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Introduction à « L’Etat et la Révolution » de Lénine

dimanche 21 août 2016, par Robert Paris

"La Commune de Paris (1871) est la première tentative de la révolution prolétarienne pour briser la machine d’Etat bourgeoise. Elle est la forme politique enfin trouvée par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé."

Lénine dans "L’Etat et la révolution".

Introduction à « L’Etat et la Révolution » de Lénine

Par Robert Paris

L’ouvrage de Lénine intitulé « L’Etat et la Révolution » me semble le plus important de toute la bibliographie marxiste mondiale et de toutes les époques. Ce n’est bien entendu ni une panacée ni une bible et Lénine n’est pas un dieu, ni pour nous ni à ses propres yeux, pas plus que Marx n’était un prophète pour Lénine. Mais quiconque veut se faire une idée précise de ce qu’est le marxisme, de ce qu’est la conception communiste, de ce qu’est le léninisme, de ce que pensaient les dirigeants russes peu avant la révolution d’Octobre, doit absolument avoir lu et relu, étudié et même commenté par écrit ou oralement cet ouvrage fondamental sur une question qui ne l’est pas moins : la nature de l’Etat, question qui, au XXIe siècle, reste une véritable énigme pour des millions d’opprimés. Et pourtant, en l’absence d’une compréhension de ce qu’est l’Etat et de son lien avec la lutte des classes, les opprimés ne peuvent pas se libérer, quelle que soit la force de leur lutte, quel que soit le rapport de forces entre exploiteurs et exploités et la radicalité de leur affrontement.

L’ouvrage de Lénine est centré sur le rappel des points de vue de Marx et d’Engels sur la nature de classe de l’Etat. Il les cite abondamment et en détails, non dans un seul ouvrage mais dans l’ensemble de leur œuvre et cela n’a nullement un but littéraire ou un objectif de vérité théorique mais un but politique direct. Ce n’est ni par révérence à des maîtres à penser respectés ni par goût de la citation que Lénine écrit ainsi, ni par souci de conformité formelle à des écrits des maîtres dont les leçons seraient éternelles, comme les chefs religieux, mais parce que le combat révolutionnaire qu’il mène nécessite en premier la conscience claire de la nature de l’Etat, nature qui a fait l’objet d’une analyse fondamentale de Marx et d’Engels, analyse tirée de l’étude des expériences historiques et de la science marxiste de l’Histoire. S’en passer, c’est équivalent à se passer des connaissances fondamentales en chirurgie au moment même de pratiquer une opération particulièrement vitale.

Introduction de « L’Etat et la révolution » de Lénine

Pour nombre de gens, y compris de militants qui croient inscrire leur action dans les pas de Lénine, ceux des partis staliniens ou maoïstes par exemple, le socialisme et le communisme, ce seraient l’Etat fort, et même l’Etat dictatorial, au sens erroné où ils ont compris la notion de « dictature du prolétariat » comme un appareil d’Etat placé au-dessus de la population travailleuse et en dehos d’elle et qui serait, selon eux, capable de savoir à la place des prolétaires eux-mêmes, en dehors de leur auot-organisation, ce qui serait bon pour ce peuple travailleur et pour l’avenir de l’humanité. Cette conception, stalinienne et non léniniste, rejoint en fait celle des dirigeants social-démocrates réformistes, des dirigeants prolétariens opportunistes, des dirigeants syndicalistes bureaucratiques. Pour ces derniers, le socialisme n’est qu’un étatisme, qu’une organisation de la société par le gouvernement, qu’une manière de gouverner l’économie, en la régulant et en la corrigeant par la planification d’état, sans aucun contrôle révolutionnaire des masses prolétariennes tout en le faisant soi-disant dans leur intérêt.

A l’inverse, l’un des principaux mérites de l’ouvrage de Lénine « L’Etat et la révolution » démontre que le communisme et le socialisme pour Marx et Engels et ses successeurs communistes révolutionnaires s’inscrit dans une démarche non de construction de l’Etat fort mais de destruction de l’appareil situé en dehors de la population et au dessus d’elle que représente historiquement l’Etat !!!

Pour Lénine, à la suite de Marx, l’Etat, appareil de répression, bande d’hommes en armes pour faire face aux exploités et aux opprimés, est d’abord l’antithèse de la révolution sociale !!!

L’Etat, organisation centralisée des classes dirigeantes, sert d’abord à contrer et à écraser les révolutions. Il se renforce et se concentre à l’occasion des conflits sociaux et des insurrections.

L’Etat socialiste fort, mythe stalinien repris par des sociaux-démocrates et des syndicalistes réformistes, n’est nullement tiré des écrits de Marx et Engels. Au contraire, c’est par une trahison des écrits de ces derniers que les opportunistes et les réformistes ont fait croire que le marxisme était un étatisme. On se souvient que, notamment dans « La critique du programme de Gotha », Marx et Engels s’étaient insurgés de leur vivant contre l’interprétation mensongère, étatiste justement, de leur pensée et de leur action.

