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La nature du régime stalinien de Russie après la deuxième guerre mondiale

samedi 17 mai 2008, par Robert Paris

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La nature du régime stalinien de Russie
Cela fait 20 ans bientôt que la direction de la bureaucratie russe a choisi de réintégrer le giron impérialiste et que l’URSS a éclaté, suivant de près l’écroulement des régimes des pays de l’Est. Ces régimes se sont écroulés, disloqués, mais pas l’idée que malgré tout, là-bas à l’ « Est », il y avait eu quelque chose de différent, quelque chose qui, de près ou de loin, pouvait s’apparenter au socialisme. Or, si nous ne nous débarrassons pas de ce préjugé, nous serons forcément marqués par cette référence passée. Et que nous le voulions ou pas, cela dénaturera notre conception de la révolution et de la société future.
Dans cette référence, qui identifie de près ou de loin, de manière déformée ou bureaucratisée, ces régimes au socialisme, domine la primauté de la forme de propriété des moyens de production. Des moyens de production collectivisés par un Etat plus la planification étatique, c’est donc cela le socialisme ? Non, le socialisme c’est « l’émancipation des travailleurs, qui devra être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». Dans émancipation, il y a l’idée de libération, et donc de liberté. Mais pas une liberté limitée à des « libertés démocratiques », c’est-à-dire au respect de droits individuels, comme par exemple le droit d’expression. Même assortie de libertés individuelles, l’étatisation des moyens de produire ne constitue pas le socialisme. La liberté, c’est la capacité à maîtriser son destin. A pouvoir choisir consciemment, en toute connaissance de cause. Or il s’agit de choix collectifs. C’est donc la capacité à agir et décider collectivement. La perspective de la socialisation des moyens de production en est indissociable.
Nous ne prétendons pas que le socialisme vu sous ce jour sera effectivement réalisable. Mais qu’il est historiquement nécessaire, et nous militons pour, de toutes nos forces. Il n’y a que les esprits étriqués qui acceptent de s’engager avec l’assurance du succès. Rien, de notre point de vue, ne pourra remplacer l’action réfléchie et décidée des masses elles-mêmes. Rien ne pourra remplacer les efforts que feront les exploités pour s’affranchir de leur condition. C’est cette perspective que nous défendons, et nous ne voulons pas abaisser nos ambitions Nous mesurons tout ce que cela implique de difficile et de douloureux, et c’est pour cela que nous ne nous impatientons pas après une prétendue « manque de combativité » des masses. Nous ne voulons pas lier le sort de l’humanité à l’arrivée de « libérateurs ». Nous ne voulons pas que des « élites » viennent « planifier » une société soi-disant meilleure, à la place des masses.
Parler de « socialisme » à propos de l’ex-URSS ou des régimes de l’Est, même si on tempère ce terme d’adjectifs tels que déformé, dégénéré, etc. est une escroquerie. Pendant un temps, on nous avait parlé à leur sujet de « socialisme réel », notion qui s’opposait bien sûr à celle de socialisme « idéal » ou « utopique ». Cela s’appuyait sur cette opinion triviale selon laquelle la réalité est toujours moins bien que l’idéal. Et du coup, cela accréditait l’idée que ça avait quand même quelque chose à voir. De même, l’expression couramment employée, selon laquelle « l’URSS était une caricature du communisme » est fallacieuse. Si c’était une caricature, ça veut dire que ça avait quand même un rapport avec ?
A l’époque, ces systèmes nous avaient été présentés comme des « alternatives » possibles au capitalisme. Comme si un système différent du capitalisme pouvait réellement se développer de manière indépendante, en coexistence et en concurrence avec le capitalisme. Comme si on avait le choix, et que le meilleur gagne ! En fait, c’est cette idée qu’on nous ressert aujourd’hui sous une autre forme, plus modeste. Par exemple avec « l’alter-mondialisme », on nous parle encore de « faire des expériences alternatives ». Sans oublier de continuer à apporter notre soutien à la dictature pseudo-socialiste qui subsiste encore (Cuba) ou à un quelconque Morales qui envoie des soldats devant des puits de pétrole.
Evidemment, ce qu’il y a eu de trompeur à l’époque, c’est que l’URSS et le bloc des pays dans « sa sphère d’influence » pouvait apparaître comme un bloc monolithique puissant, qui plus est hostile au reste du monde. Un bloc qui prétendait pouvoir se mesurer militairement à l’impérialisme américain. On a pu mesurer après-coup à quel point cette vision des choses était illusoire, avec la surprise qu’a suscité la soudaineté de l’écroulement des régimes de l’Est ainsi que la facilité de reconversion des bureaucrates au pouvoir. Tout s’est fait très rapidement [à revoir par pays – malgré les points communs dans cette reconversion, chaque pays de l’Est était déjà très différencié, le « bloc » n’était déjà qu’illusion].
Cette facilité de reconversion n’a fait que révéler que cette puissance n’existait que dans la mesure où elle était admise par l’impérialisme des pays capitalistes (essentiellement les USA). Mais dans cette hypothèse, une question subsiste : pourquoi la mascarade aurait-elle duré aussi longtemps, jusqu’à la fin des années 80 ? Pourquoi l’impérialisme aurait-il toléré cette situation, et si elle était tolérable, pourquoi cela aurait-elle pris fin ?
C’est l’analyse des rapports de l’URSS avec l’impérialisme qui peut nous éclairer sur l’évolution de ce bloc dont la disparition n’est pas le fait de contradictions purement « internes ». Dans ces rapports, l’origine de l’URSS - à savoir la révolution ouvrière de 1917 - a eu un rôle déterminant. Autant il est primordial de réaffirmer que l’URSS n’avait rien à voir avec le socialisme, même de manière déformée, autant il serait absurde pour la compréhension de faire l’impasse sur son origine ouvrière. En fait, le caractère monstrueux du régime de l’URSS a été le prix qu’on a payé du fait de l’avortement de la formidable tentative d’émancipation qui a soulevé le prolétariat du monde entier. Le stalinisme est autant le produit de la révolution russe que celui de l’échec de la révolution mondiale. Si on ne prend en compte que la première considération, on peut au choix rejeter le léninisme et le communisme – comme précurseurs objectifs du stalinisme – ou s’échiner à trouver des « traits socialistes » avec lesquels se solidariser dans les régimes staliniens. Les deux attitudes ont ceci de commun qu’elles envisagent l’histoire comme un processus inéluctable, où le cours effectif des événements efface toutes les autres voies qui auraient pu s’ouvrir. Ce qui n’a pas existé devient non-réaliste, non-crédible, et ne vaut pas la peine qu’on s’y attarde ! Mais en fait, en se contentant de prendre position par rapport à la réalité existante, on se prive de la possibilité de transformer le cours des évènements ; et pour cause : on se prive de comprendre cette réalité, parce qu’on se met à raisonner avec des catégories figées.
Une de ces catégories figées consiste justement à considérer le « bloc soviétique » comme un « système » à part, et à analyser sa disparition comme étant la conséquence d’un essoufflement du système, un constat d’échec en quelque sorte. Evidemment, prises à un instant donné, les institutions dites soviétiques pouvaient apparaître impressionnantes et justifier leur description et leur analyse pour essayer d’en comprendre les « règles ». Pendant la période Brejnev par exemple, un observateur lointain pouvait penser que le système était relativement stable. Mais en réalité, parler de « système » reviendrait à attribuer à ceux qui détenaient le pouvoir – que l’on appellera bureaucratie ou nomenklatura – des capacités qu’ils n’avaient pas. Certes, leur pouvoir d’oppression était considérable. Cela a pu masquer le fait qu’en revanche, leur capacité à fonder un nouveau système d’exploitation, durable à l’échelle de l’humanité, était nulle.
Historiquement, le rôle de la bureaucratie ouvrière issue de la révolution a consisté à trahir la révolution. Mais cela ne signifie pas que la trahison était préméditée. D’une certaine manière, les bureaucrates soviétiques ont hérité du pouvoir à leur corps défendant. L’existence de la bureaucratie provenait du fait que la révolution avait été suffisamment forte pour éradiquer le pouvoir de la bourgeoisie en Russie, mais pas assez pour permettre à la classe ouvrière de le garder. La manière dont le pouvoir leur était revenu avait placé les bureaucrates dans une position défensive. Défensive vis-à-vis de la bourgeoisie internationale et défensive vis-à-vis du prolétariat révolutionnaire. Pris entre le marteau et l’enclume, leur position était instable. Ayant hérité le pouvoir d’une révolution ouvrière, ils étaient menacés par l’impérialisme. Ayant usurpé son pouvoir à la classe ouvrière, ils étaient menacés par toute révolution ouvrière le monde. D’où l’analyse que Trotsky a fait en 1936 lorsqu’il pronostiquait que ce régime transitoire ne pouvait se conclure que de deux manières : une révolution prolétarienne balayant la bureaucratie, ou une restauration bourgeoise.
Au premier abord, le vocable « bureaucratie » peut être trompeur, parce qu’il évoque une certaine homogénéité et des buts communs que les bureaucrates ne pouvaient pas avoir d’emblée. De par sa nature, la bureaucratie n’était porteuse d’aucun système nouveau. En particulier, elle n’avait ni drapeau, ni idéologie. Impensable pour une classe dirigeante ! Alors, pour remédier à cette lacune inhérente à sa nature, elle a défiguré grossièrement l’idéologie révolutionnaire, en faisant du marxisme l’équivalent d’une religion dont elle diffusait le catéchisme, et de Lénine un saint embaumé. Ossifiées et enterrées de cette manière, les idées révolutionnaires ne lui faisaient pas peur et elle pouvait s’en revendiquer sans crainte. Mieux même : cette surenchère de référence au léninisme lui permettait de légitimer son pouvoir usurpé tout en cachant ses aspirations inavouables. « La ferme des animaux » d’Orwell a illustré tout à fait cette falsification idéologique. Et il ne s’agit pas d’une simple dérive idéologique, ni d’une méconnaissance de la théorie marxiste. Il s’agissait d’une bouillie idéologique à but d’auto-justification. C’est important de le rappeler au passage, la monstruosité du régime stalinien n’était pas à mettre sur le compte « d’idéologues » qui auraient voulu « imposer leur système à l’humanité ». Ce n’étaient pas des idéologues du tout, ils n’avaient aucun idéal, ni de près ni de loin. Tout au plus, ils se servaient des références marxistes pour justifier leurs basses œuvres.
N’étant porteuse d’aucun système viable, la bureaucratie ouvrière était nécessairement amenée à disparaître en tant que telle. L’idée d’un « régime transitoire » implique l’extinction de la bureaucratie à l’échelle historique. Tout le problème était de savoir : comment ?
Cela, ce n’est pas l’analyse de Trotsky qui peut nous le dire, c’est l’analyse du développement historique ultérieur. Le fait est que l’histoire n’a pas tranché rapidement. La bureaucratie n’a pas été renversée. Ni par une révolution ouvrière, ni par une attaque impérialiste. Il n’y a pas eu de dénouement rapide et violent. Cela, Trotsky ne s’y attendait peut-être pas. Sans doute parce qu’il misait sur les perspectives révolutionnaires immédiates. La position de la « défense de l’URSS » qu’il a développé à l’approche de la 2ème guerre mondiale était intrinsèquement liée à la perspective du renversement du capitalisme et donc de la bureaucratie soviétique. Défendre l’URSS n’avait de sens que si on l’entendait comme la défense de la révolution ouvrière contre une restauration bourgeoise. Défendre la révolution ouvrière, cela ne peut se faire qu’avec des moyens révolutionnaires. Il n’y a pas d’autre moyen. On ne défend pas la révolution ouvrière en se solidarisant … des bureaucrates qui l’avaient assassinée (en Espagne), ni en cautionnant les camps impérialistes avec lesquels la bureaucratie avait passé des alliances. (A ce propos, voir le contenu du tract de l’UC le 30 juin 1941 « Vive l’Armée Rouge des ouvriers et des paysans ») Peut-être aurait-il été envisageable dans certaines circonstances de faire un front commun même avec des bureaucrates contre une attaque impérialiste [le même problème que les alliances avec des nationalistes dans les pays colonisés …].
Mais finalement, il s’est avéré que la 2nde guerre mondiale n’a pas ébranlé le pouvoir de la bureaucratie. Essentiellement parce qu’il n’y a pas eu dans le monde de nouvelle révolution ouvrière victorieuse au sortir de la guerre [revoir les circonstances des écrasements révolutionnaires]. Si au moment de la bataille de Stalingrad, l’élan qui a animé la population russe et l’espoir suscité parmi les prolétaires du monde entier correspondaient à une aspiration à la liberté et au socialisme, le fait est que Staline a réussi à détourner cet élan à des fins nationalistes. Sur ce point, on peut se référer à Vassili Grossman dans Vie et Destin qui constate que si les prémisses du « socialisme dans un seul pays » existaient déjà avant guerre – avec la collectivisation forcée des campagnes, l’industrialisation et la mise en place d’un nouveau appareil dirigeant en 37 avec les purges – les événements de la guerre ont permis d’enraciner ce « nouvel ordre étatico-national ». Ils ont permis de lui donner un fondement historique.
« La guerre accéléra le processus jusqu’alors souterrain, elle permit l’éclosion du sentiment national ; le mot « russe » retrouva tout son sens (…) Les taches de naissance de la social-démocratie russe étaient effacées, supprimées. Et ce processus devint manifeste au moment précis où la flamme de Stalingrad était le seul signal de liberté dans le royaume des ténèbres. Ainsi, la logique des évènements a fait que, au moment où la guerre populaire atteignit son plus haut point pendant la défense de Stalingrad, cette guerre permit à Staline de proclamer ouvertement l’idéologie du nationalisme étatique. »
La 2nde guerre mondiale a été marquante dans l’évolution de l’URSS. Au sortir de cette guerre, l’URSS ne représente sans doute plus la même chose dans la conscience des travailleurs, ni en URSS ni dans le monde. La « patrie de la révolution » s’efface au profit de la patrie du « socialisme dans un seul pays ». Staline apparaît comme le chef victorieux d’un Etat national et il semble que jusqu’à sa mort, son prestige soit resté incontesté en URSS. La politique de l’impérialisme a joué un rôle dans cette évolution. La menace d’une destruction de l’URSS par l’impérialisme a laissé place à une complicité entre l’impérialisme et la bureaucratie contre les peuples.
L’URSS avait déjà joué un rôle contre-révolutionnaire avant-guerre. Avec la guerre, on franchit une nouvelle étape : l’impérialisme américain associe la bureaucratie dans le rôle du gendarme du monde. Cette alliance contre les risques de soulèvement révolutionnaire a contribué à stabiliser politiquement la bureaucratie stalinienne. C’est avec l’assentiment impérialiste que l’URSS devient un Etat oppresseur contre les autres peuples. Contre les nationalités de l’Union, dont l’oppression va prendre de nouvelles proportions (déportations de nationalités minoritaires, persécutions antisémites) et contre les peuples des pays de l’Est qui se retrouvent asservis. En ce qui concerne ces derniers, on peut se référer au livre d’Anderson (Editions Spartacus) : systématiquement, dans les pays occupés, l’armée rouge met en place des gouvernements qui comportent d’anciens dirigeants fascistes ou nazis, reconnus pour avoir brisé des soulèvements ouvriers et paysans avant guerre (Tatarescu en Roumanie, Dalnoki-Miklos en Hongrie etc.), liquide les armées de guérilla anti-nazies (Roumanie) et les conseils de soldats (Bulgarie), et détruit les partis socialistes et paysans.
Les deux grands blocs, d’abord alliés, puis hostiles et prêts à déclencher une troisième guerre mondiale, partageaient la même crainte mortelle de l’intervention des masses. Amis ou ennemis, ils s’accordaient en tout cas sur un partage des rôles pour écraser les peuples. A la question : pourquoi l’impérialisme américain n’a-t-il pas attaqué l’URSS en 45, l’UC répondait en janvier 47 « la nouvelle guerre [URSS-USA en 45] fut évitée parce que les travailleurs de tous les pays ne s’y étaient pas résignés ». Autrement dit, ils avaient peur que la poursuite de la guerre déclenche la révolution.
A ce propos, quelle a été la part de réalité ou de propagande dans la menace de troisième guerre mondiale omniprésente à partir de 47 ? Le fait que le capitalisme américain avait du mal à se redresser à et à trouver des débouchés était certainement un facteur objectif qui pouvait conduire à la guerre. Le marché mondial était exsangue, et le plan Marshall en Europe ne suffisait pas à y remédier. En tout cas, cette guerre, si elle avait eu lieu, n’aurait pas eu comme motivation première pour les USA de « détruire les conquêtes d’octobre en URSS ». Mais il est notable qu’à l’époque, certains bourgeois américains considéraient que s’engager dans une telle aventure guerrière aurait été pure folie (voir le diplomate cité dans un édito de l’UC qui parle du risque de déclencher des guerres civiles partout sur le globe). Par contre, avec une guerre restée froide, cette politique des blocs avait le mérite de tendre un piège aux peuples coloniaux qui souhaitaient s’émanciper : pousser dans la « sphère d’influence russe » ceux qui auraient pu prendre la voie de la révolution prolétarienne !
Mais si la complicité de l’impérialisme et l’écrasement des soulèvements révolutionnaires ont permis au régime stalinien de survivre, et même apparemment de se renforcer, il restait fondamentalement fragile. Le recours à la terreur témoignait de sa faiblesse. Faiblesse d’un pouvoir suspendu, qui ne reposait pas sur le pouvoir d’une classe sociale. La terreur n’était pas destinée qu’à la population. Elle était avant tout le seul mode de fonctionnement possible pour la bureaucratie elle-même. Parce qu’il n’y avait pas de critère social, à tous les échelons, les bureaucrates avaient peur de l’échelon supérieur. D’où la nécessité absolue pour eux d’avoir un chef suprême.
Cette situation était intenable sur le long terme. Avec la guerre et ses suites, la bureaucratie stalinienne n’a eu qu’un sursis. Elle n’allait pas se maintenir en tant que telle. En réalité, la bureaucratie stalinienne prend fin avec Staline. Ensuite, la mutation de la bureaucratie et l’émergence d’une bourgeoisie ont été un processus inexorable, même si il n’était certainement pas linéaire, et certainement pas conscient.
Pourquoi la maturation de la bureaucratie, sa détermination à réintégrer le capitalisme mondial n’ont-t-elles pas eu lieu plus tôt ? Dès le début, l’aspiration à la propriété était présente chez les bureaucrates, comme moyen de légitimer et de pérenniser leurs privilèges. Mais il ne s’agit pas seulement d’une somme d’aspirations individuelles, il faut pouvoir exprimer une aspiration commune. Cela ne se décrète pas. L’émergence d’une classe sociale n’a pu se faire qu’au travers d’une certaine expérience historique. On peut souligner cependant que la consolidation d’un cadre national stable est une condition nécessaire à l’émergence ultérieure d’une bourgeoisie. De ce point de vue la 2nde guerre (que T n’a pas vécu jusqu’au bout) a été déterminante dans l’évolution de la bureaucratie.
Depuis la période stalinienne, il y a eu un cheminement difficile de la bureaucratie dans ce sens. A chaque fois, ce sont les réactions de la classe ouvrière (pays de l’Est) ou de l’impérialisme qui ont indiqué aux bureaucrates si ils allaient trop loin ou pas dans leurs expériences, et ce sont ces réactions qui déterminaient leurs avancées et leurs reculs.
Dans son évolution vers la restauration bourgeoise, la bureaucratie a donc procédé par tâtonnements, et non pas suivant un plan prémédité. Contrairement à une classe sociale porteuse d’avenir, la bureaucratie n’avait pas d’idéologues à même d’exprimer une telle perspective. Hostiles aux ouvriers, complexés vis-à-vis des bourgeois, l’horizon des bureaucrates était forcément limité, socialement et donc intellectuellement. Si Trotsky avait pu prédire que la restauration était une perspective possible, les bureaucrates, eux, non seulement ne pouvaient pas se permettre de le formuler ainsi à la même époque, mais même ils auraient été incapables de le penser. D’une certaine manière, ce n’est qu’à l’époque de la perestroïka qu’un Gorbatchev a retrouvé cette capacité à exprimer clairement des objectifs politiques. Avec lui, l’abandon de la référence aux oripeaux soi-disant « marxistes-léninistes » était le signe d’un changement fondamental. Jusqu’alors, seuls quelques « dissidents » avaient affiché des objectifs de restauration bourgeoise. Avec Gorbatchev, quelque chose changeait : des idéologues issus de l’appareil étaient apparus pour défendre haut et fort cette perspective. Ce simple fait révélait que l’appareil dirigeant de l’URSS n’était plus simplement une bureaucratie ouvrière. Car ce qui détermine une classe sociale, c’est aussi sa conscience. En Russie, une bourgeoisie était en train d’émerger, et la suite des évènements allait le confirmer.
Comment cette contre-révolution stalinienne pouvait s’achever, Trotsky s’était déjà posé le problème, l’avait parfaitement décrit, pour ne pas dire imaginé. On peut lire dans « La révolution trahie », chapitre « Qu’est-ce que l’URSS » : « La société bourgeoise a maintes fois changé au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste ; les forces productives fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme économique - nous en sommes encore loin - mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir. La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l’économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrégeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture. »
Dans « Le programme de transition » Léon Trotsky écrivait : « Ou la bureaucratie devenant de plus en plus l’organe de la bourgeoisie mondiale dans l’Etat ouvrier, renversera les nouvelles formes de propriété et rejettera le pays dans le capitalisme, ou la classe ouvrière écrasera la bureaucratie et ouvrira une issue vers le socialisme. (..) Les candidats au rôle de compradores pensent, non sans raison, que la nouvelle couche dirigeante ne peut assurer ses positions privilégiées qu’en renonçant à la nationalisation, à la collectivisation et au monopole du commerce extérieur, au nom de l’assimilation de la « civilisation occidentale », c’est-à-dire du capitalisme  ». (remarquons en passant que Trotsky ne cite même pas la planification)
Alors que la révolution soviétique épuisée et isolée avait perdu toute sa vitalité et même perdu politiquement son avant-garde militante, la bureaucratie a, en usurpant le pouvoir prolétarien, accompli une partie de la contre-révolution mais elle n’a pas pu l’achever, la classe ouvrière restant encore trop proche de son époque révolutionnaire, trop menaçante et l’impérialisme affaibli lui aussi, étant cependant trop menaçant vis à vis de cet Etat même bureaucratisé, avec lequel il ne voulait pas pactiser mais qu’il voulait détruire. La révolution trahie mais la contre-révolution inachevée, c’est ce qui était résumé dans « l’Etat ouvrier dégénéré ». Mais pour Trotsky, ce n’était que transitoire et devait basculer soit dans le sens de la classe ouvrière, soit dans celui de la bourgeoisie. Le rôle qu’il attribuait à la classe ouvrière, si elle entrait en lutte n’était bien entendu pas de maintenir l’état transitoire mais de le renverser.
Dans le sens inverse, celui de l’achèvement du processus dans le sens de la bourgeoisie, le critère de Trotsky a été exprimé clairement : c’est la légalisation de la propriété privée des moyens de production. Quant au signal de la contre-révolution, c’est pour Trotsky le changement de régime politique, « le caractère du pouvoir ». C’est le pouvoir politique, la dictature, qui empêchait la bourgeoisie de revenir. Et ce n’est pas, peut-on le rappeler aux camarades de la majorité, l’état avancé de la transformation économique et sociale dans le sens socialiste.
Trotsky avait tenu à ne pas appeler Etat bourgeois cet Etat issu de la dégénérescence de l’Etat ouvrier mais dont il jugeait encore indécis l’état final : ouvrier ou bourgeois. Mais dans la Russie actuelle et dans celle de l’époque de Trotsky, est-ce bien le même contenu de classe de l’Etat ? A l’époque de Trotsky les choses se passaient bien différemment. Il suffit de réfléchir aux derniers événements de la vie politique ou sociale pour s’en apercevoir : de la grève des mineurs à la lutte des partis parlementaires, de la chute du gouvernement à la crise économique, rien de tout cela n’aurait pu se produire de la même manière dans l’Etat ouvrier dégénéré et encore moins être débattus publiquement. Et cela pour une raison fondamentale qui tenait à la nature même du régime d’usurpation du pouvoir prolétarien par la caste parasitaire bureaucratique. Dans le texte cité plus haut, Trotsky rappelait pourquoi la bureaucratie n’était pas, contrairement à la bourgeoisie, capable de changer de régime politique « sans modifier ses assises sociales ». Trotsky expliquait que dans cette caste, la dictature est congénitale. Il ne peut même pas y avoir de discussion sur les décisions à prendre, pas même entre hauts bureaucrates. Il n’y a pas entre eux de critère commun équivalent au critère du profit capitaliste, et du coup, la bureaucratie est incapable, même au sommet, de discuter les différends. D’où la nécessité d’un chef suprême pour trancher toutes les questions. S’il y a plusieurs régimes possibles dans la société bourgeoise, il n’y en a qu’un dans l’Etat ouvrier dégénéré : c’est la dictature la plus féroce, en particulier contre la classe ouvrière mais pas seulement. Même le peu de démocratie d’un pays sous-développé est impossible, même la démocratie entre hauts bureaucrates, entre les chefs politiques est impossible, à fortiori un régime de partis politiques luttant publiquement, dénonçant les mesures gouvernementales et pouvant même faire chuter les gouvernements.
La bureaucratie, Trotsky en donnait la définition dans « la révolution trahie » : «  La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. (..) Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupe social.  »
Pour apprécier que la nature de l’Etat soit fondamentalement revenue d’Etat ouvrier dégénéré à Etat bourgeois, quels étaient les critères de Trotsky dans « La révolution trahie » :
Pour la bureaucratie : « La bureaucratie demeure à la tête de l’Etat. (..) Il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans des rapports de propriété. (..) Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. (..)Il ne suffit pas d’être directeur de trust, il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. » (paragraphe « la question du caractère social de l’URSS n’est pas encore tranchée par l’histoire »)
Pour l’Etat : « un double caractère : socialiste dans la mesure où il défend la propriété collective des moyens de production ; bourgeois dans la mesure où la répartition des biens a lieu d’après des étalons capitalistes de valeur ».
Comme le disait Trotsky dans « La révolution trahie », « la planification bureaucratique a suffisamment révélé sa force et, en même temps, les limites de sa force. » « Tant que l’URSS demeure isolée, pis, tant que le prolétariat européen va de défaite en défaite et recule, la force du régime soviétique se mesure en définitive au rendement du travail (..) Et, en dépit de son marasme et de son croupissement le capitalisme garde encore une énorme supériorité dans la technique, l’organisation et la culture du travail » (chapitre « appréciation comparative des résultats ») et il poursuit : « quand on nous dit que l’URSS prendra en 1936 la première place en Europe pour la production industrielle - succès énorme en lui-même - on néglige non seulement la qualité et le prix de revient mais aussi le chiffre de la population. »

