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Qui était le révolutionnaire Thomas Münzer ?

jeudi 24 novembre 2016, par Robert Paris

Thomas Munzer était né à Stolberg, dans le Harz, vers l’année 1498. Son père serait mort pendu, victime de l’arbitraire des comtes de Stolberg. Dès sa quinzième année, Munzer fonda, à l’école, à Halle, une Ligue secrète contre l’archevêque de Magdebourg et l’Eglise romaine. Sa connaissance profonde de la théologie de l’époque lui permit d’obtenir de bonne heure le grade de docteur et une place de chapelain dans un couvent de religieuses à Halle. Il y traitait déjà avec le plus grand mépris des dogmes et les rites de l’Eglise, supprimait complètement à la messe les paroles de la transsubstantiation, et ainsi que le rapporte Luther, avalait les hosties non consacrées. Il étudiait principalement les mystiques du moyen âge, en particulier, les écrits chiliastiques de Joachim le Calabrais. L’heure du royaume millénaire, de la condamnation de l’Eglise dégénérée et du monde corrompu que cet écrivain annonce et dépeint, sembla à Munzer être venue avec la Réforme et l’agitation générale de l’époque. Il prêcha dans la région avec beaucoup de succès. En 1520, il alla comme premier prédicateur évangélique à Zwickau. Là il trouva une de ces sectes chikiastiques exaltées qui continuaient à vivre dans le silence dans un grand nombre de régions, et derrière la modestie et la réserve momentanée desquelles s’était cachée l’opposition grandissante des couches sociales inférieures contre l’état de choses existant ; maintenant, avec l’agitation croissante, elles manifestaient une activité de plus en plus ouverte et opiniâtre. C’était la secte des anabaptistes, à la tête de laquelle se trouvait Nicolas Storch. Ils prêchaient l’approche du Jugement dernier et du royaume millénaire ; ils avaient « des visions, des extases et l’esprit de prophétie ». Ils entrèrent rapidement en conflit avec le Conseil de Zwickau. Munzer les défendit, sans jamais se rallier complètement à eux,mais en les gagnant de plus en plus à son influence. Le Conseil intervint énergiquement contre eux ; ils durent quitter la ville, et Munzer avec eux. C’était à la fin de 1521.

Munzer se rendit à Prague et s’efforça d’y prendre pied en entrant en rapport avec les restes du mouvement hussite, mais ses proclamations n’eurent d’autre résultat que de l’obliger à fuit encore de Bohême. En 1522, il fut nommé prédicateur, à Allstedt, en Thuringe. Là il commença par réformer le culte. Avant même que Luther osât aller jusque-là, il supprima complètement l’emploi du latin et fit lire toute la Bible, et non pas seulement les Evangiles et les épîtres prescrites aux offices du dimanche. En même temps, il organisa la propagande dans la région. Le peuple accourut à lui de tous côtés, et bientôt Allstedt devint le centre du mouvement populaire antiprêtre de toute la Thuringe.

A cette époque, Munzer était encore avant tout théologien ; ses attaques étaient encore presque exclusivement dirigées contre les prêtres. Mais il ne prêchait pas, comme Luther le faisait déjà, les discussions paisibles et l’évolution pacifique. Il continuait les anciens prêches violents de Luther et appelait les princes saxons et le peuple à la lutte armée contre les prêtres romains.

Le Christ ne dit-il pas : je ne suis pas venu vous apporter la paix, mais l’épée ? Mais qu’allez-vous [princes saxons] en faire ? L’employer à supprimer et à anéantir les méchants qui font obstacle à l’Evangile, si vous voulez être de bons serviteurs de Dieu. Le Christ a très solennellement ordonné (saint Luc, 19, 27) : saisissez-vous de mes ennemis et étranglez-les devant mes yeux… Ne nous objectez pas ces fades niaiseries que la puissance de Dieu le fera sans le secours de votre épée ; autrement elle pourrait se rouiller dans le fourreau. Car ceux qui sont opposés à la révélation de Dieu, il faut les exterminer sans merci, de même qu’Ezéchias, Cyrus, Josias, Daniel et Elie ont exterminé les prêtres de Baal. Il n’est pas possible autrement de faire revenir l’Eglise chrétienne à son origine. Il faut arracher les mauvaises herbes des vignes de Dieu à l’époque de la récolte. Dieu a dit (Moïse, 5, 7) : « Vous ne devez pas avoir pitié des idolâtres. Détruisez leurs autels, brisez leurs images et brûlez-les, afin que mon courroux ne s’abatte pas sur vous 1 »

