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L’insurrection bulgare de septembre 1923 et la situation révolutionnaire en Europe

mercredi 7 novembre 2018, par Robert Paris

L’insurrection bulgare de septembre 1923 et la situation révolutionnaire en Europe

Rappel sur le contexte : 1923 est la dernière année de la grande vague révolutionnaire débutée en 1917. En mai 1923, c’est la révolte de Bédouins. En août 1923, c’est la grève générale grecque. En septembre 1923, c’est l’insurrection bulgare (un échec sanglant : 20.000 combattants dont 5000 morts). Novembre 1923, c’est la grève et l’insurrection polonaises de Cracovie.

Ce qui va être déterminant est la révolution allemande… C’est en particulier déterminant pour le prolétariat russe isolé…

La situation est révolutionnaire en Allemagne et elle est complètement manquée par le parti communiste.

“Vous pouvez voir camarades, c’est finalement le grand assaut que nous avons attendu depuis tant d’années, et qui changera l’image du monde. Ces évènements vont avoir une importance considérable. La révolution allemande signifie l’effondrement du monde capitaliste.”
(Trotsky)

“Mon point de vue est que les camarades allemands doivent se retirer et que nous ne devons pas les encourager.”

(Lettre de Staline à Zinoviev, 5/8/1923)

Rosmer rapporte ici comment la question de la révolution allemande était débattue de manière plus que confuse à Moscou

La direction du parti allemand se considérant comme trop inexpérimentée, le dirigeant allemand Brandler suggère que Trotsky lui-même, qui a joué un rôle déterminant dans l’organisation de l’insurrection d’octobre 1917 en Russie, vienne en Allemagne pour aider à organiser l’insurrection.

Les défaites des luttes en Allemagne, en Bulgarie et en Pologne laissent la classe en Russie encore plus isolée et démoralisée et laissent les mains libres à la bureaucratie russe et à Staline.

Les faits :

9 juin 1923 : Coup d’État à Sofia, organisé avec la complicité de l’armée, de la police et du parti « narodniak ». Les ministres agrariens sont arrêtés et l’état de siège proclamé. Les tentatives de résistance sont brisées et Alexandre Stamboliski est fusillé. Alexandre Tzankov établit alors un régime autoritaire. Le successeur de Stamboliski à la tête de l’Union agrarienne, Raïko Daskalov, est assassiné, de même que le leader communiste Asse Halatchev. La répression très violente des grèves du mois de septembre 1923 condamne l’opposition (les agrariens de Petko Petkov et les communistes de Georges Dimitrov) à la clandestinité.
Le coup d’État du 9 juin 1923, avec l’aide de la Ligue militaire, amène au pouvoir jusqu’au 4 janvier 1926 Tzankov, idéologue radicaliste du Naroden sgovor [L’Entente populaire], organisation élitaire droitiste, fondée en 1922 à l’instigation de la Grande Loge des franc-maçons et devenue par la suite Demokratitcheski sgovor [L’Entente démocratique].
Le soulèvement armé de septembre 1923 en Bulgarie mené, sous la pression du Kominterm, par le Parti communiste bulgare. Il visait à renverser le gouvernement conservateur d’Alexandre Tsankov qui avait pris le pouvoir par le coup d’État du 9 juin 1923. Outre les communistes, l’insurrection était également soutenue par les agrariens et les anarchistes. Son but suprême était « l’établissement d’un gouvernement de travailleurs et de paysans » en Bulgarie.
Le département de Vratza, notamment, devint un bastion du soulèvement ; c’est de là que partit une « proclamation au peuple laborieux du département de Vratza pour participer à l’insurrection antifasciste populaire contre la bourgeoisie sanguinaire ».
Le mouvement fut également fort dans la région de Lom, cependant, cela vint trop tard dans la séquence politique et l’échec coûta cher : 5 000 communistes et agrariens furent massacrés, 15 000 emprisonnés, à quoi s’ajoutent des viols, des destructions.
Les forces insurrectionnelles n’avaient pu se maintenir qu’à Vratza, organisant nécessairement un repli stratégique en direction de la frontière yougoslave.

Toutefois, mal préparée, l’insurrection échoua et ouvrit une période de terreur blanche en Bulgarie. Georgi Dimitrov et Vassil Kolarov, responsables du soulèvement, parvinrent à prendre la fuite, tandis que les communistes bulgares étaient violemment réprimés dans une vague de terreur blanche.

« La vague révolutionnaire d’après-guerre n’avait pas seulement touché l’Europe centrale et orientale, elle avait également pénétré les Balkans où, avant 1914, s’étaient déroulées deux guerres (1912 et 1913). Les petits Etats de cette région étaient alors manipulés par les grandes puissances européennes avant que celles-ci se fissent la guerre entre elles. Dans ces pays essentiellement agricoles étaient apparus des « partis paysans » plus ou moins radicalisés, qui restaient toutefois attachés à la propriété capitaliste. Le mouvement paysan avait reçu pendant la guerre une grande impulsion en Bulgarie où la bourgeoisie urbaine avait fait cause commune avec l’impérialisme allemand vaincu. La guerre avait provoqué des soulèvements paysans et, dès 1919, le pouvoir était aux mains de Stamboulisky, le dirigeant de l’Union paysanne ; il exerçait une influence déterminante dans la paysannerie qui constituait de 80 à 90% de la population bulgare. En avril 1923, les élections générales avait donné 300.000 voix à l’Union paysanne qui obtint 210 sièges sur 240 députés, le Parti communiste bulgare recueillant 210.000 voix et 17 sièges. Les partis de droite avaient vu leur représentation parlementaire réduite au point d’être insignifiante. Dans cette situation, sous la direction d’un politicien de droite, le professeur Tsankov, une coalition formée par les partis de droite, une partie des cadres de l’armée, une partie d’une organisation macédonienne, l’Organisation révolutionnaire macédonienne intérieure (ORIM), procéda à un coup d’Etat le 9 juin. L’opération ne se fit pas sans mal. Des combats se déroulèrent dans le pays pendant plusieurs jours. Finalement Stamboulisky fut tué et Tsankov s’installa au pouvoir.

Le Parti communiste bulgare provenait d’une scission qui s’était produite dans le mouvement social-démocrate bulgare en 1903 entre les opportunistes ou « larges », et les révolutionnaires, ou « étroits » (tesnyak). Ces derniers, en 1919, donnèrent leur adhésion à l’Internationale communiste, devenant ainsi le Parti communiste bulgare. Ce parti disposait d’une très grande base dans la classe ouvrière bulgare. Les sociaux-démocrates n’avaient dans celle-ci qu’une faible influence, environ le cinquième de celle du Parti communiste. Lorsque se produisit le coup d’Etat de Tsankov, la direction du Parti communiste adopta une attitude de neutralité. Prétendant qu’il s’agissait d’une lutte entre fractions bourgeoises, elle ordonna à la section locale de Plevna qui s’était jointe aux forces paysannes de Stamboulisky pour résister au coup d’Etat, de renoncer à la lutte. Dans une déclaration du 11 juin 1923, le Comité central s’exprimait ainsi :

« La lutte armée entre les partisans du gouvernement déchu et ceux du nouveau gouvernement n’est pas encore terminée. Le Parti communiste et les centaines de milliers d’ouvriers et de paysans unis sous son drapeau ne prennent pas part à ce conflit. Nous ne savons pas comment cette lutte pourra se développer ; mais, jusqu’à présent, les larges masses populaires n’y ont pas été entraînées. C’est une lutte pour le pouvoir entre les bourgeoisies de la ville et de la campagne, c’est-à-dire entre deux ailes de la classe capitaliste… »

Le coup d’Etat se produisit pendant que se réunissait le troisième plénum de l’Internationale communiste auquel ne parvinrent que des nouvelles confuses. Néanmoins, elles parurent suffisantes pour que, dans leurs interventions, Zinoviev et Radek fissent la critique sur un ton modéré de la politique de la direction du Parti communiste bulgare (politique de passivité dont Staline était l’inspirateur en sous-main - NDLR). Dans sa dernière séance (le 28 juin), le Plenum lança un manifeste s’adressant notamment aux ouvriers et aux paysans bulgares…

« Ceux qui avaient l’opinion fausse que la lutte désormais victorieuse de la clique blanche contre Stamboulisky était une lutte entre deux cliques bourgeoises, dans laquelle la classe ouvrière pouvait se permettre d’être neutre, ont maintenant la preuve la meilleure qu’ils étaient dans l’erreur, par la persécution sanglante qui frappe les organisations ouvrières… »

Dans les premiers jours de juillet, le Comité central du PC bulgare adoptait unanimement une résolution repoussant la critique de l’Internationale communiste et défendant la politique qu’il avait menée pendant le coup d’Etat :

« Le Comité central du parti approuve complètement l’attitude adoptée par le CC du parti dans les événements du 9 juin et déclare que l’attitude et les instructions du CC sont en accord complet avec la résolution adoptée par le comité du parti en janvier et en avril 1923… L’attitude du PC dans les événements du 9 juin n’était pas une attitude de passivité et de neutralité mais une attitude de lutte politique indépendante pour la défense des intérêts et des droits des masses travailleuses, pour la réalisation des mots d’ordre du PC et pour l’instauration d’un gouvernement ouvrier et paysan… Le comité du parti est d’avis que les divergences sur la tactique du parti à l’occasion du coup d’Etat qui ont surgi entre l’Exécutif de l’Internationale communiste d’une part, comme le montrent l’explication du camarade Zinoviev à la session de l’Exécutif élargi et l’appel aux ouvriers et paysans bulgares, et le PC bulgare d’autre part, doivent être attribuées aux informations insuffisantes de l’Exécutif sur les événements de juin… »

L’IC envoya en Bulgarie un des dirigeants de ce parti qui vivait à Moscou, Kolarov, pour tenter de convaincre le PC. Il gagna aux vues de l’IC un autre dirigeant qui devait par la suite devenir célèbre, Dimitrov, et par lui l’ensemble du parti, à l’exception d’une faible minorité où se trouvait Kabatchiev, le principal dirigeant jusqu’alors…

En août, la direction du PC bulgare, sous l’impulsion de Kolarov, décida de se préparer à renverser le gouvernement Tsankov par une insurrection armée et de mener des pourparlers avec d’autres organisations (Union paysanne, Parti socialiste, Organisation macédonienne…) pour lancer ce soulèvement armé… Ayant eu vent que ce soulèvement était préparé pour la fin octobre-début novembre, Tsankov prit les devants et procéda le 12 septembre à l’arrestation de 2.000 militants communistes, pour la plupart des cadres moyens du parti. Bien que l’organisation eût été ainsi passablement désorganisée, le CC décida d’avancer la date du soulèvement au 22 septembre. Des combats s’engagèrent dans diverses régions du pays ; ils prirent fin au bout de quelques jours…