DOCUMENTS :


1947
Ce texte est considéré comme le testament politique de Victor Serge. Il a servi de postface à l’édition augmentée de L’An I de la Révolution russe (Maspéro, 1971).
Source : "La révolution prolétarienne", n°309 (nov. 1947)


Trente ans après la Révolution russe
Victor Serge
Juillet 1947


Les années 1938-1939 marquent un nouveau tournant décisif. A la faveur des "épurations" implacables, la transformation des institutions, comme celle des mœurs et des cadres de l’Etat encore dit soviétique, bien qu’il ne le soit plus du tout, s’est achevée. Un système parfaitement totalitaire en résulte puisque ses dirigeants sont les maîtres absolus de la vie sociale, économique, politique, spirituelle du pays, l’individu et les masses ne jouissant en réalité d’aucun droit. La condition matérielle des huit neuvièmes de la population s’est stabilisée à un niveau très bas. Le conflit ouvert avec la paysannerie se prolonge sous des formes atténuées. On se rend compte de ce qu’une véritable contre-révolution a peu à peu triomphé. L’U.R.S.S. intervenant alors dans la guerre civile d’Espagne tente de contrôler le gouvernement de la république espagnole et s’oppose par les pires moyens - corruption, chantage, répression, assassinat - au mouvement ouvrier qui s’inspire de ses idéaux d’autrefois ; la défaite de la République espagnole consommée, non sans que Staline ait sa grande part de responsabilité, l’U.R.S.S. pactise aussitôt, d’abord en secret, avec le troisième Reich. Au plus fort de la crise européenne, on voit tout à coup les deux puissances, la fasciste et l’antifasciste, la bolchevik et l’antibolchevik, laisser tomber les masques et s’unir pour le partage de la Pologne. L’U.R.S.S. étend, avec l’assentiment de l’Allemagne nazie, son hégémonie sur les pays baltes qui se sont détachés de la Russie pendant les luttes de 1917-1919. Ce revirement de la politique internationale ne s’explique du côté russe que par des intérêts d’une caste dirigeante avide et inquiète, réduite à une capitulation morale en présence du troisième Reich dont elle redoute par-dessus tout la supériorité technique. Les ressemblances internes des deux dictatures l’ont grandement facilité.

