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Lettre aux bordiguistes

vendredi 16 mars 2018, par Robert Paris

Léon Trotsky

Lettre aux bordiguistes

25 septembre 1929

Constantinople, 25 septembre 1929

Chers camarades,

J’ai pris connaissance de la brochure "Plate-forme de gauche" que vous avez publiée en 1926 mais qui m’arrive seulement aujourd’hui. Même chose avec la lettre que vous m’adressiez dans le n° 20 de Prometeo et avec quelques articles de fond du journal : cela m’a donné la possibilité de rafraîchir mes connaissances plus que modestes en italien. Ces documents, tout comme la lecture d’articles et de discours du camarade Bordiga, que je connais personnellement, me permettent, dans une certaine mesure, de porter un avis sur vos principales idées et le degré de solidarité qui nous unit. Bien que, sur ce dernier point, non seulement les idées de principe mais aussi leur application politique aux événements du jour (le conflit sino- russe nous l’a rappelé de nouveau très clairement) aient une importance décisive, je crois que notre solidarité, au moins sur les questions essentielles, va suffisamment loin. Si je ne m’exprime pas aujourd’hui de façon plus catégorique, c’est uniquement parce que je veux laisser au temps et aux événements la possibilité de vérifier notre continuité idéologique et notre compréhension mutuelle. J’espère qu’elles se montreront complètes et durables.

"La plate-forme de gauche" (1926) a produit sur moi une grande impression. Je crois qu’elle est un des meilleurs documents émanant de l’opposition internationale et que, sous de nombreux aspects, elle conserve encore aujourd’hui toute son importance. Elle est très importante, surtout pour la France, quand elle met au premier plan de la politique révolutionnaire du prolétariat la question de la nature du parti, les principes essentiels de sa stratégie et de sa tactique. Ces derniers temps nous avons vu en France, chez de nombreux révolutionnaires en vue, l’opposition servir simplement d’étape entre le marxisme et la social-démocratie, le trade-unionisme ou simplement le scepticisme.

Presque tous ont hésité dans la question du parti.

Vous connaissez, évidemment, la brochure de Loriot, où il fait preuve d’une absolue incompréhension de la nature du parti, de sa fonction historique du point de vue des rapports de classes, et dérape dans la théorie de la passivité trade-unioniste qui n’a rien en commun avec l’idée de la révolution prolétarienne. Malheureusement, sa brochure représente une nette régression idéologique du mouvement ouvrier, encore aujourd’hui objet de la propagande du groupe de LaRévolution Prolétarienne.

L’abaissement du niveau idéologique du mouvement révolutionnaire ces cinq dernières années a laissé des traces dans le groupe Monatte. Arrivé entre 1917 et 1923 sur le seuil du marxisme et du bolchevisme, ce groupe a fait, depuis lors, de nombreux pas en arrière, dans le sens du syndicalisme ; mais il ne s’agit plus du syndicalisme combatif du début du siècle, lequel constituait un pas en avant du mouvement ouvrier français. Il s’agit d’un syndicalisme relativement dilatoire, passif et négatif qui tombe, la plupart du temps, dans un pur trade-unionisme. Et il n’y a pas de quoi s’en étonner. Tout ce que vous aviez dans le syndicalisme d’avant la guerre, d’éléments de progrès, s’est fondu dans le communisme. L’erreur principale de Monatte est la position incorrecte qu’il adopte face au parti et, en rapport avec cela, un fétichisme des syndicats pris comme une chose en soi, indépendamment de ses idées directrices ; et quand bien même les deux C.G.T. françaises s’uniraient aujourd’hui, si elles devaient coaliser demain toute la classe ouvrière française, cela ne ferait nullement disparaître la question des idées directrices de la lutte syndicale, de ses méthodes, du lien qui unit les tâches particulières aux tâches générales, c’est-à-dire la question du parti.