Mais ces appels aux princes n’eurent aucun résultat, alors que la fermentation révolutionnaire croissait de jour en jour dans le peuple. Munzer dont les idées, exprimée de plus en plus nettement, devenaient chaque jour plus hardies, se sépara alors résolument de la Réforme bourgeoise et joua désormais directement le rôle d’un agitateur politique.

Sa doctrine théologique et philosophique attaquait, somme toute, tous les points fondamentaux, non seulement du catholicisme, mais aussi du christianisme. Il enseignait, sous des formes chrétiennes, un panthéisme qui présente une ressemblance extraordinaire avec les conceptions spéculatives modernes et frise même par moments l’athéisme. Il rejetait la Bible comme révélation vivante, c’est, disait Munzer, la raison-révélation qui a existé de tous temps et chez tous les peuples et qui existe encore. Opposer la Bible à la raison, c’est tuer l’esprit par la lettre. Car le Saint-Esprit dont parle la Bible n’existe pas en dehors de nous. Le Saint-Esprit, c’est précisément la raison. La foi n’est pas autre chose que l’incarnation de la raison dans l’homme, et c’est pourquoi les païens peuvent aussi avoir la foi. Grâce à cette foi, à la raison devenue vivante, l’homme se divinise et se sanctifie. C’est pourquoi le ciel n’est pas quelque chose de l’au-delà, c’est dans notre vie même qu’il faut le chercher ; et la tâche des croyants est précisément d’établir ce ciel, le royaume de Dieu, sur la terre. De même qu’il n’existe pas de ciel de l’au-delà, de même il n’existe pas d’enfer ou de damnation perpétuelle. De même, il n’y a d’autre diable que les instincts et les appétits mauvais des hommes. Le Christ a été un homme comme les autres, un prophète et un maître, et la cène a été un simple repas commémoratif, où le pain et le vin étaient consommés sans rien y ajouter de mystique.

Munzer enseignait cette doctrine en la dissimulant la plupart du temps sous la phraséologie chrétienne, sous laquelle la nouvelle philosophie a dû se cacher pendant un certain temps. Mais la pensée profondément hérétique ressort partout de ses écrits, et l’on s’aperçoit qu’il prenait beaucoup moins au sérieux le masque biblique que maints disciples de Hegel aujourd’hui. Et cependant, trois cents ans séparent Munzer de la philosophie moderne.

Sa doctrine politique correspondait exactement à cette conception religieuse révolutionnaire et dépassait les conceptions religieuses de l’époque. De même que la théologie de Munzer frisait l’athéisme, son programme politique frisait le communisme, et plus d’une secte communiste moderne, encore à la veille de la révolution de mars, ne disposait pas d’un arsenal théorique plus riche que celui des sectes « munzeriennes » du XVIe siècle. Ce programme, qui était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l’époque, qu’une anticipation géniale des conditions d’émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens, exigeait l’instauration immédiate sur terre du royaume de Dieu, du royaume millénaire des prophètes, par le retour de l’Eglise à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Eglise, prétendument primitive, mais en réalité, toute nouvelle. Pour Munzer, le royaume de Dieu n’était pas autre chose qu’une société où il n’y aurait plus aucune différence de classes, aucune propriété privée, aucun pouvoir d’Etat étranger, autonome, s’opposant aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d’adhérer à la révolution, devaient être détruites ; tous les travaux et les biens devaient être mis en commun, et l’égalité la plus complète régner. Une association devait être fondée pour réaliser ce programme non seulement dans toute l’Allemagne, mais dans l’ensemble de la chrétienté. Les princes et les nobles seraient invités à se joindre à elle ; s’ils s’y refusaient l’association, à la première occasion, les renverserait les armes à la main ou les tuerait.