La direction de l’IC qui avait critiqué à juste titre la politique du parti bulgare en juin ne pouvait en faire autant en ce qui concerne l’aventure de septembre, car c’était avec l’estampille de Zinoviev que Kolarov y avait engagé son parti. La direction de l’IC célébra l’attitude prise par la direction du parti bulgare, l’héroïsme de ses membres, sans faire un examen critique de la politique suivie. Il est difficile d’expliquer la décision de Zinoviev, surtout si on la compare avec les hésitations qu’il manifesta à propos de l’Allemagne dans la même période. »

Pierre Frank, « Histoire de l’Internationale communiste »

Boukharine :

« Brandler a dit : « Nous voulions gagner du temps pour préparer. » Mais cela n’aurait de sens que si on avait fait quelque chose pendant ce temps. Là est toute la faute. Nous ne pourrons jamais oublier les discours qui ont été tenus en l’honneur de « la constitution », nous ne pourrons jamais oublier que l’indemnisation de la famille royale de Saxe a été mise à l’ordre du jour. Radek dit : « Cela dépend de la conjoncture parlementaire. » Mais si vous êtes d’avis que la conjoncture parlementaire peut tout excuser, vous ne deviez pas être, en 1914, contre le vote des crédits de guerre.
Notre Centrale allemande, en octobre, a mené une politique qui rendait impossible le développement de la révolution. Nous ne reprochons pas à ces camarades de n’avoir pas cherché à instaurer la dictature du prolétariat, mais de ne pas avoir tout fait pour s’y préparer.
Peut-on affirmer que nos fautes sont liées avec les fautes antérieures ? Il n’est pas douteux que la question de l’utilisation de l’État démocratique bourgeois, telle que Brandler l’a formulée à Konde, est en connexion avec ces fautes.
Il n’est pas douteux que le trouble intérieur du Parti a joué un rôle dans la défaite d’octobre. La principale condition nécessaire pour que la Centrale du Parti puisse diriger la lutte, est de jouir d’une autorité suffisante. Ce n’était pas le cas en octobre.
Encore quelques mots sur la situation générale de l’Internationale Communiste. La crise qui a surgi au cours de l’année passée n’est pas un phénomène accidentel. Il y a une connexion entre la crise russe et les crises allemande, bulgare, française, etc. Les causes de ces crises ont été de deux sortes. Le contact avec les couches petites-bourgeoises a eu pour conséquence certaines tendances petites-bourgeoises au sein de nos Partis. D’autre part, nos défaites de Bulgarie, d’Allemagne, etc., n’ont pas manqué d’avoir leur répercussion. »

Lire ici Boukharine

En Allemagne, après s’être décidé très tard à admettre l’existence d’une situation révolutionnaire, après avoir contribué à freiner les masses par une politique de « grand soir », l’I.C. avait sous estimé l’ampleur du recul d’Octobre et de la renonciation à l’insurrection. En Bulgarie, elle avait fait préparer un putsch qui fut réprimé dans le sang ; la Lettonie fut aussi le théâtre d’une insurrection manquée en 1925 ; en 1926, la grève générale britannique fut écrasée sans que le P.C. de l’U.R.S.S. ait jugé bon de rompre les relations au sein d’un comité syndical anglo russe avec les dirigeants réformistes qui cautionnaient et avaient la responsabilité de cet écrasement… Désormais la bureaucratie russe allait dicter un cours contre-révolutionnaire aux partis communistes, cassant les luttes et les révolutions…

Léon Trotsky écrit le 17 mai 1927 :

« La défaite de la révolution allemande en 1923, les défaites en Bulgarie, en Estonie, l’échec de la grève générale en Angleterre et la défaite de la révolution chinoise en avril ont considérablement affaibli le communisme international. Ce processus s’exprime de deux manières : d’une part, le nombre de membres des Partis communistes et le nombre de voix qu’ils ont recueillies ont considérablement diminué ces dernières années ; d’autre part, les courants opportunistes se sont considérablement renforcés à l’intérieur des Partis communistes. Pouvons-nous nous couper de ce processus mondial ? Les très lourdes défaites de la révolution mondiale et la lenteur de notre essor frappent aussi notre prolétariat, cela va de soi. C’est ce que ne comprennent pas les cancres de la bureaucratie, qui croient que l’état d’esprit du prolétariat dépend des antisèches de l’agit-prop, et non des processus sociaux et politiques mondiaux.
L’affaiblissement des dispositions révolutionnaires internationalistes de notre prolétariat est un fait que renforcent le régime du parti et le faux travail d’éducation ("le socialisme dans un seul pays", etc.). Est-il extraordinaire que, dans ces conditions, il faille que l’aile gauche, révolutionnaire et léniniste nage à contre-courant ? On nous écrase avec d’autant plus d’acharnement que les faits confirment nos prévisions. Cela se fait en toute légalité, et de manière inéluctable du point de vue authentiquement marxiste, dans une phase du cycle révolutionnaire marquée par un affaiblissement, certes temporaire, mais profond. Mais nous, et nous seuls, conservons l’héritage idéologique du marxisme révolutionnaire, nous avons appris et nous enseignons - sans Lénine - la mise en oeuvre de la méthode d’analyse léniniste selon laquelle se réa-lisent même les signes précurseurs de ce qui se prépare. N’avons-nous pas averti le parti de l’écrasement inévitable du prolétariat désarmé par Tchang Kai-chek que nous avions armé ? N’avons-nous pas prédit il y a près d’un an la honteuse capitulation berlinoise face aux principes que Vladimir Ilitch a consacré presque toute sa vie à combattre ? Et avons-nous tort d’attirer l’attention sur le fait que le cours erroné de la politique intérieure peut prendre des formes terribles pour nous en cas de guerre ? Et ne devons-nous pas le clamer aujourd’hui avec une énergie centuplée, tant qu’il n’est pas encore trop tard ? Est-ce que c’est du "raffut" ? Est-il possible que ce soit du "raffut" ?
Maintenant, Staline a décidé de changer la "lutte jusqu’à épuisement" conduite contre l’opposition au cours du dernier semestre en une "lutte d’extermination". Pourquoi ? Parce que Staline s’est affaibli ; sa banqueroute sur la question chinoise et anglo-russe est manifeste, de même que les lourdes conséquences de cette banqueroute sur notre position internationale. »

Léon Trotsky - Les problèmes de la guerre civile - Conférences faites à la Société des Sciences Militaires de Moscou en juillet 1924