La Ligue syndicaliste dirigée par Monatte est elle-même un embryon de parti, elle réunit ses membres non selon des critères syndicaux, mais idéologiques, sur la base d’une certaine plate-forme ; et ne cherche rien d’autre qu’agir sur les syndicats, ou si on veut, les placer sous son influence idéologique. Mais la Ligue syndicaliste est un parti inachevé, non entièrement formé, n’ayant pas une histoire et un programme clairs, qui n’a pas pris conscience de lui-même, qui dissimule sa nature et qui se prive de toute possibilité de développement.

Souvarine, en luttant contre la bureaucratie et la déloyauté de l’appareil de l’IC, est arrivé aussi, bien que par une autre voie, à la négation de l’action politique et du parti lui-même. Proclamant la mort de l’Internationale et de sa section française, Souvarine considère en même temps que l’existence de l’opposition est caduque puisqu’il n’y a plus pour elle les conditions politiques requises.

En d’autres termes, il nie qu’il y ait nécessité urgente de l’existence du parti, toujours et toutes circonstances, comme expression des intérêts révolutionnaires du prolétariat.

Ce sont les raisons pour lesquelles je donne tant d’importance à notre solidarité sur la question du parti, de son rôle historique, de la continuité de son action, de son nécessaire combat pour étendre son influence sur toutes les formes du mouvement ouvrier. Sur cette question, un bolchevique, c’est-à-dire un révolutionnaire marxiste passé par l’école de Lénine, ne peut faire aucune concession. Sur toute une série des questions, la plate-forme de 1926 donne d’excellentes observations, qui conservent encore aujourd’hui toute leur importance.

Ainsi la plateforme déclare t-elle en toute clarté que les partis paysans dits "autonomes" tombent fatalement sous l’influence de la contre-révolution (page 36). On peut dire qu’à l’époque actuelle il ne peut pas y avoir d’exception à cette règle. Là où la classe paysanne ne marche pas derrière le prolétariat, elle marche avec la bourgeoisie contre le prolétariat. Malgré l’expérience de la Russie et de la Chine, Radek, Smilga et Preobrajenski ne l’ont pas compris et c’est précisément sur cette question qu’ils se trompent. Votre plate-forme accuse Radek de "concessions manifestes aux nationalistes allemands". Il faudrait y ajouter maintenant les concessions absolument injustifiables aux nationalistes chinois : l’idéalisation du sun-yat-senisme et la justification de l’entrée d’un parti communiste dans un parti bourgeois. Votre plate-forme souligne avec raison (page 37), en lien avec la lutte des peuples opprimés, la nécessité de l’indépendance absolue du Parti communiste ; l’oubli de cette règle essentielle conduit aux conséquences les plus funestes, comme nous l’a montrée l’expérience criminelle de la subordination du Parti communiste chinois au Kuomintang.

La politique néfaste du Comité anglo-russe, qui évidemment bénéficie du soutien complet l’actuelle direction du Parti communiste italien, est sorti du désir de passer au plus vite du petit Parti communiste anglais aux immenses Trade-Unions. Zinoviev a ouvertement exprimé cette idée au V° Congrès de l’Internationale ; Staline, Boukharine et Tomsky nourrissent la même illusion. Pour quel résultat ? Ils ont renforcé les réformistes anglais et ont affaibli le Parti communiste anglais. Voilà ce qui en coûte de jouer avec l’idée du parti : ce jeu ne reste jamais impuni.

En République Soviétique nous constatons une autre forme d’affaiblissement et de destruction du Parti communiste. Afin de le priver de son autonomie et son indépendance, il se dilue artificiellement dans la masse terrorisée par l’appareil gouvernemental. C’est pourquoi l’opposition, qui a réuni et éduqué de nouveaux cadres révolutionnaires qui la rejoignent par quelques milliers, est le vrai sang qui irrigue le Parti, tandis que la fraction stalinienne qui parle et agit formellement au nom d’un million et demi de membres du parti et de deux millions de membres de la Jeunesse communiste, détruit en réalité le parti.

