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En quoi le fondement, réel et imaginaire, des anciennes religions a irrémédiablement disparu ?

jeudi 26 janvier 2017, par Robert Paris

Gogol dans « La nuit de la Saint-Jean » :

« Mais toutes les belles histoires qu’il pouvait nous raconter sur l’ancien temps… tout cela nous passionnait moins encore que le récit de quelque aventure extraordinaire du temps passé, que nous ne pouvions écouter sans sentir un frisson nous passer dans le dos et nos cheveux se dresser sur la tête. Nous étions parfois si glacés de terreur que, le soir venu, nous voyions partout dieu sait quels objets d’épouvante. La nuit, quand pour une raison ou pour une autre il nous fallait sortir de la maison, nous arrivions à croire dur comme fer qu’un revenant de l’autre monde s’était glissé dans notre lit. »

En quoi le fondement, réel et imaginaire, des anciennes religions a irrémédiablement disparu ?

On nous parle actuellement d’un « retour des religions » et même d’un retour des guerres de religion mais c’est oublier que les religions d’aujourd’hui ne ressemblent pas du tout à celles d’hier même dans l’esprit des plus réactionnaires et traditionalistes parce que les bases mêmes des raisons de vouloir en appeler à dieu, contre les « esprits diaboliques » n’existe tellement pas que les gens ne se souviennent pas de ce type de pensée religieuse…

Nous ne voulons pas seulement dire que les anciennes sociétés qui ont donné naissance à ces religions sont aujourd’hui disparues mais aussi que les états d’esprit de ces époques ne peuvent même plus être imaginés aujourd’hui et nous en donnons la démonstration avec les revenants…

Bien des auteurs affirment que les religions actuelles sont, directement et continûment, les héritières de celles du passé et certains, en particulier les religieux eux-mêmes, croient que les religions actuelles peuvent être identiques à celles du passé, y compris très ancien, y compris des milliers d’années avant Jésus pour certaines religions !

L’idéalisme des religions peut laisser penser que, sans les fondements réels d’une société, on peut maintenir des croyances en l’état mais cela n’a pas de sens…

Nous allons tenter de montrer, au contraire, que cela est impossible : que des éléments fondamentaux des anciennes religions n’existent plus, dans la pensée des hommes et aussi dans la réalité qu’ils vivent.

La première raison, elle est fondamentale, pour laquelle les anciennes religions sont déjà disparues, même si leurs copies semblent bien vivantes est le fondement principal de toutes ces religions à savoir non la crainte de dieu mais la peur du retour des morts sur terre. C’est au point que la plupart des gens ignorent qu’un tel sentiment ait existé et aité été déterminant pour guider toutes les anciennes générations. La raison en est simple : la signification de ce « retour des morts » a disparu. Les anciennes générations humaines croyaient au cycle de la nature et à la résurrection car cela correspondait à ce qu’ils vivaient en tant que chasseurs-cueilleurs. Ils pensaient l’homme comme partie de ce cycle naturel de mort et résurrection. Pour eux, dialecticiens spontanés, la vie et la mort n’étaient pas seulement opposées mais aussi inséparables, indispensables l’une à l’autre. Sans la mort de la plante pas de nouvelle plante. Sans la mort de l’animal pas de vie de l’homme. Mais il fallait aussi porter du respect aux animaux (et donc aux hommes) morts. Nous sommes très loin de comprendre cela car, pour nous, la vie est le contraire diamétral de la mort et inversement. Comme le bien était inséparable du mal. Dans ces anciens temps, les hommes avaient conscience, en rêvant, en pensant, en réfléchissant qu’il n’existait pas seulement leur conscience mais aussi autre chose : l’inconscient qui fait rêver, qui fait imaginer, qui fait inventer, qui fait créer. Ils n’opposaient pas l’âme et le corps mais les mêlaient sans cesse. Par contre, la mort était, selon eux, le moment où l’âme qui quitte un corps pour en trouver un autre. Et, dans cette période du cycle, l’âme pouvait être captée par des esprits, des bons ou des mauvais. Les âmes captées par les diables se retournaient contre les vivants… Il était donc indispensable de s’assurer que les âmes suivent le bon chemin après leur mort et il fallait bien respecter tous les actes d’après la mort.

Dans l’expression religieuse classique « il est mort, paix à son âme », nous avons aujourd’hui oublié et perdu une bonne partie de ce qui était l’ancienne signification selon laquelle son corps était mort mais son âme, elle, se promenait et pouvait être en paix ou ne pas l’être et ce souhait qu’elle reste en paix signifiait tout autant qu’elle laisse en paix les vivants !

La plupart des gens affirment que les Egyptiens étaient très religieux, comme si cela avait le même sens que les religions pratiquées de nos jours, et en veulent pour preuve les monuments religieux mais ils ignorent que le but de ces monuments était de fixer l’âme des morts et de les empêcher de revenir hanter les vivants.

Autre exemple : lorsqu’un défunt est installé dans son linceul et que les hommes prient auprès de lui, juste après sa mort, certaines religions entourent le corps de bougies. Pourquoi faire ? Pour éviter que les mauvais esprits ne s’emparent du mort et ne s’en servent pour revenir attaquer les vivants ! Cette interprétation elle-même est tellement disparue qu’elle st souvent inconnue, y compris de ceux qui disposent les bougies.

Les maisons hantées, les fantômes, les revenants sont très très loin de nos esprits modernes au point que l’immense majorité n’y voient que des films…

Manipuler les morts, craindre les morts, être pris par l’esprit des morts, tout cela ne fait nullement référence à des sentiments courants dans la population du monde moderne.

