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Turquie : l’alternative n’est pas entre dictature et démocratie mais entre bourgeoisie et prolétariat et entre révolution et contre-révolution

jeudi 5 novembre 2015, par Robert Paris

Turquie : l’alternative n’est pas entre dictature et démocratie mais entre bourgeoisie et prolétariat et entre révolution et contre-révolution

La gauche réformiste turque pensait tenir sa victoire et elle a perdu : c’est la droite conservatrice, violente contre le mouvement ouvrier, violente contre la démocratie, violente contre les kurdes, violente contre les Syriens qui a triomphé. La bourse turque a immédiatement engrangé cette victoire ! Toute la classe dirigeante turque a fêté ce succès, le clan militaire comme le clan d’Erdogan. Le gouvernement, qui est fortement soupçonné d’avoir mis lui-même une bombe dans une manifestation pacifique de la gauche, a cependant remporté l’élection « démocratique » !

Depuis des mois, le Gouvernement AKP et le Président R.T. Erdogan cherchent à exacerber les tensions en Turquie, espérant en retirer un gain politique. Ils visent systématiquement le HDP, les syndicats, les journalistes et, généralement, les milieux qui travaillent pour la paix. De par sa politique de tension, Erdogan est directement à l’origine de ces attaques qui sèment la terreur au sein de la population. Jamais les dirigeants de la Turquie n’avaient autant exalté la terreur. Les déclarations incendiaires des figures de proue de l’AKP ont provoqué les attaques terroristes les plus meurtrières de l’histoire de la Turquie. Le Ministre turc de l’intérieur l’a déclaré ouvertement : « Quiconque résiste sera neutralisé. » Quelques j ours avant l’attentat d’Ankara, Sedat Peker, chef de la mafia et grand partisan d’Erdogan, avait déclaré : « Ils vont se noyer dans leur propre sang. Je suis le compatriote d’Erdogan. »

Malgré les appels à la paix et au cessez-le feu, l’Etat persiste dans la guerre

Bien sûr, Erdogan a affirmé que l’attentat sanglant contre la manifestation de la gauche était le fait de Daesch, a prétendu que la gauche pro-kurde et Daesch faisaient basculer le pays dans la violence. Bien sûr, il s’en est servi pour museler la campagne électorale de la gauche, notamment en occupant télé et radios de gauche, tout en disposant, lui, de tous les média d’Etat. Mais l’essentiel n’est pas là.

Ce qui a surtout permis au parti islamiste conservateur d’Erdogan de reprendre la majorité contre la gauche, malgré un bilan social et politique désastreux, malgré l’effondrement économique, malgré la montée des violences, malgré la corruption et les reculs démocratiques, c’est surtout l’engagement d’Erdogan dans la guerre au Kurdistan (contre le PKK) et en Syrie (contre Daesch).

Le clan de la bourgeoisie le plus important s’opposant au parti d’Erdogan est celui des conservateurs laïcs militaires, celui du pouvoir militaire or la perspective de la reprise de la guerre contre les Kurdes en même temps que de la guerre en Syrie a entraîné ce clan de son alliance avec la gauche vers une alliance avec les islamo-conservateurs. Les travailleurs et les jeunes qui se mobilisaient dans les rues contre le pouvoir ont pu croire momentanément que les élections bourgeoises allaient permettre de rebattre les cartes dans la politique turque, d’ouvrir une période démocratique, plus ouverte vis-à-vis des Kurdes, plus pacifique, plus sociale.

C’est le contraire qui s’est produit. Les illusions que semait la gauche se sont une fois de plus retournées non seulement contre elle mais surtout contre le peuple travailleur. La gauche réformiste, une fois de plus, dressait une perspective évitant de rompre avec la bourgeoisie, avec son système en voie d’effondrement, avec ses choix de classe, avec son appareil d’Etat.

C’est la nième fois que la gauche réformiste, politique et syndicale, alliée au clan démocratique kurde, tente de faire passer la démocratisation de la société turque comme une perspective crédible. Et c’est aussi la nième fois que cela se termine par un bain de sang aggravé, par la démoralisation des masses populaires et des travailleurs, des nombreux militants de ces milieux qui se seront sacrifiés pour une cause sans valeur, celle d’une démocratie bourgeoise impossible dans un pays où la plus grande partie de la classe dirigeante n’est autre qu’un clan dirigeant l’armée (comme en Egypte ou en Algérie).

La démocratie est d’autant moins une perspective possible dans le cadre bourgeois que la classe bourgeoise turque voit ses possibilités économiques et sociales détruites par les effets de la crise mondiale du capitalisme qui s’attaque actuellement partout aux pays dits émergents dont la Turquie faisait partie. Ce n’est pas que le clan islamo-conservateur de Perdogan ait plus de solutions économiques pour sortir le pays de l’ornière : il en a plus pour écraser la classe ouvrière et les milieux populaires, pour museler la jeunesse et les couches petites bourgeoises démocratiques, plus pour écraser les Kurdes et les Syriens.

