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Les Mathématiques et la Physique

vendredi 3 novembre 2017, par Robert Paris

Les Mathématiques et la Physique

Etant donné que bien des textes qui suivent défendent l’idée de la convergence entre mathématiques et physique, de leurs interactions fructueuses, de leur interdépendance même, nous nous en tiendrons à souligner les divergences.

Premièrement, je rappelle qu’aucun concept physique ne découle à proprement parler des concepts mathématiques. Les mathématiques produisent des vecteurs et pas des forces, conçoivent des matrices (ou des opérateurs) et pas des observables (par exemple, pas un moment cinétique), fabriquent des espaces vectoriels et pas des états physiques, calculs des différentiels et pas des vitesses. Les mathématiques ne portent directement sur aucun concept physique : ni l’espace physique, ni le temps physique, ni l’énergie, ni la masse, ni la charge, ni le champ, etc. Du coup, aucune expérience de physique ne peut invalider un énoncé mathématique qui se satisfait tout à fait de sa logique interne et ne peut buter sur un phénomène inattendu. Par contre, c’est tout le contraire pour un énoncé physique qui peut tout à fait être anéanti par une seule expérience contraire. On parvient à concevoir des expérimentations et des modélisations mathématiques mais elles ne doivent surtout pas être confondues avec des expériences réelles et des recueils de données collectées en physique et elles ne peuvent pas répondre aux questions posées par la physique. Les énoncés mathématiques peuvent parfaitement se passer d’être applicables à un domaine quelconque de la physique. Par contre, aucune théorie physique ne peut se passer de poser des problèmes physiques qui soient vérifiables expérimentalement. Les mathématiques ne peuvent suffire à prouver la validité du choix des paramètres, des lois, des interprétations des phénomènes. La physique mathématique est certes un progrès considérable mais il ne faut pas s’imaginer que cela donne réponse à tout. La plupart des situations ne permettent aucun calcul sur une expérience donnée car le plus souvent plusieurs lois interagissent en même temps, de manière difficile à démêler et seules quelques expériences bien choisies parviennent à être modélisées plus ou moins bien. Et même dans ce cas, la connaissance d’une loi mathématique n’est pas équivalente à la connaissance d’une solution mathématique d’un problème, la plupart des lois mathématiques étant en fait des équations différentielles non-linéaires, donc le plus souvent non résolubles ! Ces équations ont également plusieurs solutions sans que l’équation nous dise celle que choisit la nature. On ne peut pas trouver de « solution » sous forme d’une fonction tirée de ces équations. Ainsi, le « simple » problème de trois corps en interactions mutuelles fondées sur une loi en carré inverse n’a pas de solution en termes de formule et ne permet aucune prédictibilité, l’apparence étant celle d’un désordre aléatoire alors que ces interactions obéissent à des lois connues. La plupart des situations physiques découlent, de la même manière que pour les « trois corps », d’un chaos déterministe dans lequel l’imprédictibilité règne et où l’existence de lois déterministes n’empêche pas un apparent désordre. En somme, la physique mathématique existe de manière incontestable et incontestée, mais cela ne signifie ni que la nature parle en mathématiques, ni que l’homme parle de la nature seulement en mathématiques. Cela ne signifie nullement que la physique ne serait rien d’autre qu’un département des mathématiques, ou le contraire. Les sciences ont absolument besoin de conceptions philosophiques pour exister et les philosophies mathématiques ne sont pas suffisantes pour cela.

Il y a bien des raisons de ne pas laisser les mathématiques dicter leur loi à la physique : la physique rejette les infinis qui sont indispensables en mathématiques, la physique rejette la continuité qui est très importante en mathématiques, la physique rejette l’absence d’expériences qui ne sont pas indispensables en mathématiques, la physique rejette l’immatérialité qui est la base même du travail mathématique, la physique rejette la précision absolue qui est fondamentale en mathématiques, la physique rejette l’abstraction pure qui est le fondement même des mathématiques, la physique rejette les vérités absolues qui sont indispensables aux mathématiques, la physique est le domaine des contraires dialectiques qui sont rejetés la plupart du temps par les mathématiques. Et j’en passe…

La mathématique rejette les positions imprécises et la physique les positions absolument précises. L’infiniment petit et l’infiniment grand, absolument indispensables en mathématiques, n’ont aucune réalité en physique et n’en auront jamais une.

La mathématique ne décrira jamais le fonctionnement physique en parlant de heurts de matrices, de diffusion de vecteurs par des opérateurs, ni de réfraction d’un espace vectoriel par un corps commutatif !

Aucun outil mathématique ne s’appellera jamais atome, particule, molécule, vide quantique. Aucun ne donnera directement ni matière, ni lumière, ni boson, ni fermion, ni énergie, ni quanta, ni onde, ni corpuscule. Prétendre le contraire, ce serait vouloir traire un bouc pour lui faire donner du lait, effort louable peut-être mais inutile !

On ne renforcera ni les mathématiques ni la physique en voulant attacher trop solidement les deux domaines. Les mathématiques sont bien plus libre, tout en étant du domaine des affirmations absolues et la physique bien plus attachée à des nécessités couplées à des hasards. La physique est un produit de l’expérience et de la pensée humaines et les mathématiques ne sont qu’une petite partie des produits de ceux-ci. La conceptualisation des phénomènes observés n’est pas mathématique. Les raisonnements scientifiques ne sont pas seulement les raisonnements mathématiques.

Pour finir, enseigner la physique et réfléchir en physique, ce n’est pas du tout comme enseigner des mathématiques et penser en mathématiques. Le mode de fonctionnement, les principes, les conceptions, les buts ne sont pas les mêmes.