Je constate avec plaisir, en me basant sur votre lettre publiée dans Prometeo, qu’il y a un accord total entre vous et l’opposition russe sur la définition de la nature sociale de l’État soviétique. Sur ce point, les militants d’ultra-gauche (voir l’Ouvrier Communiste, n° 1), montrent très nettement leur rupture avec les fondements du marxisme. Pour résoudre la question du caractère de classe d’un régime social, ils se limitent à la question de sa superstructure politique, ramenant celle-ci au niveau de bureaucratisme dans l’administration, et ainsi de suite. Pour eux, la question de la propriété des moyens de production n’existe pas. Dans l’Amérique démocratique ou en Italie fasciste on emprisonne, on fusille, on place sur la chaise électrique ceux qui sont accusés de préparer l’expropriation des ateliers, des usines et des mines appartenantes aux capitalistes. En République Soviétique, même aujourd’hui (sous la bureaucratie stalinienne) on fusille les ingénieurs qui tentent de préparer la restitution des usines, des ateliers, des mines à leurs ex-propriétaires. Comment peut-on ne pas voir cette différence fondamentale qui en réalité définit le caractère de classe d’un régime social ?

Je ne m’arrêterai pas davantage sur cette question à laquelle est consacrée ma dernière brochure ("La défense de l’U.R.S.S. et l’Opposition"), dirigée contre certains militants d’ultra-gauche français et allemands, qui il est vrai ne vont pas ainsi loin que vos sectaires italiens, mais, précisément pour cela, peuvent en être plus dangereux.

Au sujet de Thermidor, vous faites des réserves relatives à la pertinence des analogies entre la révolution russe et la révolution française. Je crois que cette observation résulte d’un malentendu. Pour juger de la justesse ou de la fausseté d’une analogie historique, il faut en déterminer clairement le contenu et les limites. Ne pas recourir aux analogies avec les révolutions des siècles passés serait simplement se priver de l’expérience historique de l’humanité. Aujourd’hui se distingue toujours d’hier. Pourtant nous apprenons d’hier en procédant avec analogies.

Le travail d’Engels sur la guerre des paysans est construit, d’un bout à l’autre, sur l’analogie entre la Réforme du XVI° siècle et la révolution de 1848. Pour forger la notion de dictature du prolétariat, Marx a chauffé son fer rouge dans le feu de 1793. En 1909 Lénine a défini le social-démocrate révolutionnaire comme un jacobin lié au mouvement ouvrier de masse. A l’époque je lui avais objecté, en employant des arguments académiques, que le jacobinisme et le socialisme scientifique s’appuyaient sur des classes différentes et employaient des méthodes différentes. En soi, l’argument était évidemment juste. Mais Lénine n’identifiait la plèbe de Paris avec le prolétariat moderne et la théorie de Rousseau avec la théorie de Marx.

Il soulignait seulement les traits communs aux deux révolutions : les masses populaires les plus opprimées n’ont rien d’autre à perdre que leurs chaînes ; les organisations les plus révolutionnaires qui s’appuient sur ces masses mettent en place la dictature révolutionnaire dans leur lutte contre les forces de la vieille société. Cette analogie était-elle légitime ? Tout à fait. Elle s’est avérée historiquement fructueuse.

Quel était le caractère distinctif du Thermidor français ? Il fut la première étape de la contre-révolution victorieuse. Après Thermidor les jacobins ne purent (pour peu qu’ils en eussent la possibilité) reprendre le pouvoir sans une insurrection. De ce point de vue Thermidor eut un caractère décisif. Mais la contre-révolution n’était pas encore achevée, c’est-à-dire, les vrais maîtres de la situation n’étaient pas installés au pouvoir : pour cela il fallut l’étape suivante, le 18 Brumaire. Finalement la victoire complète de la contre-révolution, avec la restauration de la monarchie, les indemnisations des propriétaires féodaux, etc, se fit aux bons soins de l’intervention étrangère lors de la victoire sur Napoléon.