Quel effroyable chemin avons nous fait en ces trente ans ! L’événement le plus chargé d’espoir, le plus grandiose de notre temps, semble s’être retourné tout entier contre nous. Des enthousiasmes inoubliables de 1917, que reste-t-il ? Beaucoup d’hommes de ma génération, qui furent des communistes de la première heure, ne nourrissent plus envers la Révolution russe que des sentiments de rancœur. Des participants et des témoins presque personne ne survit. Le Parti de Lénine et de Trotsky a été fusillé. Les documents ont été détruits, cachés ou falsifiés. Survivent seuls en assez grand nombre des émigrés qui furent toujours les adversaires de la révolution. Ils écrivent des livres, ils enseignent, ils ont l’appui du conservatisme, encore puissant, qui ne saurait, à notre époque de bouleversement mondial, ni désarmer ni faire preuve d’objectivité… Une pauvre logique, nous montrant du doigt le noir spectacle de l’U.R.S.S. stalinienne, affirme la faillite du bolchevisme, donc celle du marxisme, donc celle du socialisme… Escamotage facile en apparence des problèmes qui tiennent le monde et ne le lâcheront pas de sitôt. Oubliez-vous les autres faillites ? Qu’a fait le christianisme pendant les catastrophes sociales ? Qu’est devenu le libéralisme ? Qu’a produit le conservatisme éclairé ou réactionnaire ? N’a-t-il pas engendré Mussolini, Hitler, Salazar et Franco ? S’il s’agissait de peser honnêtement les faillites d’idéologies, nous aurions du travail pour longtemps. Et rien n’est fini…

Tout événement est à la fois définitif et transitoire. Il se prolonge dans le temps sous des aspects souvent imprévisibles. Avant d’ébaucher un jugement sur la révolution russe, rappelons-nous les changements de visages et de perspectives de la révolution française. L’enthousiasme de Kant en apprenant la prise de la Bastille… La Terreur, Thermidor, le Directoire, Napoléon. Entre 1789 et 1802, la république libertaire, égalitaire et fraternelle parut se renier complètement. Les conquêtes napoléoniennes, créatrices d’un ordre nouveau, moins le mot, si l’on examine la carte, frappent par leur similitudes avec celles d’Hitler. L’empereur devint "l’Ogre". Le monde civilisé se ligua contre lui, la Sainte-Alliance prétendit rétablir et stabiliser dans l’Europe entière l’ancien régime… On voit cependant que la révolution française, par l’avènement de la bourgeoisie, de l’esprit scientifique et de l’industrie, a fécondé le XIX° siècle. Mais trente ans après, en 1819, au temps de Louis XVIII et du tsar Alexandre I°, n’apparaissait-elle pas comme le plus coûteux des échecs historiques ? Que de têtes coupées, que de guerres, pour en arriver à une piètre restauration monarchique !

Il est naturel que la falsification des l’histoire soit aujourd’hui à l’ordre du jour . Parmi les sciences inexactes, l’histoire est celle qui lèse le plus d’intérêts matériels et psychologiques. Les légendes, les erreurs, les interprétations tendancieuses pullulent autour de la révolution russe, bien qu’il soit facile de s’informer sur les faits… Mais il est plus commode évidemment d’écrire et de parler sans s’informer.

On affirme souvent que "le coup de force bolchevik d’octobre-novembre 1917 renversa une démocratie naissante… ". Rien n’est plus faux. La république n’était pas encore proclamée en Russie, aucune institution démocratique n’existait sérieusement en dehors des Soviets ou Conseils des ouvriers, des paysans et des soldats… Le gouvernement provisoire, présidé par Kerenski, s’était refusé à accomplir la réforme agraire, refusé à ouvrir les négociations de paix réclamée par la volonté populaire, refusé à prendre des mesures effectives contre la réaction. Il vivait dans le transitoire entre deux vastes complots permanents : celui des généraux et celui des masses révolutionnaires. Rien ne permettait de prévoir l’établissement pacifique d’une démocratie socialisante, la seule qui eût été hypothétiquement viable. A partir de septembre 1917, l’alternative est celle de la dictature des généraux réactionnaires ou de la dictature des Soviets. Deux historiens opposés s’accordent pleinement là-dessus : Trotsky et l’homme d’Etat libéral de droite, Milioukov. La révolution soviétique ou bolchevik fut le résultat de l’incapacité de la révolution démocratique, modérée, instable et inopérante que la bourgeoisie libérale et les partis socialistes temporisateurs dirigeaient depuis la chutez de l’autocratie.

On affirme encore que l’insurrection du 7 novembre (25 octobre, vieux style) 1917 fut l’œuvre d’une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n’est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d’action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les troubles agraires s’étendaient à toute la Russie. L’insubordination annihilait dans l’armée la vieille discipline. Cronstadt et la flotte de la Baltique avaient catégoriquement refusé l’obéissance au gouvernement provisoire et l’intervention de Trotsky auprès du Soviet de la base navale avait seule évité un conflit armé. Le Soviet de Tachkent, au Turkestan, avait pris le pouvoir pour son propre compte… Kerenski menaçait le Soviet de Kalouga de son artillerie… Sur la Volga, une armée de 40 000 hommes refusait l’obéissance. Dans les faubourg de Petrograd et de Moscou, des gardes rouges ouvrières se formaient. La garnison de Petrograd se plaçait aux ordres du Soviet. Dans les Soviets, la majorité passait pacifiquement et sans fraude des socialistes modérés aux bolcheviks, du reste surpris eux-mêmes de ce changement. Les socialistes modérés se détournaient de Kerenski. Celui-ci ne pouvait plus compter que sur des militaires devenus tout à fait impopulaires. C’est pourquoi l’insurrection vainquit à Petrograd presque sas effusion de sang, dans l’enthousiasme. Que l’on relise sur le sujet les bonnes pages de John Reed et de Jacques Sadoul , témoins oculaires. Le complot bolchevik fut littéralement porté par une colossale vague montante.

Il convient de rappeler que l’empire s’était écroulé en février-mars 1917 sous la poussée du peuple désarmé des faubourgs de Petrograd. La fraternisation spontanée de la garnison avec les manifestations ouvrières décida du sort de l’autocratie. On rechercha plus tard les inconnus qui avaient pris l’initiative de cette fraternisation ; on en reconnut plusieurs, la majorité d’entre eux demeura dans l’anonymat… Les dirigeants et les militants les plus qualifiés de tous les partis révolutionnaires étaient à ce moment à l’étranger ou en captivité. Les petits groupes existants à Petrograd furent si surpris et dépassés par les événements que le groupe bolchevik envisagea la publication d’un appel à la reprise du travail dans les usines ! Quatre mois plus tard, l’expérience du gouvernement de coalition des socialistes modérés et de la bourgeoisie libérale suscitait déjà une si profonde colère qu’au début du mois de juillet, la garnison et les faubourg organisent d’eux-mêmes une vaste manifestation armée sous le mot d’ordre du pouvoir des Soviets. Les bolcheviks désapprouvent cette initiative prise par des inconnus, désapprouvent cette initiative prise par des inconnus, se joignent à contrecœur au mouvement pour le conduire à une liquidation douloureuse et dangereuse. Ils estiment, probablement avec raison, que le pays ne suivrait pas la capitale. Ils deviennent naturellement des boucs-émissaires. La persécution et la calomnie ("agents de l’Allemagne") s’abattent sur eux. A partir de ce moment, ils savent que s’ils ne se mettent pas à la tête du mouvement des masses, ils deviendront impopulaires et les généraux accompliront leur coup de force.

Le général Kornilov se jette dans l’aventure en septembre 1917, avec la complicité manifeste d’une partie du gouvernement Kerenski. Lénine et Zinoviev se cachent, Trotsky est en prison, les bolcheviks sont traqués. Les troupes de Kornilov se désagrègent d’elles-mêmes au contact des cheminots et des agitateurs ouvriers.

Les fonctionnaires de l’autocratie virent très bien venir la révolution ; ils ne surent pas l’empêcher. Les partis révolutionnaires l’attendaient ; ils ne surent pas, ils ne pouvaient pas la provoquer. L’événement déclenché, il ne restait aux hommes qu’à y participer avec plus ou moins de clairvoyance et de volonté…

Les bolcheviks assumèrent le pouvoir parce que, dans la sélection naturelle qui s’était faite entre les partis révolutionnaires, ils se montrèrent les plus aptes à exprimer de façon cohérente, clairvoyante et volontaire, les aspirations des masses actives. Ils gardèrent le pouvoir, ils vainquirent dans la guerre civile parce que les masses populaires les soutinrent finalement, en dépit de bien des hésitations et des conflits, de la Baltique au pacifique. Ce grand fait historique a été reconnu par la plupart des ennemis russes du bolchevisme. Mme Hélène Kousslova, publiciste libérale de l’émigration, écrivait encore tout récemment qu’il est "incontestable que le peuple ne soutint ni le mouvement des Blancs […] ni la lutte pour l’Assemblée constituante [… ]". Les Blancs représentaient la contre-révolution monarchiste, les Constituants, l’antibolchevisme démocratique. Ainsi, jusqu’à la fin de la guerre civile, en 1920-1921, la révolution russe nous apparaît comme un immense mouvement populaire auquel le Parti bolchevik procure un cerveau et un système nerveux, des dirigeants et des cadres.

On affirme que les bolcheviks voulurent tout de suite le monopole du pouvoir. Autre légende ! Ils redoutaient l’isolement du pouvoir. Nombre d’entre eux furent, au début, partisans d’un gouvernement de coalition socialiste. Lénine et Trotsky firent rejeter en principe la coalition avec les partis socialistes modérés qui avaient conduit la révolution de mars à l’échec et refusaient de reconnaître le régime des Soviets. Mais le Parti bolchevik sollicita et obtint la collaboration du Parti socialiste-révolutionnaire de gauche, parti paysan dirigé par des intellectuels idéalistes plutôt hostiles au marxisme. A partir de novembre 1917 jusqu’au 6 juillet 1918, les socialistes-révolutionnaires de gauche participèrent au gouvernement. Ils refusèrent, comme un bon tiers des bolcheviks connus, d’admettre la paix de Brest-Litovsk et, le 6 juillet 1918, livrèrent à Moscou une bataille insurrectionnelle en proclamant leur intention de "gouverner seuls " et de "recommencer la guerre contre l’impérialisme allemand ". Leur message radiodiffusé ce jour-là fut la première proclamation d’un gouvernement de parti unique ! Ils furent vaincus et les bolcheviks durent gouverner seuls. A partir de ce moment, leur responsabilité s’alourdit, leur mentalité change.

Formaient-ils auparavant, depuis la scission du Parti ouvrier social-démocrate russe en majoritaires (bolcheviks) et minoritaires (mencheviks) un parti profondément différent des autres partis révolutionnaires russes ? On leur impute volontiers un caractère autoritaire, intolérant, amoral dans le choix des moyens ; une organisation centralisée et disciplinée contenant en germe l’étatisme bureaucratique ; un caractère dictatorial et inhumain. Des auteurs érudits et des auteurs ignorants citent à ce propos l’"amoralisme" de Lénine, son "jacobinisme prolétarien", son "révolutionnarisme professionnel". Une mention du roman-pamphlet de Dostoïevski, Les Possédés , et l’essayiste croit avoir éclairci les problèmes qu’il vient d’obscurcir.

Tous les partis révolutionnaires russes, depuis les années 1870-1880, furent en effet autoritaires, fortement centralisés et disciplinés dans l’illégalité, pour l’illégalité ; tous formèrent des "révolutionnaires professionnels", c’est-à-dire des hommes qui ne vivaient que pour le combat ; tous pourraient être occasionnellement accusés d’un certain amoralisme pratique, bien qu’il soit équitable de leur reconnaître à tous un idéalisme ardent et désintéressé. Presque tous furent imbus d’une mentalité jacobine, prolétarienne ou non. Tous produisirent des héros et des fanatiques. Tous, à l’exception des mencheviks, aspiraient à la dictature, et les mencheviks géorgiens eurent recours à des procédés dictatoriaux. Tous les grands partis étaient étatiques par leur structure et par la finalité qu’ils s’assignaient. En réalité, il y avait au-delà des divergences doctrinales importantes, une mentalité révolutionnaire unique.

Rappellons-nous le tempérament autoritaire de l’anarchiste Bakounine et ses procédés d’organisation clandestine au sein de la première Internationale . Dans sa Confession , Bakounine préconise une dictature éclairée, mais sans merci, exercée pour le peuple… Le Parti socialiste-révolutionnaire, imbu d’un idéal républicain, plus radical que socialiste, constitua, pour combattre l’autocratie par le terrorisme, un "appareil" rigoureusement centralisé, discipliné, autoritaire, qui devint un terrain propice à la provocation policière. La social-démocratie russe, dans son ensemble, visait à la conquête de l’Etat. Nul ne tint à propos de la future révolution russe un langage plus jacobin que son dirigeant, Plékhanov . Le gouvernement Kerenski, dont les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks faisaient la force, tint sans cesse un langage dictatorial, purement velléitaire, il est vrai. Les anarchistes eux-mêmes, dans les régions occupées par l’Armée Noire de Nestor Makhno, exercèrent une dictature authentique, accompagnée de confiscations, de réquisitions, d’arrestations et d’exécutions. Et Makhno fut "batko", petit-père, chef…

Les social-démocrates mencheviks de droite, comme Dan et Tsérételli , souhaitaient un pouvoir fort. Tsérételli recommanda la suppression du bolchevisme avant qu’il ne fût trop tard… Les mencheviks de gauche, de la tendance Martov , semblent avoir été le seul groupe politique si profondément attaché à une conception démocratique de la révolution qu’il constitue, d’un point de vue philosophique, une heureuse exception.

Les caractéristiques propres au bolchevisme, qui lui confèrent une indéniable supériorité sur les partis rivaux dont il partage largement la mentalité commune sont : a) la conviction marxiste ; b) la doctrine de l’hégémonie du prolétariat dans la révolution ; c) l’internationalisme intransigeant ; d) l’unité de la pensée et de l’action. Chez nombre d’hommes, l’unité de la pensée et de l’action aboutit à la foi en leur propre volonté.

Le réalisme marxiste de 1917 nous paraît aujourd’hui quelque peu schématique. Le monde a changé, les luttes sociales sont devenues beaucoup plus complexes qu’elles ne l’étaient alors. Pendant la révolution russe, ce réalisme, soutenu par de fortes connaissances économiques et historiques, fut à la hauteur des circonstances. Il contenait des antidotes efficaces contre la phraséologie libérale, le double jeu, l’atermoiement intéressé, l’abdication honorable et hypocrite. Les socialistes modérés estimaient que la Russie accomplissait une "révolution bourgeoise", destinée à ouvrir au capitalisme une ère de développement ; et que, dès lors, le pays ne pouvait se donner que le statut politique d’une démocratie bourgeoise… Les bolcheviks estimaient que le prolétariat seul pouvait faire la révolution "bourgeoise" et dès lors ne pouvait pas la dépasser ; que le socialisme ne pouvait pas triompher dans un pays aussi arriéré, mais qu’il appartiendrait à une Russie socialisante de donner l’impulsion au mouvement ouvrier européen. Lénine n’envisageait pas, en 1917, la nationalisation complète de la production, mais le contrôle ouvrier de celle-ci ; plus tard, il songea à un régime mixte, de capitalisme et d’étatisation ; ce fut en juillet 1918 que le déchaînement de la guerre civile imposa des nationalisations complètes en tant que mesures immédiates de défense…. L’intransigeance internationaliste des bolcheviks reposait sur la foi en une révolution européenne prochaine, plus mûre et plus féconde que la révolution russe… Cette vision de l’avenir ne leur appartenait pas en propre. Elle participait du fonds commun de l’idéologie socialiste européenne, bien qu’en fait les grands partis ne crussent plus à la révolution. Le continuateur allemand de Marx, Karl Kautsky , avait été, jusqu’en 1908, un théoricien de la prochaine révolution socialiste ; Rosa Luxembourg , Franz Mehring , Karl Liebknecht professaient la même conviction. La différence entre les bolcheviks et les autres socialistes semble avoir été de nature psychologique et due à la formation particulière de l’intelligentsia révolutionnaire et du prolétariat russes. Il n’y avait place dans l’Empire des tsars ni pour l’opportunisme parlementaire ni pour les compromis quotidiens ; une réalité sociale simple et brutale engendrait une foi active et entière… En ce sens, les bolcheviks furent plus russes, et plus à l’unisson des masses russes, que les socialistes-révolutionnaires et es mencheviks dont les cadres s’étaient bien pénétrés d’une mentalité occidentale, évolutionniste, démocratique selon les traditions des pays capitalistes avancés.