Le stalinisme n’a eu qu’à prendre la suite des mensonges et des trahisons réformistes, ainsi que le maoïsme, en affirmant que le socialisme n’est pas un Etat s’éteignant mais se renforçant, sans cesse plus policier, plus monolithique, plus dictatorial, plus nationaliste, plus oppressif…

Réformistes, opportunistes, staliniens et nationalistes petits bourgeois, tous soi-disant socialistes et même prétendument marxistes, se rejoignent dans l’argumentaire selon lequel Marx et Engels auraient combattu les anarchistes en défendant la nécessité de l’Etat fort, auraient combattu aussi les spontanéistes en défendant la dictature du parti unique, du syndicat unique, de la direction politique unique, pour ne pas parler du potentat unique au pouvoir…

Lénine s’est justement chargé de détruire ce mensonge grossier, démontrant, citations à l’appui, que l’argumentaire de Marx et Engels contre les anarchistes ne signifiait nullement la pérennité socialiste d’un Etat situé au-dessus de la population. Si Marx et Engels, tout comme Lénine, défendent la nécessité de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire la nécessité pour le prolétariat d’ôter tout le pouvoir politique et économique à la classe capitaliste, la nécessité de casser l’appareil étatique à son service et de mettre pour cela en place un nouvel appareil d’état entièrement dirigé par le prolétariat organisé, cela ne signifie nullement que le nouvel Etat sera exactement du même type. Bien au contraire, Marx et Engels rappellent sans cesse que la Commune de Paris de 1871 a montré de quel type sera cet Etat ouvrier, que ce sera un Etat-commune fondé sur les organisations politiques de masse de la population travailleuse, sur les conseils, sur les comités, sur les clubs populaires, discutant et décidant, cumulant tous les pouvoirs, mais contrôlés par la population et soumis à ses décisions. Ce sera un Etat d’autant plus faible que les classes exploiteuses seront plus sévèrement et défintivement battues et donc un Etat s’éteignant en tant qu’Etat. Marx et Engels ne cessent jamais de répéter que, tant qu’il y aura un Etat, c’est que la société sera encore barbare. L’Etat socialiste, c’est une expression fausse : plus il est socialiste et moins il y a d’Etat. L’Etat ouvrier reste contradictoire. Certes, il réprime les classes exploiteuses et leurs défenseurs mais le gardien de prison n’est pas libre, la société qui a besoin du policier n’est pas libre, le monde en guerre sociale n’est pas encore libre. Tant que la société en reste à devoir réprimer, c’est qu’elle n’est pas encore entièrement socialiste. Le socialisme, c’est l’Etat dépérissant, c’est l’Etat s’éteignant, n’ayons pas peur de le souligner plusieurs fois contre tous les étatistes…

Lénine rappelle sans cesse qu’Etat et Révolution sont deux opposés dialectiques inséparables, l’Etat ouvrier n’étant que la manière historique d’en finir avec l’Etat comme avec toutes les formes de la barbarie, l’exploitation, l’oppression, la guerre…

En effet, la révolution sociale face au capitalisme, ce sont les masses populaires s’emparant du domaine politique, prenant elles-mêmes les décisions et s’organisant pour cela, s’armant, se donnant tous les pouvoirs, économique, social, juridique, administratif, militaire, et les ôtant aux classes dirigeantes. Les masses à la tête de l’Etat, cela signifie que l’Etat n’a plus du tout le même rôle, la même signification, qu’il n’est plus placé au-dessus de la société.

Ce qui va advenir de la révolution russe, suite à l’isolement, à la misère, à la famine, dus à la guerre civile et à la trahison des révolutions européennes, la dégénérescence stalinienne, ne va pas contredire ce qui est dit plus haut car si, lorsque la révolution sociale est une avancée spectaculaire vers le socialisme l’Etat dépérit, il se conserve au contraire quand la révolution sociale recule, péricilite, se démoralise.

Le triomphe stalinien, maoïste, nationaliste, tous ces pseudo-socialismes, ces faux marxismes ont prospéré sur des défaites prolétariennes : Finlande 1918, Hongrie 1919, Italie 1920, Pologne 1920, Allemagne 1921 et 1923, Allemagne 1933, Espagne 1936 et on en passe…

La conception de l’Etat de tous les Staline, les Mao, les Pol Pot ou les Castro n’a rien à voir avec la conception des Marx, Engels et Lénine.

Ces derniers ont affirmé que l’Etat ouvrier n’est plus tout à fait un Etat, qu’il ne domine pas la population laborieuse, qu’il est l’émanation des travailleurs auto-organisés, qu’il est un Etat en voie de dissolution et pas en voie de renforcement, qu’il se dissous d’autant plus que la classe prolétarienne a réussi à démolir le pouvoir de l’ancienne classe exploiteuse, d’autant plus que la classe ouvrière voit son rapport de forces mondial s’améliorer par l’extension de la révolution et la transformation sociale et économique de la société, la mise au service de tous des moyens autrefois monopolisés par une infime minorité.