Bien entendu, tout cela ne conteste nullement l’ « incroyable efficacité des mathématiques » qui est développée dans la suite… Mais, il ne faut pas passer de l’autre côté du cheval et affirmer que la seule réalité serait mathématique. Une représentation efficace, ce n’est qu’une représentation, ce n’est pas la réalité. Et la physique ne fait pas que des équations mais, n’en déplaise à l’école de Copenhague, discute du fonctionnement réel de la matière. Elle discute de ce que font des galaxies, des étoiles, des atomes, des noyaux, des particules, de la lumière et tout cela n’est pas des concepts mathématiques, même si ces derniers sont des outils utiles et même indispensables.

La matière doit être pensée physiquement et pas seulement calculée mathématiquement...

Robert Paris

« Le monde selon Etienne Klein », Etienne Klein :

« Tout lycéen le sait : la physique a son langage à elle. Ce langage, depuis que Galilée en a eu l’idée, ce sont les mathématiques. Les lois physiques s’écrivent sous forme d’équations, c’est comme ça et pas autrement. Quand on lui demandait : « pour quoi faire des mathématiques ? », Laurent Schwartz répondait : « Il faut faire des mathématiques, parce que les mathématiques, ça sert à faire de la physique. La physique, ça sert à faire des frigidaires… » (…) Même s’il semble bassement utilitaire, l’argument n’est pas sans valeur. (…) Les mathématiques sont capables de condenser en une simple équation beaucoup de phénomènes physiques différents. (…) Ensuite, les mathématiques en physique sont devenues une sorte de « treuil ontologique » au sens où elles ont permis de prédire l’existence de nouvelles sortes d’objets physiques, qui ont par la suite été détectées. Je pense au photon, à l’antimatière, aux neutrinos, aux quarks et tout récemment à la découverte du boson de Higgs (…) Mise en phrase, n’importe quelle équation perd toute concision et l’essentiel de sa puissance sans rien gagner en intelligibilité pour le profane. (…) »

Extraits du colloque « Un siècle de rapports entre la physique et les mathématiques » d’octobre 1988, organisé par le Palais de la Découverte et l’Ecole Normale Supérieure de Paris :