C’était pourtant un problème considéré comme réel par l’immense majorité des populations de l’antiquité et du moyen-âge. Aujourd’hui, ce sont des superstitions considérées comme arriérées par le plus grand nombre. Au moins dans les pays riches et développés et dans les villes…

Aujourd’hui, la plupart des gens ignorent que la peur de l’enfer et du diable était, le plus souvent, liée au risque que les morts reviennent tirer les vivants par les pieds et les entraînent avec eux…. !!!!

On croit souvent que les religions ont été fondées sur la peur de la mort alors que c’est sur la peur des maléfices produits par les morts, ceux qui ont eu des reproches à faire aux vivants, qui veulent s’en venger, les punir, qui sont méchants ou possédés par le démon…

Par exemple, le judaïsme, tel qu’il existait dans l’ancien temps, était une croyance magique dans les pouvoirs des morts agissant sur des vivants qu’il fallait désenvoûter par des pratiques occultes… De nombreux juifs du monde moderne ignorent complètement cette dimension de leur propre religion.

La nécessité de se protéger, par la prière, contre les esprits des morts pour qu’ils ne viennent pas hanter nos nuits, est quasi complètement disparue des idées des hommes actuels !

Les esprits des morts, qui étaient décédés dans la violence, par la trahison, pour le profit, du fait de la méchanceté des hommes, sans inhumation correcte, par la guerre, étaient alors censés hanter les vivants jusqu’à ce que leur demande soit satisfaite, les méchants punis, leur corps enseveli ou leur vengeance réalisée…

Bien sûr, il arrive toujours que des vivants pensent aux personnes décédées durant leur sommeil mais il est rare qu’ils attribuent ces pensées à un retour des morts sur terre, revenus pour se venger, pour faire le mal, pour punir les vivants. C’est tellement rare que les gens sont le plus souvent plutôt contents d’avoir repensé à leur proche et pas affolés, se jetant à toute vitesse sur un autel pour y faire des prières et des actions de protection contre l’esprit qui aurait tenté de les pénétrer de force la nuit…

Les cultes des morts sont certainement les plus anciens actes religieux des hommes et ils ont pour but de contenter les morts, afin que ceux-ci ne reviennent pas agresser les vivants !

Les morts en question ne sont pas nécessairement des parents, des ancêtres, mais l’ensemble des morts, tous ceux qui pourraient revenir se venger des offenses subies, des morts par meurtre, par crimes divers…

Ce sont des époques où les hommes sont persuadés que les morts interfèrent tout le temps, et pas seulement accidentellement par la manifestation d’un fantôme ou d’un rêve, dans la vie des vivants, dans toutes les affaires humaines, y compris les plus simples et les plus quotidiennes…

Quel est dès lors le rôle du dieu ou des dieux ? De permettre de rendre inoffensifs les morts en leur donnant un lieu où résider sans souhaiter revenir sur terre. Le paradis n’est pas là pour donner un avenir rassurant aux vivants mais pour assurer que les morts seront logés confortablement et ne souhaiteront pas revenir s’amuser sur le dos des vivants !!!

Les offrandes aux morts, par exemple, prouvent à ceux-ci que, dans cette maison, ils sont aimés et qu’ils ne doivent pas y agir pour faire du mal. Par exemple, les morts yucatèques, s’ils ne sont pas honorés correctement, peuvent envoyer maladie ou infortune. Pour des troubles inexpliqués, on consulte donc un h-men (littéralement « faiseur », nom donné au chamane maya) qui, grâce à des instruments de divination (cristaux, cartes à jouer, grains de maïs, etc.), pourra préciser si le mal est dû à un parent décédé et indiquer quel rituel accomplir.

Pour éviter que les morts ne s’invitent toute l’année et en permanence, les religions ont désigné des jours spéciaux des morts où ceux-ci seront évoqués, priés ou révérés. Par exemple, pour les Mayas-Yucatèques, la période pendant laquelle les âmes reviennent parmi les leurs, c’est le moment que l’on nomme hanal pixan, littéralement « la nourriture des âmes ». Chez les chrétiens anciens, la période où les morts revenaient était « la Toussaint ».

"La nuit entre la Toussaint et le Jour des morts, les morts sortent du cimetière. Ils reviennent tous et ils vont jusqu’à l’église. Celui qui les rencontre, malheureux !..."

Voilà ce que l’on racontait dans le Lauragais au XXe siècle, d’après les Les grandes heures des moulins occitans de Jean et Huguette Bézian. Les auteurs ajoutent :

"A Castelnaudary, la foire du deux novembre est très importante. Comme on partait très tôt le matin, on était pas tranquilles parce qu’on avait peur de rencontrer la procession des morts".

La procession des morts est également attestée dans la région de Narbonne, avec une mise en garde identique :

"A minuit les morts sortent de leur couche, tous ! Qu’ils soient couverts de marbre dans le cimetière actuel, oubliés depuis des siècles dans quelque antique lieu de repos devenu de nouveau olivette ou garrigue, isolés et inconnus dans une cachette à la suite d’un crime, tous reviennent pour quelques instants dans notre existence agitée, dans ce village qu’ils habitèrent. Leur procession muette parcourt les rues et les chemins sans toucher le sol qu’elle effleure. Leurs yeux éteints retrouvent un moment la douceur de voir et regardent avec avidité les murs, les toitures, les maisons qui abritèrent les vicissitudes de leur vie terrestre achevée... Malheur au vivant qui sort pendant cette nuit terrible ! Les morts le saisissent. Personne ne le verra plus."