Ces reflexions de Lénine, ce rappel des véritables positions de Marx et Engels, prennent d’autant plus de poids qu’elles sont écrites peu après la révolution russe d’Octobre, peu après la mise en place du nouvel Etat ouvrier, le deuxième après la Commune de Paris de 1871 que Marx citait en exemple comme premier Etat ouvrier au monde. Et elles sont d’autant plus marquantes qu’elles sont diamétralement opposées aux thèses qui seront celles des staliniens, diffusées partout dans le monde comme thèse marxiste officielle, imposées par les partis dits « communistes », devenus staliniens. Et ce n’est pas une divergence théorique. Les états des staliniens sont à l’opposé diamétral du pouvoir démocratique des travailleurs de la Russie issue de la révolution d’Octobre, non seulement en ce qui concerne la démocratie, les méthodes, les politiques, mais aussi les buts, les perspectives.

L’Etat ouvrier russe depuis Octobre 1917, c’est l’Etat fondé sur les soviets, c’est l’Etat-Commune, c’est le pouvoir des soviets, ce sont les travailleurs des villes appuyés sur ceux des campagnes et sur les nationalités opprimées, débutant une vague révolutionnaire internationale visant le socialisme mondial et certainement pas un « socialisme national » - absurdité théorique et mensonge stalinien-, ni un étatisme.

En mettant en avant le socialisme international et, en guise d’Etat, le pouvoir aux travailleurs organisés en soviets et l’Etat-Commune, Lénine va exactement dans le sens inverse de celui qui sera pris par l’Etat russe bureaucratique après 1923.

Si la révolution socialiste débutée en Russie vise le renversement du capitalisme mondial, à commencer par les puissances impérialistes occidentales, la bureaucratie stalinienne trouve son fondement dans le statu quo avec ces mêmes puissances, dans des accords qui iront de l’entente avec la bourgeoisie impérialiste de France en 1935 à l’entente avec celle d’Allemagne en 1939, et à celle avec les puissances impérialistes anglo-américaines à partir de 1942.

La perspective du renversement du capitalisme et du socialisme mondial est complètement et ouvertement abandonnée à partir de la proclamation de la politique du « socialisme dans un seul pays ».

L’Etat en voie de dépérissement est devenu alors, par un retournement dialectique de la situation révolutionnaire en situation contre-révolutionnaire, en un pouvoir qui agit de manière fasciste contre le prolétariat, c’est-à-dire va dans le sens de la suppression de toute forme autonome d’organisation des prolétaires par eux-mêmes.

Cela ne contredit pas la thèse défendue par Lénine, bien au contraire. Le dépérissement de l’Etat est inséparable de la voie de la révolution vers le socialisme, le renforcement bureaucratique de l’Etat est inséparable de la contre-révolution et une révolution qui n’avance pas, qui n’accroît pas la domination collective sur les moyens de production et l’extension géographique comme sociale de la révolution, est une révolution qui recule, qui détruit les bases mêmes de la révolution, qui démolit les formes d’auto-organisation, la base même de l’Etat ouvrier.

Telle est la loi dialectique des deux éléments contradictoires et antagonistes, l’Etat et la Révolution, la victoire de l’un est une défaite de l’autre, mais, dans la transition révolutionnaire, les deux restent inséparables. Le prolétariat, en train de commencer à changer le monde, ne peut pas encore se passer d’Etat, comme il ne peut pas se passer de contraintes sociales, politiques et économiques, comme il ne peut se passer de l’obligation du travail, de la contrainte sociale fondamentale. C’est seulement à un stade plus avancé du socialisme que cela ne sera plus du tout nécessaire…

Mais Marx, comme Engels ou Lénine affirment que le marxisme et l’anarchisme convergent sur l’objectif de cette société communiste, une société sans classes, sans contraintes collectives sociales, et sans Etat. Ils convergent également sur l’appréciation de l’Etat qui n’est que le produit de la barbarie et non le produit politique et social le plus moderne, le plus raffiné que nous présentent aussi bien les bourgeois et petits-bourgeois réformistes, opportunistes, staliniens ou nationalistes, qu’ils se disent marxistes ou pas…

Du temps de Lénine, comme aujourd’hui, les travailleurs n’étaient pas seulement trompés sur la nature de l’Etat par leurs propres préjugés spontanés, par leurs erreurs d’interprétation des événements, par leur ignorance de la science du fonctionnement historique et par les limites de leurs expériences : ils subissaient autant qu’à l’époque actuelle la tromperie des faux amis des travailleurs, des faux dirigeants révolutionnaires, des faux leaders communistes, des opportunistes et des traîtres du mouvement ouvrier. Si les noms de ceux-ci ont changé, les fausses couleurs de leurs mensonges sont en gros les mêmes. Et il s’agit non seulement de dirigeants qui se revendiquent ouvertement du réformisme, de la collaboration avec les patrons et leur Etat et du soutien au capitalisme mais y compris de leaders qui se disent marxistes, communistes, révolutionnaires, qui se cachent prétendument derrière Marx et Engels ou prétendent en avoir assimilé les leçons. Il s’agit de courants politiques et sociaux qui se cachent derrière des terminologies radicales pour s’autoriser des prises de position opportunistes ou traitresses envers les intérêts politiques et sociaux du prolétariat révolutionnaire.

