’esprit les plus délicates n’avaient rien à voir avec l’organisation et le fonctionnement d’un organisme biologique. (…) L’erreur de Descartes continue d’exercer une grande influence. (…) Il est intéressant de noter que, de façon paradoxale, de nombreux spécialistes des sciences cognitives qui estiment que l’on peut étudier les processus mentaux sans recourir à la neurobiologie, ne se considèrent sans doute pas comme des dualistes. On peut aussi voir un certain dualisme cartésien (posant une séparation entre le cerveau et le corps) dans l’attitude des spécialistes des neurosciences qui pensent que les processus mentaux peuvent être expliqués seulement en termes de phénomènes cérébraux, en laissant de côté le reste de l’organisme, ainsi que l’environnement physique et social – et en laissant aussi de côté le fait qu’une certaine partie de l’environnement est lui-même le produit des actions antérieures de l’organisme ».

Le dualisme cartésien oppose également l’homme à l’animal : voir ici

Le dualisme kantien a également eu son influence propre : voir ici

Kant oppose plus diamétralement que dialectiquement l’homme et le monde, l’être et la pensée, le sujet et l’objet, par exemple quand il affirme :

« Quand nous nous tournons vers le monde, quand la pensée se dirige sur le monde externe » (pour la pensée, le monde donné intérieurement est aussi externe), « quand nous nous tournons vers lui, nous le transformons en un phénomène ; c’est l’activité de notre pensée qui ajoute à l’au-delà tant de déterminations : le sensible, les déterminations réflectives, etc. Seule notre connaissance est phénomène, le monde, en soi, absolument vrai ; seule, notre application, notre comportement le ruine pour nous : ce que nous lui faisons ne vaut rien. Ce qui le rend non-vrai, c’est le fait que nous y introduisons une masse de déterminations. »

« Quand nous appelons certains objets, en tant que phénomènes, êtres des sens (phaenomena), en distinguant la manière dont nous les intuitionnons de leur nature en soi, il est déjà dans notre idée d’opposer en quelque sorte à ces phénomènes, ou ces mêmes objets envisagés selon cette nature en soi, , bien que nous ne les intuitionnions pas en elle, ou encore d’autres objets possibles, qui ne sont nullement des objets de nos sens, à titre d’objets pensés simplement par l’entendement, et de les appeler des êtres de l’entendement (noumena). » (Critique de la raison pure)

Kant oppose ainsi les sens et l’entendement :

« Nous n’avons point d’autre source de la connaissance que ces deux-là. » (Critique de la raison pure)

Cependant, Kant est aussi dialecticien et affirme ainsi :

« Des pensées sans matière sont vides... » (Critique de la Raison pure)

Contre Kant et tout dualisme, Hegel s’affirme hostile à « l’opposition figée des déterminations ».

Il y a eu bien sûr eu tous les courants religieux pour lesquels l’homme est né séparément dans un univers qui n’était qu’un jardin conçu pour lui. Le dualisme religieux comprend à la fois le corps et l’esprit, l’âme et la matière, le bien et le mal, la terre et le paradis, dieu et les hommes….

Il y a également les philosophies dites humanistes du type Schopenhauer, du type de l’existentialisme de Sartre-Beauvoir (lire ici) ou de celui de Heidegger (lire ici).

Le dualisme en sciences

Il y a eu aussi un dualisme chez les scientifiques comme le dualisme corps-esprit chez les médecins et « psy » : voir ici

Des dualismes sont apparus chez des chercheurs sur le cerveau et la conscience comme chez des physiciens (par exemple, à propos de la physique quantique qui, selon certains physiciens, met en avant l’influence de l’observateur).