Munzer se mit immédiatement à l’œuvre pour organiser cette association. Ses prêches prirent un caractère encore plus violemment révolutionnaire. Ne se bornant plus à attaquer les prêtres, il tonnait avec la même fougue contre les princes, la noblesse, le patriciat. Il dépeignait sous les couleurs les plus ardentes l’oppression existante et y opposait le tableau imaginaire du royaume millénaire de l’égalité sociale et républicaine. En même temps, il publiait un pamphlet révolutionnaire après l’autre et envoyait des émissaires dans toutes les directions, pendant que lui-même organisait l’association à Allstedt et dans les environs.

Le premier résultat de cette propagande fut la destruction de la chapelle de la Vierge à Mellerbach, près d’Allstedt, d’après le commandement : « Vous détruirez leurs autels, briserez leurs colonnes, et brûlerez leurs idoles, car vous êtes un peuple saint » (Deutéronome, 7, 5). Les princes saxons se rendirent eux-mêmes à Allstedt pour calmer la révolte et convoquèrent Munzer à leur château. Il s’y rendit et u-y fit un sermon comme ils n’en avaient certainement jamais entendu de semblable de la bouche de Luther, « la viande douillette de Wittenberg », comme l’appelait Munzer. Il déclara, s’appuyant sur le Nouveau Testament, qu’il fallait tuer les souverains impies, surtout les prêtres et les moines, qui traitent l’Evangile comme une hérésie. Car les impies n’ont aucun droit à la vie, et ils ne vivent que par la grâce des élus. Si les princes se refusent à anéantir les impies, Dieu leur retirera l’épée, car la puissance de l’épée appartient à la communauté. La sentine de l’usure, du vol et du brigandage, ce sont les princes et les seigneurs qui font de toutes les créatures vivantes leur propriété : les poissons dans l’eau, les oiseaux dans le ciel, les plantes sur la terre. Et ensuite, ils prêchent aux pauvres le commandement. Tu ne voleras pas ! mais eux-mêmes s’emparent de tout ce qui tombe entre leurs mains, ils grugent et exploitent le paysan et l’artisan ; cependant dès qu’un pauvre s’en prend à quoi que ce soit, il est pendu, et à tout cela, le docteur « Menteur » dit : Amen !

Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui sont responsables de ce que les pauvres deviennent leurs ennemis. S’ils se refusent à supprimer la cause de la révolte, comment veulent-ils supprimer la révolte elle-même ? Ah ! mes chers seigneurs, comme le Seigneur frappera joliment parmi les vieux pots avec une barre de fer ! Si vous me dites, à cause de cela, que je suis rebelle, eh bien, soit, je suis un rebelle ! 1

Munzer fit imprimer son sermon. Pour ce fait, son imprimeur d’Allstedt fut contraint par le duc Jean de Saxe de quitter le pays ; quant à Munzer lui-même, ses écrits durent désormais être obligatoirement soumis à la censure du gouvernement de Weimar. Mais il ne tint aucun compte de cet ordre. Aussitôt après, il fit imprimer dans la ville impériale de Mulhausen un manifeste d’une violence extrême, où il demandait au peuple d’« ouvrir tout grand le trou, afin que le monde entier puisse se rendre compte qui sont nos gros bonnets qui ont assez blasphémé Dieu pour en faire un petit bonhomme peint », et qu’il terminait par ces paroles : « Le monde entier doit supporter un grand choc. Il arrivera que les impies seront renversés et que les humbles seront élevés ». En guise d’exergue à son manifeste « Thomas Munzer au marteau » écrivait :

Ecoute, j’ai placé mes paroles dans ta bouche, afin que tu déracines, brises, détruises, renverses, que tu construises et que tu plantes. Un mur de fer contre les rois, les princes, les prêtres et contre le peuple est érigé. Qu’ils se battent ! La victoire est certaine, pour la ruine des puissants tyrans impies 1.

La rupture de Munzer avec Luther et son parti était depuis longtemps un fait accompli. Luther avait été obligé d’accepter un certain nombre de réformes du culte que Munzer avait introduites de lui-même, sans le consulter. Il considérait l’activité de Munzer avec la méfiance soupçonneuse du réformateur modéré à l’égard du parti révolutionnaire plus énergique qui pousse plus loin. Dès le printemps de 1524, Munzer avait écrit à Mélanchthon, ce modèle du casanier maladif, du philistin, que ni lui, ni Luther ne comprenaient rien au mouvement, et qu’ils s’efforçaient de l’étouffer dans la croyance littérale en la Bible. Toute leur doctrine était vermoulue.