Certains de ces courants vont jusqu’à vouloir faire croire que l’Etat n’est pas bourgeois mais démocratique et au service du bien collectif, qu’il n’est pas capitaliste mais influencé d’un côté par le Capital et de l’autre par le Travail, qu’il n’est pas impérialiste mais national, prospère et développé, qu’il n’est pas une arme de guerre contre les travailleurs et les peuples mais peut être, sans être renversé, un instrument de changement et de progrès. D’autres se disent d’accord avec la notion marxiste d’ « Etat aux mains de la classe dominante » tout en développant des illusions de transformer cet Etat et cette société en un cadre qui deviendrait plus favorable aux travailleurs et aux peuples. Ils développent des illusions, à différents niveaux, sur l’effet favorable qu’aurait la participation aux institutions de l’Etat ou qui lui sont plus ou moins liées. Ils font croire que certaines d’entre elles auraient un rôle plus social, plus contrôlé par le « peuple », moins classistes, comme si toutes ne ramenaient pas à leur maître, l’Etat de classe, qu’il s’agisse de la police, de l’armée, des forces spéciales, de la justice, des prisons, de l’administration, des élections et des assemblées bourgeoises, des bureaucraties syndicales, des organismes de collaboration entre patrons, Etat et syndicats, des services publics, des média, des institutions religieuses, etc, etc…

La majorité des militants qui se revendiquent, plus ou moins, de la classe ouvrière, du socialisme, du communisme, de la révolution, d’une transformation sociale radicale, d’un combat contre le grand capital, veulent oublier, ignorent ou font semblant d’ignorer, les leçons tirées par Lénine sur ces questions dans « L’Etat et la Révolution », qu’il s’agisse de militants staliniens, maoïstes, guévaristes, et y compris la plupart des militants se disant trotskystes ou gauches communistes. Et cela ne signifie nullement que ceux qui récusent Marx et Lénine, comme les anarchistes, y voient plus clair sur la question de l’Etat. C’est même, au contraire, le point principal sur lequel achoppe toute leur analyse et aussi leur intervention, comme l’a démontré l’échec fracassant de la révolution espagnole qu’ils ont dirigé droit dans le mur.

La raison en est qu’ils privilégient l’intérêt immédiat de leur pratique quotidienne qu’ils estiment rentable pour la croissance de leur travail organisationnel et qu’ils pensent ne rien trahir en oubliant, momentanément disent-ils du fait de circonstances encore défavorables, des leçons certes justes mais pas opportunes dans les circonstances, pragmatisme oblige ! Ils sont persuadés qu’ils sauront très bien redevenir très révolutionnaires en actes et en paroles dès que cela deviendra possible, souhaitable et que cela correspondra au rapport de forces. En attendant, ils ont « le sens des réalités » et pensent que les grands principes sont à réserver pour les grandes occasions…Ceux-là ne veulent pas se payer de mots, se méfient des grandes citations, des grandes déclarations radicales et cultivent la réalité bassement matérielle, adaptée à ce qu’ils estiment « le niveau réel de conscience, de combativité et d’organisation des travailleurs » ! La plupart de ces militants, qu’ils aient lu ou pas Lénine, pensent savoir ce qu’il disait, même s’ils sont en train de développer des conceptions et une propagande diamétralement opposée.

Le but de Lénine, en écrivant cet ouvrage, n’était nullement celui d’un doctrinaire accroché à ses citations, visant un respect purement théorique et formel du texte de Mars et Engels, d’un doctrinaire et sectaire, ne visant qu’à se démarquer plutôt qu’à faire avancer le niveau réel du rapport de forces prolétariennes.

Il écrit en août 1917, alors qu’une première révolution prolétarienne, en février 1917, a renversé le régime tsariste sans éradiquer l’Etat bourgeois et que des conseils ouvriers, des conseils paysans, des conseils de soldats se sont formés dans tout le pays sans pour autant prendre le pouvoir d’Etat ni le retirer aux forces bourgeoises. Il écrit au moment même où, en Russie, l’affrontement violent entre l’Etat bourgeois et l’Etat embryonnaire des conseils ouvriers devient inévitable. Ce caractère inévitable ne signifie pas que l’ensemble des travailleurs ou que l’opinion populaire ait conscience que tel est l’enjeu de cette situation critique. Les travailleurs russes jouent depuis des mois un rôle révolutionnaire mais la conscience du rôle de l’Etat n’est pas pour autant une évidence qui leur crève les yeux. Tout le travail politique du parti bolchevik a consisté à amener cette classe ouvrière à la conscience de cette nécessité : renverser l’Etat bourgeois, désarmer la classe exploiteuse et armer le prolétariat, l’armer en particulier de la volonté de prendre le pouvoir, de diriger l’Etat et la société. Si Lénine revient sur les leçons tirées par Marx et Engels des révolutions passées, c’est parce qu’elles sont directement indispensables pour mener la lutte à son terme.

Pour nous aussi, au moment où nous nous situons, cette leçon est tout aussi fondamentale car ce moment est celui de l’effondrement du système capitaliste ayant atteint ses limites et incapable de les dépasser. Dans la situation sociale et politique qui en découle, même si elle n’est pas claire dans la conscience des travailleurs et des peuples, le moment où il sera vital que le prolétariat commence dans un pays, puis étende au maximum de pays, une révolution dans laquelle il ne se contente pas de renverser un gouvernement, de faire chuter un dictateur, de faire tomber un régime politique, mais aille jusqu’à détruire l’appareil d’Etat de la classe dirigeante, jusqu’à renverser l’Etat bourgeois.