"Certaines personnes, la nuit qui précède le jour des morts, avaient l’habitude de placer sous leur édredon des châtaignes bouillies. C’était à la fois une offrande aux morts et, de plus, un moyen de détourner l’attention de ceux-ci pour qu’ils ne vous tracassent pas."

La Toussaint, fête des saints, a succédé à la fête des martyrs, elle-même issue des fêtes des fantômes, tout comme mardi gras a succédé à la fête des sorcières…

Qui peut prétendre qu’aujourd’hui, tout cela ne nous paraît pas très très lointain…

L’Ancien Testament affirme que Caïn, qui avait été tué par Abel, revenait sans cesse hanter Abel qui voyait partout l’œil de son cadavre le fixer et lui faire peur…

« Israël primitif était animiste et pratiquait le culte des morts. Un des plus célèbre représentant de cette école, A. Lods, résume très bien la question lorsqu’il dit : « Il reste solidement établi selon nous, 1) que les Israélites jusque vers l’époque de l’exil, ont admis une survivance réelle de la personne après la mort ; 2) que, avant le Yahvisme et encore, sous le règne de la religion de Yahvé, dans les couches populaires, les morts étaient tenus pour des êtres doués d’un pouvoir et d’un savoir surhumains, pour des elohim ; 3) que, à une époque reculée, les Hébreux ont dû rendre un véritable culte, régulièrement organisé, à certains morts, spécialement aux ancêtre. » (A. Lods, Israël des origines au milieu du 8e. siècle) » source

On a complètement oublié l’époque où la nécessité d’ensevelir les morts provenait du besoin de s’isoler d’eux, de les empêcher de revenir…

Et on a encore plus oublié que l’essentiel était que les morts appartiennent à dieu et pas… au démon ! Par exemple le psaume 22, v. 30 : « Ceux qui dorment dans la terre adoreront Yahweh (le Seigneur) et ceux qui sont descendus dans la poussière se prosterneront devant lui. »

Car les morts qui pactiseront avec le démon seront une menace permanente pour les vivants !!!

La crainte de la mort est alors devenu la crainte d’être pris par les démons, alliés aux méchants décédés, et elle est combattue par l’idée qu’en mourant on sera pris par dieu et pas à celle qu’on va éviter de mourir :

Ainsi, le psaume 49, v.16 :

« Mais Dieu libérera mon âme du séjour des morts, Car il me prendra. »

Les mythes relatifs aux revenants abondent dans les cultures, tant occidentales qu’orientales. Ce sont des figures fantastiques de morts qui viennent hanter les vivants. Généralement, ils se manifestent pour se venger ou pour réparer un tort qui leur a été fait. Dans ce dernier cas, le revenant apparaît tel qu’il était au moment de sa mort.

Ces fantômes inquiétants, morts dans des conditions douloureuses, occupent une place importante dans les légendes bretonnes et irlandaises. Aussi, dans la plus part des cultures, la sépulture rituelle est essentielle pour éviter aux morts de revenir errer sur la terre et pour leur permettre de passer sereinement dans l’au-delà. D’ailleurs, selon le bardo thödol (le livre des morts) tibétain, il faut attendre 49 jours après le décès, avant que l’âme ne s’envole définitivement.

Dans la religion catholique, les âmes doivent séjourner dans le purgatoire avant d’accéder au paradis. Aussi, les âmes du purgatoire ou celles des enfants morts sans baptême, peuvent revenir errer sur terre, en quête de pardon, de prière, ou d’aide.

Par ailleurs, l’apparition d’un revenant est toujours terrifiante. Ainsi, dans l’Ancien Testament, Eliphas (un ami de Job) raconte comment un fantôme est venu le visiter : "La peur me saisit, et un tremblement secoua tous mes os. Alors qu’un esprit passait devant ma figure, les poils de ma chair se hérissèrent. Il demeura immobile, mais je ne pus discerner sa forme" (Job, IV, 14-16).

Dans les temps anciens, les amulettes, les petits textes de prière, les offrandes, les statues, les cierges avaient pour but d’écarter les revenants, les esprits mauvais réincarnation des morts…

Par exemple, dans l’Ancien testament, le pouvoir du diamant consistait à écarter les revenants et c’est pourquoi le grand prêtre Aaron le portait parmi ses douze pierres pectorales…

Au Japon, il faut éviter de dormir avec la tête au nord car c’est ainsi qu’on positionne le corps des personnes décédées et on évite ainsi d’entrer en catct avec eux la nuit…

En Inde, c’est à l’inverse le sud qui est réservé aux morts et il faut éviter de dormir avec la tête au sud…

La religion juive puis chrétienne a modifié la peur des morts, pour l’annexer, sans chercher à la supprimer. Elle l’a transformé en crainte de la colère de dieu…