29 juillet 1924

« C’est un fait que, jusqu’ici, personne ne s’est soucié de faire la somme des enseignements qui se dégagent de l’expérience de la guerre civile, de la nôtre comme de celle des autres pays. Et, pourtant, pratiquement et idéologiquement, un travail de ce genre correspond à un besoin impérieux. Tout au long de l’histoire de l’Humanité, la guerre civile a joué un rôle particulier. De 1871 à 1914, les réformistes se figuraient que pour l’Europe occidentale ce rôle était terminé. Mais la guerre impérialiste remit la guerre civile à l’ordre du jour. Cela, nous le savons et le comprenons. Nous l’avons inclus dans notre programme. Cependant, nous manquons presque complètement d’une conception scientifique de la guerre civile, de ses phases, de ses aspects et de ses méthodes. Nous constatons même de formidables lacunes dans la simple description des événements qui se sont succédé dans ce domaine au cours des dix dernières années. Il m’est arrivé récemment de faire remarquer que nous consacrons beaucoup de temps et d’efforts à l’étude de la Commune de Paris, mais que nous négligeons tout à fait la lutte du prolétariat allemand, riche pourtant en expériences de guerre civile, et que nous ignorons quasi-complètement les leçons de l’insurrection bulgare de septembre 1923. Mais le plus surprenant est qu’il semble bien qu’on ait, depuis longtemps, relégué aux archives l’expérience de la Révolution d’Octobre. Et pourtant, dans la Révolution d’Octobre, il est bien des choses dont peuvent tirer profit jusqu’aux tacticiens militaires, car il n’est pas douteux que la prochaine guerre, dans une mesure infiniment plus large que jusqu’ici, se combinera avec diverses formes de la guerre civile.
La préparation, l’expérience de l’insurrection bulgare de septembre 1923 offrent également un intérêt puissant. Nous avons à notre disposition les moyens nécessaires, puisque tant de camarades bulgares ayant pris part à l’insurrection résident maintenant en Russie, de nous livrer à une étude sérieuse de ces événements. Il est d’ailleurs facile de s’en faire une idée d’ensemble. Le pays qui fut le théâtre de l’insurrection n’est pas plus grand qu’une province russe. Et l’organisation des forces combattantes, les groupements politiques, y revêtent un caractère gouvernemental. D’autre part, pour les pays (et ils sont nombreux, la totalité des pays d’Orient, notamment) où la population paysanne prédomine, l’expérience de l’insurrection bulgare a une importance capitale.
Mais en quoi consiste notre tâche ? A rédiger un manuel pour la conduite des opérations révolutionnaires, une théorie de la révolution, ou bien un règlement de la guerre civile ? De toute façon, au premier plan de l’ouvrage que nous avons à mettre sur pied, on traitera de l’insurrection en tant que suprême phase de la révolution. Il faut réunir et coordonner les données de l’expérience de la guerre civile, analyser les conditions dans lesquelles elle a lieu, étudier les fautes commises, mettre en relief les opérations les mieux réussies, en tirer les conclusions nécessaires. Ce faisant, qu’enrichirons-nous : la science, c’est-à-dire la connaissance des lois de l’évolution historique, ou bien l’art militaire révolutionnaire, pris en tant qu’ensemble de règles d’action tirées de l’expérience ? Selon moi, enrichirons l’un et l’autre. Mais, pratiquement, nous n’aurons en vue que l’art militaire révolutionnaire.
Composer en quelque sorte un « règlement de la guerre civile » est une tâche compliquée. Tout d’abord, il est nécessaire de tracer une caractéristique des conditions essentielles à la prise du pouvoir par le prolétariat. Ainsi, nous resterons encore dans le domaine de la politique révolutionnaire ; mais l’insurrection n’est-elle pas, après tout, la continuation de la politique par d’autres moyens ? L’analyse des conditions essentielles à l’insurrection devra être adaptée à différents types de pays. D’un côté, nous avons des pays où le prolétariat constitue la majorité de la population et, d’un autre côté, des pays où le prolétariat est une infime minorité parmi la population paysanne. Entre ces deux pôles, se situent les pays d’un type intermédiaire. Dès lors, nous devons nous baser pour notre étude sur trois types de pays ; industriels, agraires et intermédiaires. De même dans le chapitre d’introduction consacré aux postulats et conditions révolutionnaires nécessaires à la prise du pouvoir, on décrira la caractéristique des particularités de chacun de ces types de pays, au point de vue de la guerre civile.
Nous envisageons l’insurrection de deux façons : d’abord comme une étape déterminée de processus historique, comme une réfraction des lois objectives de la lutte de classes ; ensuite, d’un point de vue objectif et pratique, à savoir : de quelle manière préparer et exécuter l’insurrection pour en assurer le plus sûrement le succès. La guerre nous offre à ce sujet une analogie frappante. Car elle est aussi le produit de certaines conditions historiques, le résultat d’un conflit d’intérêts. En même temps, la guerre est un art. La théorie de la guerre est une étude des forces et des moyens dont on dispose, de leur concentration et de leur emploi en vue de la victoire. De même, l’insurrection est un art. Dans un sens strictement pratique, c’est-à-dire s’approchant dans une certaine mesure des règlements militaires, on peut et on doit mettre sur pied une théorie de l’insurrection.
Evidemment, on se heurtera d’emblée à toutes sortes de méprises et aux critiques de ceux qui ne manqueront pas de dire que l’idée d’écrire le règlement de l’insurrection, à plus forte raison celui de la guerre civile, est pure utopie bureaucratique. Il est probable que l’on dira encore que nous voulons militariser l’histoire, que le processus révolutionnaire ne se réglemente pas, que, dans chaque pays, la révolution a ses particularités, son originalité, qu’en temps de révolution, la situation se modifie à tous moments et qu’il est chimérique de vouloir fabriquer en série des canevas pour la conduite des révolutions ou de composer, à l’instar d’un adjudant de quartier, un tas de prescriptions intangibles et d’en imposer la stricte observation.
Or, si quelqu’un prétendait établir quelque chose de ce genre, il serait tout bonnement ridicule. Mais, au fond, l’on peut tout aussi bien en dire autant de nos règlements militaires. Toute guerre se déroule dans une situation et dans des conditions qu’on ne peut prévoir à l’avance. Cependant, sans le secours de règlements réunissant les données de l’expérience militaire, il est puéril de vouloir conduire une armée, aussi bien en temps de paix qu’en temps de guerre. Le vieil adage : « Ne te cramponne pas au règlement comme un aveugle à un mur » ne diminue nullement l’importance des règlements militaires, pas plus que la dialectique ne diminue l’importance de la logique formelle ou des règles d’arithmétique. Il est indubitable que, dans la guerre civile, les éléments nécessaires à l’établissement de plans, à l’organisation, aux dispositions à prendre, sont infiniment plus rares que dans les guerres entre armées « nationales ». Dans la guerre civile, la politique se mêle aux actions militaires plus étroitement, plus intimement que dans la guerre « nationale ». Ainsi, il serait vain de transposer les mêmes méthodes d’un domaine dans l’autre. Mais il ne s’ensuit pas qu’il est interdit de s’appuyer sur l’expérience acquise pour en tirer les méthodes, les procédés, les indications, les directives, les suggestions ayant une signification précise et de les convertir en règles générales susceptibles de prendre place dans un règlement de la guerre civile.
Bien entendu, au nombre de ces règles, on mentionnera la nécessité de subordonner strictement les actions purement militaires à la ligne politique générale, de tenir rigoureusement compte de l’ensemble de la situation et de l’état d’esprit des masses. Dans tous les cas, avant de taxer d’utopie une œuvre de ce genre, il est nécessaire de décider, après un examen approfondi de la question, s’il existe des règles générales conditionnant ou facilitant la victoire en période de guerre civile et en quoi elles consistent. Ce n’est qu’au cours d’un examen de ce genre que l’on pourra définir où se terminent les indications précises, utiles, disciplinant le travail à accomplir et où commence la fantaisie bureaucratique.
Tâchons d’aborder la révolution en partant de ce point de vue. La phase suprême de la révolution c’est l’insurrection, laquelle décide du pouvoir. L’insurrection est toujours précédée d’une période d’organisation et de préparation sur la base d’une campagne politique déterminée. En règle générale, le moment de l’insurrection est bref, mais il est un moment décisif dans le cours de la révolution. Si la victoire est acquise, elle est suivie d’une période qui comprend l’affermissement de la révolution au moyen de l’écrasement des dernières forces ennemies et l’organisation du nouveau pouvoir et des forces révolutionnaires chargées de la défense de la révolution. Dans ces conditions le règlement de la guerre civile devra se composer de trois chapîtres au moins : la préparation de l’insurrection, l’insurrection et enfin l’affermissement de la victoire. Ainsi, outre l’introduction de principe dont il est question plus haut pour la caractéristique, sous la forme abrégée de règles générales ou sous forme de directives, des postulats et conditions révolutionnaires, notre règlement de la guerre civile devra renfermer trois chapitres englobant dans l’ordre de leur succession les trois principales étapes de la guerre civile. Telle sera l’architecture stratégique de l’ouvrage.
Le problème stratégique que nous avons à résoudre consiste précisément à combiner logiquement toutes les forces et moyens révolutionnaires en vue d’atteindre le but principal : la prise et la défense du pouvoir. Il est évident que chaque aspect de cette stratégie de la guerre civile soulève de multiples problèmes tactiques particuliers comme la formation de centuries d’usine, l’organisation de postes de commandement dans les villes et sur les voies ferrées, et la préparation minutieuse des moyens de s’emparer dans les villes des points vitaux. Ces problèmes tactiques découleront dans notre règlement de la guerre civile, les uns du deuxième chapitre relatif à l’insurrection, les autres du troisième chapitre qui embrassera la période d’écrasement de l’ennemi et d’affermissement du pouvoir révolutionnaire.
Si nous adoptons un semblable plan de travail, nous aurons la possibilité d’aborder notre ouvrage de plusieurs côtés à la fois. Ainsi on chargera un groupe de camarades de certaines questions tactiques se rapportant à la guerre civile. D’autres groupes établiront le plan général de l’introduction de principe et ainsi de suite. En même temps il sera nécessaire d’examiner, sous l’angle de la guerre civile, les matériaux historiques qu’on aura réunis, car il est évident que notre intention n’est pas de forger un règlement qui serait un simple produit de l’esprit, mais un règlement inspiré par l’expérience, éclairé et enrichi d’une part par les théories marxistes et, d’autre part, par les données de la science militaire.
On sait que les règlements militaires ne traitent que de la méthode, en d’autres termes ils ne donnent que des directives générales sans les appuyer d’exemples précis ou d’explications détaillées. Pourrons-nous adopter la même méthode pour énoncer le règlement de la guerre civile ? Ce n’est pas certain. Il est très possible que nous soyons obligés de citer, à titre d’illustration, dans le règlement même ou dans un chapitre annexe un certain nombre de faits historiques ou, tout au moins, de nous y référer. Ce sera peut-être une excellente façon d’éviter un excès de schématisme.
L’insurrection et la fixation du « moment »
De quoi s’agit-il ? D’un règlement de la guerre civile ou d’un règlement de l’insurrection ? Je pense tout de même que si l’on adopte le règlement, il s’agit avant tout d’un règlement de la guerre civile.