Inutile de disserter sur les fautes, les forces et les faiblesses des révolutions égyptienne, tunisienne, syrienne et autres, si on ne comprend pas cette leçon essentielle : ces révolutions se sont arrêtées à ce point crucial, désarmer l’Etat bourgeois et armer les travailleurs, les organiser en vue de la prise de la totalité du pouvoir en mettant en place les organes de celui-ci, les conseils de travailleurs, de jeunes, de femmes, de salariés, d’ouvriers, d’employés, de paysans, de chômeurs.

Détruire l’Etat bourgeois, ce n’est pas démocratiser le régime, ce n’est pas se contenter d’élections soi-disant libres et transparentes, ce n’est pas demander l’absence de corruption et de répression. C’est supprimer tout lien entre l’Etat et les classes dirigeantes, nationales et internationales, c’est supprimer toute direction des forces armées par la hiérarchie militaire et policière, c’est anéantir tout l’édifice de l’Etat bourgeois, sa bureaucratie, ses finances, ses forces de répression, ses forces idéologiques, ses forces économiques. Cela suppose de désarmer les généraux et d’armer les travailleurs, mais d’abord de les armer de l’organisation collective indispensable que ne représentent ni les partis démocratiques, ni les syndicats démocratiques, ni les associations démocratiques.

C’est parce que telle est toute la leçon tirée par Lénine que c’est l’ouvrage le plus fondamental à lire et à faire lire et étudier par le maximum de travailleurs et de militants pour se préparer aux situations qui viennent.

Certes, Marx et même Lénine ont vécu des époques qui nous semblent lointaines et le monde a évolué. Le capitalisme n’est pas dans le même état qu’à leur époque, ni les capacités techniques, ni les situations des Etats de la planète ne sont les mêmes. Pourtant, aucun article politique n’est plus d’actualité que « L’Etat et la Révolution ». Aucun texte ne répond mieux aux questions que se posent les travailleurs et les militants égyptiens ou tunisiens, ou encore algériens ou syriens, ou encore libyens sur la cause de l’échec de leur lutte récente.

Aucun écrit politique n’a, à mon sens, une importance plus grande aujourd’hui.

Aucune leçon tirée de l’histoire des luttes de classes n’est aussi essentielle, aussi vitale.

L’Etat n’a jamais été aussi clairement au service d’une seule classe sociale, celle des possesseurs de capitaux, alors que tous les Etats de la planète, absolument tous, mobilisent toutes leurs capacités financières pour « sauver » les trusts et les banques, les financiers et les bourses, les assurances et les spéculateurs, pendant qu’ils abandonnent de plus en plus tout rôle de service public pour donner à la population accès à la santé, à l’éducation, à l’énergie, au transport, aux communications, à l’information, etc…

Dans les circonstances d’affrontements violents qui approchent à l’échelle mondiale, l’Etat est moins que jamais un organisme intermédiaire, intervenant comme tampon entre les classes sociales. Il n’est pas détourné de son rôle positif par de mauvais dirigeants politiques qu’il s’agirait seulement de virer pour redonner à l’Etat son véritable sens de « contrat social » garant du bien-être et de la sécurité des peuples.

L’Etat n’est pas déterminé par les définitions de « démocratique » ni d’ « anti-démocratique », et le même Etat peut aisément et rapidement passer d’une façade à une autre. L’Etat apparemment le plus démocratique peut à toute vitesse se transformer en dictature militaire ou en fascisme, pratiquer un bain de sang violent, lancer des guerres atroces à grande échelle et même à l’échelle mondiale, ou encore des génocides, du moment qu’il estime le danger révolutionnaire prolétarien imminent.

L’Etat a été créé par une classe sociale, pour elle, dans son intérêt exclusif et tous les Etats de la planète, sans aucune exception, sont aujourd’hui au service de la classe capitaliste, de son système, de ses lois, de sa domination. L’effondrement de 2007, loin d’affaiblir le rôle de l’Etat, l’a rendu central puisque le moteur de la locomotive de l’investissement privé n’a plus aucune force, la limite de capacité d’accumuler la plus-value ayant été atteinte par les grands succès du capitalisme. Les Etats deviennent dès lors le seul moyen de permettre au système de paraître fonctionner, et le seul moyen de préparer les contre-révolutions préventives, indispensables à la classe exploiteuse alors que la chute entraînera inévitablement des révolutions autrement profondes et radicales que celles de la première vague débutée au Maghreb et dans le monde arabe, et continuées en Europe de l’Est, en Afrique ou au Brésil…

Partout dans le monde, l’Etat est devenu le seul point solide de la classe capitaliste. C’est de lui que viendront les coups, les répressions, les guerres, les massacres, et c’est de lui que viennent les fonds énormes servant à prolonger la durée d’une fausse vie, sous perfusion, d’un état de légume maintenu artificiellement en apparence de vie et en état de souffrance minimale par des moyens palliatifs. Le système tout entier est une espèce de dictature-Sharon, faussement maintenue en vie.