Physique et Mathématiques avant 1870, Maurice Loi

« (…) Les mathématiques ont des liens particuliers avec la physique depuis le XVIIe siècle et même les mathématiciens étaient aussi physiciens jusqu’à la fin du XIXe siècle. L’exemple le plus célèbre, et un des derniers en date, étant celui d’Henri Poincaré. Mais pour les Grecs, l’idée d’une science du mouvement n’allait pas de soi. Pour eux, la science ne peut être qu’un savoir inébranlable et qui doit porter sur des réalités inébranlables. Le mouvement échappe donc à ce savoir. La première condition nécessaire à la création de la géométrie n’est-elle pas l’existence d’objets qui sont immobiles à nos yeux, c’est-à-dire qui restent sensiblement invariables lorsque nous les observons à notre échelle ? Et s’il y eut une physique grecque il ne pouvait être question d’y utiliser les mathématiques. Aristote refuse explicitement le mathématisme platonicien et se rapproche des physiciens antérieurs, et notamment d’Empédocle (Ve siècle avant J.-C.), qui avaient retenu les quatre éléments comme les constituants naturels et universels des choses. Mais les Grecs, et Aristote en particulier, avaient un grand souci de la causalité, à savoir : ce dont une chose est faite, la forme définissable, le moteur ou l’agent, la raison ou la fin. Souci qui a disparu chez les physiciens modernes devant l’incroyable efficacité des mathématiques depuis Galilée. Certes, les Grecs n’avaient pas l’outillage mathématique nécessaire à l’étude du mouvement et du changement qui est né avec les débuts de la cinématique. Mais ils ont donné l’élan à la pensée scientifique moderne. Platon raconte (Phédon 99-c, 100-c) comment Socrate se décida, pour résoudre les problèmes physiques, à laisser entièrement de côté les réalités données par la vue ou les autres sensations, et à tenter, dans une « seconde traversée », d’employer la méthode déjà indiquée dans le Ménon, c’est-à-dire de « poser par hypothèse la formule que je jugerais être la plus solide, puis de poser comme vrai ce qui s’accordera avec cette formule, comme non vrai ce qui ne s’accordera pas avec elle ». On songe, en lisant cette phrase, à la déduction, à la logique que devait créer Aristote ; mais les Grecs avaient aussi le plus grand souci de la vie de l’esprit et, quand un problème était résolu, ils aimaient à dire comme Platon qu’il fallait « tenir la blessure ouverte », c’est-à-dire garder le contact avec les difficultés originelles même quand quand elles ont été surmontées, afin que l’esprit garde son élan pour aller plus loin. (…) Ce souci de garder la vivacité de l’esprit pour éviter le sommeil du dogmatisme et faciliter la création, l’invention, fut celui du génial Archimède qui commença à utiliser les mathématiques en physique et pressentit le calcul différentiel et intégral. (…) C’est une méthode de recherche, d’invention et de découverte, mais elle n’est pas suffisante, car il n’y a qu’une méthode qui garantisse la vérité, c’est la méthode démonstrative traditionnelle, celle de Pythagore, de Platon et d’Euclide. Sa méthode inventive est double : d’abord elle introduit les considérations mécaniques, quitte à les éliminer une fois la solution trouvée, ainsi que l’exigeaient Platon et la science des seules constructions claires et distinctes, droite et cercle. Ensuite, Archimède a l’audace d’introduire la considération de l’infini dont les Grecs avaient horreur. En effet, ce que nous présente Archimède dans son principe d’exhaustion, nous permet de le considérer comme le premier fondateur du calcul infinitésimal. Mais ce qui a fait aussi d’Archimède le plus moderne des savants grecs, l’annonciateur de Galilée, de Descartes et de nos physiciens, c’est d’avoir fait de la mécanique une science démonstrative. En dehors d’idées vagues et générales sur le mouvement destinées à séparer les qualités dans la physique qualitative : mouvement en cercle (Anaximandre, les tourbillons de l’atomisme ; le mouvement circulaire des astres est un pur repérage descriptif jusqu’à l’Eudoxe), mouvement de brassage de haut en bas (Anaximène, Anaxagore, Héraclite qui le combine avec le prêster) ou plus, indéterminée et chaotique, la chôra platonicienne, le mouvement primitif des atomes de Démocrite, il ne nous est pas parvenu, jusqu’à Aristote, de propositions vraiment scientifiques sur le mouvement. Dans Aristote, les propositions sont encore toutes mêlées aux considérations de la physique qualitative et à la classification des mouvements en circulaires et rectilignes. Il reste loin de notre mécanique alors qu’Archimède en est près. Le but poursuivi par Archimède est, sans doute, la théorie des machines qui, en ce temps, se réduisaient aux machines simples et à quelques instruments hydrauliques. (…) On a là la première grande réussite d’une mathématisation de l’expérience, en dehors de ces expériences, très lointaines et très vagues, qui ont pu influencer arithmétique et géométrie. Cette mathématisation, bien plus que la description métrique des Chaldéens, ou géométrique des Grecs, relative à la marche des astres, et qui n’est qu’un repérage – déjà admirable en soi – de l’observation, est vraiment la première grande théorie physique dans toute la force du terme, pris en son sens actuel, des résultats expérimentaux obtenus par des mesures aussi précises que possible sur des appareils qui analysent, par leur construction même, les rapports des effets et des causes ou des conditions. C’est ainsi que le traité des « Equilibres », bien qu’il soit loin encore, sauf dans les propositions liminaires, de notre statistique proprement dite et de la théorie des machines, établit démonstrativement des propositions qui nous achemineront à ces études et à la recherche des centres de gravité. Archimède commence par poser, comme l’Euclide authentique, des demandes (postulats). Ce sont les hypothèses fondamentales qui jouent, pourrait-on dire, pour l’ensemble des démonstrations, un rôle analogue à celui de l’hypothèse dans chaque démonstration. Elles conditionnent le système. Si elles sont acceptées, la suite des théorèmes est valide, de même que, sous les conditions posées dans l’hypothèse, la démonstration est valide. Les postulats d’Archimède sont évidemment tirés de l’expérience dont ils sont la traduction fidèle. Il ne peut s’agir d’axiomatique pure et simple, mais d’une axiomatique de l’expérience, et nous sommes en face de la première réussite consciente de la mathématisation des faits de la nature, de l’analyse mathématique appliquée à ceux-ci et qui s’y adapte si étroitement qu’on pourrait la croire exigée par cette nature, bref, à la limite, faisant corps avec elle : non point une abstraction conceptuelle de l’esprit, mais une abstraction réelle qui n’est qu’une structure naturelle, aussi bien qu’intellectuelle, dans une coïncidence, une harmonie, une unité parfaites ; nous sommes bien en face de l’effort qui, tel quel, sera continué non seulement dans la mécanique, mais aussi dans toute la physique des modernes. »

« La science et la stabilité du monde », René Thom :