Certains camarades, dit-on, ont élevé des objections à ce sujet et ont donné l’impression qu’ils confondaient la guerre civile avec la lutte de classes et l’insurrection avec la guerre civile. La vérité est que la guerre civile constitue une étape déterminée de la lutte de classes, lorsque celle-ci rompant les cadres de la légalité vient se placer sur le plan d’un affrontement public et dans une certaine mesure physique des forces en présence. Conçue de cette façon, la guerre civile embrasse les insurrections spontanées déterminées par des causes locales, les interventions sanguinaires des hordes contre-révolutionnaires, la grève générale révolutionnaire, l’insurrection pour la prise du pouvoir et la période de liquidation des tentatives de soulèvement contre-révolutionnaire. Tout cela entre dans le cadre de la notion de la guerre civile, tout cela est plus large que l’insurrection et tout de même infiniment plus étroit que la notion de la lutte de classes qui passe à travers toute l’histoire de l’Humanité. Si l’on parle de l’insurrection comme d’une tâche à réaliser, il faut en causes à bon escient et non en la déformant comme on le fait couramment en la confondant avec la révolution. Nous devons libérer les autres de cette confusion et commencer par nous en débarrasser nous-mêmes.
L’insurrection pose partout et toujours une tâche précise à réaliser. Dans ce but nous répartissons les rôles, confions à chacun sa mission, distribuons des armes, choisissons le moment, portons des coups et prenons le pouvoir si... on ne nous écrase pas avant. L’insurrection doit se faire selon un plan conçu d’avance. Elle est une étape déterminée de la révolution. La prise du pouvoir n’arrête pas la guerre civile, elle ne fait qu’en changer le caractère. Ainsi c’est bien d’un règlement de la guerre civile qu’il s’agit et pas seulement d’un règlement de l’insurrection.
Nous avons déjà fait allusion aux dangers de schématisme. Voyons à la lumière d’un exemple en quoi ils peuvent consister. J’ai eu l’occasion d’observer fréquemment une des plus dangereuses manifestations du schématisme dans la façon dont nos jeunes officiers d’état-major abordent les questions militaires de la révolution. Si nous prenons les trois étapes que nous avons distinguées dans la guerre civile, nous apercevons que le travail militaire du parti révolutionnaire revêt, dans chacune des trois périodes, un caractère particulier. Dans la période de préparation révolutionnaire nous nous heurtons forcément aux forces (police, armée) de la classe dominante. Les neuf dixièmes du travail militaire du parti consistent à ce moment à désagréger l’armée ennemie, à la disloquer de l’intérieur et pour un dixième seulement à rassembler et préparer les forces révolutionnaires. Il va de soi que les rapports arithmétiques que j’indique sont pris arbitrairement, mais ils donnent tout de même une idée de ce que doit être réellement le travail militaire clandestin du parti révolutionnaire. Plus on s’approche du moment de l’insurrection, plus on doit intensifier le travail pour la formation des organisations de combat. C’est alors qu’on peut craindre certains dangers de schématisme. Il est évident que les formations de combat à l’aide desquelles le parti révolutionnaire s’apprête à accomplir l’insurrection ne peuvent avoir de physionomie très nette, à plus forte raison elles ne sauraient correspondre à des unités militaires comme la brigade, la division ou le corps d’armée. Cela ne dispense pas ceux qui ont la charge de diriger l’insurrection d’y faire pénétrer l’ordre et la méthode. Mais le plan de l’insurrection ne se bâtit pas sur une direction centralisée des troupes de la révolution, mais au contraire sur la plus grande initiative de chaque détachement auquel on aura assigné d’avance avec le maximum de précision la tâche qui lui incombe. L’insurgé combat en règle générale en observant les méthodes de la « petite guerre », c’est-à-dire au moyen de détachements de partisans ou de demi-partisans cimentés beaucoup plus par la discipline politique et par la claire conscience de l’unité du but à atteindre que par n’importe quelle discipline hiérarchique. Après la prise du pouvoir la situation se modifie complètement. La lutte de la révolution victorieuse pour assurer sa défense et son développement se transforme aussitôt en lutte pour l’organisation de l’appareil gouvernemental centralisé. Les détachements de partisans, dont l’apparition au moment de la lutte pour la prise du pouvoir est aussi inévitable que nécessaire, peuvent être, après la conquête du pouvoir, une cause de graves dangers susceptibles d’ébranler l’Etat révolutionnaire en formation. C’est alors qu’on doit procéder à l’organisation d’une armée rouge régulière.
La fixation du moment de l’insurrection est en rapport étroit avec les mesures que nous venons d’envisager. Il va de soi qu’il n’est pas question de désigner arbitrairement, par dessus les événements, la date fixe et irrévocable de l’insurrection. Ce serait vraiment se faire une idée par trop simpliste du caractère de la révolution et de son développement. Marxistes, nous devons savoir et comprendre qu’il ne suffit pas de vouloir l’insurrection pour l’accomplir. Lorsque les conditions objectives la rendent possible il faut la faire car elle ne se fait pas d’elle-même. Et pour cela l’état-major révolutionnaire doit avoir en tête le plan de l’insurrection avant de la déclencher. Le plan de l’insurrection donnera une orientation de temps et de lieu. On tiendra compte de la façon la plus minutieuse de tous les facteurs et éléments de l’insurrection, on aura le coup d’œil juste pour déterminer leur dynamisme, pour définir la distance que l’avant-garde révolutionnaire devra maintenir entre elle et la classe ouvrière pour ne pas s’en isoler et au même moment on exécutera le bond décisif. La fixation du moment de l’insurrection est un des éléments nécessaires de cette orientation. Il sera fixé d’avance, dès que les prodromes de l’insurrection apparaîtront clairement. Il est certain que le terme choisi ne sera pas ébruité à tout venant, au contraire, on le dissimulera le plus possible à l’ennemi, sans toutefois induire en erreur son propre parti et les masses qui le suivront. Le travail du parti dans tous les domaines sera subordonné au terme de l’insurrection et tout devra être au jour fixé. Si l’on s’est trompé dans ses calculs le moment de l’insurrection pourra être reporté, bien que ce soit là une éventualité comportant toujours de graves inconvénients et beaucoup de dangers.
Il faut reconnaître que le terme de l’insurrection est considéré comme étant sans importance par beaucoup de communistes occidentaux qui ne se sont toujours pas débarrassés de leur manière fataliste et passive d’aborder les principaux problèmes de la révolution. Rosa Luxembourg en est encore le type le plus expressif et le plus talentueux. Psychologiquement on le comprend sans peine. Elle s’était formée, pour ainsi dire, dans la lutte contre l’appareil bureaucratique de la social-démocratie et des syndicats allemands. Inlassablement elle avait démontré que cet appareil étouffait l’initiative du prolétariat. A cela elle ne voyait salut et issue que dans une irrésistible poussée des masses balayant toutes les barrières et défenses édifiées par la bureaucratie social-démocrate. La grève générale révolutionnaire débordant toutes les rives de la société bourgeoise était devenue pour Rosa Luxembourg synonyme de révolution prolétarienne. Cependant, quelle que soit sa puissance, la grève générale ne résout pas le problème du pouvoir, elle ne fait que le poser. Pour s’emparer du pouvoir il faut, s’appuyant sur la grève générale, organiser l’insurrection. Toute l’évolution de Rosa Luxembourg fait penser qu’elle aurait fini par l’admettre. Mais quand elle fut arrachée à la lutte, elle n’avait encore dit ni son dernier, ni son avant-dernier mot. Cependant il y avait encore récemment dans le parti communiste allemand un très fort courant vers le fatalisme révolutionnaire. La révolution approche, disait-on, elle apportera l’insurrection et nous donnera le pouvoir. Quant au parti, son rôle est dans ce moment de faire de l’agitation révolutionnaire et d’en attendre les effets. Dans de telles conditions, poser carrément la question du terme de l’insurrection, c’est arracher le parti à la passivité et au fatalisme, c’est le mettre en face des principaux problèmes de la révolution, notamment l’organisation consciente de l’insurrection pour chasser l’ennemi du pouvoir.
C’est pourquoi la question du moment de l’insurrection doit être traitée dans le règlement de la guerre civile. Ainsi nous faciliterons la préparation du parti à l’insurrection ou tout au moins la préparation de ses cadres.
Il faut considérer que le pas le plus difficile qu’un parti communiste aura à franchir sera le passage du travail de préparation révolutionnaire, forcément long, à la lutte directe pour la prise du pouvoir. Ce passage ne se fera pas sans provoquer des crises et des crises graves. Le seul moyen d’en affaiblir la portée et de faciliter le groupement des éléments dirigeants les plus résolus consiste à amener les cadres du parti à méditer et approfondir d’avance les questions découlant de l’insurrection révolutionnaire et cela d’autant plus concrètement que les événements seront plus proches. Sous ce rapport l’étude de la Révolution d’Octobre est d’une importance unique pour les partis communistes européens. Malheureusement cette étude pour le moment ne se fait pas et ne se fera pas aussi longtemps qu’on n’en donnera pas les moyens. Nous-mêmes n’avons ni étudié ni coordonné les enseignements de la Révolution d’Octobre et spécialement les enseignements militaires révolutionnaires qui s’en dégagent. Il faudra suivre pas à pas toutes les étapes de la préparation révolutionnaire qui va de mars à octobre, la façon dont s’est déroulée l’insurrection d’Octobre sur quelques-uns des points les plus typiques, puis la lutte pour l’affermissement du pouvoir.
A qui destinerons-nous le règlement de la guerre civile ? Aux ouvriers, ont répondu certains camarades, afin que chacun d’eux sache comment se comporter. Evidemment il n’y aurait qu’à se louer de ce que « tout » ouvrier sache ce qu’il lui appartient de faire. Mais c’est poser la question sur une trop large échelle, et partant utopique. De toute façon ce n’est pas par ce bout qu’il faut commencer. Notre règlement doit être destiné en premier lieu aux cadres du parti, aux chefs de la révolution. Naturellement on y vulgarisera certains chapitres, certaines questions à l’intention des larges milieux ouvriers, mais avant tout il s’adressera aux chefs.
Au préalable nous devons pour nous-mêmes rassembler notre propre expérience et nos idées, les formuler aussi clairement que possible, les vérifier minutieusement et, autant qu’on le pourra, les systématiser. Avant la guerre impérialiste certains écrivains militaires se plaignaient que les guerres fussent devenues trop rares pour la bonne instructions des officiers. Avec non moins de raison, l’on peut dire que la rareté des révolutions entrave l’éducation des révolutionnaires. Sous ce rapport, notre génération n’a pas à se plaindre. Nous qui en sommes avons eu le temps de faire la révolution de 1905 et de vivre assez pour prendre une part dirigeante à la révolution de 1917. Mais point n’est besoin de dire que l’expérience révolutionnaire quotidienne se dissipe rapidement. Et puis que de nouveaux problèmes ! Ne sommes-nous pas obligés aujourd’hui de discuter des questions comme la fabrication de l’étoffe, la construction de l’usine électrique de Nolkoff et tant d’autres problèmes économiques plutôt que la façon dont se fait l’insurrection. Mais qu’on se rassure, cette dernière question est loin d’être périmée. Plus d’une fois l’histoire demandera qu’on y réponde.
A quel moment doit-on commencer ?
La catastrophe allemande de 1923 a amené l’Internationale Communiste à s’occuper des méthodes d’organisations de la révolution et spécialement de l’insurrection révolutionnaire. A ce sujet, la fixation du moment de l’insurrection a acquis une importance de principe du fait qu’il est apparu nettement que cette question est la pierre d’achoppement sur laquelle viennent buter tous les problèmes relatifs à l’organisation de la révolution. La social-démocratie a adopté, vis-à-vis de la révolution, l’attitude qui caractérise la bourgeoisie libérale dans sa période de lutte pour le pouvoir contre la féodalité de la monarchie. La bourgeoisie libérale spécule sur la révolution, mais se garde bien d’en endosser la responsabilité. Au moment propice de la lutte, elle jette dans la balance sa richesse, son instruction et les autres moyens d’influence de sa classe pour faire main-basse sur le pouvoir. En 1918 la social-démocratie allemande a joué un rôle de ce genre. Au fond, elle constitue l’appareil politique qui transmit à la bourgeoisie le pouvoir déchu des Hohenzollern. Une telle politique de spéculation passive est absolument incompatible avec le communisme pour autant qu’il s’assigne le but de s’emparer du pouvoir au nom et dans l’intérêt du prolétariat.