Citons notamment Paul Churchland, Gerald Edelman, David Chalmers, Karl Popper et John Eccles, etc…

Le neurologue John Eccles, collaborateur de Karl Popper (dont bien des gens oublient le dualisme, préférant ne se souvenir que de la « réfutabilité »), théorise la même séparation cerveau/conscience dans « Comment la conscience contrôle le cerveau » :

« Le présent ouvrage a pour objectif de défier et de nier le matérialisme afin de réaffirmer la domination de l’être spirituel sur le cerveau. (...) Cette conclusion a une portée théologique inestimable. Elle renforce puissamment notre foi en une âme humaine d’origine divine. Cela va dans le sens d’un dieu transcendant, créateur de l’univers. Il rappelle un autre livre que j’écrivis en compagnie de Popper : « La Conscience et son cerveau » (1977). (...) La transmission synaptique chimique constitue donc le fondement de notre monde conscient et de sa créativité transcendantale. »

Karl Popper écrit ainsi dans « La connaissance objective » :

« Je propose donc, comme Descartes, l’adoption d’un point de vue dualiste bien que je ne préconise pas bien entendu de parler de deux sortes de substances en interaction. Mais je crois qu’il est utile et légitime de distinguer deux sortes d’états (ou d’événements) en interaction : des états physico-chimiques et des états mentaux. »

Le neurologue John Eccles, collaborateur de Karl Popper, théorise la même séparation cerveau/conscience dans « Comment la conscience contrôle le cerveau » : « Le présent ouvrage a pour objectif de défier et de nier le matérialisme afin de réaffirmer la domination de l’être spirituel sur le cerveau. (...) Cette conclusion a une portée théologique inestimable. Elle renforce puissamment notre foi en une âme humaine d’origine divine. Cela va dans le sens d’un dieu transcendant, créateur de l’univers. Il rappelle un autre livre que j’écrivis en compagnie de Popper : « La Conscience et son cerveau » (1977). (...) La transmission synaptique chimique constitue donc le fondement de notre monde conscient et de sa créativité transcendantale. »
Au cœur de cette métaphysique poppérienne, on trouve « la théorie des Mondes 1, 2 et 3 » : • Le « Monde 1 » est celui des phénomènes physico-chimiques. « Par « Monde 1 », j’entends ce qui, d’habitude, est appelé le monde de la physique, des pierres, des arbres et des champs physiques des forces. J’entends également y inclure les mondes de la chimie et de la biologie.
• Le « Monde 2 » est celui de la conscience, de l’activité psychique essentiellement subjective. « Par « Monde 2 » j’entends le monde psychologique, qui d’habitude, est étudié par les psychologues d’animaux aussi bien que par ceux qui s’occupent des hommes, c’est-à-dire le monde des sentiments, de la crainte et de l’espoir, des dispositions à agir et de toutes sortes d’expériences subjectives, y compris les expériences subconscientes et inconscientes. »
• Le « Monde 3 » est celui de la connaissance objective (des « contenus de pensée » ou « idées »). « Par « Monde 3 », j’entends le monde des productions de l’esprit humain. Quoique j’y inclue les œuvres d’art ainsi que les valeurs éthiques et les institutions sociales (et donc, autant dire les sociétés), je me limiterai en grande partie au monde des bibliothèques scientifiques, des livres, des problèmes scientifiques et des théories, y compris les fausses. »

La physique quantique favorise-t-elle l’idée du dualisme comme cela est souvent affirmé à tort ?

Voici ce qu’en disait l’école de Copenhague de la physique quantique, rapportée par Werner Heisenberg dans « Physique et philosophie » :
« L’observation elle-même change de façon discontinue la fonction de probabilité ; elle choisit entre tous les phénomènes possibles celui qui a lieu en fait. Etant donné que, par l’observation, notre connaissance du système a changé de façon discontinue, sa représentation mathématique a également subi un changement discontinu, et nous parlons de saut « quantique »… Par conséquent, la transition du « possible » au « réel » a lieu pendant l’acte d’observer. Si nous voulons décrire ce qui se passe au cours d’un phénomène atomique, il faut que nous nous rendions compte que le terme « se passe » ne s’applique qu’à l’observation et non à l’état des choses entre deux observations ; il s’applique à l’acte physique d’observer et non à l’acte psychologique et nous pouvons dire que la transition du « possible » au « réel » se produit dès que l’interaction de l’objet avec la jauge de mesure (donc avec le reste du monde) est entrée en jeu. »