Chers frères, assez d’attente et d’hésitation ! Il est temps. L’été frappe à nos portes. Rompez votre amitié avec les impies, ils empêchent la parole de Dieu d’agir avec toute sa force. Ne flattez pas vos princes, sinon vous vous condamnerez à la ruine avec eux. Doux savants, ne m’en veuillez pas, il m’est impossible de parler autrement. 2

A maintes reprises, Luther provoqua Munzer à la controverse orale, mais celui-ci, prêt à entreprendre, à n’importe quel moment, la lutte devant le peuple, n’avait pas la moindre envie de se laisser entraîner à une dispute théologique devant le public partial de l’Université de Wittenberg. Il ne voulait pas « porter témoignage de l’Esprit uniquement devant l’Université 1. » Si Luther était sincère, il n’avait qu’à utiliser l’influence dont il disposait pour faire cesser les chicanes contre les imprimeurs de Munzer et mettre fin à la censure qui pesait sur ses écrits, afin que la lutte pût se poursuivre librement dans la presse.

Cette fois, après la parution du pamphlet révolutionnaire de Munzer, dont sa Lettre aux princes de Saxe contre l’esprit rebelle 2, il proclama que Munzer était un instrument de Satan et demanda aux princes d’intervenir et de chasser du pays les fomentateurs de révoltes, étant donné qu’ils ne se contentaient pas de répandre leurs mauvais enseignements, mais appelaient à l’insurrection et à la résistance armée contre les autorités.

Le 1er août, Munzer fut convoqué au Château de Weimar pour répondre devant les princes de l’accusation de rébellion. Il y avait à sa charge un certain nombre de faits extrêmement compromettants. On avait découvert son association secrète, on avait décelé son activité dans les associations de mineurs et de paysans. On le menaça de bannissement. A peine de retour à Allstedt, il apprit que le duc Georges de Saxe exigeait qu’on le lui livrât. Des lettres de l’association écrites de sa main avaient été saisies, lettres dans lesquelles il appelait les sujets de Georges à la résistance armée contre les ennemis de l’Evangile. S’il n’avait pas quitté la ville à temps, le Conseil l’eût livré.

Entre temps ; l’agitation croissante parmi les plébéiens et les paysans avait considérablement facilité la propagande de Munzer, pour laquelle il avait trouvé de très précieux auxiliaires dans les anabaptistes. Cette secte, sans dogmes bien définis, dont l’hostilité commune à toutes les classes dominantes et le symbole commun du second baptême maintenaient la cohésion, ascétique dans ses mœurs, inlassable, fanatique, menant sans crainte l’agitation, s’était de plus en plus groupée autour de Munzer. Exclus par les persécutions de toute résidence fixe, les anabaptistes parcouraient toute l’Allemagne et proclamaient partout la nouvelle doctrine, avec laquelle Munzer leur avait donné conscience de leurs besoins et de leurs aspirations. Un grand nombre d’entre eux furent mis à la torture, brûlés sur l’échafaud, exécutés de mille façons, mais leur courage et leur ténacité restèrent inébranlables, et le succès de leur activité, étant donné l’agitation croissante du peuple, fut inouï. C’est ce qui explique qu’au moment de sa fuite de Thuringe, Munzer trouva partout le terrain préparé. Il pouvait désormais aller où il lui plaisait.

Près de Nuremberg, où il se rendit tout d’abord, une révolte paysanne venait d’être, un mois à peine auparavant, étouffé dans le germe. Munzer y fit de l’agitation clandestine. Bientôt entrèrent en scène des hommes qui défendirent ses idées théologiques les plus hardies sur le caractère non obligatoire de la Bible et sur la nullité des sacrements, affirmèrent que le Christ n’était qu’un homme, et déclarèrent impie le pouvoir temporel. « On reconnaît là l’action de Satan, l’esprit d’Allstedt » s’écria Luther. C’est à Nuremberg que Munzer fit imprimer sa réponse à Luther. Il l’accusait directement de flatter les princes et de soutenir, en fait, par ses hésitations, le parti réactionnaire. « Mais, ajoutait-il, le peuple se libéra cependant, et, à ce moment-là, le docteur Luther sera comme un renard pris au piège. » Par ordre du Conseil cet écrit fut confisqué, et Munzer dut quitter Nuremberg.