La révolution prolétarienne est une révolution de masses formidables inorganisées, dans leur ensemble. L’aveugle poussée des masses joue dans le mouvement un rôle considérable. La victoire ne peut être acquise que par un parti communiste qui se donne comme objectif précis la prise du pouvoir, qui, avec un soin minutieux médite, forge, rassemble les moyens d’atteindre le but poursuivi et qui, s’appuyant sur l’insurrection des masses, réalise ses desseins. Par sa centralisation, sa résolution, sa façon méthodique d’aborder l’insurrection, le parti communiste apporte au prolétariat dans la lutte pour le pouvoir les avantages que la bourgeoisie porte en elle du fait même de sa position économique. Sous ce rapport, la question du moment de l’insurrection n’est pas un simple détail technique, elle démontre au contraire de la façon la plus nette et la plus précise dans quelle mesure on s’est préparé à aborder l’insurrection avec toutes les règles de l’art militaire.
Il est évident que l’on ne peut baser ses calculs, quand il s’agit de fixer le moment de l’insurrection, sur l’expérience purement militaire. Disposant de forces armées suffisantes, un Etat peut, à son gré, déclencher la guerre. D’autre part, pendant la guerre c’est le haut commandement qui décide de l’offensive après avoir pesé toutes les données de la situation. Mais il est tout de même plus facile d’analyser une situation militaire qu’une situation révolutionnaire. Le commandement militaire a affaire à des unités combattantes organisées dont la liaison entre elles a été soigneusement étudiée et combinée à l’avance grâce à quoi le commandement tient, pour ainsi dire, ses armées dans la main. Il est évident qu’il n’en saurait être de même dans la révolution. Les formations de combat n’y sont pas séparées des masses ouvrières, elles ne peuvent même accroître la violence du choc qu’elles doivent donner qu’en liaison avec le mouvement offensif des masses. Dès lors, il incombe au commandement révolutionnaire de saisir le rythme du mouvement pour fixer à coup sûr le moment où doit avoir lieu l’offensive décisive. Comme on le voit, la fixation du terme de l’insurrection pose un problème difficile. Il peut se faire aussi que la situation soit d’une netteté telle que la direction du parti n’ait plus aucun doute sur l’opportunité de l’action. Mais si une telle appréciation de la situation se produit 24 heures avant le moment décisif, le signal est susceptible d’arriver trop tard, le parti, saisi à l’improviste, est mis par conséquent dans l’impossibilité de diriger le mouvement qui, dans ce cas, peut se terminer par la défaite. D’où la nécessité de prévoir autant que possible à l’avance l’approche du moment décisif ou, en d’autres termes, de fixer le terme de l’insurrection en se basant sur la marche générale du mouvement et sur l’ensemble de la situation du pays.
Si, par exemple, le terme fixé tombe dans un mois ou deux, le Comité Central ou la Direction du Parti profite de ce délai pour amener le parti à pied d’œuvre en l’initiant à toutes les questions qui se posent, au moyen d’une propagande accrue, d’une préparation et d’une organisation appropriées, et d’un choix judicieux des éléments les plus combatifs pour l’exécution des missions déterminées. Il va sans dire qu’un terme qui aura été désigné un mois, deux mois et à plus forte raison trois ou quatre mois à l’avance, ne saurait être irrévocable, mais la tactique doit consister à vérifier tout au long du délai fixé si le choix du moment a été juste. Voyons un exemple : les postulats politiques indispensables au succès de l’insurrection résident dans l’ébranlement de la machine gouvernementale et dans l’appui que donne à l’avant-garde révolutionnaire la majorité des travailleurs des principaux centres et régions du pays.
Admettons que les choses n’en soient pas encore arrivées là, mais qu’elles en sont proches. Les forces du parti révolutionnaire croissent rapidement, mais il est malaisé de constater s’il a derrière lui une majorité suffisante de travailleurs. Entre temps, la situation devenant de plus en plus grave, la question de l’insurrection se pose pratiquement. Que doit faire la Direction du parti ? Elle peut, par exemple, raisonner de la façon suivante :
1° - Du moment qu’au cours des dernières semaines l’influence du parti a grandi rapidement, il est permis de croire que dans tels ou tels des principaux centres du pays la majorité des ouvriers est sur le point de nous suivre. Dans ces conditions, concentrons sur ces points décisifs les meilleures forces du parti et calculons qu’il nous faudra environ un mois pour gagner la majorité.
2° - Du moment que la plupart des principaux centres du pays sont avec nous, nous pouvons appeler les travailleurs à constituer des Soviets de députés ouvriers, à condition bien entendu que se poursuive la désorganisation de l’appareil gouvernemental. Calculons que la constitution des Soviets dans les principaux centres et régions du pays exige encore deux semaines.
3° - Du moment que dans les principales agglomérations et régions du pays les Soviets sont en voie d’organisation sous la direction du parti, il s’ensuit naturellement que la convocation d’un Congrès national des Soviets s’impose. Mais avant qu’il ne se tienne, trois ou quatre semaines peuvent s’écouler. Or, c’est l’évidence même que dans une situation pareille le Congrès des Soviets ne peut, à moins de s’exposer à la répression, que consacrer la prise du pouvoir. Autrement dit, le pouvoir de fait doit être dans les mains du prolétariat au moment de la réunion du Congrès. Ainsi deux mois à deux mois et demi sont le délai qu’on s’assignera pour préparer l’insurrection. Ce laps de temps découlant de l’analyse générale qu’on aura faite de la situation politique et de son développement ultérieur, définit le caractère et l’allure qu’on doit donner au travail militaire révolutionnaire en vue de la désorganisation de l’armée bourgeoise, de la mainmise sur les réseaux de chemin de fer, de la formation et de l’armement de détachements d’ouvriers et ainsi de suite. Nous assignons au commandant clandestin de la ville à conquérir une tâche bien définie : prise de telle et telle mesure pendant les quatre premières semaines, mise au point de chaque disposition et intensification des préparatifs au cours des deux semaines suivantes de sorte que, dans les quinze jours qui suivent, tout soit prêt pour l’action. De cette façon, par la réalisation de tâches à caractère limité mais nettement défini, le travail militaire révolutionnaire est exécuté dans les limites du délai fixé. Ainsi on évitera de tomber dans le désordre et la passivité qui peuvent être fatales et l’on obtiendra, par contre, la fusion nécessaire des efforts de même que plus de résolutions chez tous les chefs du mouvement. Au moment, le travail politique doit être poussé à fond. La révolution suit son cours logique. Un mois après nous sommes déjà en mesure de vérifier si le parti a réussi réellement à gagner la majorité des ouvriers dans les principaux centres industriels du pays. Cette vérification peut être faite au moyen d’un référendum quelconque, par une action des syndicats, par des manifestations dans la rue, de toute façon par une combinaison de tous ces moyens.
Si nous acquérons la certitude que la première étape que nous nous étions tracée a été franchie comme nous l’avions prévu, le terme fixé pour l’insurrection en est singulièrement renforcé. En revanche, s’il s’avère que quelle que soit la croissance de notre influence au cours du mois écoulé, nous n’avons toujours pas la majorité des ouvriers derrière nous, il est prudent d’ajourner le moment de l’insurrection. Dans le même temps nous aurons maintes occasions de vérifier jusqu’à quel point la classe dirigeante a perdu la tête, jusqu’à quel degré l’armée est, démobilisée et l’appareil affaibli. Au moyen de ces constatations on se rendra compte de la nature des fuites qui auront pu se produire dans notre travail clandestin de préparation révolutionnaire. L’organisation des Soviets sera par la suite un moyen éventuel de vérifier les rapports de forces et, partant, d’établir si les conditions sont propres au déclenchement de l’insurrection. Evidemment il ne sera pas toujours possible, en tous temps et en tous lieux, de constituer les Soviets avant l’insurrection. Il faut même s’attendre à ce que les Soviets ne puissent être organisés qu’au cours de l’action. Mais partout où, sous la direction du parti communiste, l’on aura la possibilité de les organiser avant le renversement du régime bourgeois, ils apparaîtront comme le prélude de l’insurrection prochaine. Et le terme n’en sera que plus facile à fixer.
Le Comité Central du parti vérifiera le travail de son organisation militaire, il se rendra compte des résultats obtenus dans chaque branche et dans la mesure où la situation politique l’exigera il donnera à ce travail l’impulsion nécessaire. Il faut s’attendre à ce que l’organisation militaire, se basant non pas sur l’analyse générale de la situation et sur le rapport des forces en présence mais sur l’appréciation des résultats qu’elle aura obtenus dans le domaine de son action préparatoire, se considérera toujours comme insuffisamment prête. Mais il va de soi que ce qui décide dans ces moments-là, c’est l’appréciation qu’on se fait de la situation et du rapport des forces respectives, notamment des troupes de choc de l’ennemi et des nôtres. De cette façon un terme qui aura été fixé deux, trois ou quatre mois à l’avance, pourra avoir un effet sans égal sur l’organisation de l’insurrection, si même on devait être contraint par la suite de l’avancer ou de la retarder de quelques jours.
Il est évident que l’exemple qui précède est purement hypothétique, mais il est une excellente illustration de l’idée qu’on doit se faire de la préparation de l’insurrection. Il ne s’agit pas de jouer aveuglément avec des dates, mais de déterminer le moment de l’insurrection en se basant sur la marche même des événements, d’en vérifier la justesse au cours des étapes successives du mouvement et d’en fixer le terme auquel tout le travail de préparation révolutionnaire devra être subordonné.
Je répète que sous ce rapport on doit étudier de la façon la plus attentive les enseignements de la Révolution d’Octobre, de l’unique révolution que jusqu’ici le prolétariat ait faite victorieusement. Il faut composer, du point de vue stratégique et tactique, un calendrier d’Octobre. Il faut exposer comment les événements se sont développés vague après vague, quelles en ont été les répercussions dans le parti, dans les Soviets, au sein du Comité Central et dans l’organisation militaire du parti. Quel fut le sens des hésitations qui se produisirent dans le parti ? De quel poids pesèrent-elles sur l’ensemble des événements ? Quel fut le rôle de l’organisation militaire ? Voilà un travail d’une importance inappréciable. Le remettre à plus tard serait commettre une faute impardonnable.
Le calme avant la tempête