« J’aimerais vous présenter ici quelques réflexions sur un sujet mi-scientifique, mi-philosophique : à savoir peut-on aborder de manière strictement scientifique – i.e. sans philosophie – la question de la stabilité du monde ? On le peut certes, mais non sans accepter des postulats qui – philosophiquement – peuvent fort bien être discutés, voire rejetés. Une réponse naïve consisterait à distinguer entre une stabilité locale du monde à notre échelle, et une stabilité à grande échelle, impliquant des extensions ultra-galactiques pour l’espace, de quelques milliards d’années pour le temps. La science actuelle affirmerait alors qu’à « grande échelle » on doit s’attendre à la présence de singularités (dont la géométrie spatio-temporelle – voire leur nature conceptuelle – sont loin d’être élucidées). (…) Plus naïvement encore, on posera la question : les lois physiques sont-elles exactes ? Ici, les praticiens de la physique, qui tiennent beaucoup à l’exactitude de leurs lois pour les extrapolations cosmogoniques, seront cependant quasi unanimes à répondre que les lois sont approchées. Certains ajoutent même que ce caractère approché provient de la nature statistique desdites lois. Comment sortir de cette contradiction ? Il n’y a, me semble-t-il, qu’une issue possible. C’est de postuler que pour ces phénomènes relevant du quantitatif – comme ceux de la physique -, la distinction entre « résultat théorique et mesure expérimentale » peut être attribuée à l’accident. La distinction entre résultat « légal », conforme à la loi, et « erreur accidentelle » n’est pas un artefact voulu et imposé par l’observateur – théoricien, c’est la manifestation d’une décomposition effective de la réalité entre deux niveaux, à savoir : un plan nomologique régi par des lois quantitatives mathématiquement formulées et exactes, et un plan « accidentel » contenant un résidu quantitativement borné mais conceptuellement illimité d’inconnaissable. Il y a évidemment quelque paradoxe à admettre qu’un ensemble de phénomènes proprement inconnus ne peut produire en telle ou telle situation que des effets quantitativement bornés. C’est la philosophie des petites fluctuations que l’on néglige. Dans les bons cas, on postule que le « bruit » provient d’une distribution aléatoire sur un espace homogène, pour laquelle on admet une « loi » classique de la statistique : phénomènes gaussiens, markoviens, de Poisson, etc. En ce cas, reste l’espoir qu’on pourrait, par l’introduction de variables cachées, rendre le processus globalement déterministe, aboutissant ainsi à une description définitive de la réalité, impliquant des entités ponctuelles sous-jacentes. (…) Mais, de manière plus générale, on peut se demander si cette distinction entre phénomènes ordinaires et lois, supposées fondamentales de la physique, permet de comprendre la relative stabilité du monde terrestre – à l’échelle humaine -. Bien entendu, l’examen de notre voisinage stellaire n’est pas sans quelques éléments préoccupants. On a déjà tenté (avec plus ou moins de succès) de montrer que les grandes extinctions de la préhistoire (celle du permien, celle du crétacé) avaient été causées par des accidents cosmiques (…) Je laisserai ici de côté ces problèmes pour m’en tenir à des questions plus théoriques : pouvons-nous, par la physique fondamentale, expliquer le trait plus saillant de notre voisinage terrestre, à savoir la permanence de la forme des objets usuels : rocs, minéraux, outils matériels, êtres vivants ? Cette question, beaucoup de scientifiques y répondent « a priori » par l’affirmative. Je crois, au contraire, qu’il faut y répondre par une négation résolue. Bien entendu, on taxera ma position de paradoxale. L’essence de ma réponse tient à cette remarque de caractère essentiellement linguistique : les optimistes triomphalistes qui affirment que tout est dans les équations fondamentales utilisent toujours une locution « principielle » qui les met à l’abri de toute objection : la chimie a des lois qui se déduisent en principe de la Mécanique quantique ; la structure de l’être vivant est « dérivée » (J.Monod) de la composition chimique de son génome… Il faut mettre les spécialistes au pied du mur, et leur demander d’expliciter leurs « déductions » ou leurs « dérivations »… Ainsi pour la chimie, on estime que la Mécanique quantique « explique » la classification des éléments (le tableau de Mendeleïev). Si on peut accepter cette assertion en ce qui concerne la périodicité 8, et la combinatoire de remplissage des orbites, en revanche, les complications qui interviennent sur la stabilité des noyaux, se justifient souvent par des considérations ad hoc, ou des modèles « phénoménologiques » (la goutte !), sans doute compatibles avec les lois élémentaires, mais d’un esprit très différent. Mais, il y a plus grave. Un jour, une conversation avec Elliott Lieb m’apprit que la notion même de liaison chimique (chemical bound) est une notion relativement bien comprise aux distances intra-moléculaires, mais, dès qu’on augmente la distance entre les deux atomes interagissants, le calcul de l’interaction (fondé sur le couplage spin-orbite entre électrons) cesse d’être praticable, pour devenir à grande distance la force attractive de Van der Waals ; entre ces deux plages de distance, on ne domine nullement la situation. Cela a d’importantes conséquences sur l’organisation des états de la matière, sur lesquelles nous reviendrons. Enfin, s’il est vrai que la chimie stoechiométrique, en tant que combinatoire formelle, est relativement bien comprise, en revanche, il serait sans doute bien présomptueux d’affirmer que la cinétique des réactions chimiques ne fait aucun problème. Il suffit, par exemple, de considérer la littérature née autour de la réaction « périodique » de Zhabotinsky pour se convaincre qu’une réaction qu’on réalise en mélangeant deux liquides dans un tube à essai, à température ordinaire, peut entraîner de larges divergences d’interprétation. Ne parlons pas des distorsions introduites par les effets catalytiques dus à des contacts ou des contraintes locales. (…) Apparaît enfin,quand on va vers la biochimie, le vaste domaine des macromolécules, dans lequel, me semble-t-il, l’expérience règne en maîtresse. A part quelques études théoriques sur les structures tertiaires de l’ADN et des protéines. J’en viens maintenant à une lacune théorique importante, dont il est fort peu question dans les livres. Il s’agit des états, dits ordonnés, de la matière, des états phasiques : solide, liquide, gaz et états intermédiaires. J’ai appris, non sans étonnement, que même la théorie classique de l’état cristallin fait problème… Prévoir à priori le diagramme de phase d’un fluide constitué de molécules même très simples excède le pouvoir de toute théorie… Quant à l’état liquide, je ne pense pas que beaucoup de théoriciens affirmeraient qu’il est clairement compris… A côté de la stabilité des états de la matière, il y a aussi toute la question des évolutions entre ces formes, la morphologie des transitions de phase en particulier. Là, on entre dans le domaine de la thermodynamique des processus « irréversibles » ; il me semble que dans cette question de la forme des transitions de phase, les seuls faits un peu précis portent sur l’importance des défauts des milieux ordonnés pour y faire germer de nouvelles structures (les cozy corners d’un cristal), et sur l’éventuelle stabilité des défauts. (…) Que penser d’affirmations générales comme : « Tout accroissement d’entropie s’accompagne d’un accroissement du désordre », alors qu’en toute rigueur, l’entropie d’un système n’est définie qu’à l’équilibre, et qu’en conséquence, le concept d’accroissement d’entropie n’a pas de sens en dehors de l’équilibre ? Sans parler des concepts d’ordre et de désordre, lesquels font intervenir la morphologie spatiale du système, que la thermodynamique à elle seule ne peut prendre en compte… »

« Sur le développement des mathématiques de 1870 à 1970 », Pierre Cartier :