Traversant la Souabe, il se rendit en Alsace, puis en Suisse, et revint dans le sud de la Forêt-Noire où l’insurrection avait éclaté depuis plusieurs mois déjà, hâtée en grande partie par ses émissaires anabaptistes. Ce voyage de propagande de Munzer contribua fortement à l’organisation du parti populaire, à la fixation nette de ses revendications et finalement à l’insurrection générale d’avril 1525. La double activité de Munzer, pour le peuple, d’une part, auquel il s’adressait dans le langage du prophétisme religieux, le seul qu’il fût capable de comprendre à l’époque, et, d’autre part, pour les initiés, avec lesquels il pouvait ouvertement s’entretenir de ses véritables buts, se manifeste ici très nettement. Si, déjà, en Thuringe, il avait groupé autour de lui et placé à la tête de l’association secrète un groupe d’hommes des plus décidés, issus non seulement du peuple, mais aussi du bas clergé, dans la Forêt-Noire, il devint le centre de tout le mouvement révolutionnaire de l’Allemagne du Sud-Ouest. Il organisa la liaison de la Saxe et de la Thuringe, par la Franconie et la Souabe, jusqu’en Alsace et à la frontière suisse, et compta parmi ses disciples et parmi les chefs de l’association les agitateurs de l’Allemagne du Sud, tels que Hubmayer, à Waldshut ; Conrad Grebel à Zurich ; Franz Rabmann, à Griessen ; Schappeler, à Memmingen ; Jacob Wehe, à Leipheim ; le docteur Mantel, à Stuttgart, la plupart ecclésiastiques révolutionnaires. Lui-même résidait généralement à Griessen, à la limite du canton de Schaffhouse, d’où il entreprenait des tournées à travers le Hegau, le Klettgau, etc. Les persécutions sanglantes que les princes et les seigneurs, inquiets, entreprirent partout contre cette nouvelle hérésie plébéienne contribuèrent fortement à attirer l’esprit de rébellion et à renforcer l’association. C’est ainsi que Munzer fit de l’agitation pendant cinq mois environ dans l’Allemagne du Sud. Quelque temps avant qu’éclatât la conspiration il revint en Thuringe, d’où il voulait diriger la révolte, et où nous le retrouvons plus tard

Nous verrons à quel point le caractère et l’attitude des deux chefs de partis reflètent exactement l’attitude de leurs partis réciproques ; comment l’indécision de Luther, sa crainte devant le sérieux que prenait le mouvement, sa lâche servilité devant les princes, correspondaient parfaitement à la politique hésitante, équivoque, de la bourgeoisie ; et comment l’énergie et la fermeté révolutionnaire de Munzer étaient celles de la fraction la plus avancée des plébéiens et des paysans. La seule différence était que, tandis que Luther se contentait d’exprimer les conceptions et les aspirations de la majorité de sa classe, et d’acquérir ainsi une popularité à bon compte, Munzer, au contraire, dépassait de beaucoup les idées et les revendications immédiates des paysans et des plébéiens. Il forma, avec l’élite des éléments révolutionnaires, un parti qui, d’ailleurs, dans la mesure où il partageait ses idées et possédait son énergie, ne représenta jamais qu’une petite minorité dans la masse des insurgés.

Extrait de "La guerre des paysans" de Engels

Le petit berger qui rêve au coin d’une prairie dans la vallée de la Tauber, en Franconie, ce jour de l’an 1476, … est Jean le joueur de fifre. Il ne vit pas dans une patrie, mais dans quelque chose qui s’appelle le Saint-Empire romain germanique, dont le centre est si loin, à Rome, que ce n’est plus du tout au centre. On n’en connait que ce qu’en disent des milliers de prêtres et de moines, souvent étrangers, envoyés dans les Allemagnes par le pape. En plus du pape, comme lui au-dessus de tous et commun à tous, il y a l’empereur. Il est dans le pays, mais où ? Il n’a même pas de capitale… Les villageois qui, sortant de l’église ce dimanche 24 mars 1476, virent le petit Jean faire flamber sa flûte et ses timbales , dans un geste pathétique de misérable protestant contre le luxe, devaient confusément attendre depuis longtemps quelqu’un qui leur parlât avec tant de netteté, car ils comprirent tout de suite ce qu’il leur dit. Croyez-moi, ce n’est pas une légende et le chroniqueur de l’évêque de Wirtzbourg le nota soigneusement :