Ouvrons le chapitre difficile des erreurs et des fautes. Non sans regretter que, dans une étude aussi brève, il ne nous soit pas possible de considérer les erreurs, les fautes et les crimes des puissances et des partis qui combattirent la révolution soviétique-bolchevik. Sans ce contexte décisif, nous sommes obligés de nous contenter d’une vue unilatérale.

J’écrivais, en 1939, dans mon Portrait de Staline , publié à Paris (Grasset) :

"[…] l’erreur la plus incompréhensible - parce qu’elle a été délibérée - que ces socialistes (les bolcheviks) si pénétrés de connaissances historiques commirent, ce fut de créer la Commission extraordinaire de répression de la Contre-Révolution, de la Spéculation, de l’Espionnage, de la Désertion, devenue par abréviation la Tchéka, qui jugeait les accusés et les simples suspects sans les entendre ni les voir, sans leur accorder par conséquent aucune possibilité de défense […], prononçait ses arrêts en secret et procédait de même aux exécutions. Qu’était-ce si ce n’était une Inquisition ? L’état de siège ne va pas sans rigueur, une âpre guerre civile ne va pas sans mesures extraordinaires, sans doute ; mais appartenait-il à des socialistes d’oublier que la publicité des procès est la seule garantie véritable contre l’arbitraire et la corruption et de rétrograder ainsi au-delà des procédures expéditives de Fouquier-Tinville ? L’erreur et la faute sont patentes, les conséquences en ont été effroyables puisque le Guépéou, c’est-à-dire la Tchéka, amplifiée sous un nom nouveau, a fini par exterminer la génération révolutionnaire bolchevik tout entière […]."

Il ne reste qu’à noter en faveur du Comité central de Lénine quelques circonstances atténuantes sérieuses aux yeux du sociologue. La jeune république vivait sous des périls mortels. Son indulgence envers des généraux tels que Krasnov et Kornilov devait lui coûter des flots de sang. L’ancien régime avait maintes fois usé de la terreur. L’initiative de la terreur avait été prise par les Blancs, dès novembre 1917, par le massacre des ouvriers de l’arsenal du Kremlin ; et reprise par les réactionnaires finlandais dans les premiers mois de 1918, sur la plus large échelle, avant que la "terreur rouge" n’ait été proclamée en Russie. Les guerres sociales du XIX° siècle, depuis les journées de juin 1848 à Paris et la Commune de Paris en 1871, avaient été caractérisées par l’extermination en masse des prolétaires vaincus. Les révolutions russes savaient ce qui les attendaient en cas de défaite. Néanmoins, la Tchéka fut bénigne à ses débuts, jusqu’à l’été 1918. Et quand la "terreur rouge" proclamée après des soulèvements contre-révolutionnaires, après les assassinats des bolcheviks Volodarski et Ouritski, après deux attentats contre Lénine, la Tchéka se mit à fusiller des otages, des suspects et des ennemis, elle cherchait encore à endiguer, canaliser, contrôler la fureur populaire. Dzerjinski redoutait les excès des Tchéka locales ; la statistique des tchékistes eux-mêmes fusillés serait à ce sujet édifiante. Rouvrant dernièrement un petit livre déplorablement traduit en français, les Souvenirs d’un commissaire du peuple du socialiste-révolutionnaire de gauche Steinberg, j’y retrouvai ces deux épisodes significatifs. Deux coups de feu ayant été tirés sur Lénine à la fin de 1917, une délégation ouvrière vint dire à Vladimir Illicth que si la contre-révolution faisait couler une goutte de son sang, le prolétariat de Petrograd le vengerait au centuple… Steinberg, qui collaborait alors avec Lénine, note l’embarras de celui-ci. L’affaire n’est pas ébruitée, justement afin d’éviter des conséquences tragiques. Je sais par ailleurs que les deux soldats arrêtés, épargnés, et plus tard donnèrent leur adhésion au Parti bolchevik... Deux ex-ministres libéraux, Chingariov et Kokochkine, étaient malades en prison ; leur transfert à l’hôpital fut ordonné. Ils furent assassinés dans leurs lits ; Lénine, informé de ce crime, fut bouleversé, le gouvernement commença une investigation et découvrit que les auteurs de ce crime étaient des marins révolutionnaires, soutenus et protégés par l’ensemble de leurs camarades. Désapprouvant la "mansuétude" des hommes au pouvoir, les marins y avaient suppléé par une initiative terroriste. En fait, les équipages de la flotte refusèrent de livrer les coupables. Les commissaires du peuple durent "laisser tomber" l’affaire. Pouvaient-ils, au moment où le dévouement des marins était chaque jour nécessaire au salut de la révolution, ouvrir un conflit avec le terrorisme spontané ?

En 1920, la peine de mort fut abolie en Russie. On croyait la guerre civile près de finir. J’avais le sentiment que tout le monde dans le Parti souhaitait une normalisation du régime, la fin de l’état de siège, un retour à la démocratie soviétique, la limitation des pouvoirs de la Tchéka, sinon la suppression de celle-ci…Tout cela était possible et c’est dire que le salut de la révolution était possible. Le pays épuisé voulait commencer la reconstruction. Ses réserves d’enthousiasme et de foi demeuraient grandes. L’été 1920 marque une date fatale. Il faut beaucoup de mauvaise foi aux historiens pour ne jamais le constater. Toute la Russie vivait sur un espoir de pacification au moment où Pilsudski jeta les armées polonaises sur l’Ukraine. Cette agression coïncida avec la reconnaissance accordée par la France et l’Angleterre au général baron Wrangel qui occupait la Crimée. Le raidissement de la révolution fut instantané. La Pologne battue, le Comité central pensa à y provoquer une révolution soviétique. L’échec de l’Armée Rouge devant Varsovie fit échouer le dessein de Lénine, mais le pis ce fut qu’au lendemain de cette guerre pénible, dans un pays saigné et appauvri, il ne fut plus question ni d’abolir la peine de mort ni de commencer la reconstruction sur les bases d’une démocratie soviétique… La misère et le danger sclérosaient l’Etat-Parti dans ce régime économique, intolérable pour la population et non viable en soi , que l’on a appelé le "communisme de guerre". Au début de 1921, le soulèvement des marins de Cronstadt fut précisément une protestation contre ce régime économique et la dictature du Parti. Quelles que soient ses intentions et sa probité, un parti qui gouverne un pays affamé ne saurait garder sa popularité. La spontanéité des masses s’était éteinte ; les sacrifices et les privations usaient la minorité active de la révolution. Les hivers glacés, les rations insuffisantes, les épidémies, les réquisitions dans les campagnes répandaient la rancune, une sorte de désespoir, l’idéologie confuse de la contre-révolution pour le pain blanc. Si le Parti bolchevik lâchait les rênes du pouvoir, qui, dans cette situation, prendrait sa succession ? Son devoir n’était-il pas de tenir ? Il eut raison de tenir. Il eut tort de s’affoler devant Cronstadt insurgé, car il lui était loisible de tenir de plusieurs façons différentes, et nous le savions tous, nous qui étions sur place, à Petrograd.

Les erreurs et les fautes du pouvoir se nouent autour de Cronstadt-1921. Les marins ne se révoltèrent pas que parce que Kalinine refusa brutalement de les entendre. Où il fallait de la persuasion et de la compréhension, le président du Comité exécutif des Soviets n’employa que la menace et l’insulte. La délégation de Cronstadt au Soviets de Petrograd, au lieu d’être fraternellement reçue pour des négociations, fut arrêtée par la Tchéka. La vérité sur le conflit fut cachée au pays et au parti par la presse qui, pour la première fois, mentit au grand jour en publiant qu’un général blanc, Kozlovski, exerçait l’autorité à Cronstadt. La médiation proposée par des anarchistes américains influents et bienveillants, Emma Goldman et Alexandre Berkman, fut repoussée. Les canons tonnèrent dans une bataille fratricide et la Tchéka, ensuite, fusilla ses prisonniers. Si, comme l’indique Trotsky, les marins avaient changé depuis 1918, et n’exprimaient plus que les aspirations de la paysannerie arriérée, il faut reconnaître que le pouvoir, lui aussi, avait changé.

Lénine, en proclamant la fin du "communisme de guerre" et la "nouvelle politique économique", satisfit les revendications économiques de Cronstadt, après la bataille et le massacre. Il reconnut ainsi que le Parti et lui-même s’étaient enferrés en maintenant un régime intenable et dont Trotsky avait du reste dénoncé les périls et proposé le changement un an auparavant.

La nouvelle politique économique abolissait les réquisitions dans les campagnes, remplacées par un impôt en nature, rétablissait la liberté du commerce et de la petite nature, desserrait en un mot l’armature mortelle de l’étatisation complète de la production et des échanges. Il eût été naturel de desserrer en même temps l’armature du gouvernement, par une politique de tolérance et de réconciliation envers les éléments socialistes et libertaires disposés à se placer sur le terrain de la constitution soviétique. Raphaël Abramovitch reproche avec raison aux bolcheviks de n’être pas entrés en 1921 dans cette voie. Le Comité central, au contraire, mit les mencheviks et les anarchistes hors la loi. Un gouvernement de coalition socialiste, s’il s’était formé à l’époque, eût impliqué des dangers intérieurs certains, moins grands, toutefois, la preuve en est faite, que ceux du monopole du pouvoir… En effet, le mécontentement du Parti et de la classe ouvrière obligea le Comité central à établir désormais l’état de siège, un état de siège clément, il est vrai, dans le Parti même. L’opposition ouvrière fut condamnée, une épuration entraîna des exclusions.

Quelles raisons profondes motivèrent la décision du Comité central de maintenir et fortifier le monopole du pouvoir ? Tout d’abord, dans ces crises, les bolcheviks n’avaient de confiance qu’en eux-mêmes. Portant seuls de très lourdes responsabilités, singulièrement aggravées par le drame de Cronstadt, ils redoutaient d’ouvrir la compétition politique avec les social-démocrates mencheviks et le parti "paysan" des socialistes-révolutionnaires de gauche. Enfin et surtout, ils croyaient à la révolution mondiale, c’est-à-dire à la révolution européenne imminente, imminente en Europe centrale. Un gouvernement de coalition socialiste et démocratique eût affaibli l’Internationale communiste appelée à diriger les prochaines révolutions…

Peut-être touchons-nous à l’erreur la plus grande et la plus grave du Parti de Lénine-Trosky. Comme toujours dans la pensée créatrice, l’erreur se mêle ici à la vérité, au sentiment volontaire, à l’intuition subjective. On n’entreprend rien sans croire à l’entreprise, sans en mesurer les données tangibles, sans vouloir le succès, sans empiéter sur le problématique et l’incertain. Toute action se projette au présent réel vers l’avenir inconnu. L’action justifiée au regard de l’intelligence est celle qui se projette en avant à bon escient. La doctrine de la révolution européenne était-elle justifiée sous cet angle ? Je ne crois pas que nous soyons en mesure de répondre à cette question de façon satisfaisante. Je n’entends que la délimiter

Il ne fait plus de doute à présent que le régime capitaliste stable, grandissant, relativement pacifique, du XIX° siècle finisse par la première guerre mondiale. Les marxistes révolutionnaires qui annoncent alors une ère de révolutions embrasant la planète tout entière et, si le socialisme ne réussit pas à s’imposer dans les principaux pays d’Europe, une ère de barbarie et un autre "cycle de guerres et de révolutions", selon le mot de Lénine, qui d’ailleurs citait Engels, ont eu raison. Les conservateurs, les évolutionnistes et les réformistes qui crurent à l’avenir de l’Europe bourgeoise, savamment découpée par le traité de Versailles, replâtrée à Locarno, abreuvée de phrases creuses par la Société des nations, font aujourd’hui figures de politiciens aveugles. Que vivons-nous, si ce n’est une transformation mondiale des rapports sociaux, des régimes de production, des relations intercontinentales, des équilibres de forces, des idées et des mœurs, c’est-à-dire une révolution mondiale aussi vivante en Indonésie qu’incertaine et tâtonnante en Europe ? L’Amérique, avec ses progrès techniques prodigieux, ses responsabilités mondiales écrasantes, ses poussées sociales contradictoires, y tient une place privilégiée, comme il se doit au pays industriel le plus riche et le mieux organisé ; mais rien de ce qui se passe en Grèce, au Japon, rien de ce qui se construit dans le secret absolu des zones arctiques de l’U.R.S.S., rien de ce qui se fait ou se trame à Trieste ou Madrid ne lui est étranger… Les marxistes révolutionnaires de l’école bolchevik souhaitaient, voulaient, la transformation sociale de l’Europe et du monde par la prise de conscience des masses laborieuses, par l’organisation rationnelle et équitable d’une société nouvelle ; ils entendaient travailler pour que l’homme dominât enfin son propre destin. Là ils se sont trompés puisqu’ils ont été vaincus. La transformation du monde s’accomplit dans la confusion des institutions, des mouvements et des croyances, sans avènement de la conscience claire, sans avènement d’un humanisme renouvelé, et même en mettant en péril toutes les valeurs, toutes les espérances des hommes. Les tendances générales en sont pourtant celles que le socialisme d’action indiquait dès 1917-1920 : vers la collectivisation et la planification de l’économie, vers l’internationalisation du monde, vers l’émancipation des peuples des colonies, vers la formation de démocraties de masses d’un type nouveau. L’alternative demeure aussi celle que le socialisme prévoyait : la barbarie et la guerre, la guerre et la barbarie, le monstre étant à deux têtes.