« (…) Pourquoi avoir retenu ces deux dates limites, et quelle est la signification du siècle qu’elles encadrent ? L’année 1870 voit, parmi d’autres événements notables, la visite de Sophus Lie à Paris. Elle représente donc l’année de naissance de la théorie des groupes « continus » ; après une période de latence assez longue, cette théorie sera reconnue vers 1930 par les physiciens qui en feront plus tard une utilisation intensive… l’année 1970 voit la fin d’une époque en mathématiques, et amorce un tournant dans les rapports entre cette science et la physique. La grande période qui commence avec Cantor vers 1860, se prolonge par l’effort de purification de Hilbert, et voit son épanouissement dans le grand traité de Bourbaki, a été celle d’une remise en cause et d’une remise en ordre radicales. L’histoire de cette époque, parfois baptisée « crise des fondements », a été assez souvent décrite pour que je ne la recommence pas ici. Très schématiquement, après la grande secousse sociale de mai 1968, prend fin cette période d’introspection des mathématiques, et commence une nouvelle aventure qui verra les retrouvailles avec la physique. Pour étudier les rapports des mathématiques et de la physique, il convient de s’affranchir de ce point de vue trop introspectif, et il faut étudier en contrepoint le développement des mathématiques et celui des autres sciences. Immédiatement se pose laa question célèbre d’Eugène Wigner, concernant la « surprenante efficacité des mathématiques ». Pourtant celle-ci apparaît moins surprenante si l’on essaie de suivre la genèse des concepts mathématiques, issus bien souvent de problèmes extérieurs à cette science ; il n’est donc pas étonnant, qu’en retour, ils se trouvent efficaces dans la modélisation du monde. Mais il faut garder à l’esprit une circonstance importante : il est rare que les développements des mathématiques et de la physique soient concomitants. Il existe un lieu central où ces deux sciences se retrouvent, mais le plus souvent la création mathématique se trouve en avance ou en retard sur la théorie physique qui l’utilisera. Il y a quelques moments historiques privilégiés où le développement se fait de manière parallèle, et nous vivons peut-être l’un d’eux. (…) L’histoire du calcul tensoriel illustre à merveille les allers et retours entre mathématique et physique. Voici d’abord quelques dates. Les travaux de Ricci s’étendent de 1887 à 1896. Le premier mémoire d’Einstein sur le calcul tensoriel (en collaboration avec Marcel Grossman) est de 1912. Retour aux mathématiciens avec les travaux de Hilbert (1916) et ceux de Levi-Civita sur le parallélisme absolu (à partir de 1917). Le livre de Levi-Civita a deux éditions (1920 et 1925) ; dans la deuxième, il ajoute une nouvelle partie consacrée aux applications du calcul tensoriel à la mécanique, qui comprend un exposé de la Relativité générale. Enfin, H. Weyl (vers 1932), en mathématicien et en physicien, introduit l’idée nouvelle de « connexion » indépendante de la métrique. De son côté, Elie Cartan, stimulé par son échange scientifique avec Einstein, se lance après 1925 avec succès dans le développement de la géométrie différentielle. C’est en 1912, au moment où il quitte Prague pour Zürich, qu’Einstein jette les bases de sa théorie de la gravitation. Depuis ses premières notes vers 1909, il est en possession des principes physiques de la théorie. Enoncé sous forme géométrique, le principe de l’équivalence de la masse inerte et de la masse pesante (qui remonte à Galilée) se traduit ainsi : « le mouvement dans un champ de gravitation, d’une particule de masse très petite, ne dépend que de sa position et de sa vitesse initiale, mais non de sa masse propre. » Combinant ce principe avec la Relativité restreinte, il aperçoit rapidement deux conséquences physiques importantes : le déplacement des raies spectrales vers le rouge dans un champ de gravitation, et la courbure des rayons lumineux. Mais il cherche surtout à développer les conséquences de l’équation E=mc² : puisqu’il y a une énergie potentielle de gravitation, celle-ci doit posséder une masse, donc être elle-même soumise à la gravitation. La difficulté pour Einstein est de trouver le cadre mathématique adéquat. (…) Einstein doit résoudre deux problèmes : écrire les équations du mouvement dans un champ de gravitation, écrire les équations du champ de gravitation lui-même. Vu la formulation géométrique du principe d’équivalence, il n’est pas trop difficile d’assimiler les trajectoires d’une particule dans un champ de gravitation à des géodésiques, et de faire le lien entre le principe de moindre action de Maupertuis et la caractérisation des géodésiques par une équation variationnelle. Les problèmes posés par l’équation du champ sont plus redoutables : par analogie avec l’équation de Poisson-Laplace, et vu que les coefficients g indice mu-nu de la métrique s’interprètent comme des potentiels de gravitation, il est naturel de considérer les dérivées covariantes du premier et du second ordre de ces g indice mu-nu. Or, elles sont nulles et c’est même là une des caractérisations de la connexion de Levi-Civita. . (…) Einstein a utilisé ce calcul pour la caractérisation des géodésiques, mais il appartient vraiment à Hilbert d’étendre l’idée au champ de gravitation lui-même. (…) Depuis l’époque de sa fondation (1916) jusqu’à la fin de la période que nous étudions (1970), la Relativité générale est presque totalement une spéculation mathématique. Bien sûr, elle a conduit à de très intéressants travaux purement méthématiques, mais aujourd’hui la valeur des trois tests célèbres (déviation des rayons lumineux, déplacement vers le rouge, périhélie de Mercure) nous apparaît beaucoup moins probante qu’en 1920. (…) Ce n’est qu’après 1970 que les progrès combinés de l’exploration du système solaire par des engins d’origine terrestre, et l’observation de systèmes astrophysiques tels que les pulsars binaires, ont donné une base observationnelle sûre à la Relativité générale. (…) »