Rompre avec la politique de terreur d’Etat qui a caractérisé la Turquie nécessiterait de rompre avec la classe dirigeante, avec la société et les perspectives bourgeoises, ce dont la gauche politique et syndicale n’a jamais été capable.

Ce ne sont pas les mobilisations sociales qui ont manqué à l’histoire de la Turquie. Bien au contraire, les masses populaires se sont maintes fois trouvées dans des situations explosives pré-révolutionnaires où les classes dirigeantes étaient déstabilisées et très menacées par une classe ouvrière et une jeunesse combatives. Ce sont même des vagues successives de mobilisations, de militantisme qu’a connu la Turquie et toujours pour retomber dans la même ornière : des perspectives bourgeoises démocratiques qui ne sont qu’une impasse. A chaque fois, le clan militaire conservateur bourgeois a gardé le vrai pouvoir et ce sont les milieux populaires qui ont donné leur sang. Pour rien !

Il n’est pas inutile de rappeler les épisodes sociaux et politiques explosifs qu’a connu le pays.

Le premier est la montée révolutionnaire qui a menacé l’empire ottoman avant la première guerre mondiale, qui a amené l’empire à lancer un premier massacre des Arméniens et Assyro-chaldéens comme dérivatif sans parvenir à empêcher la venue au pouvoir d’un clan bourgeois conservateur. Ce dernier a lui-même été menacé, avec la guerre mondiale, par l’effondrement de l’empire et a, lui aussi, de noyer la montée révolutionnaire, notamment celle des peuples opprimés de l’empire, dans un nouveau bain de sang. Le clan nationaliste militaire et bourgeois, celui d’Atatuk, malgré les calculs des grandes puissances qui entendaient dépecer entièrement l’empire, a réussi à redresser la situation et à conserver le pouvoir en jouant sur la corde nationaliste. L’armée s’est ainsi drapée dans un rôle pseudo révolutionnaire, anti-impérialiste et national.

C’est toujours sur cette corde nationaliste que va surfer ce clan militaire jusqu’à nos jours. Il lui suffira de présenter le spectre d’une scission du pays du fait de la guerre civile au Kurdistan pour tromper les masses petites bourgeoises et les milieux populaires. C’est exactement ce qu’elle continue à faire aujourd’hui, démontrant une fois de plus qu’un peuple qui en opprime un autre ne peut être un peuple libre.

Cela a été démontré une première fois contre les Arméniens, la répression violente contre ceux-ci ayant permis de canaliser les révoltes des peuples de Turquie, la révolte arabe mais aussi celle des Kurdes dont les chefs ont été les fers de lance du génocide arménien et assyro-chaldéen. Cela a été ensuite démontré par le retournement des Turcs contre les Kurdes et par l’utilisation de l’oppression du Kurdistan pour fonder le nationalisme turc.

Les situations de crise sociale et politique se sont répétées : 1960, 1967-1971, 1977-1980, se terminant toujours, après une montée ouvrière et populaire, par la victoire de la contre-révolution militaire bourgeoise nationaliste. A chaque fois, la gauche politique et syndicale a mené dans le fossé une situation explosive qui menaçait la bourgeoisie.

Certes, la gauche bourgeoise démocratique revendique plus de liberté au Kurdistan, plus de démocratie dans tout le pays, la fin des violences, la fin de l’oppression des clans conservateurs mais elle omet de souhaiter la fin de la dictature de la classe bourgeoise qui est la clef de toutes les attaques anti-démocratiques. Elle prétend œuvrer pour mieux développer le pays dans le cadre mondial de la bourgeoisie capitaliste et utiliser le cadre démocratique pour des relations sociales apaisées au moment même où la situation économique et sociale, sans parler des guerres et guerres civiles multiples, démontre que cette perspective est illusoire.

La bourgeoisie, et pas seulement la bourgeoisie turque, est plutôt en train de fourbir ses armes, de préparer partout des guerres et des guerres civiles, et d’abord de déclarer la guerre à la classe ouvrière, de vider de tout contenu la faible démocratie bourgeoise, et cela même dans les vieux pays démocratiques. Elle cherche plutôt à casser partout le prolétariat et ses organisations syndicales, même si elles sont parfaitement intégrées à la bourgeoisie et à son Etat. Ce n’est pas en Turquie, en pleine crise économique et sociale, que la gauche démocratique peut être une perspective pour autre chose que détourner la colère populaire et ouvrière et l’amener vers une voie de garage. On vient encore récemment de le voir chez son voisin et adversaire traditionnel, la Grèce (encore une cause d’affrontement guerrier qui a fondé le nationalisme turc et plombé la politique du prolétariat). Dans ce pays, la gauche réformiste de Tsipras est même parvenue à sortir par deux fois vainqueur des élections bourgeoises mais c’est seulement pour enfoncer le pays dans les sacrifices sociaux et financiers en faveur de la grande bourgeoisie sous prétexte de ne pas sortir du cadre bourgeois et capitaliste. En Turquie comme en Grèce et partout dans le monde, il n’y pas de perspective propre de la gauche démocratique : le seul choix est le prolétariat révolutionnaire ou la bourgeoisie contre-révolutionnaire.