« Les XIV°-XVI° s. sont le temps fort de ce que P. Ariès nomme « la mort de soi », caractérisée par la hantise du salut individuel, la personnalisation du châtiment et des recours pour l’abréger, ainsi que des moyens d’éviter les fautes (développement du culte de l’ange gardien au XV° s., choix d’un saint patron, etc). Dans ce système, le Purgatoire joue un rôle clé. Au-delà, c’est la civilisation occidentale tout entière qu’il a modelée. Par l’inflation des messes, des dons et des indulgences, il a assuré à l’Eglise, par laquelle s’opère la médiation entre les morts et les vivants, une part importante de ses revenus. Au XVII° s. encore, il entraîne un prélèvement de 3 à 4 % sur les patrimoines. Le Purgatoire a également été un facteur d’intégration culturelle, permettant de christianiser des croyances populaires d’origine païenne en contradiction avec les dogmes chrétiens. Par exemple la crainte des revenants, que
l’Eglise n’avait jamais réussi à extirper des mentalités, a trouvé là une explication simple et
commode : les revenants sont des âmes du Purgatoire venues réclamer des prières, des messes
(parfois prescrites par le testament et « oubliées » par les héritiers) ou l’accomplissement d’un
voeu que le défunt n’a pas eu le temps de réaliser. Les recueils de sermons abondent en
« exempla » où les morts reviennent... pour le plus grand bénéfice de l’Eglise !
Dans les mentalités, le Purgatoire a fini par se substituer à l’Enfer, personne ne se
sentant suffisamment mauvais pour mériter le feu éternel. Mais loin d’apaiser les esprits
tourmentés par la question du salut individuel, il est la pièce centrale de cette « religion de la
peur » qui se met en place à la fin du Moyen Age : peur du péché, de la mort, du Jugement, de
l’Enfer. L’Eglise n’entretient cette peur que pour lui apporter des remèdes, dont elle propose
une véritable panoplie : intercesseurs (Marie, saint Michel et tous les autres saints), secours
ante mortem (sacrements, indulgences) et post mortem (prières, messes). La religion de la
peur est aussi une religion du mérite, même si elle incite à une comptabilité minutieuse des
bonnes et mauvaises actions qui débouche sur une perception quantifiée de la personne
humaine. On peut admettre avec P. Chaunu que le Purgatoire a été, par le biais de l’incitation
et de la dissuasion, un élément de moralisation de la vie sociale… Peu à peu, au XV° s., on passe
des morts à la Mort : une mort plus individualisée, mais aussi plus abstraite, remplace les foules de squelettes évoquant les revenants. Un peu partout, vers 1460, la mort relaye les morts dans les danses macabres. Le motif de la mort saisissant un vivant - un jeune surtout - se répand dans l’art. Le discours
iconographique et littéraire passe ainsi de la mort collective à la mort individuelle, de la peur
des revenants à l’angoisse de la mort, personnage symbolique qui hante le chevet du mourant,
rôde autour des avares, menace les couples d’amoureux. Il faut donc apprendre à mourir, à négocier l’hora mortis, ce passage dont dépend le salut de l’âme : la bonne mort peut racheter la mauvaise vie terrestre, ouvrir la porte à la vie éternelle. C’est pour s’assurer de cet enjeu d’importance que se développent, de 1450 à 1530, les artes moriendi, les arts de mourir… »
Daniel Fabre, source

Mircea Eliade rapporte dans son « Histoire des croyances et des idées religieuses » :