Il est encore une question d’une valeur considérable pour l’intelligibilité du développement de la guerre civile qui, d’une façon ou d’une autre, devra être traitée dans notre futur règlement. Celui qui s’est tenu au courant des discussions qui ont suivi les événements d’Allemagne de 1923 a remarqué à coup sûr l’explication qu’on a donnée de la défaite. « La principale cause de la défaite, a-t-on dit, est qu’au moment décisif le prolétariat allemand manqua totalement d’esprit combatif ; les masses ne voulurent pas se battre, la meilleure preuve est qu’elles ne réagirent nullement devant l’offensive fasciste ; or en présence de l’attitude des masses, que pouvait faire le parti ?.. » Tel a été le son de cloche de nos camarades Brandler [1] , Talheimer [2] et autres. Au premier abord l’argument paraît irréfutable. Cependant le « moment décisif » de 1923 ne s’est pas formé du jour au lendemain. Il fut le résultat de toute la précédente période de luttes dont la violence alla constamment en s’aggravant. L’année 1923 est marquée d’un bout à l’autre par les batailles que le prolétariat allemand eut à soutenir. Or, comment se fait-il qu’à la veille de son Octobre la classe ouvrière allemande ait perdu tout à coup sa combativité ? On ne se l’explique pas. Aussi bien on ne peut s’empêcher de se demander s’il est exact que les ouvriers allemands n’aient pas voulu se battre. Cette question nous ramène à notre propre expérience d’Octobre. Si l’on relit les journaux, ne fût-ce que ceux de notre parti, de la période qui précéda la Révolution d’Octobre, nous voyons les camarades qui combattaient l’idée de l’insurrection arguer précisément du peu d’empressement des masses ouvrières russes pour la bataille. Aujourd’hui cela peut paraître à peine croyable, pourtant tel était le principal argument qu’ils invoquaient. Ainsi, nous nous trouvions dans une situation analogue : durant toute l’année 1917 le prolétariat russe avait été sur la brèche, cependant lorsque la question de la prise du pouvoir se posa des voix s’élevèrent pour affirmer que les masses ouvrières ne voulaient pas se battre. Et effectivement, à la veille d’Octobre le mouvement s’était quelque peu ralenti. Est-ce effet du hasard ? Ou plutôt faut-il y voir une certaine « loi » historique ? Selon moi il n’est pas douteux qu’un phénomène de ce genre doit avoir certaines causes générales. Dans la nature ce phénomène s’appelle : le calme avant la tempête. Je suis bien près de croire qu’au moment de la révolution ce phénomène n’a pas d’autre sens. Au cours d’une période donnée la combativité du prolétariat s’accroît, elle prend les formes les plus diverses : grèves, manifestations, collisions avec la police. A ce moment les masses commencent à prendre conscience de leur force. L’ampleur croissante du mouvement suffit déjà à leur donner une satisfaction politique. Toute manifestation nouvelle, tout succès dans le domaine politique et économique accroissent leur enthousiasme. Mais cette période s’épuise vite. L’expérience des masses grandit en même temps que leur organisation se développe. Dans le camp opposé l’ennemi montre aussi qu’il n’est pas décidé à céder la place sans combat. Il en résulte que l’état d’esprit révolutionnaire des masses se fait plus critique, plus profond, plus angoissant. Les masses cherchent, surtout si elles ont constaté des fautes et subi des revers, une direction sûre, elles veulent avoir la certitude qu’on va se battre et qu’on saura les conduire et que dans la bataille décisive elles peuvent escompter la victoire. Or, c’est ce passage de l’optimisme quasi-aveugle à une conscience plus nette des difficultés à surmonter qui engendre ce temps d’arrêt révolutionnaire qui correspond dans une certaine mesure à une crise dans l’état des masses. A condition que le reste de la situation s’y prête, cette crise ne peut être dissipée que par le parti politique et surtout par l’impression qu’il donne d’être véritablement décidé à prendre la direction de l’insurrection. Entre temps la grandeur du but à atteindre (il y va de la prise du pouvoir) suscite d’inévitables hésitations jusque dans le parti, spécialement dans ses milieux dirigeants sur qui se concentrera tout à l’heure la responsabilité du mouvement. Ainsi, recueillement des masses avant la bataille et hésitations des chefs sont deux phénomènes qui, bien que loin d’être équivalents, n’en sont pas moins simultanés. C’est pourquoi on entend dire que les masses ne cherchent pas la bataille, que leurs dispositions sont au contraire plutôt passives et que dans ces conditions c’est aller au devant d’une aventure que de les pousser à l’insurrection. Il va de soi que lorsqu’un état d’esprit pareil prend le dessus, la révolution ne peut qu’être vaincue. Et après la défaite, provoquée par le parti lui-même, rien n’empêche plus de raconter à tout venant que l’insurrection était impossible pour la raison que les masses ne la voulaient pas. Cette question doit être examinée à fond. En s’appuyant sur l’expérience acquise, il faut apprendre à saisir le moment où le prolétariat se dit à lui-même ; « Il n’y a plus rien à attendre des grèves, des manifestations et autres protestations. Il s’agit maintenant de se battre. J’y suis prêt parce qu’il n’y a pas d’autre issue à la situation, mais puisqu’il s’agit de bataille il faut la livrer avec l’appoint de toutes nos forces et sous une direction sûre... » A ce moment la situation atteint une gravité extrême. C’est le déséquilibre le plus complet : une boule sur le sommet d’un cône. Le moindre choc peut la faire tomber d’un côté ou de l’autre. En Russie, grâce à la fermeté et à la résolution de la Direction du parti, la boule a suivi la ligne qui menait à la victoire. En Allemagne, la politique du parti a chassé la boule dans le sens de la défaite.
La politique et l’action militaire
Quel caractère, un caractère politique ou un caractère militaire, donnerons-nous à notre ouvrage ? Nous le ferons partir du point où la politique devient une question d’action militaire et sous cet angle il envisagera la politique. A première vue cela peut paraître une contradiction, car ce n’est pas la politique qui est au service de l’insurrection mais l’insurrection qui est au service de la politique. En réalité, rien dans cela ne se contredit. L’insurrection dans son ensemble sert évidemment les buts principaux de la politique prolétarienne. Seulement lorsque l’insurrection est déclenchée, c’est la politique du moment qui, tout entière, doit lui être subordonnée.
Le passage de la politique à l’action militaire et la conjonction de ces deux alternatives créent généralement de grandes difficultés. Nous savons tous que le point de jonction est toujours le plus faible. Nous nous en sommes quelque peu rendu compte ici-même. Un camarade a démontré, par une méthode à rebours, combien il est difficile de combiner la politique et l’action militaire. Un autre camarade est venu ensuite aggraver l’erreur de son prédécesseur. Si l’on en croit le premier de ces camarades, Lénine aurait contesté en 1918 l’importance de l’armée rouge sous prétexte que de la lutte qui mettait aux prises les deux impérialismes rivaux découlait notre salut. D’après le deuxième nous aurions joué soi-disant « le rôle du troisième larron ». Or jamais Lénine n’a tenu et n’aurait pu tenir ce langage. Il est certain que si nous eussions eu affaire, au moment de la Révolution d’Octobre à une Allemagne victorieuse et que la paix eût été conclue, l’Allemagne n’eût pas manqué de nous écraser quand bien même nous eussions disposé d’une armée de trois millions d’hommes, car ni en 1918, ni en 1919, nous n’aurions pu trouver les forces capables de se mesurer avec des armées allemandes triomphantes. Dans ces conditions la lutte entre les deux camps impérialistes fut notre principale ligne de protection. Mais dans les cadres de cette lutte nous aurions pu trouver la mort cent fois en 1918 nous n’avions pas eu notre embryon d’armée rouge. Est-ce parce que l’Angleterre et la France paralysaient l’Allemagne que le problème de Kazan a été résolu ? Si nos soldats rouges n’avaient pas défendu Kazan, s’ils avaient ouvert la route de Moscou aux mercenaires de l’armée blanche, on nous aurait coupé la gorge et on aurait eu raison. A ce moment nous aurions eu beau jeu à faire figure de « troisième larron » avec... la gorge tranchée. Lorsque Lénine disait : « Militants qui travaillez dans l’armée, n’exagérez pas votre importance ; vous représentez un facteur dans la complexité des forces, mais vous n’êtes ni notre unique, ni même notre principale force ; en réalité nous nous maintenons grâce à la guerre européenne, qui paralyse les deux impérialismes rivaux », il se plaçait au point de vue politique. Mais il ne s’ensuit pas qu’il contestait « l’importance de l’armée rouge ». Si nous appliquons cette méthode de raisonnement aux problèmes intérieurs de la révolution, nous aboutissons à des conclusions très curieuses. Prenons notamment la question de l’organisation des formations de combat. Un parti communiste dont l’existence est plus ou moins illégale charge son organisation militaire clandestine de former des centuries. Qu’est-ce que représente au fond quelques dizaines de centuries ainsi constituées par rapport au problème de la prise du pouvoir ? Si l’on se place à un point de vue social, historique, la question du pouvoir se décide par la composition de la société, par le rôle du prolétariat dans la production, par sa maturité politique, par le degré de désorganisation de l’Etat bourgeois et ainsi de suite. En réalité, tous ces facteurs ne jouent qu’en dernier lieu, tandis que l’issue de la lutte peut dépendre directement de l’existence de ces quelques dizaines de centuries. Des conditions sociales et politiques favorables à la prise du pouvoir sont une chance préalable de succès, mais elles ne garantissent pas automatiquement la victoire, elles permettent d’aller jusqu’au point où la politique cède le pas à l’insurrection.
Encore une fois la guerre civile n’est que la continuation violente de la lutte des classes. Quant à l’insurrection elle est la continuation de la politique par d’autres moyens. C’est pourquoi on ne la peut comprendre que sous l’angle de ses moyens. Il n’est pas possible de mesurer la politique à l’aune de la guerre, pas plus qu’il n’est possible de mesurer la guerre à l’aune unique de la politique, ne serait-ce que sous le rapport du temps. C’est là une question spéciale qui vaut d’être sérieusement traitée dans notre futur règlement de la guerre civile. Dans la période de préparation révolutionnaire nous mesurons le temps à l’aune politique, c’est-à-dire par des années, des mois, des semaines. En période d’insurrection nous mesurons le temps avec des heures et des journées. Ce n’est pas pour rien que l’on dit qu’en temps de guerre un mois, parfois même une seule journée, comptent pour une année. En avril 1917 Lénine disait : « Patiemment, infatigablement, expliquez aux ouvriers... » et à la fin d’octobre il ne restait déjà plus de temps pour donner des explications à celui qui n’avait pas encore compris ; il fallait passer à l’offensive à la tête de ceux qui avaient saisi. En octobre la perte d’une seule journée eût pu réduire à néant tout le travail de plusieurs mois, voire d’années de préparation révolutionnaire.
Il me souvient d’un thème de manoeuvre que nous avions donné il y a quelque temps à notre Académie militaire. Il s’agissait de décider si nous devions évacuer tout de suite la région de Biélostok, que sa position rendait intenable, ou de nous y maintenir dans l’espoir que Biélostok, centre ouvrier, s’insurgerait ? Il va de soi qu’on ne peut résoudre sérieusement une question de ce genre que sur la base de données précises et réelles. La manœuvre militaire ne dispose pas de ces données puisque en elle tout est conventionnel. Mais en principe la controverse se ramenait à deux mesures de temps relatives l’une à la guerre, l’autre à la politique révolutionnaire. Or, quelle est la mesure qui, toutes conditions égales, l’emporte à la guerre ? Celle de la guerre. En d’autres termes, il était douteux que Biélostok se soulevât en l’espace de quelques jours et même en admettant que le soulèvement escompté ait lieu, restait à savoir ce que ferait le prolétariat insurgé sans armes et sans préparation militaire, tandis qu’il été fort possible qu’en deux ou trois jours, deux ou trois divisions fussent décimées en demeurant sur des positions intenables dans l’attente d’une insurrection qui, même au cas où elle se produirait, pourrait très bien ne pas modifier radicalement la situation militaire. Brest-Litowsk nous donne un exemple classique d’une juste application des mesures de temps politique et militaire. On sait que la majorité du Comité central du parti communiste russe, et moi dans le nombre, avait pris la décision contre la minorité en tête de laquelle se trouvait le camarade Lénine, de ne pas conclure la paix, bien que nous courrions le risque de voir les Allemands passer à l’offensive. Quel était le sens de cette décision ? Certains camarades espéraient utopiquement une guerre révolutionnaire. D’autres, dont j’étais, jugeaient de tâter l’ouvrier allemand afin de savoir s’il s’opposerait au kaiser au cas où ce dernier attaquerait la révolution. En quoi consistait l’erreur que nous commettions ? Dans le risque excessif que nous courions. Pour secouer l’apathie de l’ouvrier allemand il aurait peut-être fallu des semaines, voire des mois, alors qu’à ce moment les armées allemandes n’avaient besoin que quelques jours pour s’avancer jusqu’à Dwinsk, Minsk et Moscou. La mesure de la politique révolutionnaire est longue, tandis que la mesure de la guerre est courte. Celui qui ne se pénètre pas de cette vérité après avoir préalablement étudié, médité, approfondi l’expérience passée, court le risque, du fait de la conjonction de la politique révolutionnaire et de l’action militaire, c’est-à-dire de ce qui nous confère le plus de supériorité sur l’ennemi, de commettre fautes sur fautes.