Les bolcheviks voyaient, avec raison, semble-t-il, le salut de la révolution russe dans la victoire possible d’une révolution allemande. La Russie agricole et l’Allemagne industrielle, sous des régimes socialistes, eussent eu un développement pacifique et fécond assuré. La république des Soviets eût ignoré, dans cette hypothèse, l’étouffement bureaucratique à l’intérieur… L’Allemagne eût échappé aux ténèbres du nazisme et à la catastrophe. Le monde eût sans doute connu d’autres luttes, mais rien ne nous autorise à penser que ces luttes eussent pu produire les machineries infernales de l’hitlérisme et du stalinisme. Tout nous porte à croire au contraire qu’une révolution allemande triomphant au lendemain de la première guerre mondiale eût été infiniment féconde pour le développement social de l’humanité. De telles spéculations sur les variantes possibles de l’histoire sont légitimes et même nécessaires si l’on veut comprendre le passé, s’orienter dans le présent ; pour les condamner, il faudrait considérer l’histoire comme un enchaînement de fatalités mécaniques et non plus comme le déroulement de la vie humaine dans le temps.

En se battant pour la révolution, les spartakistes allemands, les bolcheviks russes et leurs camarades de tous les pays se battaient pour empêcher le cataclysme mondial auquel nous venons de survivre. Ils le savaient. Ils étaient mûs par une généreuse volonté de libération. Quiconque les approcha ne l’oubliera jamais. Peu d’hommes furent aussi dévoués à la cause des hommes. C’est maintenant une mode que d’imputer aux révolutionnaires des années 1917-1927, une intention d’hégémonie et de conquête mondiale, mais nous voyons très bien quelles rancunes et quels intérêts travaillent à dénaturer de la sorte la vérité historique.

Dans l’immédiat, l’erreur du bolchevisme fut néanmoins patente. L’Europe était instable, la révolution socialiste y paraissait théoriquement possible, rationnellement nécessaire, mais elle ne se fit pas. L’immense majorité de la classe ouvrière des pays d’Occident se refusa à engager ou soutenir le combat ; elle croyait à la reprise du progrès social d’avant-guerre ; elle retrouva assez de bien-être pour craindre les risques ; elle se laissa nourrir d’illusions. La social-démocratie allemande, menée par des dirigeants médiocres et modérés, craignit les frais généraux d’une révolution facilement commencée en novembre 1918 et suivit les voies démocratiques de la république de Weimar… Quand on reproche aux bolcheviks d’avoir accompli une révolution par la violence et la dictature du prolétariat, il ne serait que juste de considérer que l’expérience contraire, celle du socialisme modéré, réformiste, qui tenta d’épuiser les possibilités de la démocratie bourgeoise, s’est poursuivie en Allemagne jusqu’à l’avènement d’Hitler.

Les bolcheviks se sont trompés sur la capacité politique et l’énergie des classes ouvrières d’Occident et d’abord de la classe ouvrière allemande. Cette erreur de leur idéalisme militant entraîna les conséquences les plus graves. Ils perdirent le contact avec les masses d’Occident. L’Internationale communiste devint une annexe de l’Etat-Parti soviétique. La doctrine du "socialisme dans un seul pays" naquit enfin de la déception. A leur tour, les tactiques stupides et même scélérates de l’Internationale stalinisée facilitèrent en Allemagne le triomphe du nazisme.

Un premier bilan de la révolution russe doit être dressé vers 1927. Dix années se sont écoulées. La dictature du prolétariat est devenue depuis 1920-1921, dates approximatives et discutables, la dictature du Parti communiste, lui-même soumis à la dictature de la "vieille garde bolchevik". Cette "vieille garde" constitue en général une élite remarquable, intelligente, désintéressée, active, opiniâtre. Les résultats acquis sont grandioses. A l’étranger, l’U.R.S.S.est respectée, reconnue, souvent admirée. A l’intérieur, la reconstruction économique s’est achevée, sur les ruines laissées par les guerres, avec les seules ressources du pays et de l’énergie populaire. Un nouveau système de production collectiviste a été substitué au capitalisme et il fonctionne assez bien. Les masses laborieuses en Russie ont démontré leur capacité de vaincre, d’organiser et de produire. De nouvelles mœurs, un nouveau sentiment de dignité du travailleur se sont stabilisés. Le sentiment de la propriété privée, que les philosophes de la bourgeoisie considéraient comme inné, est en voie d’extinction naturelle. L’agriculture s’est reconstituée, à un niveau qui rejoint et commence à dépasser celui de 1913. Le salaire réel des travailleurs dépasse assez sensiblement le niveau de 1913, c’est-à-dire celui de l’avant-guerre. Une nouvelle littérature pleine de vigueur a surgi. Le bilan de la révolution prolétarienne est nettement positif.

Mais il ne s’agit plus de reconstruire, il s’agit de construire : d’élargir la production, de créer des industries nouvelles (automobile, aviation, chimie, aluminium…) ; il s’agit de remédier à la disproportion entre une agriculture rétablie et une industrie faible. L’U.R.S.S. est isolée et menacée. Il s’agit de pourvoir à sa défense. Les marxistes n’ont pas d’illusion sur le pacte Briand-Kellog qui met la guerre "hors la loi"… Le régime est au carrefour, le Parti déchiré par la lutte pour le pouvoir, et pour le programme du pouvoir, qui dresse de vieux bolcheviks les uns contre les autres. Les continuateurs les plus lucides des temps héroïques sont groupés autour de Trotsky. Ils peuvent commettre des fautes tactiques, ils peuvent formuler des thèses insuffisantes, ils peuvent tâtonner, leur mérite et leur courage ne seront pas niables. Ils préconisent l’industrialisation planifiée, la lutte contre les forces réactionnaires et tout d’abord contre la bureaucratie, l’internationalisme militant, la démocratisation du régime à commencer par celle du Parti. Ils sont vaincus par la hiérarchie des secrétaires qui se confond avec la hiérarchie des commissaires du Guépéou, sous l’égide du secrétaire général, l’obscur Géorgien de naguère, Staline.

Des milliers de fondateurs de l’U.R.S.S., donnant l’exemple du dévouement à l’idée socialiste, passent alors du pouvoir en prison ou en déportation. Les thèses qu’on leur oppose sont contradictoires et peu importe. Le grand fait essentiel, c’est qu’en 1927-1928, par un coup de force perpétué dans le Parti, l’Etat-Parti révolutionnaire devient un Etat policier-bureaucratique, réactionnaire, sur le terrain social créé par la révolution. Le changement d’idéologie s’accentue brutalement. Le marxisme des plates formules élaborées par les bureaux se substitue au marxisme critique des hommes pensants. Le culte du Chef s’établit. Le "socialisme dans un seul pays" devient le cliché passe-partout des parvenus qui n’entendent que conserver leurs privilèges. Ce que les oppositions ne font qu’entrevoir avec angoisse, c’est qu’un nouveau régime se profile, vainqueur de l’opposition trotskyste, les Boukharine , Rykov , Tomski , Rioutine , quand ils s’en aperçoivent, sont pris d’épouvante et passent eux-mêmes à la résistance. Trop tard.

La lutte de la génération révolutionnaire contre le totalitarisme durera dix ans, de 1927 à 1937. Les péripéties confuses et quelquefois déroutantes de cette lutte ne doivent pas nous en obscurcir la signification. Les personnalités ont pu s’affronter les unes les autres, se combattre, se réconcilier, se trahir même ; elles ont pu s’égarer, s’humilier devant la tyrannie, ruser avec le bourreau, s’user, se révolter désespérément. L’Etat totalitaire jouait des uns contre les autres, d’autant plus efficacement qu’il avait prise sur les âmes. Le patriotisme du Parti et de la révolution, cimenté par les sacrifices, les services, les résultats obtenus, l’attachement à de prodigieuses visions d’avenir, le sentiment du péril commun, oblitérait le sens de la réalité dans les cerveaux les plus clairs. Il reste que la résistance de la génération révolutionnaire, à la tête de laquelle se trouvaient la plupart des vieux socialistes bolcheviks, fut si tenace qu’en 1936-1938, à l’époque des procès de Moscou, cette génération dut être exterminée tout entière pour que le nouveau régime se stabilisât. Ce fut le coup de force le plus sanglant de l’histoire. Les bolcheviks périrent par dizaines de milliers, les citoyens soviétiques pénétrés de l’idéalisme condamné, par millions. Quelques dizaines de compagnons de Lénine et Trotsky consentirent à se déshonorer eux-mêmes, par un suprême acte de dévouement envers le Parti, avant d’être fusillés. Quelques milliers d’autres furent fusillés dans des caves. Les camps de concentration les plus vastes du monde se chargèrent de l’anéantissement physique de masses de condamnés.

Ainsi la sanglante rupture fut complète, entre le bolchevisme, forme russe ardente et créatrice du socialisme, et le stalinisme, forme également russe, c’est-à-dire conditionnée par tout le passé et le présent de la Russie, du totalitarisme. Afin que ce dernier terme ait bien son sens précis, définissons-le : le totalitarisme, tel qu’il s’est établi en U.R.S.S., dans le troisième Reich, et faiblement ébauché en Italie fasciste et ailleurs, est un régime caractérisé par l’exploitation despotique du travail, la collectivisation de la production, le monopole bureaucratique et policier (mieux vaudrait dire terroriste) du pouvoir, la pensée asservie, le mythe du chef-symbole. Un régime de cette nature tend forcément à l’expansion, c’est-à-dire à la guerre de conquête puisqu’il est incompatible avec l’existence de voisins différents et plus humains ; puisqu’il souffre inévitablement de ses propres psychoses d’inquiétude ; puisqu’il vit sur la répression permanente de forces explosives de l’intérieur…

Un auteur américain, M. James Burnham , s’est plu à soutenir que Staline est le véritable continuateur de Lénine. Le paradoxe, poussé à ce degré hyperbolique, ne manque pas d’un certain attrait stimulant à l’endroit de la pensée paresseuse et ignorante… Il va de soi qu’un parricide demeure le continuateur biologique de son père. Il est toutefois autrement évident que l’on ne continue pas un mouvement en le massacrant, une idéologie en la reniant, une révolution de travailleurs par la plus noire exploitation des travailleurs, l’œuvre de Trotsky en faisant assassiner Trotsky et mettre ses livres au pilon… Ou les mots continuation, rupture, négation, reniement, destruction n’auraient plus de sens intelligible, ce qui peut au reste convenir à des intellectuels brillamment obscurantistes. Je ne songe pas à classer James Burnham dans cette catégorie. Le paradoxe qu’il a développé, sans doute par amour de la théorie irritante, est aussi faux que dangereux. Sous mille formes plates, il se retrouve dans la presse et les livres de ce temps de préparation à la troisième guerre mondiale. Les réactionnaires ont un intérêt évident à confondre le totalitarisme stalinien, exterminateur des bolcheviks, avec le bolchevisme, afin d’atteindre la classe ouvrière, le socialisme, le marxisme, et jusqu’au libéralisme...

Le cas personnel de Staline, ex-vieux bolchevik lui-même, tout comme Mussolini fut un ex-vieux socialiste de l’Avanti ! est tout à fait secondaire à l’échelle du problème sociologique. Que l’autoritarisme, l’intolérance et certaines erreurs du bolchevisme aient fourni au totalitarisme stalinien un terrain favorable, qui le contestera ? Une société contient toujours, comme un organisme, des germes de mort. Encore faut-il que les circonstances historiques leur facilitent l’éclosion. Ni l’intolérance ni l’autoritarisme des bolcheviks (et de la plupart de leurs adversaires) ne permettent de mettre en question leur mentalité socialiste ou l’acquis des dix premières années de la révolution. Si réel, cet acquis, que deux savants américains étudiant le développement cyclique des organismes et des sociétés, constatent qu’en 1917-1918, la Russie entra dans un nouveau cycle de croissance, de sorte qu’elle apparaît aujourd’hui comme la plus jeune des grandes nations du monde […] [a] ".

Au moment où éclate la révolution russe, les effectifs organisés de tous les partis révolutionnaires sont inférieurs à 1 % de la population de l’Empire. Les bolcheviks ne constituent qu’une fraction de ce moins-d’un-pour-cent. L’infime levain servit et s’épuisa. La révolution d’octobre-novembre 1917 fut dirigée par un parti d’hommes jeunes. L’aîné d’entre eux, Lénine, avait 47 ans ; Trotsky 38 ans ; Boukharine 29 ans ; Kamenev et Zinoviev , 34 ans. De dix à vingt ans plus tard, la résistance au totalitarisme fut le fait d’une génération vieillisante. Et cette génération ne succomba pas seulement sous le poids d’une jeune bureaucratie policière âprement cramponnée aux privilèges du pouvoir, mais encore sous la passivité politique de masses surmenées, sous-alimentées, paralysées par le système terroriste et l’intoxication de la propagande. Elle se trouva en outre sans le moindre appui efficace à l’extérieur. Pendant qu’elle résistait en U.R.S.S., la montée des forces réactionnaires dans le monde fut presque ininterrompue. Les puissances démocratiques ménageaient ou encourageaient Mussolini et Hitler. L’élan des fronts populaires, ce combat d’arrière-garde des masses laborieuses d’Occident, fut brisé en Espagne, au moment précis où les bourreaux de Staline procédaient en Russie à la liquidation du bolchevisme…

La révolution russe nous laisse-t-elle, après ses dix premières années exaltantes, et les vingt années noires qui suivirent, quelque chose à défendre ? Une immense expérience historique, les souvenirs les plus fiers, des exemples inappréciables, ce serait déjà beaucoup. La doctrine et les tactiques du bolchevisme, en revanche, nécessitent l’étude critique. Tant de changements se sont produits dans ce monde chaotique que nulle conception marxiste - ou autrement socialiste - valable en 1920 ne saurait plus trouver maintenant d’application pratique sans des mises à jour essentielles. Je ne crois pas que dans un système de production où le laboratoire acquiert par rapport à l’atelier une prépondérance croissante, l’hégémonie du prolétariat puisse s’imposer, si ce n’est sous des formes morales et politiques impliquant en réalité le renoncement à l’hégémonie. Je ne crois pas que la "dictature du prolétariat" puisse revivre dans les luttes de l’avenir. Il y aura sans doute des dictatures plus ou moins révolutionnaires ; la tâche du mouvement ouvrier sera toujours, j’en demeure convaincu, de leur maintenir un caractère démocratique, non plus au bénéfice du seul prolétariat, mais au bénéfice de l’ensemble des travailleurs et même des nations. En ce sens, la révolution prolétarienne n’est plus, à mes yeux, notre fin : la révolution que nous entendons servir ne peut être que socialiste, au sens humaniste du mot, et plus exactement socialisante , démocratiquement, libertairement accomplie… En dehors de la Russie, la théorie bolchevik du Parti a complètement échoué. La variété des intérêts et des formations psychologiques n’a pas permis de constituer la cohorte homogène de militants dévoués à une œuvre commune si noblement louée par le pauvre Boukharine… La centralisation, la discipline, l’idéologie gouvernée ne peuvent désormais que nous inspirer une juste méfiance, quelque besoin que nous ayons d’organisations sérieuses…