« …. En outre, Notre-Dame lui aurait ordonné de prêcher qu’il n’y aurait dorénavant plus de princes, ni d’empereur, ni d’autres autorités cléricales ou séculières, mais qu’au contraire celles-ci seraient supprimées, que les hommes seraient des frères l’un pour l’autre, que chacun devrait gagner son pain par le travail de ses mains et qu’aucun ne posséderait plus que son voisin ; que tous les cens, redevances, corvées, douanes, impôts, dîmes et autres taxes ou prestations en nature seraient abolies et ne seraient désormais plus payées ou effectuées, de même, les forêts, les eaux, les sources et les pâtures devaient être en tous lieux libres, ainsi que d’autres points de ce genre.

« Il a prêché cela jusqu’à la semaine suivant la Saint-Kilian (8 juillet), tous les dimanches et jours de fête ou lorsqu’une grande foule venait se rassembler là. En premier vinrent les proches voisins des hameaux de la région de la Tauber et du Schüpfersgrund, ensuite ceux de l’Odenwald et de la vallée du Main, puis ceux du Neckar et de la Kocher. Enfin la rumeur publique et inséparable compagne, la curiosité, amenèrent là énormément de gens de la Rhénanie, de Franconie, de la Souabe et de Bavière, hommes et femmes, jeunes et vieux. Il y avait vraiment de quoi être stupéfait : les compagnons accouraient des ateliers, les valets délaissaient la charrue et les filles de la campagne venaient la faucille à la main, sans qu’aucun en ait demandé la permission à son maître ou à son seigneur, tous abandonnaient leurs outils, leurs socs, leurs corbeilles et le reste. Ils affluaient vers Niklashausen dans les vêtements mêmes qu’ils portaient au moment où les avait atteint cette épidémie… Comme ni lui ni ses partisans ne savaient lire, Jean se servait d’un moyen efficace pour faire entrer dans les têtes et répandre au loin ses idées : le chant, cette arme spontanée de tous les mouvements populaires à leurs débuts :

Nous nous plaindrons à Dieu,
Dans les cieux
Qu’il ne soit pas permis d’assommer
Les curés

Les espions que l’évêque de Wurtzbourg avait naturellement chargés de se glisser dans la masse des pèlerins et de noter très exactement tous les points du programme s’acquittèrent avec soin de leur tâche…

« Qu’il soit d’abord dit qu’ils se permet de prêcher sans relâche le peuple et de lui parler comme il est écrit ci-dessous :

« Que la sainte vierge, mère de Dieu, lui serait apparue et lui aurait fait comprendre la colère de Dieu contre le genre humain et en particulier contre le clergé ; …

« Que l’homme qui ne peut pas entrer dans l’église parce qu’elle est trop pleine n’en reçoit pas moins la grâce ;

« Que l’empereur n’est qu’un vaurien, le pape ne vaut pas mieux ;

« Que c’est l’empereur qui donne aux princes, comtes, chevaliers, et leurs valets, aux autorités cléricales et séculières, la jouissance des droits de péage et autres impositions au détriment du commun peuple. Ah ! malheur aux pauvres diables !

« Que les ecclésiastiques ont de nombreux bénéfices et que cela ne doit pas être. Ils ne doivent pas avoir plus que ce qu’il leur faut d’un repas à l’autre ;

« Qu’on les abattra et que bientôt les prêtres voudront cacher leur tonsure de leurs mains pour qu’on ne les reconnaisse plus ;
« Que les poissons dans l’eau et le gibier dans les champs doivent être communs à tous ;

« Que les princes, spirituels et temporels, de même que les comtes et chevaliers possèdent tellement que si c’était à la commune, nous aurions tous assez, ce qui doit aussi arriver ;

« Que le temps vient où les princes et les seigneurs devront travailler pour pas plus qu’un salaire journalier ; etc…

On répétait ses mots d’ordre que « les forêts, les eaux, les oiseaux et les poissons » devaient être à tous et qu’il fallait « supprimer la dîme et les redevances ». Cela lui valut une telle popularité que les anciens racontaient déjà dans le groupe des nouveaux arrivants que le Joueur de fifre avait ranimé une jeune noyée, rendu la vue à un enfant aveugle et la parole à un muet, fait marcher un paralytique….