Le physicien quantique Werner Heisenberg explique ainsi que c’est la séparation radicale entre l’« objet » et l’observateur à travers ses appareils de mesure qui est illusoire :

« En physique classique, la science partait de la croyance - ou devrait-on dire de l’illusion ? - que nous pouvons décrire le monde sans nous faire en rien intervenir nous-mêmes. [...] La théorique quantique ne comporte pas de caractéristiques vraiment subjectives, car elle n’introduit pas l’esprit du physicien comme faisant partie du phénomène atomique ; mais elle part de la division du monde entre « objet » et reste du monde, ainsi que du fait que nous utilisons pour notre description les concepts classiques. Cette division est arbitraire. »

Le physicien Niels Bohr, fondateur de l’école de Copenhague expose ainsi :

« Le point décisif est ici d’avoir reconnu que toute tentative est vouée à l’échec, qui aurait pour but d’analyser à l’aide des méthodes et des concepts de la physique classique « l’individualité » des processus atomiques qui résulte de l’existence du quantum d’action, et cela parce qu’il est impossible de séparer nettement un comportement non perturbé des objets atomiques de leur interaction avec les instruments de mesure indispensables pour cette analyse. » (dans « Physique atomique et connaissance humaine »)

Dans sa version moderne, la physique quantique précise, comme ici Cohen-Tannoudji dans « La Matière-Espace-Temps » :
« La définition de ces conditions d’observation implique la maîtrise complète de toutes les étapes de l’acte de mesure : la préparation du système et de l’appareil, la détermination de tous les états expérimentalement observables et la détection des signaux émis lors du couplage entre le système et l’appareil. Le phénomène quantique ainsi conçu est tout le contraire d’un événement passivement observé, c’est un fait expérimental consciemment construit et élaboré.Cette modification du statut des concepts des phénomènes… ne revient pas à nier l’existence d’une réalité objective, indépendante de l’observation. C’est simplement prendre acte du caractère non fiable des concepts classiques qui prétendent décrire directement la réalité indépendante. En théorie quantique, on ne renonce pas à l’objectivité ; l’objectivité est atteinte au prix de tout un travail, tout un cheminement. Aucun concept quantique, pris isolément, n’épuise la totalité de la réalité qui est l’objet de recherche, mais la part d’information que chaque concept quantique nous donne sur cette réalité est fiable, utilisable pour composer, avec d’autres concepts, des représentations de plus en plus fidèles de la réalité. De plus, selon l’idée fondamentale de la complémentarité, la réalité quantique ne peut être épuisée par une représentation unique, mais par une dualité de représentations, contradictoires l’une avec l’autre mais se complétant l’une l’autre. »

En fait, il y a eu des physiciens quantiques ayant toutes les sortes de philosophie, du réalisme d’Einstein au monisme idéaliste de Schrödinger et la physique quantique est bien loin de favoriser particulièrement une thèse dualiste…

Une des versions récentes du dualisme est dû au courant de la thèse dite du « principe anthropique » : voir ici

Cette thèse prétend s’appuyer sur la découverte récente que les constantes universelles seraient finement choisies pour permettre l’apparition de la vie et de l’homme !!!

Le dualisme a été surtout favorisé au sein des sciences, non par les résultats scientifiques de leurs recherches, mais par le fait que l’on a spécifié les sciences dites « humaines » et les autres, bien que nombre de scientifiques se refusent à cette division.

D’Arcy Thomson répond dans « Forme et croissance » :

« L’organisme vivant est plutôt un tout, entier et indivisible, où nous ne trouverons jamais la moindre ligne de séparation stricte entre la tête et le corps, entre le tendon et le muscle, entre le tendon et l’os. »

Le mathématicien, physicien et philosophe Henri Poincaré remarque dans « La science et l’hypothèse » :

« Si les diverses parties de l’univers n’étaient pas comme les organes d’un même corps, elles n’agiraient pas les unes sur les autres, elles s’ignoreraient mutuellement. (...) Nous n’avons donc pas à nous demander si la nature est une mais comment elle est une. »

« La nature et l’art ont fait la nique à tous ceux qui se complaisent à subdiviser le domaine du savoir et du sentir en forteresses voisines, séparées et hostiles. » affirme Benoît B. Mandelbrot dans la préface d’ « Universalités et fractales » du scientifique Bernard Sapoval.