« La croyance dans la survie est confirmée par les sépultures ; autrement, on ne comprendrait pas la peine qu’on se donnait pour enterrer le corps. Cette survie pouvait être purement « spirituelle », c’est-à-dire conçue comme une post-existence de l’âme, croyance corroborée par l’apparition des morts dans les rêves. Mais on peut également interpréter certaines sépultures comme une précaution contre l’éventuel retour du mort ; dans ces cas, les cadavres étaient repliés et peut-être ficelés. Cette peut est attestée chez certains peuples… La présence d’objets personnels du défunt dans la tombe… implique non seulement la croyance dans une survie personnelle, mais aussi la certitude que le défunt continuera son activité spécifique dans l’autre monde… On trouve chez les peuples de chasseurs la croyance que l’animal peut renaître à partir de ses os… C’est la raison pour laquelle il est interdit de briser les os des animaux dont on vient de consommer les chairs. Il s’agit d’une idée propre aux civilisations des chasseurs et des pasteurs, mais qui a survécu dans les religions et les mythologies plus complexes. Un exemple assez connu est celui des boucs de Thorr, égorgés et consommés le soir, mais que le dieu ressuscitait le lendemain à partir de leurs os. Egalement célèbre est une vision d’Ezéchiel (37 ;1-8 sq.) : le prophète fut transporté dans « une vallée pleine d’ossements » et, obéissant à l’ordre du Seigneur, leur parla : « Ossements désséchés, écoutez la parole de l’Eternel. Ainsi parle le Seigneur, l’Eternel à ces ossements ; Je vais faire entrer l’esprit en vous, et vous revivrez… Il y eut un frémissement, puis un bruit retentissant, et les os se rapprochèrent les uns des autres. Je regardai, et voici qu’il se formait sur eux des muscles et de la chair. »… Il est permis de « reconstituer » certains aspects des religions de la préhistoire en considérant les rites et les croyances spécifiques des chasseurs primitifs. Il ne s’agit pas seulement de « parallèles ethnographiques », méthode qui, avec plus ou moins de succès, a été appliquée par tous les chercheurs à l’exception de Leroi-Gourhan et de Laming-Emperair. Mais, en tenant compte de toutes les différences qui séparent une culture préhistorique d’une culture primitive, on peut néanmoins circonscrire certaines configurations fondamentales. Car nombre de civilisations archaïques, fondées sur la chasse, la pêche et la cueillette, survivaient récemment en marge de l’oecuméné (dans la Terre de Feu, en Afrique, en Australie, etc.) ou dans les grandes forêts tropicales (les Pygmées Bambuti, etc.). Malgré les influences des civilisations agricoles voisines (au moins dans certains cas), les structures originelles n’étaient pas désarticulées vers la fin du XIXe siècle… Certes, il n’est pas question de transposer aux hommes de la pierre ancienne les pratiques religieuses et les mythologies des « primitifs ». Mais, comme nous l’avons déjà remarqué, l’extase de type chamanique semble attestée au paléolithique. Cela implique, d’une part, la croyance dans une « âme » capable de quitter le corps et de voyager librement dans le monde, et, d’autre part, la conviction que, dans un tel voyage, l’âme peut rencontrer certains Etres surhumains et leur demander aide ou bénédictions. L’extase chamanique implique en outre la possibilité de « posséder », c’est-à-dire de pénétrer dans les corps des humains, et également d’ « être possédé » par l’âme d’un mort ou d’un animal, ou encore par un esprit ou un dieu… A la différence de l’homme des sociétés modernes, l’activité imaginaire de l’homme préhistorique était pourvue d’une dimension mythologique. Un nombre considérable de figures surnaturelles et d’épisodes mythologiques, que nous allons rencontrer dans les traditions religieuses ultérieures, représentent très probablement des « découvertes » des âges de la pierre… Au mésolithique, le processus d’éloignement et d’isolement des sociétés paléolithiques n’implique pas la disparition du comportement et de la spiritualité spécifique au chasseur. La chasse comme moyen de subsistance se prolonge dans les sociétés des agriculteurs. Il est probable qu’un certain nombre de chasseurs, qui refusaient de participer activement à l’économie des cultivateurs furent employés comme défenseurs des villages ; d’abord contre les bêtes sauvages qui harcelaient les sédentaires et endommageaient les champs cultivés, plus tard contre les bandes de maraudeurs. Il est également probable que les premières organisations militaires se sont constituées à partir de ces groupes de chasseurs-défenseurs des villages. Comme nous le verrons, les guerriers, les conquérants et les aristocraties militaires prolongent le symbolisme et l’idéologie du chasseur exemplaire. D’autre part, les sacrifices sanglants, pratiqués aussi bien par les cultivateurs que par les pastoralistes, répètent, en fin de compte, la mise à mort du gibier par le chasseur. Un comportement qui, pendant un ou deux millions d’années, s’était confondu avec le mode humain (au moins masculin) d’exister ne se laisse pas facilement abolir… Inutile d’insister sur l’importance de la découverte de l’agriculture pour l’histoire de la civilisation. En devenant le « producteur » de sa nourriture, l’homme a dû modifier son comportement ancestral… Non moins considérables ont été les conséquences de la découverte de l’agriculture pour l’histoire religieuse de l’humanité. La domestication des plantes a occasionné une situation existentielle auparavant inaccessible ; elle a par conséquent incité des créations et des renversements des valeurs qui ont modifié radicalement l’univers spirituel de l’homme pré-néolithique… Un thème assez répandu explique que les tubercules et les arbres à fruits alimentaires (le cocotier, le bananier, etc.) seraient nés d’une divinité immolée… En se nourrissant des plantes issues de son propre corps, on se nourrit, en réalité, de la substance même de la divinité… Le chasseur craint la vengeance de l’animal abattu (plus exactement de son « âme ») ou il se justifie devant le Seigneur des Fauves. Quant aux paléocultivateurs, le mythe du meurtre primordial justifie des rites sanglants comme le sacrifice humain… La plante alimentaire est conçue comme le produit d’un meurtre… Dans les premières sociétés du néolithique, le culte de la fertilité et le culte des morts semblent solidaires… avec des croyances et rituels en relation avec le « mystère » de la végétation, l’assimilation femme-glèbe-plante, impliquant l’homologie naissance-renaissance (initiation) et, très probablement, l’espoir d’une post-existence… Le culte mégalithique des morts semble comporter non seulement la certitude de la survivance de l’âme, mais surtout la confiance dans la puissance des ancêtres et l’espoir surtout la confiance dans la puissance des ancêtres et l’espoir qu’ils vont protéger et assister les vivants… La communion rituelle avec les ancêtres constituait la clef de voûte de leur activité religieuse, dans les cultures proto-historiques de l’Europe centrale, aussi bien que dans le Proche-orient antique, la séparation entre les morts et les vivants était strictement prescrite… Un certain nombre de menhirs ont été érigés indépendamment des sépultures. Très probablement, ces pierres constituaient une sorte de « substitut du corps », auxquels s’incorporaient les âmes des morts… Parfois, on trouve des menhirs ornés de figures humaines ; autrement dit, ils sont la « demeure », le « corps » des morts… Les pierres trouées qui bouchent certaines sépultures mégalithiques et qui sont d’ailleurs appelées « trous des âmes », permettaient la communication avec les vivants… Dans les religions mégalithiques, la sacralité de la pierre est valorisée surtout en relation avec la post-existence. On s’efforce de « fonder » un mode particulier d’exister après la mort, par le truchement de l’ontophanie spécifique aux pierres. »

Nous sommes bien loin des anciens temps où prier pour l’âme des morts consistait à éviter que cette âme ne revienne sur terre hanter les vivants…

Si on demande à l’homme actuel ce qu’évoque pour lui « les revenants », il répondra : « c’est une série télé » !!!!