Et que reste-t-il à défendre au peuple russe ? L’accablante ironie de l’histoire en fait le peuple qui n’a que ses chaînes à perdre ! Je souhaite que l’on traduise bientôt en français le livre objectivement implacable de David J. Dallin et Boris I. Nicolaevski sur Le travail forcé en Russie soviétique . Il nous apprend qu’en 1928, à l’époque du Thermidor soviétique, les camps de concentration du Guépéou ne contenaient qu’une trentaine de milliers de condamnés. En revanche, il est impossible de savoir le nombre de millions d’esclaves aujourd’hui enfermés dans les camps de Staline. Les recoupements les plus modestes l’évaluent à dix ou douze (millions), soit, d’après ces auteurs, 16 % au moins de la population adulte mâle et un pourcentage de femmes sensiblement moindre. Je soulignais récemment dans Masses l’importance décisive de ces données. Admettant le chiffre de 15 % de privilégiés du régime, jouissant en U.R.S.S. d’une condition moyenne d’Européens civilisés, chiffre probablement optimiste en ce moment et qu’il y a lieu de diviser par deux pour obtenir le pourcentage des travailleurs adultes privilégiés, j’écrivais : "Dès lors : 7 % de travailleurs adultes privilégiés, 15 % de parias, 78 % d’exploités vivant pauvrement ou misérablement [… ]" Comment voulez-vous qualifier cette structure sociale ? Est-elle défendable ? A l’extérieur, l’influence de cet "univers concentrationnaire" s’est révélée capable d’empêcher la marche du socialisme et la réorganisation de l’Europe. La tragédie n’est plus spécialement russe, elle est universelle. La troisième guerre mondiale semble devoir en être l’aboutissement logique. Ne nous résignons pas toutefois aux solutions catastrophiques, tant qu’il en est d’autres en vue. L’agressivité du régime stalinien à l’extérieur est conditionné par la gravité de sa situation à l’intérieur. La révolte latente des masses russes et non russes contre ce régime a été prouvée par le défaitisme des populations qui, au début de l’invasion, accueillirent les envahisseurs en libérateurs ; prouvée par les troubles du lendemain de la victoire ; par le mouvement beaucoup plus complexe qu’on ne le croit de l’armée Vlassov qui se battit tour à tour contre les Nazis et contre eux ; par les deux ou trois cent mille réfugiés russes d’Allemagne ; par le peuplement des camps de concentration. Je tiens que les régimes totalitaires constituent de colossales fabriques de révoltés. Celui-ci plus qu’un autre en raison de sa tradition révolutionnaire.

La documentation sur l’état d’esprit des masses russes s’accroît tous les jours. Quiconque connaît la Russie sait que, sous la carapace d’airain du régime, une vitalité profonde se maintient. Les neuf dixièmes des hommes qui travaillent, bâtissent, inventent, administrent, pourraient, si leurs chaînes étaient brisées, devenir d’un mois à l’autre les citoyens d’une démocratie du travail… Pourront-ils briser leurs chaînes à temps pour qu’une Russie socialiste prévienne le déchaînement de la guerre ?

Ce que le stalinisme a fait pour inculquer à ses opprimés l’horreur et le dégoût du socialisme est inimaginable : des courants de réaction sont à prévoir en Russie et plus encore chez les peuples non russes, surtout chez les musulmans de l’Asie centrale, depuis longtemps travaillés par les aspirations pan-islamiques. J’estime toutefois, en me fondant sur beaucoup d’observations faites en U.R.S.S. même, pendant des années particulièrement cruelles aux masses, que la grande majorité du peuple russe se rend clairement compte de l’imposture du socialisme officiel. Aucun retour à l’ancien régime ou même au grand capitalisme n’étant possible, en raison du haut degré de développement atteint par la production étatisée, au moment où l’Europe entière est acheminée vers les nationalisations et la planification, la démocratie russe ne pourrait qu’assainir, décrasser, réorganiser dans l’intérêt des producteurs la production socialisée. L’intérêt technique de la production, le sens de la justice sociale, la liberté retrouvée se conjugueraient par la force des choses pour remettre l’économie au service de la communauté… Tout n’est pas perdu puisque cette espérance rationnelle, fortement motivée, nous reste.

Mexico, juillet-août 1947.


Notes

[a] . Cycles, par Edward R. Dewey et Edwin E. Dallin, New York, 1947. Nous aimerions connaître dans quelle mesure le totalitarisme stalinien contrarie le nouvel élan vital de la Russie… David J. Dallin nous apporte à ce propos une indication. Au cours de la première guerre mondiale, les pertes de la Russie s’élevèrent à 30 % de celles des alliés ; au cours de la seconde guerre mondiale, les pertes de la Russie estimées entre 12 et 16 millions de vies humaines s’élevèrent à 80 % de celle des Nations unies. Sur les champs de bataille, les pertes des Armées Rouges furent environ quatre fois plus élevées que celles de l’envahisseur…


Extraits de « La révolution trahie » de Léon Trotsky :

« QU’EST-CE QUE L’U.R.S.S.?
« RAPPORTS SOCIAUX

« La propriété étatisée des moyens de production domine presque exclusivement l’industrie. Dans l’agriculture, elle n’est représentée que par les sovkhozes, qui n’embrassent pas plus de 10% des surfaces ensemencées. Dans les kolkhozes, la propriété coopérative ou celle des associations se combine en proportions variées avec celles de l’Etat et de l’individu. Le sol, appartenant juridiquement à l’Etat, mais donné en "jouissance perpétuelle" aux kolkhozes, diffère peu de la propriété des associations. Les tracteurs et les machines appartiennent à l’Etat [[1] ; l’outillage de moindre importance à l’exploitation collective. Tout paysan de kolkhoze a, en outre, son entreprise privée. Environ 10% des cultivateurs demeurent isolés.
D’après le recensement de 1934, 28,1% de la population étaient des ouvriers et des employés de l’Etat. Les ouvriers d’industries et les ouvriers du bâtiment célibataires étaient environ 7,5 millions en 1935. Les kolkhozes et les métiers organisés par la coopération formaient à l’époque du recensement 45,9% de la population. Les étudiants, les militaires, les pensionnés et d’autres catégories dépendant immédiatement de l’Etat, 3,4%. Au total, 74% de la population se rapportaient au "secteur socialiste" et disposaient de 95,8% du capital du pays. Les paysans isolés et les artisans représentaient encore (en 1934) 22,5% de la population, mais ne possédaient qu’un peu plus de 4% du capital national.
Il n’y a pas eu de recensement depuis 1934 et le prochain aura lieu en 1937. On ne peut douter, cependant, que le secteur privé de l’économie ne se soit encore rétréci au profit du "secteur socialiste". Les cultivateurs individuels et les artisans forment aujourd’hui, d’après les organes officiels, 10% environ de la population, soit 17 millions d’âmes ; leur importance économique est tombée beaucoup plus bas que leur importance numérique, Andreiev, secrétaire du comité central, déclarait en avril 1936 : "Le poids spécifique de la production socialiste dans notre pays, en 1936, doit former 98,5%, de sorte qu’il ne reste au secteur non socialiste que quelque 1,5% insignifiant..." Ces chiffres optimistes semblent à première vue prouver irréfutablement la victoire "définitive et irrévocable" du socialisme. Mais malheur à celui qui, derrière l’arithmétique, ne voit pas la réalité sociale !
Ces chiffres mêmes sont un peu forcés. Il suffit d’indiquer que la propriété privée des membres des kolkhozes y est comprise dans le "secteur socialiste". Le noeud de la question ne gît cependant pas là. L’énorme supériorité statistique indiscutable des formes étatiques et collectives de l’économie, si importante qu’elle soit pour l’avenir, n’écarte pas un autre problème, non moins sérieux : celui de la puissance des tendances bourgeoises au sein même du "secteur socialiste", et non seulement dans l’agriculture, mais encore dans l’industrie. L’amélioration du standard de vie obtenue dans le pays suffit à provoquer un accroissement des besoins, mais ne suffit pas du tout à satisfaire ces besoins. Le dynamisme même de l’essor économique comporte donc un certain réveil des appétits petits-bourgeois et pas uniquement parmi les paysans et les représentants du travail "intellectuel", mais aussi parmi les ouvriers privilégiés. La simple opposition des cultivateurs individuels aux kolkhozes et des artisans à l’industrie étatisée ne donne pas la moindre idée de la puissance explosive de ces appétits qui pénètrent toute l’économie du pays et s’expriment, pour parler sommairement, dans la tendance de tous et de chacun à donner le moins possible à la société et à en tirer le plus possible.
La solution des questions de consommation et de compétition pour l’existence exige au moins autant d’énergie et d’ingéniosité que l’édification socialiste au sens propre du mot ; de là en partie le faible rendement du travail social. Tandis que l’Etat lutte sans cesse contre l’action moléculaire des forces centrifuges, les milieux dirigeants eux-mêmes forment le lieu principal de l’accumulation privée licite et illicite. Masquées par les nouvelles normes juridiques, les tendances petites-bourgeoises ne se laissent pas facilement saisir par la statistique. Mais la bureaucratie "socialiste", cette criante contradiction in adjecto, monstrueuse excroissance sociale toujours grandissante et qui devient à son tour la cause des fièvres malignes de la société, témoigne de leur nette prédominance dans la vie économique.
La nouvelle constitution, bâtie tout entière, comme nous le verrons, sur l’identification de la bureaucratie et de l’Etat — comme de l’Etat et du peuple par ailleurs — dit : "La propriété de l’Etat, en d’autres termes celle du peuple tout entier..." Sophisme fondamental de la doctrine officielle. Il est incontestable que les marxistes, à commencer par Marx lui-même, ont employé en ce qui concerne l’Etat ouvrier les termes de propriété "étatique", "nationale" ou "socialiste" comme des synonymes. A une grande échelle historique, cette façon de parler ne présentait pas d’inconvénients. Mais elle devient la source de fautes grossières et de duperies dès qu’il s’agit des premières étapes non encore assurées de l’évolution de la société nouvelle, isolée, et en retard au point de vue économique sur les pays capitalistes.
La propriété privée, pour devenir sociale, doit inéluctablement passer par l’étatisation, de même que la chenille, pour devenir papillon, doit passer par la chrysalide. Mais la chrysalide n’est pas un papillon. Des myriades de chrysalides périssent avant de devenir papillons. La propriété de l’Etat ne devient celle du "peuple entier" que dans la mesure ou disparaissent les privilèges et les distinctions sociales et où, par conséquent, l’Etat perd sa raison d’être. Autrement dit : la propriété de l’Etat devient socialiste au fur et à mesure qu’elle cesse d’être propriété d’Etat. Mais, au contraire, plus l’Etat soviétique s’élève au-dessus du peuple, plus durement il s’oppose comme le gardien de la propriété au peuple qui la dilapide, et plus clairement il témoigne contre le caractère socialiste de la propriété étatique.
"Nous sommes encore loin de la suppression des classes", reconnaît la presse officielle, et elle se réfère aux différences qui subsistent entre la ville et la campagne, entre le travail intellectuel et le travail manuel. Cet aveu purement académique offre l’avantage de justifier par le travail "intellectuel" les revenus de la bureaucratie. Les "amis", auxquels Platon est bien plus cher que la vérité, se bornent aussi à admettre en style académique l’existence des vestiges de l’inégalité. Les vestiges ont bon dos, mais sont loin de suffire à l’explication de la réalité soviétique. Si la différence entre la ville et la campagne s’est atténuée sous certains rapports, elle s’est approfondie sous d’autres, du fait de la rapide croissance de la civilisation et du confort dans les villes, c’est-à-dire pour la minorité citadine. La distance sociale entre le travail manuel et intellectuel s’est accrue au cours des dernières années au lieu de diminuer, en dépit de la formation de cadres scientifiques venant du peuple. Les barrières millénaires de castes isolant l’homme de toutes parts — le citadin policé et le moujik inculte, le mage de la science et le manoeuvre — ne se sont pas seulement maintenues sous des formes plus ou moins affaiblies, elles renaissent largement et revêtent un aspect provocant.
Le mot d’ordre fameux : "Les cadres décident de tout" caractérise, beaucoup plus franchement que ne le voudrait Staline, la société soviétique. Les cadres sont, par définition, appelés à exercer l’autorité. Le culte des cadres signifie avant tout celui de la bureaucratie. Dans la formation et l’éducation des cadres, comme dans d’autres domaines, le régime soviétique en est à accomplir une oeuvre que la bourgeoisie a depuis longtemps terminée. Mais comme les cadres soviétiques paraissent sous le drapeau du socialisme, ils exigent des honneurs presque divins et des émoluments de plus en plus élevés. De sorte que la formation de cadres "socialistes" s’accompagne d’une renaissance de l’inégalité bourgeoise.
Il peut sembler qu’aucune différence n’existe sous l’angle de la propriété des moyens de production entre le maréchal et la domestique, le directeur de trust et le manoeuvre, le fils du commissaire du peuple et le jeune clochard. Pourtant, les uns occupent de beaux appartements, disposent de plusieurs villas en divers coins du pays, ont les meilleures automobiles et, depuis longtemps, ne savent plus comment on cire une paire de bottes ; les autres vivent dans des baraques où manquent même souvent les cloisons, la faim leur est familière et, s’ils ne cirent pas de bottes, c’est parce qu’ils vont nu-pieds. Le dignitaire tient cette différence pour négligeable. Le manoeuvre la trouve, non sans raison, des plus sérieuses.
Des "théoriciens" superficiels peuvent se consoler en se disant que la répartition des biens est un facteur de second plan par rapport à la production. La dialectique des influences réciproques garde pourtant toute sa force. Le destin des moyens nationalisés de production sera décidé en fin de compte par l’évolution des différentes conditions personnelles. Si un paquebot est déclaré propriété collective, les passagers restant divisés en première, deuxième et troisième classes, il est bien compréhensible que la différence des conditions réelles finira par avoir, aux yeux des passagers de troisième, une importance beaucoup plus grande que le changement juridique de propriété. Les passagers de première, au contraire, exposeront volontiers, entre café et cigare, que la propriété collective est tout, le confort des cabines n’étant rien en comparaison. Et l’antagonisme résultant de ces situations infligera de rudes secousses à une collectivité instable.
La presse soviétique a relaté avec satisfaction qu’un garçonnet visitant le jardin d’acclimatation de Moscou et ayant demandé à qui appartenait l’éléphant, s’est entendu répondre : "A l’Etat" et a aussitôt conclu : "Il est donc un petit peu à moi aussi." S’il fallait en réalité partager l’éléphant, les bons morceaux iraient aux privilégiés, quelques heureux apprécieraient le jambon du pachyderme et les plus nombreux n’en connaîtraient que les tripes et abattis. Les petits garçons lésés seraient vraisemblablement peu enclins à confondre leur propriété avec celle de l’Etat. Les jeunes clochards ne tiennent pour leur appartenant que ce qu’ils viennent de voler à l’Etat. Le garçonnet du jardin d’acclimatation était fort probablement le fils d’un personnage influent habitué à procéder de l’idée que "l’Etat, c’est moi".
Si nous traduisons, pour nous exprimer, plus clairement, les rapports socialistes en termes de Bourse, nous dirons que les citoyens pourraient être les actionnaires d’une entreprise possédant les richesses du pays. Le caractère collectif de la propriété suppose une répartition "égalitaire" des actions et, partant, un droit à des dividendes égaux pour tous les "actionnaires". Les citoyens, cependant, participent à l’entreprise nationale et comme actionnaires et comme producteurs. Dans la phase inférieure du communisme, que nous avons appelée socialisme, la rémunération du travail se fait encore selon les normes bourgeoises, c’est-à-dire selon la qualification du travail, son intensité, etc. Le revenu théorique d’un citoyen se forme donc de deux parties, a + b, le dividende plus le salaire. Plus la technique est développée, plus l’organisation économique est perfectionnée, et plus grande sera l’importance du facteur a par rapport au facteur b — et moindre sera l’influence exercée sur la condition matérielle par les différences individuelles du travail. Le fait que les différences de salaires sont en U.R.S.S. non moindres, mais plus considérables que dans les pays capitalistes, nous impose de conclure que les actions sont inégalement réparties et que les revenus des citoyens comportent en même temps qu’un salaire inégal des parts inégales de dividendes. Tandis que le manoeuvre ne reçoit que b, salaire minimum que, toutes autres conditions étant égales, il recevrait aussi dans une entreprise capitaliste, le stakhanoviste et le fonctionnaire reçoivent 2a + b ou 3a + b et ainsi de suite, b pouvant d’ailleurs devenir aussi 2b, 3b, etc. La différence des revenus est, en d’autres termes, déterminée non par la seule différence du rendement individuel, mais par l’appropriation masquée du travail d’autrui. La minorité privilégiée des actionnaires vit au détriment de la majorité bernée.
Si l’on admet que le manoeuvre soviétique reçoit davantage qu’il ne recevrait, le niveau technique et culturel demeurant le même, en régime capitaliste, c’est-à-dire qu’il est tout de même un petit actionnaire, son salaire doit être considéré comme a + b. Les salaires des catégories mieux payées seront en ce cas exprimés par la formule 3a + 2b ; 10a + 15b, etc., ce qui signifiera que le manoeuvre ayant une action, le stakhanoviste en a trois et le spécialiste dix ; et qu’en outre leurs salaires, au sens propre du mot, sont dans la proportion de 1 à 2 et à 15. Les hymnes à la propriété socialiste sacrée paraissent dans ces conditions bien plus convaincants au directeur d’usine ou au stakhanoviste qu’à l’ouvrier ordinaire ou au paysan kolkhozien. Or, les travailleurs du rang forment l’immense majorité dans la société, et le socialisme doit compter avec eux et non avec une nouvelle aristocratie.
"L’ouvrier n’est pas, dans notre pays, un esclave salarié, un vendeur de travail-marchandise. C’est un libre travailleur." (Pravda.) A l’heure actuelle, cette formule éloquente n’est qu’inadmissible fanfaronnade. Le passage des usines à l’Etat n’a changé que la situation juridique de l’ouvrier ; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d’heures pour un salaire donné. Les espérances que l’ouvrier fondait auparavant sur le parti et les syndicats, il les a reportées depuis la révolution sur l’Etat qu’il a créé. Mais le travail utile de cet Etat s’est trouvé limité par l’insuffisance de la technique et de la culture. Pour améliorer l’une et l’autre, le nouvel Etat a eux recours aux vieilles méthodes : l’usure des muscles et des nerfs des travailleurs. Tout un corps d’aiguillonneurs s’est formé. La gestion de l’industrie est devenue extrêmement bureaucratique. Les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines. Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l’usine même un terrible régime policier, l’ouvrier pourrait malaisément se sentir un "travailleur libre". Le fonctionnaire est pour lui un chef, l’Etat un maître. Le travail libre est incompatible avec l’existence de l’Etat bureaucratique.
Tout ce que nous venons de dire s’applique aux campagnes avec quelques correctifs nécessaires. La théorie officielle érige la propriété des kolkhozes en propriété socialiste. La Pravda écrit que les kolkhozes sont déjà en réalité comparables à des "entreprises d’Etat du type socialiste". Elle ajoute aussitôt que la "garantie du développement socialiste de l’agriculture réside dans la direction des kolkhozes par le parti bolchevique" ; c’est nous renvoyer de l’économie à la politique. C’est dire que les rapports socialistes sont pour le moment établis non dans les relations véritables entre les hommes, mais dans le coeur tutélaire des supérieurs. Les travailleurs feront bien de se défier de ce coeur-là. La vérité est que l’économie des kolkhozes est à mi-chemin entre l’agriculture parcellaire individuelle et l’économie étatique ; et que les tendances petites-bourgeoises au sein des kolkhozes sont on ne peut mieux affermies par la rapide croissance de l’avoir individuel des paysans.
N’occupant que 4 millions d’hectares contre 108 millions d’hectares d’emblavures collectives, soit moins de 4%, les parcelles individuelles des membres de kolkhozes, soumises à une culture intensive, surtout maraîchère, fournissent au paysan les articles les plus indispensables à sa consommation. La majeure partie du gros bétail, des moutons et des porcs appartient aux membres des kolkhozes, non aux kolkhozes. Il arrive constamment que les paysans fassent de leurs parcelles individuelles le principal et relèguent au second plan les kolkhozes d’un faible rapport. Les kolkhozes qui paient mieux la journée de travail gravissent par contre un échelon en formant une catégorie de fermiers aisés. Les tendances centrifuges ne disparaissent pas, elles se fortifient et s’étendent au contraire. En tout cas, les kolkhozes n’ont réussi pour le moment qu’à transformer les formes juridiques de l’économie dans les campagnes et en particulier le mode de répartition des revenus ; ils n’ont presque pas touché à l’ancienne isba, au potager, à l’élevage, au rythme du pénible travail de la terre, et même à l’ancienne façon de considérer l’Etat qui, s’il ne sert plus les propriétaires fonciers et la bourgeoisie, prend néanmoins trop aux campagnes pour donner aux villes et entretient trop de fonctionnaires voraces.
Les catégories suivantes figureront sur les feuilles du recensement du 6 janvier 1937 : ouvriers, employés, travailleurs de kolkhozes, cultivateurs individuels, artisans, profession libres, desservants du culte, non-travailleurs. Le commentaire officiel précise que la feuille ne comporte pas d’autres rubriques parce qu’il n’y a pas de classes en U.R.S.S. La feuille est en réalité conçue de manière à dissimuler l’existence de milieux privilégiés et de bas-fonds déshérités. Les véritables couches sociales que l’on eût dû repérer sans peine à l’aide d’un recensement honnête sont plutôt celles-ci : hauts fonctionnaires, spécialistes et autres personnes vivant bourgeoisement ; couches moyennes et inférieures de fonctionnaires et spécialistes vivant comme de petits bourgeois ; aristocratie ouvrière et kolkhozienne placée à peu près dans les mêmes conditions que les précédents ; ouvriers moyens ; paysans moyens des kolkhozes ; ouvriers et paysans voisinant avec le Lumpen proletariat ou prolétariat déclassé ; jeunes clochards, prostituées et autres.
La nouvelle constitution, quand elle déclare que "l’exploitation de l’homme par l’homme est abolie en U.R.S.S.", dit le contraire de la vérité. La nouvelle différenciation sociale a créé les conditions d’une renaissance de l’exploitation sous ses formes les plus barbares qui sont celles de l’achat de l’homme pour le service personnel d’autrui. La domesticité ne figure pas dans les feuilles de recensement, devant évidemment être comprise dans la rubrique "ouvriers". Les questions suivantes ne sont pas posées : Le citoyen soviétique a-t-il des domestiques et lesquels ? (bonne, cuisinière, nourrice, gouvernante, chauffeur) ; a-t-il une auto à son service ? de combien de chambres dispose-t-il ? Il n’est pas question non plus du montant de son salaire ! Si l’on remettait en vigueur la règle soviétique qui prive de droits politiques quiconque exploite le travail d’autrui, il apparaîtrait tout à coup que les sommets dirigeants de la société soviétique devraient être privés du bénéfice de la constitution ! Par bonheur, une égalité complète des droits est établie... entre le maître et les domestiques.
Deux tendances opposées grandissent au sein du régime : développant les forces productives — au contraire du capitalisme stagnant — il crée les fondements économiques du socialisme ; et poussant à l’extrême, dans sa complaisance envers les dirigeants, les normes bourgeoises de la répartition, il prépare une restauration capitaliste. La contradiction entre les formes de la propriété et les normes de la répartition ne peut pas croître indéfiniment. Ou les normes bourgeoises devront, d’une façon ou d’une autre, s’étendre aux moyens de production, ou les normes socialistes devront être accordées à la propriété socialiste.
La bureaucratie redoute la révélation de cette alternative. Partout, dans la presse, à la tribune, dans la statistique, dans les romans de ses écrivains et les vers de ses poètes, dans le texte enfin de sa nouvelle constitution, elle emploie les abstractions du vocabulaire socialiste pour voiler les rapports sociaux dans les villes et les campagnes. Et c’est ce qui rend si fausse, si médiocre et si artificielle l’idéologie officielle.
CAPITALISME D’ETAT ?