Le physicien Robert B. Laughlin écrit dans « Un univers différent » :

« Le comportement humain ressemble à la nature parce qu’il en fait partie, et qu’il est régi par les mêmes lois que tout le reste. Autrement dit, nous ressemblons à l’élémentarité parce que nous en sommes faits – pas parce que nous l’avons humanisé ou contrôlé par notre esprit. Les parallèles entre l’organisation d’une vie et celle des électrons ne sont ni un accident ni une illusion, mais de la physique. (…) « Représente-toi sans cesse le monde comme un être unique » écrit Marc Aurèle. »

« Les innombrables livres produits par les spécialistes du vivant, les biologistes, tiennent pour évident la classification de tous les objets en deux catégories : ceux qui sont animés et ceux qui sont inertes (...) Mais ils se gardent bien de préciser en quoi consiste la frontière entre les deux catégories » dit Albert Jacquard dans « La légende de la vie ».

« Le vitalisme selon lequel les êtres vivants possèdent une qualité intrinsèque qui les distingue des objets inanimés, est mort » annonce John Maddox dans « Ce qu’il reste à découvrir ».

Le neuroscientifique Antonio R. Damasio écrit dans « L’erreur de Descartes » :

« Comme vous l’avez vu, j’ai combattu dans ce livre à la fois la conception dualiste de Descartes selon laquelle l’esprit est distinct du cerveau et du corps et ses variantes modernes. Selon l’une de ces dernières, il existe bien un rapport entre l’esprit et le cerveau, mais seulement dans le sens où l’esprit est une espèce de programme informatique pouvant être mis en œuvre dans une sorte d’ordinateur appelé cerveau (…) Quelle a donc été l’erreur de Descartes ? (…) On pourrait commencer par lui reprocher d’avoir poussé les biologistes à adopter – et ceci est encore vrai à notre époque – les mécanismes d’horlogerie comme modèle explicatif pour les processus biologiques. Mais peut-être cela ne serait-il pas tout à fait équitable ; aussi vaut-il mieux se tourner vers le « Je pense, donc je suis ». (…) Prise à la lettre, cette formule illustre précisément le contraire de ce que je crois être la vérité concernant l’origine de l’esprit et les rapports entre esprit et corps. Elle suggère que penser, et la conscience de penser, sont les fondements réels de l’être. Et, puisque nous savons que Descartes estimait que la pensée était une activité complètement séparée du corps, sa formule consacre la séparation de l’esprit, la « chose pensante », et du corps non pensant qui est caractérisé par son « étendue » et des organes mécaniques. (…) A mes yeux, le fait d’exister a précédé celui de penser. Ceci est d’ailleurs vrai pour chacun de nous : tandis que nous venons au monde et nous développons, nous commençons par exister et, seulement plus tard, nous pensons. (…) C’est là qu’est l’erreur de Descartes. Il a instauré une séparation catégorique entre le corps, fait de matière, doté de dimensions, mû par des mécanismes, d’un côté, et l’esprit, non matériel, sans dimensions et exempt de tout mécanisme, de l’autre. (…) Et spécifiquement, il a posé que les opérations de l’esprit les plus délicates n’avaient rien à voir avec l’organisation et le fonctionnement d’un organisme biologique. (…) Dans le problème de l’esprit, du corps et du cerveau, l’erreur de Descartes continue à exercer une grande influence. (…) En fait, si l’on peut considérer l’esprit séparément du corps, on peut peut-être même essayer de le comprendre sans faire appel à la neurobiologie, sans avoir besoin de tenir compte des connaissances de neuro-anatomie, de neurophysiologie et de neurochimie. (…) On peut aussi voir un certain dualisme cartésien (posant une séparation entre le cerveau et le corps) dans l’attitude des spécialistes des neurosciences qui pensent que les processus mentaux peuvent être expliqués seulement en termes de phénomènes cérébraux, en laissant de côté le reste de l’organisme, ainsi que l’environnement physique et social (…) L’idée d’un esprit séparé du corps a semble-t-il également orienté la façon dont la médecine occidentale s’est attaquée à l’étude et au traitement des maladies. (…) Le phénomène mental n’a guère préoccupé la médecine classique et, en fait, n’a pas constitué un centre d’intérêt prioritaire pour la spécialité médicale consacrée à l’étude des maladies du cerveau : la neurologie. (…) Depuis trois siècles, le but des études biologiques et médicales est de comprendre la physiologie et la pathologie du corps proprement dit. L’esprit a été mis de côté, pour être surtout pris en compte par la philosophie et la religion, et même après qu’il est devenu l’objet d’une discipline spécifique, la psychologie, il n’a commencé à être envisagé en biologie et en médecine que récemment. (…) La conséquence de tout cela a été l’amoindrissement de la notion d’homme telle qu’elle est prise en compte par la médecine dans le cadre de son travail. Il ne faut pas s’étonner que l’impact des maladies du corps sur la psychologie ne soit considéré que de façon annexe ou pas du tout. (…) On commence enfin à accepter l’idée que les troubles psychologiques, graves ou légers, peuvent déterminer des maladies du corps proprement dit (…) La mise à l’écart des phénomènes mentaux par la biologie et la médecine occidentales, par suite d’une vision cartésienne de l’homme, a entraîné deux grandes conséquences négatives. La première concerne le domaine de la science. La tentative de comprendre le fonctionnement mental en termes biologiques généraux a été retardée de plusieurs décennies, et il faut honnêtement reconnaître qu’elle a à peine commencé. Mieux vaut tard que jamais, bien sûr, mais cela veut dire tout de même que les problèmes humains n’ont jusqu’ici pas pu bénéficier des lumières qu’aurait pu leur apporter une compréhension profonde de la biologie des processus mentaux. La seconde conséquence négative concerne le diagnostic et le traitement efficace des maladies humaines. (…) Une conception faussée de l’organisme humain, combinée à l’inflation des connaissances et à une tendance accrue à la spécialisation, concourent à diminuer la qualité de la médecine actuelle plutôt qu’à l’augmenter. »