« Mathématique de mathématiciens et mathématiques de physicien », Jean-Marc Lévy-Leblond :

« Il faut d’abord que je m’explique sur une histoire d’ « s » dans ce titre. Il s’(y agit de « la » mathématique des mathématiciens et « des » mathématiques du physicien. « La » mathématique parce que les mathématiciens eux-mêmes le disent : ils considèrent leur domaine comme unifié, à bon droit certainement (…) Mais « les » mathématiques du physicien parce que, et c’est l’un des thèmes que je vais essayer de développer, le physicien ne voit pas ce vaste champ comme unifié et s’en fait une image beaucoup plus disparate (…) Je voudrais dire un mot sur la nature des rapports entre la mathématique et la physique… C’est un thème sur lequel il y a eu de très longues et de très nombreuses discussions et une littérature abondante. Mon propre point de vue va bien au-delà de ce qui est dit souvent, à savoir que les mathématiques seraient un « langage » pour la physique. Je crois que c’est une formulation trop floue et trop superficielle. Si vous parlez de langage, vous êtes renvoyés immédiatement à un certain arbitraire. Par exemple, si cette métaphore fonctionnait, et puisque nous avons, quand nous parlons, le choix entre différents langages, il devrait en être de même en physique : si la mathématique est un langage de la physique, il devrait y en avoir d’autres. Ou alors, c’est « le » langage de la physique et nous sommes obligés de comprendre pourquoi il n’y en a qu’un. S’il n’y en a qu’un, la métaphore du langage s’effondre d’elle-même. Je crois que le rôle de la mathématique en physique va bien au-delà de l’idée d’un langage, c’est-à-dire de l’idée d’un ensemble de signes ou de symboles à travers lequel on « parlerait » la physique, idée ancienne qu’on retrouve déjà chez Galilée (le Grand livre de la Nature écrit avec des cercles, des carrés, des triangles) etc. et aussi dans des textes beaucoup plus modernes. Idée confuse également parce que, si vous essayez de la développer, vous vous rendez compte immédiatement qu’elle a au moins deux interprétations radicalement opposées. Si les mathématiques sont le langage de la physique c’est soit, chez certains, le langage que la Nature parle à l’Homme, et il semble que ce soit le cas chez Galilée : Dieu a écrit le monde en langage mathématique et il faut que nous comprenions ce langage pour comprendre la réalité autour de nous ; ou bien, chez d’autres, cela peut prendre une forme tout à fait inverse, et c’est par exemple le cas chez Poincaré : c’est « le seul » langage avec lequel « nous » sommes capables de parler à la nature, c’est le langage de l’Homme vers la Nature. (…) Les mathématiques ne ne sont pas un langage, fournissant des mots qui viendraient se plaquer sur les idées du physicien ; bien plus profondément, les idées du physicien et les concepts de la physique sont intrinsèquement formulés à travers la mathématique. Autrement dit, la mathématique joue, par rapport à la physique, non pas un rôle extérieur d’instrumentalité, au sens où l’on irait chercher des outils mathématiques, des mots mathématiques, un langage mathématique pour parler la physique, mais au contraire un rôle bien plus intime, que j’ai envie d’appeler rapport de « constitution ». La théorie physique se constitue « à travers » la mathématique et il n’est guère, me semble-t-il, de concepts physiques un tant soi peu profonds et élaborés qui ne soient pas d’emblée constitués, je dirais même produits, à travers des mathématiques. (…) »

« La signification physique de la théorie quantique en 1926 : Heisenberg et Schrödinger », Catherine Chevalley :