Un lecteur nous demandait :
« Pourquoi dites-vous que les religions sont presque toutes disparues ? »

Parce que vous ne connaissez même plus des gens qui révèrent Baal, Mardouk, Zarathustra, Zeus, Poséïdon, Dionysos, Râ, Athéna, Déméter, Eleusis, En-lil, En-ki, Osiris, Varuna, Yam, Môt, Kumarbi, Agni, Eileithyia, Jupiter, Teschup, Wurusema, Rudra, Héra, Aton, Lagma, etc… et nous ne citons ici que des dieux principaux de grandes civilisations et non des dieux secondaires de petits peuples ! La plupart des dieux sont morts pour l’Histoire au point que nous ne connaissons ni leurs noms, ni les prières, ni la signification qu’on attachait à leur message…

Mais, plus fondamentalement, c’est l’état d’esprit qui est le fondement des religions qui a disparu, même quand, formellement, celles-ci continuent d’exister. Quel est le juif croyant qui comprend le lien qui pouvait exister entre des manifestations anciennes du « dieu unique » : El, Elohim, Adonaï et autres… Et surtout que signifiait à l’époque la croyance, ce qui ne ressemble en rien à ce qu’elle signifie aujourd’hui car le monde moderne est tellement lié à ses propres créations humaines que le dieu créateur a perdu beaucoup de sa force et de sa nécessité, malgré le traditionalisme des religions. Celles-ci sont contraintes de prétendre que l’Ancien Testament donnerait des consignes sur l’électricité pour le shabbat, afin de se donner l’air de la modernité !!!

La fête des fantômes en Chine

Le retour des morts chez les Mayas

Les morts qui parlent aux vivants : quand les hommes modernes n’ont plus peur des morts et veulent même les faire parler…

Cinq causes qui ont modifié les croyances

D’où viennent les religions, quelle place tiennent-elles dans l’imaginaire des hommes et quel rôle social jouent-elles ?

Brèves remarques sur les origines des religions

La question religieuse aujourd’hui

Histoire des religions

Les religions sont-elles mortes ou vivantes ?

Dialogue sur la religion et les religions

Messages

  • Lévi-Strauss, dans Tristes tropiques :

    « Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l’au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l’intervalle approximatif d’un demi-millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l’Islam. »

    Si la peur des morts devient absente dans le monde moderne, le besoin de religion chute.

  • Lévi-Strauss, dans « Tristes tropiques » :

    « Quand on étudie les attitudes envers les morts observées dans les sociétés humaines, on est obligé de respecter une grande division entre les pôles de laquelle le passage s’opère par toute une série d’intermédiaires.

    Certaines sociétés laissant exposer leurs morts, moyennant des hommages périodiques, ceux-ci s’abstiendront de troubler les vivants. S’ils reviennent les voir, ce sera par intervalles et dans des circonstances prévues. Et leur visite sera bienfaisante, les morts garantissant par leur protection le retour régulier des saisons, la fécondité des jardins et des femmes. Tout se passe comme si un contrat avait été conclu entre les morts entre les morts et les vivants : en échange du culte raisonnable qui leur est voué, les morts resteront chez eux, et les rencontres temporaires entre les deux groupes seront toujours dominées par le souci des intérêts des vivants… Les Indiens de la côte Ouest du Canada et les Mélanésiens font comparaître tous leurs ancêtres dans les cérémonies, les contraignant à témoigner en faveur de leurs descendants, dans certains cultes d’ancêtres, en Chine ou en Afrique, les morts gardent leur identité personnelle mais seulement pendant la durée de quelques générations : chez les Pueblo, du sud-ouest des Etats-Unis, ils cessent tout de suite d’être personnalisés comme défunts mais se partagent un certain nombre de fonctions spéciales. Même en Europe, où les morts sont devenus apathiques et anonymes, le folklore conserve des vestiges de l’autre éventualité avec la croyance qu’il existe deux types de morts : ceux qui ont succombé à des causes naturelles et qui forment une cohorte d’ancêtres protecteurs tandis que les suicidés, assassinés ou ensorcelés se changent en esprits malfaisants et jaloux. Si nous nous bornons à considérer l’évolution de la civilisation occidentale, il n’est pas douteux que l’attitude spéculatrice s’est progressivement effacée au profit de la conception contractuelle des rapports entre morts et vivants, celle-ci faisant place à une indifférence annoncée peut-être par la formule de l’Evangile : laissez les morts ensevelir les morts… »

  • Vous affirmez que l’un des buts fondamentaux du bouddhisme est d’éradiquer la peur des revenants, la crainte que les morts reviennent menacer les vivants. Y a-t-il des preuves de ça ?

  • La parisienne (comme elle se définit elle-même)Alexandra David Neel a été un grand témoin du bouddhisme des lamas du Tibet au début des années 1900 et a laissé de nombreux ouvrages sur ce thèmes, étant elle-même devenue bouddhiste, formée par le lama Ngawang Rinchen du monastère de Lachen et même reconnue comme telle par le Dalaï-Lama de l’époque, appelé thamstched mkyénpas ou l’omniscient, à la fois chef religieux bouddhiste et roi du Thibet et Alexandra David-Neel fut même la première femme occidentale à le rencontrer. Au passage, notons que le Thibet n’est pas le nom reconnu par les habitants qui l’appellent Sod Yul, prononcé Peu Youl, et se dénomment eux-mêmes Peu Pa et pas thibétains ni tibétains, ou encore Khang Yul ou pays des neiges éternelles.