Les deux physiciens quantiques Serge Haroche et Jean-Michel Raimond, ayant trouvé tout récemment le lien entre les mondes microscopique et macroscopique (ou encore quantique et classique), au travers du mécanisme dit de décohérence, écrivent : « Encore une fois il n’y a qu’un monde. »

Donnons la parole à quelques philosophes et scientifiques dualistes :

Prenons l’exemple du philosophe Schopenhauer qui oppose l’étude des sciences et l’étude de l’homme dans « Le Monde comme volonté et comme représentation » :

« Excepté l’homme, aucun être ne s’étonne de sa propre existence…. Quant au contenu des sciences, ce n’est proprement que le rapport des phénomènes entre eux, conformément au principe de raison et en vue du pourquoi, qui n’a de valeur et de sens que par ce principe. »

Il oppose sciences et philosophie :

« Le propre de la philosophie, c’est qu’elle ne suppose rien de connu, mais […] tout lui est également étranger et problématique, non seulement les rapports des phénomènes, mais les phénomènes eux-mêmes »

Et il oppose l’homme au reste du monde…

Comme le remarquait Léon Trotsky dans « Le marxisme et notre époque », « Ayant défini la science comme la connaissance des lois objectives de la nature, l’homme s’est efforcé avec obstination de se soustraire lui-même à la science (...) Marx a définitivement privé l’homme de ces odieux privilèges (...) »

« Marx a porté son attention sur tous ces problèmes et a tracé la voie à l’étude scientifique de l’histoire conçue comme un processus unique, régi par des lois, quelles qu’en soient la prodigieuse variété et toutes les contradictions. » écrivait Lénine dans "Karl Marx et sa doctrine".