Nécessité de poser les problèmes de la guerre civile avec le maximum de clarté
Un camarade nous a ramené à la question de savoir quel genre de règlement nous avons à mettre sur pied : règlement de l’insurrection ou règlement de la guerre civile. Nous ne devons pas, nous a dit ce camarade, viser trop loin, sinon notre tâche ne fera, d’une façon générale, que coïncider avec les tâches de l’Internationale communiste. Rien de moins vrai. Et celui qui tient ce langage démontre qu’il confond la guerre civile, dans l’acception propre de ce terme, avec la lutte de classes. Si nous prenons l’Allemagne comme sujet d’étude, nous pouvons par exemple commencer avec profit par examiner les événements de mars 1921. Ensuite vient la longue période de regroupement des forces, sous les mots d’ordre du front uni. Il est évident qu’aucun règlement de guerre civile ne convient à cette période. A partir de janvier 1923 et de l’occupation de la Ruhr, apparaît de nouveau une situation révolutionnaire qui s’aggrave brusquement en juin 1923, lorsque s’effondre la politique de résistance passive pratiquée par la bourgeoisie allemande et que craque de toutes parts l’appareil d’Etat bourgeois. C’est cette période que nous devons étudier minutieusement, parce qu’elle nous donne d’un côté un exemple classique de la façon dont se développe et mûrit une situation révolutionnaire et d’un autre côté un exemple non moins classique d’une révolution ratée.
En 1923, l’Allemagne eut sa guerre civile, mais l’insurrection qui devait la couronner et la résoudre ne vint pas. Le résultat fut une situation révolutionnaire, vraiment exceptionnelle, irrémédiablement compromise et une bourgeoisie ébranlée, affermie de nouveau au pouvoir. Pourquoi ? Parce qu’au moment propice, la politique ne fut pas continuée par les moyens insurrectionnels qui s’imposaient logiquement. Il est évident que le redressement du régime bourgeois qui suivit en Allemagne l’avortement de la révolution prolétarienne a une stabilité très douteuse. Qu’on se rassure, nous aurons encore en Allemagne, à échéance plus ou moins longue, une nouvelle situation révolutionnaire. Mais il est clair que le mois d’août 1924 fut bien diffèrent du mois d’août 1923. Et si nous fermions les yeux sur l’expérience qui se dégage de ces événements, si nous ne la mettions pas à profit pour nous instruire, si nous allions passivement au-devant de fautes comme celles qui ont été commises, nous pourrions nous attendre à voir se répéter la catastrophe allemande de 1923 et le péril qui en résulterait pour le mouvement ouvrier serait immense.
C’est pourquoi, dans ce domaine moins que dans tout autre, nous ne pouvons tolérer de déformation de notions essentielles. Nous avons vu des camarades s’essayer ici à des objections d’un scepticisme incohérent au sujet du moment de l’insurrection. Ces camarades ne font que démontrer ainsi qu’ils savent pas poser en marxistes la question de l’insurrection sur le plan de l’art militaire. A l’appui de leur thèse, ils invoquent comme argument que, dans l’imbroglio d’une situation extrêmement complexe et variable, il est impossible de se lier d’avance par une décision anticipée. Mais, si l’on devait s’en tenir à ces lieux communs, il faudrait dès lors renoncer aux plans et aux dates d’opérations militaires, car à la guerre, il arrive aussi que la situation change brusquement et inopinément. Un plan d’opérations militaires ne se réalise jamais dans la proportion de 100%, il faut même s’estimer heureux si, au cours de son exécution, il se réalise dans la proportion de 25%. Mais le chef militaire qui s’appuierait là-dessus pour nier d’une façon générale l’utilité d’un plan de campagne mériterait tout simplement qu’on lui passât la camisole de force. Dans tous les cas, je recommande de s’en tenir à cette méthode comme la plus juste et la plus logique : formulons d’abord les règles générales de notre règlement de la guerre civile et voyons ensuite ce que l’on peut supprimer ou réserver. Mais si nous commençons par des suppressions, des réserves, des déviations, des doutes, des hésitations, nous n’aboutirons jamais à des conclusions.
Un camarade a contesté la remarque que j’avais faite au sujet de l’évolution de l’organisation militaire du parti en période de préparation révolutionnaire, pendant l’insurrections et après la prise du pouvoir. Selon ce camarade, l’existence de détachements de partisans ne devrait pas être tolérée, seules des formations militaires régulières seraient nécessaires. Les détachements de partisans, nous a-t-il dit, sont des organisations chaotiques... En écoutant ces propos, j’étais bien près de désespérer. En effet, à quoi rime cette détestable arrogance doctrinale ? Si les détachements de partisans sont des organisations chaotiques, il faut alors reconnaître que, de ce point de vue purement formel, la révolution est aussi un chaos. Or, dans la première période de la révolution, on est bel et bien obligé de s’appuyer exclusivement sur des détachements de ce genre. On nous objecte que ces détachements doivent être constitués sur le même type. Si l’on veut dire par là que, dans la guerre de partisans, on ne doit négliger aucun des éléments d’ordre et de méthode accessibles à ce genre de guerre, nous sommes tout à fait d’accord. Mais si vous rêvez d’une organisation militaire hiérarchisée, centralisée et constituée avant que l’insurrection ait eu lieu, c’est là une utopie qui, au cas où l’on voudrait lui donner corps dans la vie, risquerait d’être fatale. Si, à l’aide d’une organisation militaire clandestine, j’ai à m’emparer d’une ville (but partiel de l’ensemble d’un plan pour la prise du pouvoir dans le pays), je répartis ma tâche en objectifs particuliers (occupation des édifices gouvernementaux, des gares, de la poste, du télégraphe, des imprimeries) et je confie l’exécution de chacune de ces missions aux chefs de petits détachements initiés d’avance aux buts qui leur sont assignés. Chaque détachement ne doit compter que sur lui-même ; il doit posséder sa propre intendance, sinon il se pourrait qu’après s’être emparé de l’hôtel des postes, par exemple, il manque totalement de vivres. Toute tentative de centraliser et hiérarchiser ces détachements mènerait inéluctablement à la bureaucratisation, qui, en temps de guerre, est doublement redoutable : 1° parce qu’elle ferait croire faussement aux chefs de détachements que quelqu’un doit forcément les commander, alors qu’il faut au contraire leur inculquer l’assurance qu’ils disposent de la plus large liberté de mouvement et de la plus grande initiative ; 2° parce que la bureaucratisation, liée au système hiérarchique, enlèverait aux détachements leurs meilleurs éléments pour les besoins de toutes sortes d’états-majors. Dès le premier moment de l’insurrection, ces états-majors resteraient suspendu entre ciel et terre, tandis que les détachements, dans l’attente d’ordres supérieurs, se verraient voués à l’inaction et à des pertes de temps qui rendraient certain l’échec de l’insurrection. Telles sont les raisons pour lesquelles le dédain des militaires professionnels pour les organisations « chaotiques » de partisans doit être condamné comme un préjugé anti-réaliste, anti-scientifique et anti-marxiste.
De même, après la prise du pouvoir dans les principaux centres du pays, les détachements de partisans peuvent jouer en rase campagne un rôle extrêmement efficace. Il suffit de rappeler l’appui que les détachements de partisans apportèrent à l’armée rouge et à la Révolution, en opérant à l’arrière des troupes allemandes en Ukraine et à l’arrière des troupes de Koltchak en Sibérie. Néanmoins, il reste définitivement acquis comme règle que le pouvoir révolutionnaire se met aussitôt à l’œuvre pour incorporer les meilleurs détachements de partisans et leurs éléments les plus sûrs dans le système d’une organisation militaire régulière. Autrement, ces détachements de partisans deviendraient indubitablement des facteurs de désordre susceptibles de dégénérer en bandes armées au service des éléments petits-bourgeois anarchisants insurgés contre l’Etat prolétarien. Nous en avons pas mal d’exemples. Il est vrai que, parmi les partisans rebelles à l’organisation militaire régulière, il y eut aussi des héros. On a cité les noms de Siverss [3] et de Kikvidsé [4]. Je pourrais en nommer beaucoup d’autres. Siverss et Kikvidsé combattirent et moururent en héros. Et aujourd’hui, dans la lumière de leurs immenses mérites, au regard de la Révolution, pâlissent au point de disparaître tels ou tels côtés négatifs de leur action de partisans. Mais à ce moment, il était indispensable de combattre tout ce qu’il y avait en eux de négatif. A ce prix seulement, nous pouvions arriver à organiser l’armée rouge et à la mettre à même de remporter des victoires décisives.
Encore une fois, je mets en garde contre une confusion de terminologie, parce que, le plus souvent, elle dissimule une confusion de notions. De même, je mets en garde contre les erreurs que l’on peut commettre en se refusant à poser la question de l’insurrection d’une façon nette et courageuse, sous prétexte que la situation varie et se modifie continuellement. Extérieurement, cela rappelle étrangement la dialectique ; de toute façon, on le prend volontiers pour tel. Mais, en réalité, il n’en rien. La pensée dialectique est comme un ressort, et les ressorts sont faits d’acier trempé. Les doutes et les réserves ne décident et n’enseignent rien du tout. Lorsque l’idée essentielle est mise lumineusement en relief, les réserves et les restrictions peuvent se ranger logiquement autour d’elle. Si l’on tient uniquement aux réserves, le résultat dans la théorie sera la confusion et dans la pratique le chaos. Or, confusion et chaos n’ont rien de commun avec la dialectique. En réalité, une pseudo-dialectique de ce genre cache le plus souvent des sentiments social-démocrates ou stupides vis-à-vis de la révolution, comme vis-à-vis d’une chose qui s’accomplit en dehors de nous. Dans ces conditions, il ne peut pas être question de concevoir l’insurrection comme un art. Et pourtant, c’est précisément la théorie de cet art que nous voulons étudier.
Toutes les questions que nous avons soulevées doivent être méditées, travaillées, formulées. Elles doivent devenir partie intégrante de notre instruction et éducation militaire. Le rapport de ces questions avec les problèmes de la défense de la République des Soviets est indiscutable. Nos ennemis continuent de ressasser que l’armée rouge aurait soi-disant pour tâche de provoquer artificiellement des mouvements révolutionnaires dans les autres pays, afin de les faire aboutir par la force de ses baïonnettes. Inutile de dire que cette caricature n’a rien de commun avec la politique que nous poursuivons. Nous sommes par dessus tout intéressés au maintien de la paix, nous l’avons prouvé par notre attitude, par les concessions que nous faites dans les traités et par la réduction progressive des effectifs de notre armée. Mais nous sommes suffisamment imbus de réalisme révolutionnaire pour nous rendre compte clairement que nos ennemis essayeront encore de nous tâter avec leurs armes. Et si nous sommes loin de l’idée de forcer, par des mesures militaires artificielles, le développement de la Révolution, nous sommes sûrs en revanche que la guerre des Etats capitalistes contre l’Union soviétique sera suivie de violentes commotions sociales, prémices de la guerre civile, dans les pays de nos ennemis.
Nous devons savoir combiner la guerre défensive qui sera imposée à notre armée rouge avec la guerre civile dans le camp ennemi. Dans ce but, le règlement de la guerre civile doit devenir un des éléments nécessaires d’un type supérieur de manuel militaire révolutionnaire.