Pourtant, les organisations réformistes de la classe ouvrière, loin de prendre, dans ces conditions, leur autonomie vis-à-vis de l’Etat et du système d’exploitation, historiquement dépassé, sont plus que jamais liées à eux, craignant de perdre leur rôle social tampon, craignant de perdre leurs avantages matériels et organisationnels, craignant de perdre leur poids politique et social. Ils tiennent plus que jamais au dialogue social quand il n’y a plus de possibilité d’aucun dialogue qui soit, ils tiennent plus que jamais à l’entente sociale au moment même où aucune entente n’a plus de sens, ils tiennent plus que jamais à la démocratie bourgeoise au moment même où la classe exploiteuse envisage le moment où il lui faudra clairement et violemment s’en débarrasser.

Loin de préparer les travailleurs et les peuples à leurs tâches d’avenir, ces organisations réformistes, politiques, syndicales ou associatives, sont mobilisées pour empêcher la mise en place d’organes autonomes contrôlées par les masses travailleuses et les jeunes.

Alors qu’aujourd’hui, toutes les luttes petites ou grandes doivent absolument être dirigées par des organisations autonomes, complètement indépendantes du pouvoir d’Etat et des classes dirigeantes, élues et révocables par les travailleurs, sur leurs lieux de travail et d’habitation, justement parce que c’est le seul moyen de préparer le prolétariat à son rôle de direction sociale et politique, à son rôle de direction de toutes les couches sociales révoltées, celles des prolétaires, des jeunes, des femmes, des chômeurs, des petits-bourgeois atteints par la crise. Il est indispensable que le prolétariat se constitue consciemment en future classe dirigeante. Il est indispensable que tous les efforts des militants conscients soient dirigés en ce sens. Il est indispensable qu’aucun de leurs gestes ne puisse être interprété comme un soutien à l’idée d’une possibilité d’avancer par un quelconque réformisme, d’attendre un quelconque bien de l’Etat, fusse pour combattre le terrorisme, fusse pour combattre le chômage, fusse pour combattre la guerre, fusse pour combattre le fascisme, et même surtout dans de tels buts…

C’est pourquoi militer inlassablement pour l’auto-organisation des travailleurs (comités de grève, conseils de travailleurs, d’habitants, de jeunes, de femmes, de chômeurs, se coordonnant à tous les niveaux, se constituant en assemblées interprofessionnelles, intervenant sur le terrain politique et pas seulement revendicatif) devient le point déterminant qui permet de mesurer si les militants et les groupes qui se revendiquent du socialisme et des intérêts des travailleurs les défendent vraiment.

Quiconque prétend faire avancer la cause des travailleurs en participant à la démocratie bourgeoise, même à la base, et sans construire la démocratie prolétarienne, ne fait que tromper les travailleurs.

Bien sûr, l’organisation autonome des travailleurs n’est pas un but en soi puisque nous la défendons comme le moyen d’aller vers le pouvoir aux travailleurs. Il est certain que, dès que ces organes d’expression des masses se mettront en place, la lutte s’y mènera entre révolutionnaires et réformistes. Ce combat est dès maintenant en cours et il est le seul qui permette aux travailleurs d’aller vers la perspective d’avenir pour l’humanité qu’ils sont les seuls à représenter : la perspective d’en finir avec l’exploitation capitaliste et avec tout ce qui s’y rattache, le droit des possesseurs de capitaux d’exploiter, de tuer, d’opprimer, de maintenir des dictatures, des guerres, des oppressions nationales, ethniques, religieuses, raciales, de genre et autres…

Quiconque laisse croire que l’on va encore mener longtemps des luttes défensives, purement syndicales, purement économiques, alors que le capitalisme est entré en phase nécrophile d’autodestruction spéculative des investissements privés, alors qu’il est en phase de soins palliatifs sans réforme ni recul possible, alors qu’il s’oriente vers le bain de sang contre-révolutionnaire mondial, désarme les travailleurs et les empêche de prendre conscience de leur tâche de classe.

Quiconque laisse croire que l’Etat peut être neutre dans la lutte des classes, quiconque participe aux institutions de l’Etat, même les plus démocratiques, sans construire, même de manière embryonnaire, les institutions des travailleurs, par exemple en s’activant dans les organismes démocratiques bourgeois et sans aider les travailleurs à construire leurs organisations de masse autonomes, tourne le dos au prolétariat révolutionnaire et au socialisme. Telle est la leçon de Lénine dans « L’Etat et la Révolution » !

En particulier, participer aux élections bourgeoises sans favoriser l’élection de délégués des travailleurs dans les entreprises au sein de conseils, de comités, de coordinations, d’assemblées interpro ou militer dans les syndicats sans les contester par des comités de grève, par des coordinations, par des assemblées interpro, et par une dénonciation claire et publique des politiques criminelles des bureaucraties syndicales et de leur concussion avec nos ennemis, c’est non seulement cautionner leurs politiques qui nous condamnent à la défaite mais semer des illusions sur l’Etat bourgeois et ôter la possibilité pour les travailleurs de tirer les leçons de leurs défaites et de préparer l’avenir qui est celui du renversement de tout l’Etat bourgeois, y compris ses institutions « démocratiques » qui, en période de crise, se transforment aisément en institutions de la contre-révolution, du fascisme, des massacres de masse et du terrorisme d’Etat…

Extraits de Lénine dans « L’Etat et la Révolution » :