Le dimanche 7 juillet, il donna la consigne suivante à la fin de son prêche :

« Et maintenant, rentrez chez vous et réfléchissez à ce que la très sainte mère de Dieu vous a annoncé. Et la prochaine fois, laissez à la maison les femmes, les enfants et les vieillards et vous les hommes, revenez ici à Nilashausen, le jour de la Sainte-Marguerite, c’est-à-dire samedi prochain, et amenez avec vous vos frères et vos amis, quel qu’en puisse être le nombre. Cependant ne venez pas avec votre bâton de pèlerin, mais en armes, dans une main le cierge, dans l’autre l’épée, la pique ou la hallebarde. Et la sainte vierge vous dira ce qu’elle veut que vous fassiez. »…

L’angélus du vendredi n’avait pas encore sonné que quatre mille paysans campaient autour de Niklashausen. Quant au pâtre, il dormait gentiment, sans gardes, tandis qu’un parti de trente-quatre cavaliers de l’évêque pénétrait en trombe dans le hameau. Avant d’avoir pu pousser un cri, il était ligoté en travers d’un cheval… Le Jouer de fifre flamba seul sur son bûcher en chantant un cantique de la Vierge…

L’an du Christ 1493, s’est produit un grand soulèvement de beaucoup de paysans à Sélestat, avec l’aide de leurs voisins des environs, dépendant de la basse juridiction de l’évêque de Strasbourg. Et ils se sont rassemblés sur le mont du Ungerberg où ils ont juré tous ensemble de supprimer toutes les charges et fardeaux insupportables qui pèsent sur le peuple, en particulier et en premier tous les procès, avertissements, citations ou lettres de bannissement du tribunal ecclésiastique de Strasbourg, de même que du tribunal impérial de Rottweil… En outre, aucun prêtre ne devait détenir plus d’une prébende et les couvents devaient être supprimés.

Les conjurés venus de neuf localités, réunis le samedi 23 mars 1493 au sommet du Underberg étaient trente-quatre, mais ils avaient des partisans dans toute cette région de l’Alsace, de Sélestat à Strasbourg. Il y a avait parmi eux quelques bourgeois, tel le bourgmestre de Sélestat, qui prirent la direction du mouvement….
Les conjurés du Ungerberg, dans l’ombre des hauts sapins à travers lesquels il aperçoivent d’un côté la chaîne des Vosges et de l’autre la plaine du Rhin, ont murmuré un mot magique : « Bundschuh ! »…

Un Bundschuh, c’était un soulier attaché avec de longues lanières, tel qu’en portaient autrefois les paysans. C’était bien autre chose : un symbole de l’état de paysan dans ces régions rhénanes dès le treizième siècle, symbole devenu tout naturellement le signe de ralliement des villageois lorsqu’ils se révoltaient contre leurs maîtres. Quand les bandes de soudards des Armagnacs envahirent l’Alsace qu’ils pillèrent effroyablement en 1444 et 1445, les paysans organisèrent eux-mêmes leur défense et fichaient un Bundschuh au bout d’une pique pour se regrouper dans les escarmouches. Cet emblème grossier, image de leur endurance et de tout ce qui leur était commun en face des bottes des féodaux, leur apparaissait comme un gage d’union et de victoire.