    Elle rapporte ainsi dans « Mystiques et magiciens du Thibet » combien le bouddhisme est un combat permanent contre les craintes des morts développées, exploitées ou combattues par les magiciens-sorciers qui ont précédé le bouddhisme dans toute l’Asie :

    « Je revenais, ce jour-là, d’une excursion à travers la forêt, lorsque j’entendis un cri aigu et bref, ne ressemblant à celui d’aucun des animaux que je connaissais. Quelques minutes plus tard, le même cri se répéta encore deux fois. Je m’avançai doucement dans la direction d’où il partait… Deux moines étaient là, assis par terre, sous les arbres, les yeux baissés dans l’attitude de la méditation. « Hik ! » exclamait l’un d’eux, d’une singulière voix de tête. « Hik ! » répétait l’autre quelques instants après. Et ils continuaient ainsi sans parler ni bouger, espaçant leurs cris par de longs intervalles de silence. Je remarquai qu’ils semblaient émettre ce cri avec effort, comme s’ils l’avaient fait monter du fond de leurs entrailles. Après les avoir observés pendant un certain temps, je vis l’un des deux hommes porter la main à sa gorge avec une expression de souffrance sur son visage. Il tourna la tête et cracha un filet de sang… Dès que je pus le voir, j’interrogeai Dawa Sandup. Que faisaient ces hommes ? Pourquoi poussaient-ils ce cri bizarre ?

    « Ce cri, m’expliqua mon interprète, est l’exclamation rituelle que le lama officiant profère près de celui qui vient de mourir, afin de dégager son esprit et de le faire sortir de son corps par une ouverture que cette syllabe magique produit au sommet du crâne. Seule le lama qui a reçu d’un maître compétent le pouvoir d’articuler ce « hik ! » avec l’intonation et la force psychique requises est capable d’opérer avec succès. Lorsqu’il officie près d’un cadavre, il ajoute « phet ! » après le « hik ! » mais il doit bien se garder d’articuler ce « phet » lorsqu’il s’exerce simplement à la pratique de ce rite, comme les moines que vous avez surpris. La combinaison de ces deux sons entraîne inéluctablement la séparation de l’esprit et du corps et, par conséquent, le lama qui les prononcerait correctement mourrait immédiatement. Ce danger n’existe pas quand il officie, parce qu’il agit, alors, par procuration au lieu et place du mort, lui prêtant sa voix, de sorte que l’effet des syllabes magiques est ressenti par le défunt et non par le lama. »

    Après que le pouvoir psychique d’attirer l’esprit hors de son enveloppe corporelle leur a été conféré par un maître compétent, il reste, aux disciples, à s’entraîner à émettre le son « hik ! » avec le ton correct. On reconnaît qu’ils ont atteint ce but lorsqu’une paille plantée dans leur crâne y demeure droite sans tomber, pendant aussi longtemps qu’ils le désirent. En effet, la prononciation correcte de « hik ! » produit une petite ouverture au sommet du crâne et la paille est insérée dans celle-ci. Lorsqu’il s’agit d’un mort, l’ouverture est beaucoup plus large. Il arrive que l’on puisse y introduire le petit doigt.

    Dawa Sandup s’intéressait beaucoup à toutes les questions se rapportant à la mort et à la survie d’un « esprit ». Cinq ou six ans après m’avoir donné ces explications, il traduisit un ouvrage classique tibétain sur les pérégrinations des défunts dans l’au-delà, le Bardo Töd tol…

    Le premier soin du lama assistant un mourant est de s’efforcer de l’empêcher de s’endormir, de s’évanouir ou de sombrer dans le coma. Il lui signale le départ successif des différentes « consciences » qui animaient ses sens : conscience de l’œil, conscience du nez, de la langue, du corps, de l’oreille, c’est-à-dire de la perte graduelle de la vue, de l’odeur, du goût, du toucher, de l’ouïe. Dans le corps, maintenant insensible, la pensée doit demeurer active et attentive au phénomène qui s’accomplit. Il s’agit de faire jaillir l’esprit hors de son enveloppe par le sommet du crâne, car s’il s’évadait par une autre voie, son bien-être futur s’en trouverait compromis.

    Cette extraction de l’esprit est, comme je l’ai dit, opérée par le cri rituel « hik ! » suivi de « phet ! ». Avant de le proférer, le lama doit se recueillir profondément, s’identifier avec celui qui vient d’expirer et faire l’effort qu’aurait dû faire ce dernier pour provoquer l’ascension de l’esprit au sommet du crâne avec une force telle qu’il s’y produise la fissure nécessaire pour lui livrer passage.

    Les initiés capables d’opérer pour leur compte cette ascension de l’esprit au sommet de la tête prononcent eux-mêmes, lorsqu’ils se sentent près de leur fin, le « hik ! » et le « phet ! » libérateurs. Ils peuvent, aussi, se suicider de cette façon et l’on dit que certains le font…

    Les Tibétains croient au « double » tout comme y croyaient les anciens Egyptiens. Pendant la vie, à l’état normal, ce double demeure étroitement uni au corps matériel. Cependant, certaines circonstances peuvent l’en éloigner et il lui est alors possible de se montrer ailleurs que dans l’endroit où se trouve le corps matériel ou d’accomplir, invisible, diverses pérégrinations.