« La lutte pour soustraire les masses laborieuses à l’influence de la bourgeoisie en général, et de la bourgeoisie impérialiste en particulier, est impossible sans une lutte contre les préjugés opportunistes à l’égard de l’"Etat". »

« A l’heure présente (début d’août 1917), cette dernière (la révolution en Russie) touche visiblement au terme de la première phase de son développement ; mais, d’une façon générale, toute cette révolution ne peut être comprise que si on la considère comme un des maillons de la chaîne des révolutions prolétariennes socialistes provoquées par la guerre impérialiste. »

« Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement. Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire. C’est sur cette façon d’"accommoder" le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. Tous les social-chauvins sont aujourd’hui "Marxistes" — ne riez pas ! Et les savants bourgeois allemands, hier encore spécialisés dans l’extermination du marxisme, parlent de plus en plus souvent d’un Marx "national-allemand", qui aurait éduqué ces associations ouvrières si admirablement organisées pour la conduite d’une guerre de rapine ! Devant cette situation, devant cette diffusion inouïe des déformations du marxisme, notre tâche est tout d’abord de rétablir la doctrine de Marx sur l’Etat. »

« D’une part, les idéologues bourgeois et surtout petits-bourgeois, obligés sous la pression de faits historiques incontestables de reconnaître que l’Etat n’existe que là où existent les contradictions de classes et la lutte des classes, "corrigent" Marx de telle sorte que l’Etat apparaît comme un organe de conciliation des classes. Selon Marx, l’Etat ne pourrait ni surgir, ni se maintenir, si la conciliation des classes était possible. Selon les professeurs et publicistes petits-bourgeois et philistins — qui se réfèrent abondamment et complaisamment à Marx ! — l’Etat a précisément pour rôle de concilier les classes. Selon Marx, l’Etat est un organisme de domination de classe, un organisme d’oppression d’une classe par une autre ; c’est la création d’un "ordre" qui légalise et affermit cette oppression en modérant le conflit de classes. Selon l’opinion des politiciens petits-bourgeois, l’ordre est précisément la conciliation des classes, et non l’oppression d’une classe par une autre ; modérer le conflit, c’est concilier, et non retirer certains moyens et procédés de combat aux classes opprimées en lutte pour le renversement des oppresseurs. Ainsi, dans la révolution de 1917, quand le problème de la signification et du rôle de l’Etat se posa dans toute son ampleur, pratiquement, comme un problème d’action immédiate et, qui plus est, d’action de masse, socialistes-révolutionnaires et menchéviks versèrent tous, d’emblée et sans réserve, dans la théorie petite-bourgeoise de la "conciliation" des classes par l’"Etat". D’innombrables résolutions et articles d’hommes politiques de ces deux partis sont tout imprégnés de cette théorie petite-bourgeoise et philistine de la "conciliation". Que l’Etat soit l’organisme de domination d’une classe déterminée, qui ne peut pas être conciliée avec son antipode (avec la classe qui lui est opposée), c’est ce que la démocratie petite-bourgeoise ne peut jamais comprendre. L’attitude que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks observent envers l’Etat est une des preuves les plus évidentes qu’ils ne sont pas du tout des socialistes (ce que nous, bolchéviks, avons toujours démontré), mais des démocrates petits-bourgeois à phraséologie pseudo-socialiste. »

« Les démocrates petits-bourgeois tels que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks, de même que leurs frères jumeaux, tous les social-chauvins et opportunistes de l’Europe occidentale, attendent précisément quelque chose "de plus" du suffrage universel. Ils partagent eux-mêmes et inculquent au peuple cette idée fausse que le suffrage universel, "dans l’Etat actuel ", est capable de traduire réellement la volonté de la majorité des travailleurs et d’en assurer l’accomplissement. »

« "L’Etat, dit Engels en tirant les conclusions de son analyse historique, n’est donc pas un pouvoir imposé du dehors à la société ; il n’est pas d’avantage "la réalité de l’idée morale", "l’image et la réalité de la raison", comme le prétend Hegel. Il est bien plutôt un produit de la société à un stade déterminé de son développement ; il est l’aveu que cette société s’empêtre dans une insoluble contradiction avec elle-même, s’étant scindée en oppositions inconciliables qu’elle est impuissante à conjurer. Mais pour que les antagonistes, les classes aux intérêts économiques opposés, ne se consument pas, elles et la société, en une lutte stérile, le besoin s’impose d’un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit estomper le conflit, le maintenir dans les limites de l’"ordre" ; et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au-dessus d’elle et lui devient de plus en plus étranger, c’est l’Etat". »