Cette lutte pour la suppression de deux tribunaux dans laquelle ils se lançaient, c’était la première étape d’une lutte beaucoup plus vaste, exprimée par ce seul mot de Bundschuh et qui ne finirait qu’avec la libération de tous les paysans.Mais cette première étape, cette revendication de caractère juridique, traduit le caractère profond de leur bataille, pas du tout fortuite : ils défendent leur lopin de terre contre les exactions féodales en s’attaquant à des tribunaux de classe. C’est le vieux combat du serf contre le seigneur.
Pendant quelques semaines, ils vont recruter dans les villages des adhérents qui jurent, trois doigts levés, fidélité au Bundschuh. On discute dans les granges, sur les chemins et le soir dans les auberges. Les prétextes ne manquent pas et l’on y va hardiment, trop hardiment puisque l’affaire est bientôt trahie et que les autorités procèdent à une vague d’arrestations pendant la semaine sainte. Ulmann, le bourgmestre de Sélestat qui avait dirigé le mouvement, fut arrêté à Bâle, déguisé en pèlerin, Il y était peu après étranglé et écartelé sur la place publique à la demande des autorités de sa ville. A de nombreux autres, on coupa, avant de les bannir, les doigts qu’ils avaient levés pour prêter serment. Ralliant des groupes de mendiants ou des bandes de lansquenets licenciés, les voilà lancés sur les grands chemins… Ils n’ont pas pu planter sur la place de Sélestat la pique portant le Bundschuh et donner ainsi le signal du soulèvement général, mais ils en parlent le long de la rive droite de ce Rhin qu’on leur interdit de franchir.

Ils remontent vers le nord et huit ans après leur échec, le mot de Bundschuh se chuchote dans l’évêché de Spire et de là, de nouveau, jusqu’en Alsace et dans le pays de Bade. Tout le village d’Untergrombach est membre de l’association, tous les habitants se sont agenouillés et ont récité cinq Ave Maria et cinq Pater Noster avant de prêter serment au Bundschuh, en présence de Joss Fritz, un serf qui appartient à l’évêque. C’est lui qui a tout organisé et ce sont des choses bien extraordinaires que la ténacité, le talent et l’ampleur de vue de cet homme dans la trentaine. Il avait lentement formé un noyau de quarante messagers qui visitaient systématiquement les villages de la région. Il avait des amis parmi les lansquenets de l’évêque et dans les villes où l’on protestait contre les impôts sur le blé et sur le vin. Il avait une doctrine : refus de payer la dîme et autres impôts, confiscation des cloîtres et de leurs biens, partage de ceux-ci entre les pauvres, pas d’autre maître que l’empereur. Il avait conçu un plan tactique : s’emparer du château d’Untergrombach, dont deux gardes lui prêteraient main forte, puis marcher sur Bruchsal, petite ville dont les portes devaient être ouvertes par quatre cents habitants des quartiers populaires sur lesquels le Bundschuh pouvait compter. De là, on attaquerait le siège de l’évêché et le mouvement s’étendrait en direction de la Forêt-Noire et de l’Alsace.

Pâques 1502. Tout est prêt et le signal va être donné… Sur dénonciation, la répression commence. Il y a plus d’une centaine d’arrestations, mais le garde fuyant à travers champs parvient à avertir Joss Fritz qui fait passer la nouvelle aux principaux conjurés dont aucun n’est appréhendé…

Nous le retrouvons dix ans plus tard, garde champêtre respecté du village de Lehen, près de Fribourg-en-Brisgau. Il collecte de l’argent, pfennig après pfennig, florin après florin, pour acheter une bannière de soie bleue sur laquelle il fera peindre un Bundschuh. Un fois de plus – nous sommes en 1513 – l’affaire a été trahie et Joss Fritz est parvenu à se soustraire aux recherches. Il marche à travers les montagnes suisses, sa bannière entourée autour du corps, jusqu’au couvent d’Einsiedeln où il la dépose parmi les offrandes amenées par les pèlerins.

Ses compagnons n’ont rien avoué d’important, Joss Fritz a gardé des liaisons des deux côtés du Rhin, dans la Forêt-Noire, en Alsace et en Suisse et e voilà de nouveau, en 1517, à la tête d’une organisation qui s’étend à une centaine de villages, des Vosges au lac de Constance… Sa femme le seconde et crée une sorte de réseau féminin où une cabaretière et une couturière se montrent les plus efficaces. Joss Fritz pousse jusqu’aux portes de Bâle, sur la colline du Kohlenberg où il rencontre les « rois » des mendiants qui passent marché avec lui…

Cette conspiration sera découverte comme les autres, plus d’un mois avant la kermesse de Saverne en Basse-Alsace, qui se tenait à la mi-septembre et devait servir de signal.

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