En Hongrie, après une brève période soviétique, la contre-révolution vainquit d’un coup par les forces des armes. Peut-on exclure ce danger pour l’URSS ? Sûrement pas. Mais tout le monde sait reconnaître une contre-révolution en cours. Sans commentaire… Lorsque nous parlons de Thermidor, nous avons à l’esprit une contre-révolution progressive qui se prépare en coulisses et se réalise par étapes. La première étape que nous appelons sous conditions Thermidor signifierait que le pouvoir passe aux mains de nouveaux possédants "soviétiques", soutenus par une fraction masquée du parti dirigeant, comme ce fut le cas pour les jacobins. Le pouvoir des nouveaux possédants, surtout des petits possédants, ne pourrait pas résister longtemps au retour de la révolution dans des conditions internationales favorables, avec la dictature du prolétariat, nécessitant l’emploi de la force révolutionnaire ; ou alors s’accomplirait la victoire de la grande bourgeoisie, du capital financier, voire de la monarchie, ce qui nécessiterait une révolution supplémentaire et peut même se donner deux révolutions.

Tel est le contenu de mon analogie avec Thermidor. Evidemment, si les limites d’usage de l’analogie sont transgressées, si on suit la mécanique superficielle des événements, ses épisodes dramatiques avec le sort de certaines personnalités, on peut facilement s’égarer et égarer les autres. Mais si on se base sur le mécanisme des rapports de classe, l’analogie devient tout aussi instructive que celle que fit par exemple Engels entre la Réforme et la révolution de 1848.

Ces jours-ci j’ai lu le numéro 1 du journal Ouvrier Communiste, publié, visiblement, par un groupe ultra-gauche qui s’est détachés de votre organisation. N’y aurait-il pas eu d’autres symptômes, ce numéro aurait été suffisant à démontrer que nous vivons une époque de décadence et de confusion idéologiques, de celles qui se produisent toujours après les grandes défaites révolutionnaires. Le groupe qui publie ce journal semble s’être assigné la tâche d’accumuler toutes les erreurs du syndicalisme à l’ancienne, de l’aventurisme, de la phraséologie gauchiste, du sectarisme, du confusionnisme théorique, en donnant à tout ceci un caractère de désinvolture juvénile et de querelle chahuteuse. Deux colonnes de cette publication suffisent à faire comprendre pourquoi ce groupe a dû se séparer de votre organisation marxiste, bien qu’il soit assez amusant voir les efforts ce groupe pour se réclamer de Marx et d’Engels.

En ce qui concerne la direction officielle du Parti italien, je n’ai eu la possibilité de l’observer que de l’exécutif de l’Internationale, en la personne d’Ercoli. Doué d’un esprit souple, loquace, Ercoli est doué pour les discours de procureur ou d’avocat, et de façon générale, pour exécuter les ordres. La casuistique stérile de ses discours, toujours tendant en définitive vers la défense de l’opportunisme, est à l’opposé, très nettement, de la pensée révolutionnaire vivante et vigoureuse d’Amadeo Bordiga. À propos, n’est-ce pas Ercoli qui a tenté d’adapter à l’Italie l’idée de la "dictature démocratique du prolétariat et des paysans" sous forme d’un mot d’ordre en faveur d’une assemblée constituante s’appuyant sur "des comités ouvriers et paysans" ?

Sur les questions de l’URSS, de la révolution chinois, de la grève générale en Angleterre, de la révolution en Pologne et de la lutte contre le fascisme italien, Ercoli, comme les autres chefs de formation bureaucratique, adopte invariablement une position opportuniste, quitte éventuellement, à la rectifier ensuite par des politiques aventureuses d’ultra-gauche. Il semble qu’actuellement, la mode soit encore à celles-ci.

Flanqués ainsi d’un côté de centristes du type d’Ercoli, et de l’autre de confusionniste d’ultra-gauche, vous êtes, camarades, ceux qui défendez dans les pires conditions de la dictature fasciste, les intérêts historiques du prolétariat italien et du prolétariat international. De tout cœur, je vous souhaite bonne réussite.

Bien à vous

Léon Trotsky

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