En présence de nouveaux phénomènes les hommes cherchent souvent un refuge dans les vieux mots. On a tenté de camoufler l’énigme soviétique à l’aide du terme "capitalisme d’Etat", qui a l’avantage de n’offrir à personne de signification précise. Il servit d’abord à désigner les cas où l’Etat bourgeois assume la gestion des moyens de transports et de certaines industries. La nécessité de semblables mesures est un des symptômes de ce que les forces productives du capitalisme dépassent le capitalisme et l’amènent à se nier partiellement lui-même dans la pratique. Mais le système, se survivant, demeure capitaliste en dépit des cas où il en arrive à se nier lui-même.
On peut, sur le plan de la théorie, se représenter une situation dans laquelle la bourgeoisie tout entière se constituerait en société par actions pour administrer, avec les moyens de l’Etat, toute l’économie nationale. Le mécanisme économique d’un régime de ce genre n’offrirait aucun mystère. Le capitaliste, on le sait, ne reçoit pas, sous forme de bénéfices, la plus-value créée par ses propres ouvriers, mais une fraction de la plus-value du pays entier proportionnelle à sa part de capital. Dans un "capitalisme d’Etat" intégral, la loi de la répartition égale des bénéfices s’appliquerait directement, sans concurrence des capitaux, par une simple opération de comptabilité. Il n’y a jamais eu de régime de ce genre et il n’y en aura jamais par suite des profondes contradictions qui divisent les possédants entre eux — d’autant plus que l’Etat, représentant unique de la propriété capitaliste, constituerait pour la révolution sociale un objet vraiment trop tentant.
Depuis la guerre, et surtout depuis les expériences de l’économie fasciste, on entend le plus souvent par "capitalisme d’Etat" un système d’intervention et de direction économique de l’Etat. Les Français usent en pareil cas d’un terme beaucoup plus approprié : l’étatisme. Le capitalisme d’Etat et l’étatisme ont certainement des points communs ; mais en tant que systèmes, ils seraient plutôt opposés qu’identiques. Le capitalisme d’Etat signifie la substitution de la propriété étatique à la propriété privée et conserve par cela même un caractère radical. L’étatisme, que ce soit dans l’Italie de Mussolini, l’Allemagne de Hitler, les Etats-Unis de Roosevelt ou la France de Léon Blum signifie l’intervention de l’Etat sur les bases de la propriété privée, pour sauver celle-ci. Quels que soient les programmes des gouvernements, l’étatisme consiste inévitablement à reporter des plus forts aux plus faibles les charges du système croupissant. Il n’épargne aux petits propriétaires un désastre complet que parce que leur existence est nécessaire au maintien de la grande propriété. L’étatisme, dans ses efforts pour diriger l’économie, ne s’inspire pas du besoin de développer les forces productives, mais du souci de maintenir la propriété privée au détriment des forces productives qui s’insurgent contre elle. L’étatisme freine l’essor de la technique en soutenant des entreprises non viables et en maintenant des couches sociales parasitaires ; il est en un mot profondément réactionnaire.
La phrase de Mussolini : "Les trois quarts de l’économie italienne, industrielle et agricole, sont entre les mains de l’Etat" (26 mai 1934) ne doit pas être prise à la lettre. L’Etat fasciste n’est pas propriétaire des entreprises, il n’est qu’un intermédiaire entre les capitalistes. Différence appréciable ! Le Popolo d’Italia dit à ce sujet : "L’Etat corporatif unifie et dirige l’économie, mais ne la gère pas (dirige e porta alla unità l’economia, ma non fa l’economia, non gestice), ce qui ne serait pas autre chose, avec le monopole de la production, que le collectivisme" (11 juin 1936). A l’égard des paysans et en général des petits propriétaires, la bureaucratie intervient comme un puissant seigneur ; à l’égard des magnats du capital, comme leur premier fondé de pouvoir. "L’Etat corporatif, écrit fort justement le marxiste italien Ferocci, n’est que le commis du capital des monopoles... Mussolini fait assumer à l’Etat tous les risques des entreprises et laisse aux capitalistes tous les bénéfices de l’exploitation." Hitler marche, sous ce rapport, sur les traces de Mussolini. La dépendance de classe de l’Etat fasciste détermine les limites de la nouvelle économie dirigée et aussi son contenu réel ; il ne s’agit pas d’augmenter le pouvoir de l’homme sur la nature dans l’intérêt de la société, il s’agit de l’exploitation de la société dans l’intérêt d’une minorité. "Si je voulais, se flattait Mussolini, établir en Italie le capitalisme d’Etat ou le socialisme d’Etat, ce qui n’est pas en question, je trouverais aujourd’hui toutes les conditions requises." Sauf une : l’expropriation de la classe capitaliste. Et pour réaliser cette condition-là le fascisme devrait se placer de l’autre côté de la barricade, "ce dont il n’est pas question", se hâte d’ajouter Mussolini, et ce dont il ne sera certainement pas question, car l’expropriation des capitalistes nécessite d’autres forces, d’autres cadres et d’autres chefs.
La première concentration des moyens de production entre les mains de l’Etat que l’histoire connaisse a été accomplie par le prolétariat au moyen de la révolution sociale et non par les capitalistes au moyen des trusts étatisés. Cette brève analyse suffit à montrer combien sont absurdes les tentatives faites pour identifier l’étatisme capitaliste et le système soviétique. Le premier est réactionnaire, le second réalise un grand progrès.
LA BUREAUCRATIE EST-ELLE UNE CLASSE DIRIGEANTE ?