Léon Trotsky — 29 juillet 1924.

Notes

[1] Brandler, Heinrich (1877-1967) - d’origine ouvrière (maçon). Vieux militant du parti social-démocratique allemand. Pendant la guerre impérialiste (1914-1918) a adopté la position de la gauche, en adhérant à la fraction de Rosa Luxembourg et Karl. Liebknecht. Fut l’un des principaux organisateurs et des chefs du Parti Communiste Allemand (KPD). En raison des événements de mars 1921 fut condamné à cinq années de prison, mais il réussit à s’enfuir en Russie Soviétique. Après l’amnistie de 1922, revint en Allemagne et devint le principal dirigeant du KPD, qu’il dirigea jusqu’à la défaite de la révolution allemande en automne 1923. Au début de 1924, lors du congrès du Parti à Francfort, la tactique pratiquée par Brandler et ses amis au cours des événements révolutionnaires de 1923, subie la critique acerbe de l’aile gauche, qui avait toujours été en opposition avec le comité central du Parti, à la tête duquel se trouvait Brandler. Lors de ce congrès la tendance de gauche eut la majorité absolue, et la direction de parti passa à celle-ci. La tactique du vieux comité central du Parti allemand fut aussi examinée lors du Ve Congrès de l’Internationale Communiste (voir le rapport sténographique des travaux du Ve Congrès de l’I.C.). - Note œuvre. Note de l’éditeur : pour de plus amples détails voir la présentation de "5 années d’Internationale Communiste" et l’article : "Peut-on déterminer l’échéance d’une révolution ou d’une contre-révolution ?"

[2] Talheimer, Auguste - comme Brandler, un de plus proche associé de Rosa Luxembourg et des fondateurs du mouvement Spartakiste. Ensemble avec Brandler était l’organisateur KPD et son principal théoricien. Jusqu’àu Congres de Parti de Frantfort il était le membre et le rédacteur principal de l’organe du parti « Rote Fahne » ? présent, en 1924, il dirige la section propagandiste de l’Internationale Communiste. - Note Œuvre

[3] Siverss - l’organisateur des détachements de partisans, à la tête desquels il menait une lutte infatigable de guerrilla contre la contre-révolution du sud. En novembre 1918 fut mortellement blessé lors de la bataille de Balachov.(Sur les exploits Siverss consulter l’ouvrage. d’Antonov-Ovseenko « Notes sur la guerre civile », tome I, paru en 1924). - Note Œuvre

[4] La VIe division qui a reçu par la suite le nom de la division du nom Kikvidzé fut formée le 16 mai 1918 sous la direction du camarade Kikvidzé. Cette division a réalisé de nombreux faits d’armes. Elle luttait contre Petlioura, les Allemands et contre les troupes de Krasnov. Le camarade Kikvidzé fut tué le 11 janvier 1919 dans la ferme Zoubrilovo, dans région du Don. Depuis ce temps-là en l’honneur de ce chef la division a été baptisée la division Kikvidzé. - Note Œuvre.
[Note complémentaire de L. Trotsky, dans « Comment la révolution s’est armé »]. Après le décès du Camarade Kikvidzé la division continua à prende part, avec succès, au combat sur le front Sud. La division a maintenu sa capacité de combat lors de l’offensive de Denikine. Lors des batailles de l’automne 1919 il a vaincu de grandes unités ennemies aux abords de Davidovka, Lougansk, Litzki et ailleurs. En hiver de 1919-1920 elle a lutté contre l’ennemi à Bataisk et à Olginsk. Le 2 mars 1920 la division a capturé Bataisk. Lors de la retraite de Denikine, une brigade de cette division fut la première à entrer dans Novorossiisk, pour cela elle fut décorée de l’Ordre du Drapeau Rouge. En mai de 1920 la division a été transférée au Front Occidental : elle pris part à l’intervention révolutionnaire sur le front polonais en juillet 1920 et à la marche sur Varsovie. La paix avec la Pologne a trouvé la division dans la région de Minsk.

Wikipedia

Radio Bulgaria : Une page tragique

Stephanos Papadopoulos

L’insurrection d’Esthonie, en 1924, montre que les leçons de Trotsky n’ont pas été tirées

La situation mondiale en 1923

Pour conclure

« Le tournant obscur » de Victor Serge :

« La Bulgarie demeurait grosse d’une révolution plusieurs fois avortée. J’avais entendu, à la tribune de l’Internationale, les Bulgares, Kolarov et Kabakychiev, parler avec fierté de leur parti, le seul parti socialiste d’Europe demeuré fidèle, comme les bolcheviks de Russie, à l’intransigeance doctrinale. Ils s’appelaient eux-mêmes les « Rigoureux », Tiessniaki, par opposition aux opportunistes, « larges et mous », comme partout. Ils affirmaient qu’ils prendraient le pouvoir quand on le voudrait ; qu’ils l’auraient déjà pris si l’Exécutif de Moscou n’avait redouté les complications internationales ; il fallait, en attendant l’heure, laisser le parti paysan de Stambouliiski s’user et perdre son crédit sur les masses rurales qui se tourneraient ensuite vers nous… En juin 1923, le professeur Tsankov, appuyé par une ligue militaire, avait fait son coup de force, montrant une fois de plus qu’on ne diffère pas impunément une action de masses devenue nécessaire, ou que ce sont les classes menacées qui, se ressaississant, prennent l’offensive et imposent leur dictature de contre-révolution préventive. Le gros Stambouliiski, géant à la tête crépue, surpris dans sa maison de campagne, fut chevauché comme une bête par des brutes qui le tuèrent avec la cruauté d’une imagination primitive. Le puissant parti communiste de Kolarov, Kabakychiev, Dimitrov, observant une neutralité justifiée par l’intransigeance doctrinale la plus bornée – un parti ouvrier n’ayant pas à soutenir la petite bourgeoisie paysanne contre la grande bourgeoisie des villes… - avait laissé décimer le parti paysan, persécuté lui-même ; le lendemain, ses leaders reconnaissaient à Moscou leur erreur et promettaient, de la réparer… Trop tard. En septembre, les communistes bulgares prenaient enfin les armes, mal soutenus par le parti paysan affaibli, aigri et désemparé. On se battit huit jours à l’égaillée ; et la rumeur des fusillades qui mirent fin à cette aventure se perdit dans le grand bruit d’avalanche de la révolution allemande… Au début d’avril 1925, le tsar Boris échappa de justesse à un attentat ; le 15, le général Kosta Georgieff tomba dans la rue sous les balles d’un terroriste. Le 17, tout le gouvernement se trouvait réuni à ses obsèques, dans la cathédrale des Sept-Saints, quand une machine infernale provoqua l’écroulement de l’une des coupoles. On ramassa plus de cent vingt morts dans les décombres : trois députés, treize généraux, huit colonels, huit hauts fonctionnaires… Hasard singulier, le gouvernement et la dynastie étaient indemnes. L’attentat, préparé par des officiers de la section militaire du P.C., agissant peut-être pour leur propre compte (car des dissensions ravageaient le parti) ou sur des directives ignorées de la plupart des dirigeants du Parti eux-mêmes, surprit les communistes, tout de suite assaillis par la police et la troupe, mitraillés, assassinés, suppliciés, brûlés vifs… La terreur blanche se prolongea des mois… Tout espoir de révolution sociale s’éteignait pour longtemps en Bulgarie… Sur les défaites d’Allemagne, de Bulgarie, d’Estonie, pas un article consciencieux d’information ou d’analyse ! Et c’est peut-être là le pire. Nul n’ose plus dire ce qu’il sait, ce qu’il a vu, ce qu’il faudrait faire. S’il ne nous est plus permis de penser, nous sommes irrémédiablement perdus. L’Internationale ne pourrait se relever qu’à force de courage intellectuel et moral… »

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