« La physique quantique actuelle a son origine dans l’apparition puis la synthèse entre 1925 et 1927, de deux théories différentes : la « mécanique quantique ou matricielle », due à Heisenberg, Born, Jordan et Dirac, et la « mécanique ondulatoire ou physique », élaborée pour l’essentiel par Schrödinger. (…) Le débat entre eux constitue, du fait de ses conditions initiales, une sorte de « cas pur » pour le problème général de la relation entre mathématiques et physique. Intervenant au moment où l’équivalence mathématique de la mécanique ondulatoire et de la mécanique matricielle vient d’être démontrée par plusieurs voies différentes, il est suscité, pour l’essentiel, par Schrödinger lui-même qui pose dans son article intitulé « Sur les rapports entre la mécanique de Heisenberg-Born-Jordan et la mienne » (1926) la question de savoir comment, en présence de deux formalismes mathématiquement équivalents, mais complètement différents dans leur interprétation, définir la « signification physique », c’est-à-dire le « caractère intuitif », des concepts fondamentaux utilisés dans chaque « version » de la théorie. Cette formulation présente l’avantage de mettre en place une configuration conceptuelle « cruciale » - au sens où l’on parle d’expériences « cruciales ». Tout le monde s’accordant, à cette époque, sur le sens du terme d’intuition pour une théorie physique, Schrödinger se trouve en position de proposer une certaine interprétation du contenu intuitif de la théorie quantique, qui devrait, selon lui, faire conclure à la supériorité de la mécanique ondulatoire. Les arguments tous différents de Heisenberg lui semblent, comme à d’autres après lui, l’indice du défaut de signification physique propre à la mécanique matricielle et par là même de l’abandon de la vocation traditionnelle de la physique. (…) La mécanique matricielle, apparue la première dans l’article de Heisenberg écrit en juillet 1925 précède immédiatement l’élaboration de la mécanique ondulatoire, mais cette proximité dans le temps dissimule la différence presque complète des préoccupations, des méthodes et des interprétations. Malgré son apparence de commencement radical, la mécanique matricielle est l’aboutissement de l’évolution complexe de la théorie des spectres, greffée dès 1913 sur le modèle atomique de Bohr, dotée par Sommerfeld de « conditions quantiques » dont l’application relevait de l’habileté artisanale, et dominée par la personnalité de Bohr, surtout depuis la série de conférences données à Göttingen. En juillet 1925, Heisenberg transformait, selon la description concise de Hermann Weyl, « en un principe positif le constat négatif » auquel Bohr était parvenu. A cette date en effet, Bohr était, pour sa part et selon ses propres termes, « désespéré » : il tentait de « se préparer à toutes les éventualités », tout en donnant à sa « tentative avortée de révolution » l’oubli « le plus indolore possible » et un « enterrement honorable ». (lettre de Bohr à Rosseland du 6 janvier 1926, lettre de Bohr à Heisenberg du 18 avril 1925) Cette tentative avortée de révolution, qualifiée par Pauli de « Putsch de Copenhague », avait consisté dans la proposition faite en 1924 par Bohr, Kramers et Slater d’une nouvelle théorie quantique du rayonnement, dont le concept central était celui de « champ virtuel de rayonnement » et dont la conséquence la plus spectaculaire était l’abandon de la formulation stricte du principe de conservation de l’énergie et de l’impulsion, remplacée par l’idée d’une conservation seulement statistique. La réfutation de cette conséquence par les expériences de Bothe et Geiger avait conduit Bohr à abandonner l’hypothèse du champ virtuel et, avec elle, le dernier espoir de conserver une signification à la représentation ondulatoire continue des phénomènes d’émission et d’absorption du rayonnement dans l’atome. Bohr s’était alors rangé à l’opinion de Pauli qui pensait que la situation était rebelle à tout aménagement des concepts classiques et qu’elle exigeait une remise en question des concepts fondamentaux de la cinématique et de la dynamique. (..) C’est en suivant cette voie, dictée par l’acculement, que Heisenberg parvient en juillet 1925 à « trancher le nœud gordien », selon les termes de Max Born, en publiant son article sur « Une réinterprétation quantique théorique des relations de la cinématique et de la dynamique ». (…) A la fin de 1925, les travaux de Heisenberg, Born, Jordan et Dirac aboutissent à la formation d’une « algèbre des observables » qui apparaît monstrueuse à beaucoup, du fait de son faible contenu intuitif. (…) Suit, au cours de la première moitié de l’année 1926, l’invention de la « mécanique ondulatoire » par Schrödinger, selon une toute autre inspiration : comme l’écrit Schrödinger lui-même, « tout, point de départ, méthode, appareil mathématique utilisé, paraît radicalement différent ». (« Mémoires » de Schrödinger) Point de départ : Schrödinger partait d’une analogie avec l’optique classique et avec l’équation de Hamilton. Conception : Schrödinger cherchait essentiellement à obtenir une représentation continue et intuitive des phénomènes atomiques. Méthode : loin de pratiquer une réduction aux grandeurs observables, Schrödinger se proposait de développer le « sens électromagnétique » de l’équation des ondes « en restant sur le terrain de la théorie classique de Maxwell-Lorentz ». Appareil mathématique : au lieu de « systèmes de nombre discrets déterminés par des équations algébriques », Schrödinger travaillait avec champ continu « régi par une équation aux dérivées partielles unique ». A toutes ces différences, on pourrait encore en ajouter d’autres : si Schrödinger est l’un des rares physiciens atomistes à trouver de l’intérêt aux idées présentées par Louis de Broglie dans sa thèse de 1924, c’est parce que Schrödinger n’appartient pas au groupe des spectroscopistes. Il est clair en effet que Sommerfeld, Bohr, Pauli et Heisenberg, Max Born et von Laue, tous très au fait des problèmes posés par la théorie des spectres (dont sort, toute armée, la mécanique matricielle), ne pouvaient guère prendre de Broglie au sérieux compte tenu de ses interventions peu probantes dans ce domaine. Par ailleurs, dès les controverses de 1922-1923-1924 au sujet de l’orientation à prendre dans la recherche d’une « mécanique quantique » adéquate, Schrödinger est à compter, avec Einstein mais pour des raisons différentes, dans le petit nombre des opposants aux positions de Bohr. (…) On se trouve donc dans une situation singulière où deux formalismes distincts donnent des prédictions identiques dans tous les cas particuliers connus. De fait, des démonstrations d’équivalence mathématique sont établies presque immédiatement de divers côtés, notamment par Pauli et Schrödinger lui-même. Cette situation, fait remarquer Schrödinger, ne tirerait pas à conséquence