    Cette séparation du corps et de son double, s’opère involontairement chez certains individus et ceux qui ont pratiqué un entraînement ad hoc peuvent, disent les Tibétains, l’effectuer à volonté. La séparation n’est toutefois pas complète, un lien subsiste qui relie les deux formes et persiste pendant un temps plus ou moins long après la mort. La destruction du cadavre entraîne généralement, mais pas nécessairement, celle du « double », dans certains cas il peut lui survivre…

    Lorsqu’un moribond a rendu le dernier soupir, il est habillé avec ses vêtements mis à rebours, puis ficelé dans l’attitude des bouddhas, les jambes croisées, ou bien les genoux pliés et touchant la poitrine. Ensuite, dans les villages, le corps est généralement posé dans un chaudron… Dans les parties boisées du Tibet, les corps sont incinérés. Les habitants des vastes régions nues du centre et du nord, dont le seul combustible est la bouse des troupeaux, les livrent aux bêtes de proie, soit dans des lieux réservés à cet effet, à proximité des villages, soit n’importe où, sur les montagnes, quand il s’agit de nomades ou de gens vivant dans des endroits solitaires. Quant au corps des grands dignitaires religieux, il est parfois desséché par un double procédé : la salaison et la cuisson dans du beurre. Ces momies sont appelées « mardong »…

    Le défunt a souhaité – ou, du moins, est supposé avoir souhaité – que son corps serve, comme son dernier don, à nourrir ceux que la faim tourmente. L’ouvrage, intitulé Tse hdas kyi rnamches thog grang ou « Guide de l’esprit des morts dans l’au-delà », s’explique en détails à ce sujet…

    Les Tibétains se montrent extrêmement désireux d’éviter tous rapports avec les défunts. Les paysans, surtout, usent d’un langage particulièrement net pour les congédier.

    Immédiatement avant que le cadavre soit emporté de la maison, lorsqu’on lui sert son dernier repas, un membre âgé de la famille le harangue :

    « - Ecoute, Un Tel, dit-il, tu es mort. Sache-le bien. Tu n’as plus rien à faire ici. Mange copieusement pour la dernière fois, tu as une longue course à fournir, plusieurs cols à traverser, prends des forces et puis ne reviens plus. »

    J’ai entendu un discours plus curieux encore.

    Après avoir dûment répété au défunt qu’il n’était plus de ce monde et qu’on le priait de ne plus s’y montrer, l’orateur ajouta :

    « -Pardzin, je t’informe que ta maison a été détruite par un incendie. Tout ce que tu possédais est brûlé. A cause d’une dette que tu avais oubliée, ton créancier a emmené tes deux fils comme esclaves. Quant à ta femme, elle est partie avec un nouveau mari. Ainsi, comme cela t’affligerait de voir toute cette misère, garde-toi de revenir ici. » (…)

    Le stratagème semble passablement naïf de la part des gens qui reconnaissent au « double » la faculté de voir ce qui se passe dans notre monde.

    En des termes liturgiques beaucoup plus élégants que ceux employés par les villageois, le lama engage aussi le mort à poursuivre sa route sans regarder en arrière, mais cette recommandation est faite pour son plus grand bien, tandis que le vulgaire ne songe qu’à éviter la présence occulte d’un revenant qu’il croit dangereux…

    La majorité des défunts défèrent au désir qui leur a été exprimé de façon catégorique lors des funérailles et ne se rappellent point au souvenir des vivants. ces derniers en concluent que leur sort est définitivement réglé dans l’au-delà et, probablement, réglé d’une manière qui les satisfait.

    Certains morts, pourtant, n’observent pas la même discrétion. Ils apparaissent fréquemment, en rêve, à leurs proches ou à leurs amis. Des incidents singuliers se produisent dans leurs anciennes demeures. D’après les Tibétains, ces faits dénotent que le défunt est malheureux et qu’il appelle à son aide.

    Il existe des lamas-devins que l’on peut consulter dans les cas de ce genre. Ils indiquent les rites à célébrer, les aumônes à distribuer et les livres saints qu’il convient de lire pour le confort du disparu.

    Toutefois, nombre de gens, surtout dans les régions frontières, retournent, en cette circonstance, aux pratiques de l’ancienne religion du pays (la sorcellerie-magie des chamanes).

    Le mort, lui-même, pensent-ils, doit être entendu. A cet effet, un médium homme ou femme est indispensable pour prêter son corps à l’esprit du défunt et parler pour lui…

    Il arrive, au cours de ces séances, que différents dieux ou esprits s’emparent successivement du médium. Parfois, ce dernier, sous l’impulsion donnée par l’un de ceux-ci, se précipite à l’improviste sur l’un des assistants et le roue de coups. Cette correction inattendue est toujours subie sans opposer de résistance. Les Tibétains s’imaginent qu’elle a pour effet d’expulser, de celui qui la reçoit, un démon qui s’était logé en lui à son insu et que l’esprit qui anime le médium a découvert.

    Les morts qui souffrent dans un autre monde se bornent généralement au récit de leurs infortunes… Les familles à qui de telles supplications parviennent ne songent plus qu’à libérer le pauvre défunt. La chose est compliquée. Il s’agit, d’abord, d’entrer en communication avec le démon et de négocier avec lui le rachat de son captif…

    Quand le soin de sauver un « esprit » de l’esclavage est confié à un lama, aucun sacrifice n’est offert pour sa rédemption et les rites célébrés n’ont point le caractère de négociations. Le lama, docte en rituel magique, se croit suffisamment puissant pour contraindre le démon à relâcher sa victime.

    Sous l’influence du bouddhisme, les habitants du Tibet propre ont renoncé à sacrifier des animaux, mais il est loin d’en être de même parmi les Tibétains établis dans l’Himalaya qui n’ont qu’un très léger vernis de lamaïsme et sont, en fait, de véritables chamanistes. »

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