Les classes sont définies par leur place dans l’économie sociale et avant tout par rapport aux moyens de production. Dans les sociétés civilisées, la loi fixe les rapports de propriété. La nationalisation du sol, des moyens de production, des transports et des échanges, et aussi le monopole du commerce extérieur forment les bases de la société soviétique. Et cet acquis de la révolution prolétarienne définit à nos yeux l’U.R.S.S. comme un Etat prolétarien.
Par sa fonction de régulatrice et d’intermédiaire, par le souci qu’elle a de maintenir la hiérarchie sociale, par l’exploitation à ses propres fins de l’appareil de l’Etat, la bureaucratie soviétique ressemble à toute autre bureaucratie et surtout à celle du fascisme. Mais elle s’en distingue aussi par des traits d’une extrême importance. Sous aucun autre régime, la bureaucratie n’atteint à une pareille indépendance. Dans la société bourgeoise, la bureaucratie représente les intérêts de la classe possédante et instruite qui dispose d’un grand nombre de moyens de contrôle sur ses administrations. La bureaucratie soviétique s’est élevée au-dessus d’une classe qui sortait à peine de la misère et des ténèbres et n’avait pas de traditions de commandement et de domination. Tandis que les fascistes, une fois arrivés à la mangeoire, s’unissent à la bourgeoisie par les intérêts communs, l’amitié, les mariages, etc., la bureaucratie de l’U.R.S.S. s’assimile les moeurs bourgeoises sans avoir à côté d’elle une bourgeoisie nationale. En ce sens on ne peut nier qu’elle soit quelque chose de plus qu’une simple bureaucratie. Elle est la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes, dans la société soviétique.
Une autre particularité n’est pas moins importante. La bureaucratie soviétique a politiquement exproprié le prolétariat pour défendre par ses propres méthodes les conquêtes sociales du prolétariat. Mais le fait même qu’elle se soit approprié le pouvoir dans un pays où les moyens de production les plus importants appartiennent à l’Etat, crée entre elle et les richesses de la nation des rapports entièrement nouveaux. Les moyens de production appartiennent à l’Etat. L’Etat "appartient " en quelque sorte à la bureaucratie. Si ces rapports, encore tout à fait récents, se stabilisaient, se légalisaient, devenaient normaux sans résistance ou contre la résistance des travailleurs, ils finiraient par la liquidation complète des conquêtes de la révolution prolétarienne. Mais cette hypothèse est encore prématurée. Le prolétariat n’a pas encore dit son dernier mot. La bureaucratie n’a pas créé de base sociale à sa domination, sous la forme de conditions particulières de propriété. Elle est obligée de défendre la propriété de l’Etat, source de son pouvoir et de ses revenus. Par cet aspect de son activité, elle demeure l’instrument de la dictature du prolétariat.
Les tentatives faites pour présenter la bureaucratie soviétique comme une classe "capitaliste d’Etat" ne résistent visiblement pas à la critique. La bureaucratie n’a ni titres ni actions. Elle se recrute, se complète et se renouvelle grâce à une hiérarchie administrative, sans avoir de droits particuliers en matière de propriété. Le fonctionnaire ne peut pas transmettre à ses héritiers son droit à l’exploitation de l’Etat. Les privilèges de la bureaucratie sont des abus. Elle cache ses revenus. Elle feint de ne pas exister en tant que groupement social. Sa mainmise sur une part énorme du revenu national est un fait de parasitisme social. Voilà ce qui rend la situation des dirigeants soviétiques au plus haut point contradictoire, équivoque et indigne, en dépit de la plénitude de leur pouvoir et de l’écran de fumée de la flagornerie.
La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste ; les forces productives, fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme économique — nous en sommes encore loin — mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir.
La chute du régime soviétique amènerait infailliblement celle de l’économie planifiée et, dès lors, la liquidation de la propriété étatisée. Le lien obligé entre les trusts et entre les usines au sein des trusts se romprait. Les entreprises les plus favorisées seraient livrées à elles-mêmes. Elles pourraient devenir des sociétés par actions ou adopter toute autre forme transitoire de propriété telle que la participation des ouvriers aux bénéfices. Les kolkhozes se désagrègeraient également, plus facilement encore. La chute de la dictature bureaucratique actuelle sans son remplacement par un nouveau pouvoir socialiste annoncerait ainsi le retour au système capitaliste avec une baisse catastrophique de l’économie et de la culture.
Mais si le pouvoir socialiste est encore absolument nécessaire à la conservation et au développement de l’économie planifiée, la question de savoir sur qui s’appuie le pouvoir soviétique d’aujourd’hui et dans quelle mesure l’esprit socialiste de sa politique est assuré n’en est que plus sérieuse.
Lénine, parlant au 11e congrès du parti, comme s’il lui faisait ses adieux, disait à l’adresse des milieux dirigeants : "L’histoire connaît des transformations de toutes sortes ; il n’est pas sérieux du tout en politique de compter sur les convictions, le dévouement et les belles qualités de l’âme..." La condition détermine la conscience. En une quinzaine d’années, le pouvoir a modifié la composition sociale des milieux dirigeants plus profondément que ses idées. La bureaucratie étant, de toutes les couches de la société soviétique, celle qui a le mieux résolu sa propre question sociale, elle est pleinement satisfaite de ce qui est et cesse dès lors de donner quelque garantie morale que ce soit de l’orientation socialiste de sa politique. Elle continue à défendre la propriété étatisée par crainte du prolétariat. Cette crainte salutaire est nourrie et entretenue par le parti illégal des bolcheviks-léninistes, qui est l’expression la plus consciente du courant socialiste contre l’esprit de réaction bourgeoise dont est profondément pénétrée la bureaucratie thermidorienne. En tant que force politique consciente la bureaucratie a trahi la révolution. Mais la révolution victorieuse, fort heureusement, n’est pas seulement un programme, un drapeau, un ensemble d’institutions politiques, c’est aussi un système de rapports sociaux. Il ne suffit pas de la trahir, il faut encore la renverser. Ses dirigeants ont trahi la révolution d’Octobre, mais ne l’ont pas encore renversée. La révolution a une grande capacité de résistance, qui coïncide avec les nouveaux rapports de propriété, avec la force vive du prolétariat, avec la conscience de ses meilleurs éléments, avec la situation sans issue du capitalisme mondial, avec l’inéluctabilité de la révolution mondiale.
LA QUESTION DU CARACTERE SOCIAL DE L’U.R.S.S. N’EST PAS ENCORE TRANCHEE PAR L’HISTOIRE

Formulons, pour mieux comprendre le caractère social de l’U.R.S.S. d’aujourd’hui, deux hypothèses d’avenir. Supposons la bureaucratie soviétique chassée du pouvoir par un parti révolutionnaire ayant toutes les qualités du vieux bolchevisme et enrichi, en outre, de l’expérience mondiale de ces derniers temps. Ce parti commencerait par rétablir la démocratie dans les syndicats et les soviets. Il pourrait et devrait rétablir la liberté des partis soviétiques. Avec les masses, à la tête des masses, il procéderait à un nettoyage sans merci des services de l’Etat. Il abolirait les grades, les décorations, les privilèges et ne maintiendrait de l’inégalité dans la rétribution du travail que ce qui est nécessaire à l’économie et à l’Etat. Il donnerait à la jeunesse la possibilité de penser librement, d’apprendre, de critiquer, en un mot, de se former. Il introduirait de profondes modifications dans la répartition du revenu national, conformément à la volonté des masses ouvrières et paysannes. Il n’aurait pas à recourir à des mesures révolutionnaires en matière de propriété. Il continuerait et pousserait à fond l’expérience de l’économie planifiée. Après la révolution politique, après le renversement de la bureaucratie, le prolétariat aurait à accomplir dans l’économie de très importantes réformes, il n’aurait pas à faire une nouvelle révolution sociale.
Si, à l’inverse, un parti bourgeois renversait la caste soviétique dirigeante, il trouverait pas mal de serviteurs parmi les bureaucrates d’aujourd’hui, les techniciens, les directeurs, les secrétaires du parti, les dirigeants en général. Une épuration des services de l’Etat s’imposerait aussi dans ce cas ; mais la restauration bourgeoise aurait vraisemblablement moins de monde à jeter dehors qu’un parti révolutionnaire. L’objectif principal du nouveau pouvoir serait de rétablir la propriété privée des moyens de production. Il devrait avant tout donner aux kolkhozes faibles la possibilité de former de gros fermiers et transformer les kolkhozes riches en coopératives de production du type bourgeois, on en sociétés par actions. Dans l’industrie, la dénationalisation commencerait par les entreprises de l’industrie légère et de l’alimentation. Le plan se réduirait dans les premiers temps à des compromis entre le pouvoir et les "corporations", c’est-à-dire les capitaines de l’industrie soviétique, ses propriétaires potentiels, les anciens propriétaires émigrés et les capitalistes étrangers. Bien que la bureaucratie soviétique ait beaucoup fait pour la restauration bourgeoise, le nouveau régime serait obligé d’accomplir sur le terrain de la propriété et du mode de gestion non une réforme mais une véritable révolution.
Admettons cependant que ni le parti révolutionnaire ni le parti contre-révolutionnaire ne s’emparent du pouvoir. La bureaucratie demeure à la tête de l’Etat. L’évolution des rapports sociaux ne cesse pas. On ne peut certes pas penser que la bureaucratie abdiquera en faveur de l’égalité socialiste. Dès maintenant, elle a dû malgré les inconvénients évidents de cette opération, rétablir les grades et les décorations ; il faudra inévitablement qu’elle cherche appui par la suite dans des rapports de propriété. On objectera peut-être que peu importe au gros fonctionnaire les formes de propriété dont il tire ses revenus. C’est ignorer l’instabilité des droits du bureaucrate et le problème de sa descendance. Le culte tout récent de la famille soviétique n’est pas tombé du ciel. Les privilèges que l’on ne peut léguer à ses enfants perdent la moitié de leur valeur. Or, le droit de tester est inséparable du droit de propriété. Il ne suffit pas d’être directeur de trust il faut être actionnaire. La victoire de la bureaucratie dans ce secteur décisif en ferait une nouvelle classe possédante. Au contraire, la victoire du prolétariat sur la bureaucratie marquerait la renaissance de la révolution socialiste. La troisième hypothèse nous ramène ainsi aux deux premières, par lesquelles nous avions commencé pour plus de clarté et de simplicité.
Qualifier de transitoire ou d’intermédiaire le régime soviétique, c’est écarter les catégories sociales achevées comme le capitalisme (y compris le "Capitalisme d’Etat") et le socialisme. Mais cette définition est en elle-même tout à fait insuffisante et risque de suggérer l’idée fausse que la seule transition possible pour le régime soviétique actuel mène au socialisme. Un recul vers le capitalisme reste cependant parfaitement possible. Une définition plus complète sera nécessairement plus longue et plus lourde.
L’U.R.S.S. est une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, dans laquelle : a)les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’Etat un caractère socialiste ; b)le penchant à l’accumulation primitive, né du besoin, se manifeste à travers tous les pores de l’économie planifiée ; c)les normes de répartition, de nature bourgeoise, sont à la base de la différenciation sociale ; d)le développement économique, tout en améliorant lentement la condition des travailleurs, contribue à former rapidement une couche de privilégiés ; e)la bureaucratie, exploitant les antagonismes sociaux, est devenue une caste incontrôlée, étrangère au socialisme ; f)la révolution sociale, trahie par le parti gouvernant, vit encore dans les rapports de propriété et dans la conscience des travailleurs ; g)l’évolution des contradictions accumulées peut aboutir au socialisme ou rejeter la société vers le capitalisme ; h)la contre-révolution en marche vers le capitalisme devra briser la résistance des ouvriers ; i)les ouvriers marchant vers le socialisme devront renverser la bureaucratie. La question sera tranchée en définitive par la lutte de deux forces vives sur les terrains national et international.
Les doctrinaires ne seront naturellement pas satisfaits par une définition aussi vague. Ils voudraient des formules catégoriques ; oui et oui, non et non. Les questions de sociologie seraient bien plus simples Si les phénomènes sociaux avaient toujours des contours précis. Mais rien n’est plus dangereux que d’éliminer, en poursuivant la précision logique, les éléments qui contrarient dès maintenant nos schémas et peuvent demain les réfuter. Nous craignons par-dessus tout, dans notre analyse, de faire violence au dynamisme d’une formation sociale qui n’a pas de précédent et ne connaît pas d’analogue. La fin scientifique et politique que nous poursuivons nous interdit de donner une définition achevée d’un processus inachevé, elle nous impose d’observer toutes les phases du phénomène, d’en faire ressortir les tendances progressistes et réactionnaires, de révéler leur interaction, de prévoir les diverses variantes du développement ultérieur et de trouver dans cette prévision un point d’appui pour l’action.
En 1959, les stations de tracteurs et machines ont été dissoutes, et ceux-ci vendus aux kolkhozes.
Extraits de « La Révolution trahie » de Léon Trotsky

suite à venir ...

Messages

  • Au Parti Communiste Internationaliste Section Française de la IV Internationale

    Chers camarades,

    Je vous prie d’ajouter ces citations de L.D. à la « Lettre ouverte au PCI », que vous avez déjà reçue. Elles sont extraites du Bulletin de l’Opposition russe. Si l’on examine attentivement les articles de L.D. dans ce Bulletin, on s’apercevra qu’il a toujours laissé la porte ouverte à une révision de notre caractérisation de la nature de l’Etat russe. Dans tous les articles dans lesquels il a analysé la nature de l’Etat russe, il a toujours constate une évolution a droite.Il a dit que s’ils continuent dans cette voie ils arriveront à la contre-revolution. Quel chemin ont-ils pris et suivent-ils depuis lors ? Si l’on considère avec soin la citation relative aux territoires occupés par la Russie on voit clairement qu’ils ont suivi depuis cette époque un chemin inacceptable. Des événements considérables se sont produits en Russie et dans le monde au cours de ces dernières années. Ils demandent à être analysés avec soin. Ne trouvez-vous pas que ces questions ont aujourd’hui une importance exceptionnelle et que leur discussion ne peut être éludée sous peine de compromettre gravement l’avenir de notre mouvement ?

    Fraternellement

    Nathalie Sedova

    « Nous ne sommes évidemment pas fétichistes. Si de nouveaux faits historiques exigent la révision de la théorie,nous ne nous arrêterons pas à cela. Mais l’expérience lamentable des anciennes révision doit en tout cas,nous inspirer une prudence salutaire.Nous devons réfléchir dix fois sur la vieille théorie et les nouveaux faits avant de bâtir une nouvelle doctrine. »

    (Art.en russe : Ni Etat ouvrier ni Etat bourgeois, date de Coyoacan 27 novembre 1937 ; publié dans Bulletin de l’Opposition russe, No 62-63)

    « Admettons un instant que, d’accord avec le pacte Staline-Hitler, le gouvernement de Moscou laisse intact le droit de propriété privée dans les territoires occupés ou se limite à le « contrôler » à la manière fasciste. Ces concessions pourraient avoir un profond caractère principiel et pourraient être le point de départ d’un nouveau chapitre du régime soviétique et, par conséquent, appelleraient, de notre part, une nouvelle appréciation de la nature de l’Etat soviétique. »

    (Art. L’URSS en guerre, en russe dans le Bulletin de l’Opposition russe,No 79-80, daté du 25 septembre 1939.)

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