si l’on admettait, « avec un assez grand nombre de physiciens aujourd’hui », que « le rôle des théories physiques consiste uniquement à fournir une description mathématique des relations expérimentales entre des grandeurs observables et cela de la manière la plus économique possible dans le sens de Mach ou de Kirchhoff. » (« Mémoires » de Schrödinger) (…) C’est à ce point que commence la controverse. (…) En juillet 1926, Wien et Sommerfeld invitent Schrödinger à donner une conférence sur sa mécanique ondulatoire : au cours de cette conférence (dont le texte est perdu), Schrödinger semble avoir surtout insisté sur la possibilité qui s’ouvrait désormais d’ « interpréter les choses en termes classiques, et notamment d’éliminer les états stationnaires et avec eux le discontinu » en considérant l’électron comme une onde continue. Heisenberg oppose alors à Schrödinger la difficulté pour le formalisme ondulatoire de retrouver la loi de Planck pour le rayonnement thermique, et manque d’être jeté dehors par Wien. Dans une lettre du 28 juillet, Heisenberg écrit à Pauli : « Schrödinger est aussi sympathique personnellement que sa physique est selon moi aberrante : à l’entendre on se sent rajeuni de 26 ans ». En d’autres termes, la mécanique ondulatoire est pré-bohrienne, pré-einsteinienne et même antérieure au Planck de 1900. « En fait – continue Heisenberg – Schrödinger jette par-dessus bord tout ce qui appartient à la théorie quantique : l’effet photo-électrique, les collisions de Franck, l’effet Stern-Gerlach, etc ; dans ces conditions, ce n’est pas difficile de fabriquer une théorie ! » (…) Une note de Schrödinger, dont le ton n’était nullement en reste sur l’exaspération éprouvée par Heisenberg, et l’avait peut-être même provoquée, ajoutait ceci : « Je n’ai conscience d’aucune relation de cause à effet entre les idées de Heisenberg et les miennes. Je connaissais, naturellement, sa théorie, mais j’étais effrayé, pour ne pas dire que je reculais, devant ses méthodes d’algèbre transcendante qui me semblaient trop difficiles, et devant l’impossibilité d’y trouver une image intuitive des phénomènes naturels. » (…) Lorentz lui écrit par exemple que : « s’il fallait choisir à l’heure actuelle entre votre mécanique ondulatoire et la mécanique matricielle, je donnerais la préférence à la première à cause de la supériorité de son caractère intuitif, au moins tant que l’on a affaire seulement aux trois coordonnées x, y, z. » (…) Bohr écrit dans une lettre à Fowler du 26 octobre 1926 : « Nous avons eu le grand plaisir (sic) d’avoir la visite de Schrödinger. Les discussions se sont concentrées progressivement d’elles-mêmes sur le problème de la réalité physique des postulats de la théorie quantique. Nous sommes tombés d’accord (sic) sur le fait qu’une théorie continue de la forme que donne son dernier article en plusieurs points conduit à des prévisions fondamentalement différentes de celles de la théorie discontinue usuelle. Schrödinger pour sa part a persisté dans son espoir d’éviter complètement l’idée des états stationnaires et des transitions, mais je pense que nous avons au moins réussi à le convaincre qu’il doit s’attendre, s’il veut réaliser son espoir, à en payer le prix, prix qui sera, en ce qui concerne la reformulation des concepts fondamentaux, un prix formidable en comparaison de celui qui a été jusqu’à présent envisagé par les partisans de l’idée d’une théorie continue des phénomènes atomiques ». Selon cette lettre, le principal débat oral entre Schrödinger et les physiciens de Copenhague s’est donc clos sur une triple conclusion : le problème majeur est celui de la « définition de la réalité physique » : l’incompatibilité entre « l’interprétation continue et la théorie discontinue » est totale : le prix d’une élimination des « états stationnaires » serait formidable (i.e. bien plus grand que celui déjà marchandé par Bohr en 1924, à savoir l’abandon d’une conservation stricte de l’énergie). (…) Dans la préface de 1932 à l’édition des « Mémoires sur la mécanique ondulatoire », Schrödinger écrivait que « la forme sous laquelle la physique expérimentale nous pose les problèmes… est essentiellement intuitive ; les énoncés sont, par exemple : comment rebondissent deux atomes… qui viennent d’entrer en collision. Ou : quelle est la loi de déviation d’un électron ou d’une particule lancés contre un atome… » Ici, comme partout ailleurs dans les textes de Schrödinger, « intuitif » veut dire : ce que l’on peut se représenter à l’aide des concepts et des images des théories classiques. « Il me semble extrêmement difficile d’attaquer ces problèmes – écrit Schrödinger – tant qu’on se sent obligé (…) d’éliminer toute image intuitive de la dynamique atomique et de n’opérer qu’avec des notions abstraites telles que les probabilités de transition, les niveaux d’énergie, etc. » (…) En mars 1927, Heisenberg expose les relations d’indétermination de la manière suivante : « Nous croyons que nous comprenons intuitivement une théorie physique lorsque nous pouvons concevoir qualitativement les conséquences expérimentales de cette théorie dans tous les cas simples et lorsque simultanément nous avons reconnu que l’application de la théorie ne renferme nulle part de contradictions internes. » Cette phrase comporte une définition nouvelle de l’intuition, qui demeure la source de la légitimité de la théorie physique, mais qui n’est plus attachée qu’à deux exigences : « la non-contradiction de l’appareil mathématique et la concevabilité des conséquences expérimentales ». L’intuition rompt ici avec toute représentation imagée. On trouve la même insistance dans le « Rapport » présenté par Heisenberg et Born au Congrès Solvay d’octobre 1927 : « le nouveau système de concepts donne en même temps le contenu intuitif de la nouvelle théorie ; d’une théorie intuitive en ce sens, on doit donc demander de prédire sans ambiguïté les résultats de toutes les expériences imaginables dans son domaine. » (…) J’ai suggéré au début de cet exposé que l’on trouvait, sous-jacentes à la controverse sur la mécanique ondulatoire, deux conceptions divergentes de la constitution interne d’une théorie physique. En effet, là où Schrödinger parle de « formulation mathématique neutre » et situe la discussion des avantages comparés des deux versions ondulatoire et matricielle au niveau de la signification physique de leurs représentations de l’électron, Heisenberg n’oppose jamais les « choses » à leur « traduction » mathématique. De « choses », il n’y en a plus, à proprement parler, mais seulement des « traces de l’électron dans une chambre de Wilson » dont on sait bien qu’elles ne figurent pas la trajectoire d’un objet. (…) »

La physique quantique, en renonçant aux objets, renonce-t-elle inévitablement à toute description intuitive

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