« Engels développe la notion de ce "pouvoir" qui s’appelle l’Etat, pouvoir issu de la société, mais se plaçant au-dessus d’elle et lui devenant de plus en plus étranger. Ce pouvoir, en quoi consiste-t-il principalement ? En des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons, etc. Nous avons le droit de parler de détachements spéciaux d’hommes armés, parce que la force publique propre à tout Etat "ne coïncide plus directement" avec la population armée, avec l’"organisation armée autonome de la population". Comme tous les grands penseurs révolutionnaires, Engels a soin d’attirer l’attention des ouvriers conscients précisément sur ce qui apparaît au philistinisme dominant, comme la chose la moins digne de retenir l’attention, la plus coutumière et consacrée par des préjugés non seulement tenaces, mais, pourrait-on dire, pétrifiés. L’armée permanente et la police sont les principaux instruments de la force du pouvoir d’Etat ; mais comment pourrait-il en être autrement ? Pour l’immense majorité des Européens de la fin du XIXe siècle, auxquels s’adressait Engels et qui n’avaient ni vécu ni observé de près une seule grande révolution, il ne pouvait en être autrement. Ils ne comprenaient pas du tout ce qu’est l’"organisation armée autonome de la population". A la question de savoir pourquoi est apparue la nécessité de détachements spéciaux d’hommes armés (police, armée permanente), placés au-dessus de la société et lui devenant étrangers, les philistins des pays d’Europe occidentale et de Russie sont enclins à répondre par deux-trois phrases empruntées a Spencer ou à Mikhaïlovski, en rappelant la complication croissante de la vie sociale, la différenciation des fonctions, etc. Ce rappel a une apparence "scientifique" ; il endort admirablement le vulgaire en estompant le principal, l’essentiel : la division de la société en classes irrémédiablement hostiles. »

« Voici ce qui distingue les marxistes des anarchistes : 1° Les premiers, tout en se proposant de supprimer complètement l’Etat, ne croient la chose réalisable qu’après la suppression des classes par la révolution socialiste, comme résultat de l’instauration du socialisme qui mène à la disparition de l’Etat, les seconds veulent la suppression complète de l’Etat du jour au lendemain, sans comprendre les conditions qui la rendent possible. 2° Les premiers proclament la nécessité pour le prolétariat, après qu’il aura conquis le pouvoir politique, de détruire entièrement la vieille machine d’Etat et de la remplacer par une nouvelle, qui consiste dans l’organisation des ouvriers armés, sur le modèle de la Commune ; les seconds, tout en plaidant pour la destruction de la machine d’Etat, ne se représentent que très confusément par quoi le prolétariat la remplacera et comment il usera du pouvoir révolutionnaire ; les anarchistes vont jusqu’à repousser l’utilisation du pouvoir d’Etat par le prolétariat révolutionnaire, jusqu’à repousser la dictature révolutionnaire. 3° Les premiers veulent que le prolétariat se prépare à la révolution en utilisant l’Etat moderne ; les anarchistes sont contre cette façon de faire. »

« En d’autres termes : nous avons, en régime capitaliste, l’Etat au sens propre du mot, une machine spéciale d’oppression d’une classe par une autre, de la majorité par la minorité. On conçoit que pour être menée à bien, la répression systématique exercée contre une majorité d’exploités par une minorité d’exploiteurs exige une cruauté, une férocité extrêmes dans la répression, des mers de sang à travers lesquelles l’humanité poursuit sa route sous le régime de l’esclavage, du servage et du salariat. Ensuite, dans la période de transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire, mais elle est déjà exercée sur une minorité d’exploiteurs par une majorité d’exploités. L’appareil spécial, la machine spéciale de répression, l’"Etat", est encore nécessaire, mais c’est déjà un Etat transitoire, ce n’est plus l’Etat proprement dit, car la répression exercée sur une minorité d’exploiteurs par la majorité des esclaves salariés d’hier est chose relativement si facile, si simple et si naturelle qu’elle coûtera beaucoup moins de sang que la répression des révoltes d’esclaves, de serfs et d’ouvriers salariés, qu’elle coûtera beaucoup moins cher à l’humanité. Elle est compatible avec l’extension de la démocratie à une si grande majorité de la population que la nécessité d’une machine spéciale de répression commence à disparaître. Les exploiteurs ne sont naturellement pas en mesure de mater le peuple sans une machine très compliquée, destinée à remplir cette tâche ; tandis que le peuple peut mater les exploiteurs même avec une "machine" très simple, presque sans "machine", sans appareil spécial, par la simple organisation des masses armées (comme, dirons-nous par anticipation, les Soviets des députés ouvriers et soldats). Enfin, seul le communisme rend l’Etat absolument superflu, car il n’y a alors personne à mater, "personne" dans le sens d’aucune classe ; il n’y a plus lutte systématique contre une partie déterminée de la population. Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas du tout que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas davantage qu’il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais, tout d’abord, point n’est besoin pour cela d’une machine spéciale, d’un appareil spécial de répression ; le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne aussi simplement, aussi facilement qu’une foule quelconque d’hommes civilisés même dans la société actuelle sépare des gens qui se battent ou ne permet pas qu’on rudoie une femme. Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c’est l’exploitation des masses, vouées au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à "s’éteindre". Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l’ignorons ; mais nous savons qu’ils s’éteindront. Et, avec eux, l’Etat s’éteindra à son tour. Sans se lancer dans l’utopie, Marx a défini plus en détail ce qu’on peut définir maintenant de cet avenir, à savoir : la différence entre la phase (le degré, l’étape) inférieure et la phase supérieure de la société communiste. »

Lire l’intégralité de "L’Etat et la Révolution" de Lénine

« Tant que l’État existe, il n’y a pas de liberté. Quand il y aura la liberté, il n’y aura plus d’État. »

V.I. Lénine

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