Il est bel et bien révolu, le temps où la République turque affichait de fringants taux de croissance à la chinoise (jusqu’à 9 % en 2010) jalousés par ses voisins européens. Aujourd’hui, le pays peine à dépasser la barre des 3 % et accuse une inquiétante hausse de son taux de chômage (environ 11 %) et du niveau d’inflation. Un sérieux revers pour "le miracle turc".

"La Turquie traverse une période très difficile, elle a perdu sa boussole, ses ancrages économiques".

Dans ce climat économique, les grands objectifs affichés par Erdogan pour 2023 et le centenaire de la République semblent hors d’atteinte. "Il voulait hisser la Turquie parmi les dix principales puissances économiques mondiales, rappelle Sinan Ülgen. Résultat : le pays recule actuellement au classement (18e place, NDLR)." Renvoyés également aux calendes grecques, le pari des 25 000 dollars de revenu annuel par habitant ou le PIB national à 2 000 milliards. Des revers qui laissent à penser que "la voie vers un plus grand bien-être pour tous", tracée par le leader turc, semble donc plus tortueuse que prévu. La véritable perspective d’Erdogan est guerre intérieure contre les travailleurs, les jeunes, les femmes et les kurdes et guerre extérieure envers la Syrie.

C’est la classe ouvrière turque qui a subi l’essentiel des attaques de l’AKP. Comme partout, les capitalistes en Turquie ont saisi l’occasion de la crise financière de 2008 pour réduire les salaires et faire baisser le coût du travail. Au début de 2009, le chômage s’élevait à 16 pour cent. La croissance a depuis lors été réalisée en ne créant pratiquement aucun nouvel emploi. Au contraire, la menace des licenciements a été utilisée pour forcer ceux qui travaillent encore à travailler plus pour gagner moins et, dans de nombreux cas, à accepter d’aller travailler pour des sous-traitants ou en contrat d’intérim.

D’après une étude publiée en 2011, la Turquie avait le deuxième plus haut niveau d’inégalité de revenus des 34 pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), avec des statistiques qui étaient à peine meilleures que celles du Mexique et légèrement moins bonnes que le troisième pays le plus inégalitaire, à savoir les États-Unis.

Comme leurs homologues en Grèce et dans le reste de l’Europe, les travailleurs turcs sont confrontés à une offensive brutale des banques internationales et des grands groupes, qui voient le pays comme une plateforme de travail à bas coût et une source de profits juteux.

Même si des centaines de milliers de travailleurs ont participé aux grèves et aux manifestations conduites par les syndicats le 5 juin, la classe ouvrière dans son ensemble ne s’est pas encore engagée de manière décisive dans la lutte. Les syndicats turcs n’ont rien fait jusqu’à présent pour lutter contre le gouvernement d’Erdogan. Ils ont au contraire endossé ses mesures pro-capitalistes en réponse à la crise de 2008 en le rejoignant pour sponsoriser une campagne s’appuyant sur le slogan, « Allez faire des achats. »

Les syndicats ne veulent pas voir une confrontation décisive avec ce gouvernement. Ils sont déjà largement intégrés dans les comités consultatifs de l’Union européenne, qu’ils soutiennent, et sont allés jusqu’à soutenir l’imposition par l’UE des mesures d’austérité à la Grèce voisine et ailleurs.

Un mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière pour faire tomber le gouvernement d’Erdogan ne peut émerger qu’indépendamment de ces syndicats et en rébellion contre eux.

La Turquie est à la croisée des chemins. Les travailleurs turcs qui entrent en lutte sont confrontés à un choix difficile. Est-ce qu’ils seront attirés encore plus directement dans des guerres sectaires sanglantes promues par l’impérialisme en poursuite d’intérêts stratégiques et financiers, des guerres qui risqueraient d’éclater en une conflagration mondiale impliquant l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine et d’autres puissances ?

Ou bien est-ce que la classe ouvrière fera progresser sa propre solution socialiste par une lutte révolutionnaire indépendante, tirant les masses d’opprimés et de pauvres des campagnes derrière elle, contre l’impérialisme et toutes les sections de la bourgeoisie turque, islamistes comme laïcs ?

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