Le marxisme considère effectivement que l’homme et sa conscience font partie du monde matériel mais cela ne suppose pas un réductionnisme.

« Nous « réduirons » certainement un jour par la voie expérimentale la pensée à des mouvements moléculaires et chimiques dans le cerveau ; mais cela épuise-t-il l’essence de la pensée ? » écrivait Friedrich Engels dans « Dialectique de la Nature ».

L’idéologie de la séparation, celle entre l’homme et la nature, entre l’animal et l’homme, entre le cerveau et la conscience, entre l’homme conscient et la société, entre la matière et de la vie, entre l’inné et l’acquis, ce dualisme reste l’idéologie dominante malgré les remises en question dues aux progrès des connaissances. Parce que son véritable fondement est social. C’est un des piliers de la société divisée en classes. Si la pensée est séparée de la société, les penseurs sont également des gens à part. C’est ce que développe par exemple Aristote dans « Politique », justifiant l’existence et la domination de la classe esclavagiste grecque par un dualisme de la nature, entre cerveau et corps, entre hommes machines et hommes pensants, entre dominants et de dominés, entre l’homme et la femme. Ainsi, l’homme dominerait la nature, la conscience dominerait le corps, le maître d’esclave dominerait l’esclave et l’homme dominerait la femme, du fait d’un même mécanisme naturel. Se battre contre ce dualisme fataliste est une position philosophiquement engagée, parce qu’elle s’oppose non seulement à un courant de pensée mais à l’ordre social au pouvoir. En affirmant « Nous ne connaissons qu’une seule science : la science de l’histoire. », dans « L’idéologie allemande » (1845), Karl Marx et Friedrich Engels ne se contentaient pas d’annoncer leur conviction matérialiste, ils avançaient un programme d’étude et une méthode. La science devenait une activité sociale faisant partie du combat historique.

La suite

Messages

  • Ilya Prigogine dans « La fin des certitudes » :

    « Nous considérer comme étrangers à la nature implique un dualisme étranger à l’aventure des sciences aussi bien qu’à la passion de l’intelligibilité. »

  • « La renaissance du temps » de Lee Smolin :

    « Nous sommes habitués à nous voir comme ne faisant pas partie de la nature et notre technologie comme une violence faite au monde naturel. Mais que notre fantasme soit celui de conquérir la nature ou celui que la nature nous survivre, nous avons atteint les limites de l’utilité de l’idée selon laquelle nous sommes séparés de la nature. Si nous voulons survivre en tant qu’espèce, nous avons besoin de nous voir d’une autre façon, dans laquelle nous-mêmes et tout ce que nous fabriquons et faisons est aussi naturel que les cycles du carbone et de l’oxygène dont nous sommes issus et auxquels nous participons à chaque respiration. Pour commencer cette tâche, nous devons comprendre les racines de la distinction entre l’artificiel et le naturel. Elles ont beaucoup à voir avec le temps. L’idée fausse que nous devons laisser derrière nous est l’idée que ce qui est lié au temps est illusoire et que ce qui est intemporel est réel… Certains placent l’artificiel au-dessus du monde naturel des choses vivantes parce que – étant le fruit d’esprits plutôt que d’une évolution aveugle et sans âme – il est plus proche de la perfection absolue et de ce fait, de l’intemporalité. D’autres louent le naturel, y voyant une pureté que n’ont pas les constructions artificielles… Pour échapper à ce piège conceptuel, nous avons besoin d’éliminer l’idée que tout est, ou pourrait être, hors du temps. Nous devons voir tout ce qui compose la nature, en nous y incluant nous-mêmes avec nos technologies, comme lié au temps et faisant partie d’un système plus vaste et en perpétuelle évolution… Nous avons besoin d’une nouvelle philosophie, anticipant la fusion du naturel et de l’artificiel en réalisant une conciliation des sciences naturelles et des sciences sociales, où l’agent humain prend sa juste place dans la nature…. Un point du programme de cette nouvelle philosophie est de sauver la cosmologie d’une errance non scientifique, en reconnaissant le rôle central du temps à l’échelle cosmologique. »

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